L’Enseignement de l’équitation en France

L’enseignement de l’équitation en France
F. Musany

Revue des Deux Mondes tome 113, 1892


L’ENSEIGNEMENT
DE
L’ÉQUITATION EN FRANCE


I

Bien qu’on se soit servi du cheval dès les temps les plus reculés et qu’on trouve déjà dans Xénophon des préceptes fort justes sur la manière de le monter et de le dresser, il est inutile de rechercher dans l’antiquité les origines de notre équitation actuelle qui, par suite surtout des modifications importantes apportées aux harnachemens, n’a pour ainsi dire aucun rapport avec celle des peuples anciens et des Orientaux.

Peut-être pourrait-on retrouver dans de vieux écrits quelques traces des procédés en usage autrefois dans notre pays même : les tournois et l’organisation des troupes à cheval montrent en effet qu’au temps de la chevalerie l’éducation de la noblesse comportait déjà une certaine instruction équestre. Jusqu’au XVe siècle nous n’avons toutefois aucun document précis sur la manière dont cette instruction était donnée. Sans doute on choisissait pour exercer les chevaux les terrains les plus convenables ; on s’aidait de barrières ou de fermetures quelconques pour soustraire le plus possible les animaux à l’influence des objets extérieurs et les mieux posséder ; chaque cavalier déployait plus ou moins d’habileté selon ses aptitudes naturelles et l’expérience acquise ; mais tant qu’il n’y eut ni manèges ni enseignement rationnel, et tant que les gentilshommes se vantèrent de ne savoir ni lire ni écrire, l’équitation ne fit aucun progrès. C’est à l’époque de la renaissance des lettres, des sciences et des arts, qu’elle commença à être enseignée avec quelque méthode, en Italie, par plusieurs gentilshommes, Frederico Grisone, César Fiaschi et surtout Giovan Batista Pignatelli, qui ouvrirent les premières académies, à Naples d’abord, puis à Rome. « Les élèves, dit Newcastle, y restaient des années avant qu’on leur dît seulement s’ils étaient capables d’apprendre et de réussir en cet exercice, tant les écuyers savaient bien faire valoir leur talent. »

La noblesse de France accourut aussitôt s’instruire à l’école italienne ; Salomon de La Broue, Saint-Antoine, Pluvinel, brillèrent au premier rang parmi les élèves du célèbre Pignatelli et, de retour en France, jetèrent les premières bases de l’enseignement. Des académies[1] furent fondées à Paris, à Tours, à Bordeaux, à Lyon ; elles recevaient des pensionnaires et des externes ; les pensionnaires y apprenaient non-seulement l’équitation, mais l’escrime, la danse, arts dits académiques, et les mathématiques.

Dans le sens le plus généralement usité, c’est-à-dire pour désigner une compagnie de savans ou d’artistes, nous verrons plus loin que le mot académie ne saurait convenir à aucune institution hippique ayant existé jusqu’à présent. Dans son sens le plus conforme à l’étymologie, ce nom qui, appliqué aujourd’hui à une école d’équitation, semble prétentieux, était certainement on ne peut mieux choisi pour désigner les endroits où les premiers maîtres enseignèrent les principes enfin découverts de l’art de monter à cheval. Cet art fut pendant longtemps le plus en honneur parmi ceux que pratiquait la noblesse, qui elle-même descendait des anciens écuyers[2], et c’est bien certainement parce que le cheval a été le principal instrument de la civilisation que Buffon l’a appelé « la plus noble conquête que l’homme ait jamais faite. » Aussi faut-il déplorer que tout ce qui se rapporte à l’équitation soit depuis longtemps si négligé en France, surtout par les écrivains et les savans, que l’on ne trouve, ni dans les guides usuels, ni dans les dictionnaires, ni dans les traités d’histoire, aucun renseignement sur les plus grands maîtres qui ont illustré notre pays. Alors que tant de statues s’élèvent sur nos places publiques, les noms mêmes de nos plus célèbres écuyers, à peine connus d’un très petit nombre de fervens admirateurs, sont complètement ignorés, non-seulement du public, mais encore de ceux qui ont mission de l’instruire ; on laisse cela de côté avec une sorte de mépris et l’on ne semble pas se douter que l’équitation est, parmi les arts, un des plus utiles, des plus attrayans, un de ceux aussi qui nécessitent le plus d’étude et qui forment le mieux l’esprit et le jugement.

Dès que l’équitation, au lieu d’être pratiquée empiriquement en plein air, fut enseignée dans les manèges par de vrais maîtres, elle fit d’immenses progrès et, en très peu d’années, atteignit le degré de perfection où sut l’élever La Guérinière. Il se fonda bientôt un grand nombre d’académies ; mais celles de Paris et de Versailles eurent toujours le pas sur toutes les autres, et c’est à elles que revient l’honneur d’avoir produit les premières et les meilleures méthodes.

Salomon de La Broue, écuyer du roi, écrivit en 1610 le premier traité d’équitation qu’on eût vu en France : le Cavalerice françois. Cet ouvrage, qui se ressent encore des anciennes pratiques, est rempli des préceptes les plus barbares et préconise des moyens d’une brutalité révoltante ; toutefois il révèle un effort vers le progrès, vers un enseignement méthodique s’appuyant sur les connaissances scientifiques de l’époque, et l’on y trouve des passages excellens, comme celui où l’auteur recommande de ne pas renfermer le cheval, c’est-à-dire lui placer la tête et l’encolure, avant qu’il se soit livré aux différentes allures, et de ne demander la mise en main qu’en marche, contrairement à ceux qui, déjà à cette époque, travaillaient d’abord le cheval en place.

Pluvinel, devenu écuyer du roi, fit l’éducation équestre de Louis XIII et nous a laissé un ouvrage fort curieux, l’Instruction du roi en l’exercice de monter à cheval, dans lequel, sous forme de dialogue entre son élève et lui, il donne déjà des principes fort supérieurs à ceux de La Broue et exprime des idées que beaucoup d’écuyers et de sportsmen de nos jours feraient bien de méditer. Le roi s’adresse d’abord au grand-écuyer de France, qui était alors M. de Bellegarde, et lui dit : « Monsieur le Grand, puisque mon aage et ma force me permettent de contenter le désir que j’ay, il y a longtemps, d’apprendre à bien mener un cheval pour m’en servir, soit à la teste de nos armées ou sur la carrière pour les actions de plaisir : je veux en sçavoir non-seulement ce qui m’est nécessaire comme roi, mais aussi ce qu’il en faut pour atteindre à la perfection de cet exercice, afin de cognoistre parmy tous ceux de mon royaume les plus dignes d’estre estimez. » M. le Grand répond : « Sire, Vostre Majesté a raison de souhaiter passionnément d’apprendre le plus beau, et le plus nécessaire de tous les exercices qui se pratiquent au monde, non-seulement pour le corps, mais aussi pour l’esprit, comme M. de Pluvinel luy donnera parfaitement à entendre, estant très aise de ce qu’il a encore assez de vigueur pour enseigner à Vostre Majesté la perfection de cette science. » Le roi demande à M. de Pluvinel en quel sens il entend que l’exercice du cheval n’est pas seulement nécessaire pour le corps, mais aussi pour l’esprit. Pluvinel répond : « L’homme ne le peut apprendre qu’en montant sur son cheval, duquel il faut qu’il se résolve de souffrir toutes les extravagances qui se peuvent attendre d’un animal irraisonnable, les périls qui se rencontrent parmi la cholère, le désespoir, et la lascheté de tels animaux, joincte aux appréhensions d’en ressentir les effects. Toutes lesquelles choses ne se peuvent vaincre ny éviter, qu’avec la cognoissance de la science, la bonté de l’esprit et la solidité du jugement : lequel faut qu’il agisse dans le plus fort de tous ces tourmens avec la même promptitude et froideur que fait celuy qui, assis dans son cabinet, tasche d’apprendre quelque chose dans un livre. Tellement que par là Vostre Majesté peut cognoistre très clairement, comme quoy ce bel exercice est utile à l’esprit, puisqu’il l’instruict et l’accoustume d’exécuter nettement, et avec ordre, toutes ces fonctions parmi le tracas, le bruict, l’agitation et la peur continuelle du péril, qui est comme un acheminement pour le rendre capable de faire ces mesmes opérations parmy les armes, et au milieu des hazards qui s’y rencontrent… » Pluvinel explique ensuite au roi la différence qui existe entre le bel homme à cheval et le bon homme de cheval et, parlant de ce dernier, il dit : « Pour estre parfaitement bon homme de cheval, il faut sçavoir, par pratique et par raison, la manière de dresser toutes sortes de chevaux à toutes sortes d’airs et de manèges ; cognoistre leurs forces, leurs inclinations, leurs habitudes, leurs perfections et imperfections, et leur nature entièrement ; sur tout cela faire agir le jugement, pour savoir à quoi le cheval peut estre propre, afin de n’entreprendre sur luy que ce qu’il pourra exécuter de bonne grâce : et ayant cette cognoissance, commencer, continuer et achever le cheval avec la patience et la résolution, la douceur et la force requise, pour arriver à la fin où le bon homme de cheval doit aspirer ; lesquelles qualitez se rencontrant en un homme, on le pourra véritablement estimer bon homme de cheval. »

De nouveaux traités furent bientôt publiés par MM. de Menou, de Solleysel, de Birac, de Beaumont, Delcampe, Gaspard de Saunier.

Mais ce fut La Guérinière qui, le premier, institua l’enseignement vraiment méthodique de l’équitation. Praticien hors de pair, il ne pensait pas, comme nos modernes sportsmen, que la théorie est inutile. Élève lui-même de M. de Vandeuil, dont la famille tint pendant plus d’un siècle l’académie royale de Caen, La Guérinière comprit la nécessité d’une méthode écrite, et il l’écrivit dans une langue claire, correcte, élégante, qui montre la pondération de son esprit, sa grande expérience pratique, les ressources de son savoir. Ce livre est une œuvre admirable, dont toutes les parties s’enchaînent avec ordre et qui est rempli de vérités auxquelles le temps ne pourra rien changer. Dans le premier chapitre de la seconde partie, intitulé : Pourquoi il y a si peu d’hommes de cheval, et des qualités nécessaires pour le devenir, La Guérinière dit : « Toutes les sciences et tous les arts ont des principes et des règles par le moyen desquelles on fait des découvertes qui conduisent à la perfection. La cavalerie est le seul art pour lequel il semble qu’on n’ait besoin que de pratique ; cependant la pratique dépourvue de vrais principes n’est autre chose qu’une routine, dont tout le fruit est une exécution forcée et incertaine, et un faux brillant qui éblouit les demi-connaisseurs, surpris souvent par la gentillesse du cheval plus que par le mérite de celui qui le monte. De là vient le petit nombre de chevaux bien dressés et le peu de capacité qu’on voit présentement dans la plupart de ceux qui se disent hommes de cheval.

« Cette disette de principes fait que les élèves ne sont point en état de discerner les défauts d’avec les perfections. Ils n’ont d’autre ressource que l’imitation, et malheureusement il est bien plus facile de tourner à la fausse pratique que d’acquérir la bonne…

« Le sentiment de ceux qui comptent pour rien la théorie dans l’art de monter à cheval ne m’empêchera point de soutenir que c’est une des choses les plus nécessaires pour atteindre à la perfection. Sans cette théorie, la pratique est toujours incertaine. Je conviens que, dans un exercice où le corps a tant de part, la pratique doit être inséparable de la théorie, puisqu’elle nous fait découvrir la nature, l’inclination et les forces du cheval ; et, par ce moyen, on déterre sa ressource et sa gentillesse ensevelies, pour ainsi dire, dans l’engourdissement de ses membres. Mais, pour parvenir à l’excellence de cet art, il faut nécessairement être préparé sur les difficultés de cette pratique par une théorie claire et solide.

« La théorie nous enseigne à travailler sur de bons principes ; et ces principes, au lieu de s’opposer à la nature, doivent servir à la perfectionner par le secours de l’art…

« Quand je dis qu’il faut de la vigueur et de la hardiesse, je ne prétends pas que ce soit cette force violente et cette témérité imprudente dont quelques cavaliers se parent et qui leur fait essuyer de si grands dangers, qui désespèrent un cheval et le tiennent dans un continuel désordre ; j’entends une force liante qui maintienne le cheval dans la crainte et dans la soumission pour les aides[3] et pour les châtimens du cavalier ; qui conserve l’aisance, l’équilibre et la grâce qui doivent être le propre du bel homme de cheval et qui sont d’un grand acheminement à la science.

« La difficulté d’acquérir ces qualités et le temps considérable qu’il faut pour se perfectionner dans cet exercice font dire à plusieurs personnes qui affectent un air de capacité, que le manège ne vaut rien, qu’il use et ruine les chevaux, et qu’il ne sert qu’à leur apprendre à sauter et à danser, ce qui, par conséquent, les rend inutiles pour l’usage ordinaire. Ce faux préjugé est cause qu’une infinité de gens négligent un si noble et si utile exercice, dont tout le but est d’assouplir les chevaux, de les rendre doux et obéissans et de les asseoir sur les hanches, sans quoi un cheval, soit de guerre, soit de chasse ou d’école, ne peut être agréable dans ses mouvemens, ni commode pour le cavalier : ainsi la décision de ceux qui tiennent un pareil langage étant sans fondement, il serait inutile de combattre des opinions qui se détruisent suffisamment d’elles-mêmes. »

Le livre de La Guérinière reste encore aujourd’hui un de ceux qu’on peut consulter avec le plus de fruit. Toute la partie qui traite de l’équitation et du dressage ne le cède en rien, est même supérieure, pour l’époque où elle a été écrite, à nos meilleurs ouvrages modernes, et la fameuse « épaule en dedans, » trop peu comprise de nos jours, est vraiment admirable. Les seules critiques qu’on puisse faire à l’auteur, c’est d’être entré parfois dans trop de détails, d’avoir commis, en parlant du mécanisme des allures, des erreurs qu’il était d’ailleurs bien difficile d’éviter de son temps, d’avoir négligé, particulièrement pour les départs au galop, de préciser l’emploi des aides, enfin d’avoir voulu ajouter à son ouvrage une partie qui se rattache plutôt à l’art vétérinaire et dont il confia la rédaction à un médecin de la Faculté de Paris qui, dit Grognier, « se contenta de copier Solleysel et répéta des erreurs et des absurdités cent fois répétées déjà. »

Après La Guérinière, il n’y avait plus qu’à confier à un comité d’écuyers le soin de conserver la méthode, d’en élaguer ce qui pouvait être superflu ou erroné et d’y ajouter, avec la plus grande circonspection, les innovations utiles qui pourraient se produire. Malheureusement on ne songea pas à cela : chacun interpréta et appliqua à sa guise les préceptes du maître ; ce fut à qui, parmi les écuyers qui lui succédèrent, produirait des méthodes soi-disant nouvelles, compliquerait les difficultés en discutant ceci, transformant cela, ajoutant sans cesse des procédés d’une efficacité plus ou moins démontrée. Ils prétendirent appuyer leurs systèmes sur des sciences qu’ils ne possédaient eux-mêmes, cela va sans dire, que très imparfaitement et dont les théories d’ailleurs ne peuvent trouver leur application exacte dans la pratique de l’équitation ; et c’est ainsi qu’ils s’égarèrent de plus en plus sous prétexte de progrès. La vanité, qui exerce un si grand empire sur les artistes en général et sur les écuyers en particulier, fut certainement la cause principale de toutes les rivalités qui, dès lors, ne cessèrent de diviser les maîtres, chacun semblant avant tout désireux de faire reconnaître sa propre supériorité.

Jusqu’à la révolution, l’académie de Versailles fut universellement reconnue pour la première du monde. C’est là que, depuis le commencement du règne de Louis XIV, les rois et tous les princes de France firent leur éducation équestre, là que furent le mieux conservés les préceptes de La Guérinière et que l’on accueillit plus tard, dans une juste mesure, les modifications que rendaient nécessaires la transformation des chevaux et la plus grande rapidité des allures. L’enseignement de Versailles rayonnait non-seulement sur toute la France, mais encore sur toute l’Europe. La charge du grand-écuyer était une des plus considérables de la cour. Les écuries du roi étaient séparées en deux bâtimens, l’un pour les chevaux de manège et de guerre et pour les chevaux de selle et de chasse, l’autre pour les chevaux de carrosse. M. le Grand vendait toutes les charges de la grande et de la petite écuries. Nul maître ne pouvait ouvrir une académie sans sa permission et sans des lettres l’autorisant à prendre pour son école le nom d’académie royale. Le manège de Versailles était alors le véritable temple de l’art équestre ; le silence y régnait pendant les leçons ; toutes les règles de la plus exquise politesse y étaient observées comme dans les salons du palais ; il reste, aussi bien pour la bonne tenue que pour la manière d’enseigner, le modèle de toutes les écoles à venir.

Parmi les écuyers qui furent le plus justement célèbres après La Guérinière, il faut citer MM. Dupaty de Clam, membre de l’Académie des sciences de Bordeaux, qui a laissé une excellente traduction de Xénophon et qui voulut appliquer à l’art de l’équitation l’anatomie, la mécanique, la géométrie et la physique ; de Nestier, d’Auvergne, Mottin de La Balme, le comte Drummont de Melfort, Montfaucon de Rogles, dont le Traité d’équitation inspira en grande partie le Manuel pour l’instruction équestre lors de l’installation de l’école de cavalerie à Saumur en 1814, le baron de Bohan, le marquis de la Bigne, d’Abzac, de Boisdeffre, Le Vaillant de Saint-Denis. La première école militaire fut fondée en 1751 ; l’enseignement équestre y fut confié au célèbre d’Auvergne.

De nombreuses divergences existaient déjà entre les maîtres. Mottin de La Balme, élève de d’Auvergne, critiquant les méthodes alors en usage dans la cavalerie, dit : « Ici on fait jeter l’assiette en dehors, là on exige que ce soit en dedans, ailleurs qu’on la laisse droite, etc. » Le baron de Bohan, élève aussi de d’Auvergne, dit, au commencement de son traité : « Je vois partout le schisme et l’ignorance varier nos pratiques à l’infini et j’entends partout des voix qui s’élèvent pour reprocher à nos écoles le temps qu’elles perdent et les chevaux qu’elles consomment. »

Depuis quelque temps déjà, l’anglomanie pénétrait en France, et tous les écuyers s’en plaignaient amèrement. Il n’y avait jamais eu, en effet, que peu de maîtres en Angleterre : Saint-Antoine, condisciple de La Broue, qui avait été envoyé par le roi de France pour faire l’éducation d’Henri II, le duc de Newcastle, lord Pembroke et Sydney Meadows, qui furent chez nos voisins les représentans de l’école française, sont à peu près les seuls écuyers à citer.

Le duc de Newcastle avait publié à Anvers, en 1657, une méthode dont le style seul était à ce point ridicule qu’il est resté un objet de risée parmi nous. Elle était intitulée : Méthode et invention nouvelle de dresser les chevaux, par le très noble, haut et très puissant prince Guillaume, marquis et comte de Newcastle, vicomte de Mauffield, baron de Balsover et Ogle, seigneur de Cavendish, Bothel et Hepwell ; pair d’Angleterre ; qui eut la charge et l’honneur, etc., etc., etc. Œuvre auquel on apprend à travailler les chevaux selon la nature et à parfaire la nature par la subtilité de l’art ; traduit de l’anglais de l’auteur par son commandement et enrichy de plus de quarante belles gravures en taille-douce. Une de ces gravures représente Newcastle monté sur Pégase, planant dans les airs au-dessus de quatre chevaux prosternés ; au bas, ces vers :


Il monte avec la main, les éperons et gaule
Le cheval de Pégase qui vole en capriole :
Il monte si haut qu’il touche de sa tête les cieux,
Et par ces merveilles ravit en extase les dieux ;
Les chevaux corruptibles qui, là-bas, sur terre sont
En courbettes, demi-airs, terre à terre vont,
Avec humilité, soumission et bassesse,
L’adorer comme Dieu et auteur de leur adresse.


Une autre gravure le représente en empereur romain sur un char traîné par des centaures et toujours suivi par des chevaux prosternés. Voici, du reste, comment l’auteur lui-même s’exprime : « … J’ay enfin trouvé cette méthode qui est assurément infaillible. J’ay dressé toutes sortes de chevaux de quelque pays ou tempérament qu’ils fussent, de quelque disposition, force ou foiblesse qu’ils peussent estre… Ils se soumettent à ma volonté avec grande satisfaction. Ce que je souhaiterois que les autres peussent en pratiquant leur méthode, ce que je ne crois pas qui arrive de si tost… D’une chose vous puis-je répondre, que quelque autre dresse un cheval et le parfasse par son industrie, cette mienne méthode nouvelle le parfera en moins de la moitié du temps que luy, et il ira encore mieux et plus juste ou parfaitement, ce que j’ay veu faire à peu de chevaux que les autres dressent. » Cette fameuse méthode, qui parut trente années après celle de Pluvinel, n’était guère supérieure au Cavalerice de La Broue et préconisait les mêmes moyens de brutalité ; la principale invention de New-castle consistait à plier ridiculement l’encolure au moyen d’une rêne fixée à la selle. Le lieutenant-colonel Mussot, dans ses Commentaires sur l’équitation, dit en parlant du livre de Newcastle : « Une telle exubérance d’orgueil et de vanité puérile annonce nécessairement un dérangement quelconque des facultés mentales. » On peut se demander si ce dérangement d’esprit ne s’est pas accentué depuis chez les sportsmen anglais et chez leurs imitateurs qui prétendent être, pour ainsi dire, de naissance, des hommes de cheval transcendans, sans avoir jamais rien appris. Le marquis de Newcastle, du moins, avait, dit-il, « toujours pratiqué et étudié l’art de monter à cheval auprès des plus excellens hommes de cheval de toutes les nations, les avoit entendus discourir fort amplement sur leur métier, avoit essayé et expérimenté toutes leurs méthodes, lu tous leurs livres, sans en excepter aucun, tant italiens, françois, qu’anglois et quelques-uns en latin. »

Depuis Newcastle, les Anglais avaient abandonné toutes les principes des maîtres ; aimant beaucoup, à leur façon, l’exercice du cheval, ils ne voyaient plus, dans l’équitation, qu’un sport, c’est-à-dire, littéralement, un amusement, un jeu comme tous les autres, où l’on acquiert, par la pratique seule, toute l’habileté désirable ; ils instituèrent les courses qui ne tardèrent pas à prendre chez eux un grand développement, créèrent la race nouvelle des chevaux de pur sang qui devait être si utile pour améliorer toutes celles dites de demi-sang et se mirent à pratiquer un genre d’équitation que la mode mit d’autant plus promptement en faveur qu’il n’exigeait aucune étude assujettissante. Vers 1780, les premières courses eurent lieu en France, à Fontainebleau, à Vincennes et dans la plaine des Sablons, et les idées nouvelles firent de grands progrès chez nous parmi les jeunes gens du monde, qui, à l’imitation des Anglais, commencèrent à négliger le manège. Il faut bien dire, d’ailleurs, que le manque d’unité de l’enseignement, le désaccord qui régnait entre les maîtres, n’étaient pas faits pour inspirer grande confiance aux élèves.

Le Vaillant de Saint-Denis, l’un des écuyers du roi, publia en 1789 un Recueil d’opuscules sur l’équitation, dédié au prince de Lambesc, grand-écuyer de France ; il dit en commençant : « C’est avec regret que j’ai vu l’équitation presque avilie ; des usages étrangers ont prévalu et semblent annoncer que les talens des plus grands maîtres vont être à jamais perdus pour la nation. » Et plus loin : « Ce qu’il y a de plus malheureux pour l’équitation, dont les principes devraient être simples et invariables, quoique l’ignorance les modifie trop souvent à son gré, c’est que plusieurs personnes qui montent à cheval plutôt parce qu’ils ont des chevaux que parce qu’ils sont hommes de cheval, se croient obligés de suivre la mode ; on les voit bientôt après soutenir que si la mode n’est pas en elle-même la meilleure manière de monter à cheval, elle est du moins la plus agréable, puisqu’elle est la plus répandue. »

Il y avait cependant quelques bonnes choses à prendre dans l’équitation redevenue presque instinctive des Anglais ; le trot enlevé, bien que né du laisser-aller de cavaliers auxquels la méthode n’imposait plus aucune fixité de tenue, présentait notamment de réels avantages. Au lieu de l’examiner comme on avait fait pour les pratiques défectueuses des anciens et de le soumettre à des règles précises, les représentans de l’équitation classique eurent le tort de le rejeter de parti-pris, à cause de l’apparence grotesque qu’il donnait inévitablement à des cavaliers dénués de bons principes : ceux-ci n’en réussirent pas moins à le mettre de plus en plus à la mode, mais il va sans dire qu’ils ne surent pas l’améliorer et en faire cette manière de trotter si gracieuse et si commode qui est pratiquée aujourd’hui par quelques rares écuyers français.


II

Nous avons vu que depuis La Broue et Pluvinel, on avait fondé, en France, de nombreuses académies d’équitation. Il y en avait à Metz, Besançon, Cambrai, La Flèche, Angers, Caen, Lunéville, Saint-Germain, etc. Duplessis-Mornay, l’ami et le confident d’Henri IV, avait créé, à Saumur, l’Académie protestante. Vers 1764, on avait construit dans cette ville, pour les carabiniers, le magnifique manège qui est actuellement celui des écuyers. En 1771, Saumur devint, pour la première fois, école de cavalerie.

Le manège de Versailles conservait néanmoins tout son prestige ; ceux qui prétendaient que l’enseignement y était trop « académique » pour l’armée n’ont pas réfléchi que si l’équitation militaire n’a pas besoin d’être aussi savante, elle est basée sur les mêmes principes que celle de l’École et que, pour pouvoir bien enseigner les élémens d’un art, il faut que les maîtres en connaissent à fond toutes les ressources.

La supériorité éclatante du marquis de La Bigne et du chevalier d’Abzac était reconnue par tous leurs contemporains. Les d’Abzac, tout en suivant les principes de La Guérinière, avaient compris la nécessité de les modifier pour les adapter à une équitation plus large, que rendait nécessaire l’introduction des chevaux anglais ; mais ils voulaient que les allures devenues plus rapides fussent toujours souples et bien réglées, que le cavalier, sachant se lier à tous les mouvemens de l’animal, restât toujours correct dans sa tenue et dans ses moyens de conduite ; en un mot, ils avaient des idées absolument justes sur l’équitation telle qu’elle devrait être enseignée aujourd’hui même.

Lors de la Révolution, toutes les institutions hippiques furent supprimées, et, à partir de ce moment, le désordre régna de plus en plus dans l’enseignement. L’École de Saumur disparut comme celle de Versailles, comme toutes les autres, et ne fut réorganisée qu’à la fin de l’Empire. Dès le mois de septembre 1796, l’École de Versailles fut rétablie sous le nom d’École nationale d’équitation. Elle était à la fois civile et militaire. Chaque régiment pouvait y envoyer un officier et un sous-officier : — « Ce n’était plus, dit le comte d’Aure, le manège académique des temps passés, chargé de conserver les vieilles traditions en développant le progrès ; il ne s’agissait plus que de former à la hâte des instructeurs pour nos régimens. Coupé, Jardin, Gervais et quelques autres débris du manège de Versailles furent mis à la tête de cette nouvelle institution. » — C’étaient d’anciens piqueurs des écuries du roi, imbus des principes de La Guérinière et d’Abzac, mais manquant d’instruction.

En 1799, on adjoignit à l’École de Versailles deux succursales : l’une à Lunéville, l’autre à Angers.

La mode adoptait de plus en plus tout ce qui venait d’Angleterre ; il était de bon ton de copier non-seulement les harnachemens, plus légers et plus commodes pour les usages ordinaires, mais encore la manière de monter de nos voisins, ce qui était une grave erreur, car, aussi bien en chasse qu’à la guerre, les cavaliers qui savent appliquer les bons principes fatiguent beaucoup moins leurs chevaux et ne les « claquent » jamais, tout en leur faisant faire, au besoin, plus de travail.

MM. Leroux frères, Pellier, qui avait ouvert le manège de Provence, Chapelle, Aubert, formés à l’École de Versailles, s’efforcèrent de maintenir les bonnes traditions.

En 1809, l’École de Versailles fut supprimée et une École de cavalerie créée à Saint-Germain.

En 1814, l’École de Saint-Germain fut transférée à Saumur et prit le nom d’École d’instruction des troupes à cheval. MM. Ducroc de Chabannes et Cordier furent placés à la tête du manège, comme écuyers civils, tous deux au même titre. Le marquis Ducroc de Chabannes, élève de l’École militaire, partisan des principes des Mottin de La Balme, Melfort, d’Auvergne et Bohan, qui étaient en divergence avec ceux de Versailles, représentait ce qu’on appelait l’équitation militaire et voulait simplifier l’enseignement en supprimant les vieux airs de manège. M. Cordier, élève de Versailles, tenait pour l’équitation classique selon les principes de La Guérinière et de Montfaucon. Les deux maîtres, au lieu de chercher à unifier leur enseignement par des concessions réciproques, s’attachèrent de plus en plus aux idées qui les divisaient : — « On tolérait, dit Mussot, pour l’instruction militaire les principes de Bohan, qui étaient ceux que défendait M. de Chabannes et dont il avait en quelque sorte tiré la quintessence, et on les bannissait du manège civil. Ainsi, les élèves recevaient un jour des leçons de position, d’assiette, de tenue à cheval, qui étaient démenties ou qu’ils ne reconnaissaient plus le lendemain avec d’autres maîtres (le travail militaire et le travail d’académie alternaient d’un jour à l’autre)… L’instruction dans les corps se ressentait de cette incohérence d’idées ; les élèves de Saumur en sortaient avec une intelligence fatiguée de ces contradictions et des connaissances aussi incomplètes qu’indécises. »

Ce fut M. Cordier qui l’emporta. Le Manuel pour le manège de l’École imposa les principes de Montfaucon. M. de Chabannes présenta contre ce Manuel des observations qui ne furent pas acceptées. Il dut quitter l’École et se retira près de Saumur au château de Bagneux où il recevait les visites de ses anciens élèves qui venaient souvent le consulter.

Le désaccord entre les deux premiers maîtres de Saumur fut une chose très regrettable dont les mauvais effets ne firent que s’accentuer dans la suite. À une époque où l’enseignement était déjà si troublé, il eût fallu, en organisant l’École de cavalerie, placer à sa tête un comité d’écuyers, ou tout au moins charger les deux maîtres qui représentaient précisément les deux équitations rivales de s’entendre pour produire une nouvelle méthode établie sur les meilleurs principes. Sans doute, ils auraient été assez intelligens, étant tous deux des écuyers d’élite, pour reconnaître que l’équitation académique et l’équitation militaire ne peuvent être en opposition l’une avec l’autre, mais que celle-ci doit au contraire découler tout naturellement de celle-là.

M. Cordier resta seul écuyer en chef à Saumur jusqu’en 1822, époque à laquelle l’École fut licenciée à la suite de la conspiration du général Berton. De 1815 à 1822, les principes de Montfaucon, déjà un peu arriérés, furent seuls enseignés officiellement ; mais ils rencontrèrent une forte opposition chez plusieurs officiers-instructeurs qui préféraient ceux de Bohan. Le capitaine Véron ne craignit pas de se poser en adversaire de l’École de La Guérinière et de Montfaucon, et il fut le premier qui professa alors ouvertement, à Saumur, les théories de Bohan et de Mottin de La Balme. D’autres capitaines ne tardèrent pas à l’imiter.

Vers la même époque, Versailles fut rendu à son ancienne destination. Les deux d’Abzac reprirent la direction du manège du roi. Dépositaires des vieilles traditions, ils voulurent imposer à leurs élèves une sorte d’uniforme qui ne plut pas à ceux-ci et les assujettir à des règles qu’ils trouvèrent trop sévères. Les pages, appartenant aux grandes familles de France, ayant presque tous une brillante situation de fortune, entraînés par le goût des modes anglaises, considéraient l’exercice du cheval comme une simple distraction et ne suivaient les cours que très irrégulièrement. Toutefois, les d’Abzac, qui, ainsi que nous l’avons vu, surent, dans leurs leçons, appliquer, en les modifiant, les principes de la vieille École, laissèrent la réputation de deux grands maîtres, de deux écuyers de premier ordre.

De tous côtés des théories personnelles surgissaient, critiquant, souvent avec raison, les méthodes en vigueur. M. d’Outrepont, capitaine de cavalerie à la demi-solde, publia, en 1824, ses Observations critiques et raisonnées sur l’ordonnance provisoire des exercices et des manœuvres de la cavalerie, où il discute longuement la position de l’homme à cheval. La même année, M. Cordier fit paraître un Traité raisonné d’équitation qui contient beaucoup d’excellentes choses, mais où l’auteur entre dans une foule de détails inutiles et souvent erronés à propos de l’impulsion que le cavalier éprouve dans toutes les allures et tous les mouvemens du cheval. Il reste fidèle à la gracieuse tenue des rênes à la française, le petit doigt de la main gauche entre les rênes de bride, le filet dans la main droite, qui est la plus commode, la plus élégante et la plus pratique en toutes circonstances ; mais il a le tort de rejeter le trot à l’anglaise.

En 1825, l’École de cavalerie fut définitivement installée à Saumur, et, en 1830, l’École de Versailles hit à jamais dispersée. Saumur restait donc seul, de fait, pour représenter l’École française.

M. Ducroc de Chabannes fut rappelé comme écuyer de 1re classe à l’école de cavalerie où M. Cordier reprit ses fonctions d’écuyer en chef. Mais les théories de Bohan l’emportèrent cette fois. Si le désaccord existait entre tous les maîtres du dehors, on voit qu’il était au moins aussi grand dans Saumur même. Le 24 mai 1825, parut le Cours d’équitation militaire, où l’on fondit et modifia le Manuel du manège, le Cours d’hippiatrique de M. Flandrin et l’Ordonnance provisoire. M. Flandrin, professeur d’hippiatrique, voulut appuyer sur l’anatomie l’enseignement de l’équitation. Malheureusement, ce n’est pas avec le scalpel qu’on peut se rendre compte de l’ensemble et de la relation des mouvemens de l’être vivant. Aussi, lorsque plus tard MM. Cordier et Flandrin collaborèrent à un Cours d’équitation, ce livre se trouva rempli des théories les plus fausses sur le mécanisme des allures.

Quand M. Ducroc de Chabannes prit sa retraite en 1827, il publia son Cours élémentaire et analytique d’équitation, où il dit : « Un établissement essentiellement militaire, dont l’unique ou du moins le principal objet est l’instruction équestre d’un grand nombre d’officiers de cavalerie dont la destination ultérieure est de régénérer et de propager cette même instruction dans leurs corps respectifs et auxquels sous ce rapport se trouve en quelque sorte confiée la destinée de nos troupes à cheval, rentre dans la classe des établissemens d’un intérêt majeur digne de fixer d’une manière toute particulière les regards et la sollicitude du gouvernement. Et s’il est de l’essence d’un tel établissement que tout ce qu’on y enseigne y soit admis de confiance, il devient aussi et par cela même de la plus haute importance de n’admettre et de ne tolérer dans le cours de cette instruction que des doctrines avouées par l’art et des pratiques qui puissent être profitables à celui qui, par devoir, est astreint à s’y conformer ; comme aussi qu’elles soient de nature à être propagées et puissent en même temps se concilier avec les règlemens militaires. Que si cependant on persistait à diriger cette instruction d’après les mêmes élémens contradictoires, ce serait se préparer les mêmes regrets, car indubitablement ils auraient les mêmes résultats. « Il est fâcheux qu’après d’aussi sages paroles, l’auteur donne à entendre que les seules vraies doctrines sont celles auxquelles il est lui-même de plus en plus attaché. Il présente ses principes « comme émanant directement des lois mécaniques, et par cela même comme portant en eux un caractère irréfragable. » Il repousse énergiquement l’équitation anglaise et regrette de lui voir prendre pied à l’école. Cependant, lui-même ne s’en rapproche-t-il pas quand, dans ses longues dissertations sur la position du cavalier, il indique, comme Bohan, que les principes de La Guérinière, « bons pour une équitation de cour, où la belle tenue et la grâce étaient de rigueur, comme type de la perfection, » ne s’appliquent pas au cavalier militaire ; qu’il faut tenir compte des différences de conformation et laisser chaque cavalier trouver de lui-même la position qu’il peut prendre le plus commodément ? Il me semble, au contraire, que c’est l’affaire des conseils de révision d’écarter de la cavalerie les hommes qui ne peuvent avoir à cheval une tenue correcte et que, aussi bien pour le bel aspect que pour la solidité des troupes, le cavalier militaire doit se rapprocher le plus possible de la position jugée par les hommes de l’art la plus propre à assurer les mouvemens à toutes les allures, et qui est toujours aussi la moins fatigante. Cette position, d’ailleurs, étant partout imposée, l’instruction se trouve fort simplifiée dans les régimens, tandis qu’avec le système de M. de Chabannes, le rôle de l’instructeur devient fort difficile et l’on ne peut avoir que de mauvais cavaliers : tout le monde sait, en effet, que le commençant a toujours tendance à prendre à cheval des attitudes défectueuses dont il faut soigneusement le corriger dès le début, parce qu’ensuite il devient presque impossible d’y rien changer. Si M. Ducroc de Chabannes jugeait qu’il y avait lieu de modifier la position de La Guérinière, déjà bien différente de celle de Newcastle et de Pluvinel, il fallait qu’un comité d’écuyers s’entendît sur les changemens nécessaires et les prescrivît ; mais il est vraiment étrange que M. de Chabannes, après avoir réclamé avec tant d’énergie l’unification des principes, ait pensé qu’on pouvait s’abstenir de se prononcer d’une manière nette et formelle sur un point que tous les maîtres ont considéré comme fondamental et auquel lui-même attache assez d’importance pour y consacrer une grande partie de son livre.

En voulant appliquer la mécanique à l’équitation, l’auteur a oublié parfois, comme beaucoup d’autres maîtres, que le cheval ne cède pas, comme un corps inerte, à l’impulsion qui lui est donnée par un autre corps, mais qu’étant un être vivant, sensible, il est mû, selon sa sensibilité propre, par les sensations qui lui viennent de son cavalier et de tous les objets environnans.

Le livre de Ducroc de Chabannes, que beaucoup d’écuyers militaires considèrent comme un des plus remarquables qui aient paru sur la matière, est à la fois diffus et incomplet ; l’auteur néglige de préciser les moyens à employer ; si, comme il le dit, « tous les procédés sont bons quand les cavaliers sont habiles, et si les leçons appuyées sur l’exemple sont plus profitables que les plus volumineux cahiers de commentaires et de théories scientifiques, » on ne saurait nier que les principes clairs et les méthodes bien écrites soient indispensables pour former des cavaliers habiles et surtout de bons professeurs.

En 1829, parut un nouveau Règlement de cavalerie.

Depuis 1825, une commission composée d’officiers-généraux avait été chargée de réviser l’ancienne Ordonnance. La commission avait reconnu dans son rapport que les principes de l’Ordonnance de l’an XIII étaient généralement bons, mais qu’il importait de la rendre plus simple et d’en coordonner les parties. En conséquence,.. on supprima l’exercice : Préparez-vous pour sauter à cheval ; la 1re et la 2e leçon n’en firent plus qu’une ; la 3e devint la seconde ; la 4e devint la troisième ; la 5e et la 6e furent remplacées par la quatrième.

En 1830, M. Aubert, ex-professeur écuyer de l’École d’état-major, publie son Traité raisonné d’équitation, d’après les principes de l’école française, dans lequel il déplore le délaissement de l’équitation et les progrès de l’anglomanie. Comme pour augmenter encore le désarroi de l’enseignement, on vit alors un écuyer de cirque, doué d’un très grand talent d’exécution, d’un tact équestre merveilleux et d’une intelligence très vive, mais qui, ne pouvant s’appuyer sur aucune tradition, prit le parti de les rejeter toutes, Baucher enfin, le fameux Baucher, se poser en réformateur de toutes les doctrines, ou plutôt en novateur aux yeux de qui rien du passé ne méritait de subsister. Les succès qu’il obtenait tous les soirs émerveillèrent des milliers de spectateurs et son imperturbable aplomb fit le reste. Une rivalité qui est restée célèbre s’éleva entre lui et le comte d’Aure, dernier représentant de l’école de Versailles, qui, dans un tout autre sens que Baucher, entrevoyait l’avenir de l’équitation. Baucher ne pratiquait que les allures raccourcies et cadencées, les airs de manège de plus en plus compliqués et extravagans, les assouplissemens de mâchoire et d’encolure ; il prétendait « décomposer, annuler les forces instinctives pour leur substituer les forces transmises » et ne semble pas avoir compris grand’chose à l’emploi pratique du cheval. Le comte d’Aure, excellent écuyer de manège, voyait simplement dans le travail classique le meilleur moyen d’assouplir les chevaux et de les fortifier pour les exercices du dehors aux allures rapides, les sauts d’obstacles et tout ce que comporte l’équitation de guerre et de chasse. Ainsi qu’il était arrivé pour Cordier et Ducroc de Chabannes, cette rivalité entre les deux maîtres ne fit que pousser chacun d’eux à soutenir avec plus d’acharnement ses théories, peut-être même à les exagérer. Il y eut donc alors quatre équitations en présence ; l’équitation classique, qui voulait rester fidèle à des traditions vieillies ; l’équitation militaire qui ne savait pas encore et qui n’a jamais bien su depuis quel enseignement elle voulait suivre ; puis, aux deux extrémités, l’équitation de cirque exagérant toutes les superfluités de l’ancienne école, et enfin l’équitation anglaise qui est la négation complète de tous principes rationnels, de toute méthode.

L’apparition de Baucher, qui produisit une vive sensation dans le monde équestre, excita de plus en plus les uns contre les autres les quatre camps ennemis. À ce point de vue, il faut donc la déplorer, à moins qu’elle serve un jour à montrer en haut lieu la nécessité de remettre un peu d’ordre dans l’enseignement en provoquant une entente entre tous les maîtres. L’œuvre de Baucher ne saurait constituer véritablement une méthode. Et cependant c’est de lui que se sont inspirés, que s’inspirent encore aujourd’hui beaucoup d’écuyers militaires et civils du plus grand mérite. Il en résulta que le terme équitation de manège devint presque synonyme d’équitation de cirque aux yeux de beaucoup de cavaliers qui préférèrent se jeter dans l’extrême opposé : l’équitation anglaise ; pour eux, l’équitation dite du dehors, calquée sur celle des courses et des chasses au renard, devint le nec plus ultra de la science. De vrais hommes de cheval, baron d’Aubigny, Cler, baron de Curnieu, baron Daru, Gaussen, Pellier, comte de Montigny, Lancosme-Brèves, firent tous leurs efforts pour maintenir les bons principes, mais ils ne purent que retarder le succès des pratiques qui devaient gagner chaque jour du terrain, même à Saumur.

M. Cordier, écuyer civil, resta écuyer en chef jusqu’en 1834 à l’école de cavalerie, où il y eut d’ailleurs des écuyers civils jusqu’en 1855. En 1841, le conseil d’instruction de l’école de cavalerie[4] fut chargé de rédiger un Abrégé du cours d’équitation professé à Saumur et dont l’usage devait être prescrit dans les régimens à l’exclusion de tout autre. On eut d’abord de la peine à s’entendre sur la forme à adopter pour le nouveau cours et sur la manière dont il serait procédé à la rédaction de ce travail ; on décida enfin que la rédaction serait confiée à M. de Saint-Ange ; M. le capitaine Oudet fut nommé pour recevoir communication du travail du rédacteur. M. de Prévost, maréchal de camp, président du conseil, rendit compte que l’on allait travailler avec zèle et activité, mais que dans tous les cas, ce travail très important ne pourrait être présenté avant les inspections générales. Le conseil s’ajourna jusqu’à ce que le rédacteur prévînt qu’il avait terminé son premier travail qui devait comporter les deux premiers articles de la première partie. Il y eut depuis quatre ou cinq autres procès-verbaux pour autant de séances. À l’inspection générale qui fut passée par le général Oudinot, les travaux n’étaient pas très avancés, le rédacteur et son adjoint ne pouvant jamais être d’accord pour le temps à donner à leur examen en commun du travail fait. Depuis ce moment, il n’y eut plus de séances du conseil, quoique le général demandât souvent au rapporteur où en était la rédaction. Bref, l’Abrégé, qui devait remplacer même le cours professé à Saumur, ainsi que l’inspecteur-général le fit entendre dans la séance présidée par lui, tomba en désuétude avant d’être à moitié fait. (Lieutenant-colonel Mussot, Commentaires historiques sur l’équitation.)

En 1842, Baucher obtint que « sa méthode » fût appliquée à Saumur aux chevaux de remonte. Il faut dire, à la louange de l’école de cavalerie, qu’elle était restée longtemps opposée à Baucher, dont elle n’accepta jamais les idées, bien qu’elles eussent de nombreux partisans parmi les officiers de l’école et les écuyers eux-mêmes.

Le 13 mars 1847, le comte d’Aure fut nommé écuyer en chef à l’école de cavalerie. Il avait, peu de temps auparavant, publié un mémoire ayant pour titre : Utilité d’une école normale d’équitation, dans lequel il disait : « Le besoin d’une école spéciale de cavalerie se fait de plus en plus sentir, non-seulement pour l’armée, mais pour toutes les classes de la société… Comment veut-on que le goût du cheval de selle se propage, alors que l’armée et le pays ignorent les moyens de le mettre en valeur ? .. Il ne reste aucun souvenir du passé. L’école de Versailles a été supprimée. Il n’existe plus aucune école qui en émane. Les bonnes et saines traditions équestres, n’ayant ni appui, ni refuge, ne trouvent aucun moyen de se perpétuer. » Le lieutenant-colonel Mussot, ancien capitaine-major instructeur et rapporteur du conseil d’instruction à l’école de cavalerie, dit dans ses Commentaires, en parlant de l’ancien élève des d’Abzac et du dernier représentant de l’école de Versailles : « Ainsi M. d’Aure passe à côté de l’école de cavalerie actuelle sans daigner la regarder ; il n’y a pas d’école de cavalerie pour lui… M. d’Aure, pour moi, n’a pas encore fait école[5]. C’est une autorité en équitation pratique sans doute, mais… il n’a pas encore de principes bien arrêtés. » Si le comte d’Aure passait alors avec trop d’indifférence à côté de l’école de cavalerie, il faut bien convenir que le lieutenant-colonel Mussot, fidèle à une tradition qui s’est perpétuée à Saumur, ne se faisait pas faute de juger sévèrement tout ce qui n’émanait pas de cette école : « Pour mémoire seulement, dit-il, je dois, dans ces commentaires équestres, faire mention du manège de la maison civile du roi, qui a existé à Versailles sous le nom d’école des pages (si j’ai bonne mémoire), pendant tout le temps de la restauration. À part le talent pratique personnel de MM. d’Abzac et d’Aure, qui n’influèrent cependant aucunement sur l’équitation de l’armée et ne participèrent point au travail de régénération qui s’y faisait, les principes de CETTE PETITE ÉCOLE, qui depuis a voulu se donner pour grande, furent essentiellement stationnaires et inféodés aux erremens de Montfaucon de Rogles… » C’est du reste avec le même esprit d’hostilité et dans des termes souvent peu mesurés, que Mussot parle plus loin de Raabe et de Lancosme-Brèves.

Le comte d’Aure fut néanmoins le maître qui comprit le mieux alors la vraie doctrine de l’ancienne école et tout le parti qu’il y aurait à tirer, pour les écuyers militaires, du travail du manège qui, pour lui comme pour La Guérinière, n’était pas une fin, mais un moyen. Cordier, Chabannes, le comte d’Aure et le comte de Montigny, tous écuyers civils à Saumur, sont d’ailleurs les seuls qui aient laissé un enseignement écrit, et le petit Cours d’équitation du comte d’Aure reste, selon moi, la méthode la meilleure et la plus pratique qui ait été publiée depuis La Guérinière.

En 1847, une nouvelle décision ministérielle avait ordonné la révision du Cours d’équitation de l’école. Le conseil d’instruction se réunit et reçut communication du résumé des vingt rapports qui avaient été rédigés. Il fut décidé cette fois, à l’unanimité, que « les première et troisième parties, mal subdivisées et entachées d’hérésies nombreuses, étaient à refaire complètement, que les deuxième et quatrième parties demandaient aussi à être essentiellement modifiées dans le fond et dans la forme. » Mais l’exécution de ce travail fut encore suspendue.

La diversité de l’enseignement dans les régimens étant toujours signalée, le ministre de la guerre chargea de nouveau le conseil d’administration de préparer un projet de théorie spéciale du manège académique pour les corps de troupes à cheval. Cette prescription inspira à un capitaine de l’école, M. Dupont, son ouvrage d’équitation intitulé : Elémens abrégés d’un cours d’équitation militaire ; puis, M. d’Elbée, capitaine-instructeur au 2e régiment de cuirassiers, publia une Progression nouvelle pour l’école du cavalier, dans laquelle il parle assez longuement des flexions de la mâchoire, de la tête et de l’encolure.

Enfin le comte d’Aure rédige le Cours d’équitation attendu depuis si longtemps ; un ordre ministériel du 7 janvier 1851 fit remplacer provisoirement l’ancien cours par le nouveau ; le commandant de l’école reçut en même temps l’ordre de demander à chacun de MM. les écuyers des rapports renfermant leurs observations sur cet ouvrage. Le procès-verbal de la délibération du conseil en date du 9 novembre 1851 dit textuellement : « Le conseil d’instruction de l’école de cavalerie, après avoir étudié le cours d’équitation de M. d’Aure, écuyer en chef, se joint avec empressement aux éloges que MM. les écuyers ont exprimés dans leurs rapports sur la valeur de cet ouvrage… Il reconnaît à l’unanimité qu’il doit être adopté immédiatement à l’école comme un cours d’instruction équestre propre à amener les plus heureux résultats dans l’enseignement de l’équitation. » Par décision du 9 avril 1853, ce cours fut adopté officiellement et enseigné à l’école de cavalerie et dans les corps de troupes à cheval.

En 1852, le comte de Montigny fut nommé, comme écuyer civil, à l’école de Saumur. M. de Montigny, élève du comte d’Aure, avait aussi étudié avec Baucher et avait passé plusieurs années en Autriche. Esprit observateur et très éclectique, il connaissait à fond les principes de l’école française, et savait s’assimiler tout ce qu’il jugeait bon dans toutes les méthodes. Précisément à cause de cela, on ne peut dire qu’il ait laissé lui-même une méthode bien personnelle ; mais il fut certainement l’homme de cheval le plus complet que la France ait jamais possédé, et le plus érudit. Alors que tous les autres furent, chacun dans son genre, des spécialistes, il connaissait, lui, l’équitation de manège, de chasse, de guerre, de course, l’hippologie, l’élevage, l’attelage, bref tout ce qui se rapporte à l’emploi et à l’entretien du cheval. Très connaisseur en chevaux, il comprenait, comme le comte d’Aure, que le travail du manège, base de toute équitation, est une gymnastique indispensable pour obtenir du cheval la plus grande somme possible d’efforts en toutes circonstances avec le moins de fatigue ; il voyait que les aptitudes nouvelles des chevaux améliorés par le sang rendaient nécessaires de légères modifications dans la pratique, sans autoriser l’abandon des règles de l’ancienne école qui resteront toujours indispensables pour former de vrais cavaliers.

C’est maintenant que je dois parler d’un écuyer remarquable entre tous, de mon vénéré maître, le capitaine Raabe, à qui l’on n’a pas encore rendu toute la justice qu’il mérite. Frappé de l’étrangeté des théories qui se trouvaient dans différentes méthodes, au sujet des allures, il étudia avec une sagacité et une persévérance admirables les mouvemens du cheval et créa véritablement la science de la locomotion, car tout ce qu’on avait enseigné avant lui sur ce sujet n’était qu’un tissu d’erreurs. Sans autres moyens d’investigations que l’examen du cheval en marche et des empreintes des pieds sur le sol, il sut, par l’observation et le calcul, déterminer l’ordre véritable des mouvemens à toutes les allures, et sa Théorie des six périodes est une découverte de génie qui se trouva confirmée plus tard par la photographie instantanée. Sa façon de présenter les questions les plus ardues captivait toujours l’attention de ses auditeurs qu’il émerveillait par l’originalité de ses démonstrations ; tous se rappellent encore avec quelle adresse, en plaçant le pouce, l’index, l’annulaire et le petit doigt sur une table (le médius en l’air représentait l’encolure), il faisait exécuter à son petit cheval toutes les allures naturelles et artificielles, changemens de pied, etc. La connaissance des lois de la locomotion l’amena à indiquer très exactement l’instant qu’il faut saisir pour déterminer tous les mouvemens du cheval, ce qui constitue presque toute l’habileté du cavalier. En effet, comme le disait le savant maître, de même que dans l’infanterie, pour faire tourner l’homme à droite, l’instructeur doit faire le commandement au moment où le pied gauche va poser à terre, le mouvement étant impossible à tout autre moment, de même pour faire exécuter tel ou tel mouvement au cheval, le cavalier doit saisir l’instant où tel ou tel pied va poser à terre ; s’il agit à tout autre moment, il provoquera infailliblement une résistance ou même une défense, et rendra bientôt l’animal rétif. Les vieux auteurs, à la vérité, avaient bien entrevu cela ; La Guérinière et Xénophon lui-même en parlent dans leurs traités ; mais comme ces écuyers et tous leurs successeurs n’avaient que des idées fausses sur le mécanisme des allures, ils n’avaient pu donner d’indications précises ni justes et avaient été obligés de laisser chaque cavalier agir selon son tact personnel ; or tous les cavaliers ne peuvent pas acquérir assez de tact et d’adresse pour agir au moment opportun, surtout si on ne le leur montre pas, mais ils peuvent tous comprendre, du moins, qu’il suffit qu’ils agissent à contre-temps pour que le cheval ne puisse exécuter, qu’ainsi presque toutes les résistances proviennent de leur négligence ou de leur maladresse, et que ce n’est pas en frappant l’animal qu’ils obtiendront un meilleur résultat.

Dans les parties de ses livres qui traitent de la locomotion, le capitaine Raabe a dû entrer dans de longs détails dont la connaissance n’est pas indispensable aux cavaliers et dont le maître lui-même s’exagérait, à ce point de vue, l’importance. Il a eu le tort aussi, dans sa méthode d’équitation, d’enseigner des moyens trop compliqués et de prescrire un emploi immodéré de l’éperon. Mais il n’en a pas moins le mérite, encore une fois, d’avoir indiqué d’une manière précise, exacte, certaine, l’instant où le cavalier doit agir pour obtenir chaque mouvement, et d’avoir montré en même temps que le fameux principe de Baucher (qui se trouve d’ailleurs dans plusieurs vieux auteurs) : position d’abord, exécution ensuite, n’a aucune valeur quand le cheval est en marche, attendu que, quelle que soit la position préparatoire donnée, il est impossible au cheval d’exécuter le mouvement avec justesse si l’action de la main et des jambes a lieu trop tôt ou trop tard.

Le capitaine Raabe a en outre publié la première méthode de haute école indiquant les moyens d’obtenir tous les airs de manège et les allures artificielles. Jusque-là, les écuyers, y compris Baucher, s’étaient contentés d’exécuter eux-mêmes, et s’étaient bien gardés de livrer leurs secrets aux profanes qui passaient des années à taquiner leurs chevaux de toutes les façons avant d’arriver, — quand ils y arrivaient, — à quoi que ce fût de bon.

On aurait dû reconnaître que, si la méthode de Raabe était trop compliquée pour pouvoir être appliquée telle quelle, surtout dans l’armée, si même sur certains points elle était défectueuse, elle contenait du moins des principes indispensables pour l’enseignement rationnel et pratique de l’équitation ; on aurait sans doute évité ainsi toutes les fautes que contiennent encore la plupart des méthodes qui se publient de nos jours. Ayant conscience de sa réelle valeur, le maître fut justement froissé du dédain que montrèrent pour son œuvre le comité de cavalerie et l’école de Saumur, Aussi ne les ménagea-t-il pas dans sa Théorie de l’école du cavalier, qui renferme de mordantes critiques de l’enseignement donné à Saumur et dans les régimens.

Le capitaine Raabe se servait peu de la longe et du caveçon, mais il insistait beaucoup sur le travail à pied, à la cravache, ce qui me paraît une perte de temps considérable et nécessite en outre une habileté toute spéciale. Après avoir quitté l’armée, il continua pendant toute sa vie de s’adonner à l’équitation de haute école et à l’étude de la locomotion et forma un grand nombre d’élèves, parmi lesquels MM. Aug. Raux, Barroil, le commandant Bonnal, Lenoble du Teil, qui publièrent d’importans ouvrages.

Le capitaine Guérin, nommé, en 1855, écuyer en chef à l’école de cavalerie, était depuis longtemps partisan du système Baucher, sur lequel devait s’établir sa propre réputation. Le comte d’Aure l’avait souvent plaisanté à ce sujet. M. Guérin s’efforça du moins de concilier les deux écoles opposées et se montra aussi brillant cavalier à l’extérieur qu’au manège.

C’est encore vers cette époque que le comte Savary de Lancosme-Brèves, très habile écuyer, publia plusieurs ouvrages qui méritent une attention particulière. Ses théories sur l’art et sur la pratique de l’équitation sont excellentes, bien que l’auteur ait cherché à leur donner une apparence trop scientifique en prétendant que l’équitation est une science exacte ; il est d’ailleurs le premier écuyer qui, après avoir montré toute l’importance du rôle des sens dans le dressage du cheval, ait bien défini le parti que le cavalier peut tirer de l’aide du corps, en pesant davantage sur l’un ou sur l’autre étrier selon les mouvemens qu’il veut faire exécuter. C’était là une innovation fort heureuse dont on n’a sans doute pas compris toute l’utilité, puisqu’on enseigne encore aujourd’hui des principes opposés à ceux si inattaquables de Lancosme-Brèves.

Le lieutenant-colonel Gerhardt, adepte de Baucher, partisan des flexions à pied et des assouplissemens à la cravache, publia plusieurs ouvrages, notamment son Traité des résistances du cheval, dans lequel il insiste sur la nécessité de préparer d’abord le cheval par des exercices gymnastiques et des flexions à pied, puis de modifier son équilibre en chargeant davantage telle ou telle partie par la position donnée à l’avant-main et à l’arrière-main pour triompher de toutes les résistances provenant d’un défaut de conformation. Cette méthode, fort instructive et fort intéressante pour d’habiles écuyers, ne me paraît pas susceptible d’être appliquée par la généralité des cavaliers, qui ne pourront jamais que tirer parti tant bien que mal des aptitudes naturelles de leurs chevaux. L’auteur examine aussi la question de l’instinct et de l’intelligence chez le cheval et, tout en constatant que cette dernière est à peu près nulle, il dit qu’elle joue cependant un certain rôle dans les actes de l’animal et qu’il faut distinguer les résistances morales ou volontaires de celles qui sont involontaires et occasionnées uniquement par une incapacité physique ou par un manque de dressage.

Le baron de Curnieu fit paraître aussi un ouvrage très estimé intitulé Leçons de science hippique générale, ou traité complet de l’art de connaître, de gouverner et d’élever le cheval.

En 1864, le commandant L’Hotte fut nommé écuyer en chef à l’école de cavalerie où il resta jusqu’en 1870. Nature ardente, âme d’artiste, il s’enthousiasma, je crois, un peu trop pour le grand talent de Baucher avec qui il s’était lié ; mais il reconnut toujours que la haute école ne doit être le partage que de quelques écuyers d’élite et que l’équitation militaire doit être « en avant. » Ses leçons au manège étaient fort goûtées. Il ne faut sans doute pas désespérer que le général L’Hotte, aujourd’hui en retraite, et dont l’habileté comme écuyer égale le grand savoir, nous donne un jour une méthode qui ne pourra manquer d’être universellement appréciée.

Après la guerre, le commandant de Lignières prit le commandement du manège de Saumur. Aimant beaucoup lui-même l’équitation de course et d’obstacles, il en inspira le goût immodéré aux officiers sous ses ordres et, le premier, je crois, introduisit à l’école cette opinion qu’il y a deux manières différentes de monter : l’une, au manège, avec le mors de bride seul, l’autre dehors avec les étriers courts. Ne faut-il pas, au contraire, que le cavalier, une fois en selle, puisse, sans rien changer à sa tenue ni à son harnachement, faire une course, suivre une chasse, ou exécuter un travail d’école ?

Le commandant Dutilh, qui succéda à M. de Lignières, fut, de l’avis de tous ses élèves, un très bon professeur. Il ne laissa toutefois, comme enseignement écrit, qu’une courte brochure sur laquelle il y aurait beaucoup à dire. Même dans le développement de cette méthode, que publia plus tard avec beaucoup de soin le capitaine Sieyès, on ne voit guère qu’une application des méthodes précédentes. Le commandant Dutilh avait un faible pour le pelham[6] et recommandait les fréquentes descentes de main. Aussi ses chevaux avaient-ils l’encolure allongée et la tête plutôt basse.

En 1876, on publia un nouveau Règlement sur les exercices de la cavalerie, dont les parties consacrées à l’équitation ne constituent pas un progrès et laissent fort à désirer au point de vue de la rédaction, en ce sens surtout que, beaucoup trop abrégé et laissant de côté bien des questions utiles, il donne trop d’importance à des détails insignifians.

Le commandant Piétu, nommé écuyer en chef à Saumur en 1877, avait étudié avec soin les différentes méthodes ; il appliqua celle du comte d’Aure, à l’exclusion de toute autre et proscrivit toutes les flexions et assouplissemens à pied. C’était un cavalier hardi, aimant et pratiquant avec beaucoup d’habileté l’équitation d’extérieur et en même temps un écuyer très fin et très correct au manège.

En 1882, le commandant de Bellegarde remplaça M. Piétu. Il se montra écuyer consommé, parfait de tenue, avec une main excellente et une grande puissance de jambes ; il montait long, insistait avec raison sur l’élévation de l’encolure, trop négligée par l’ancienne école, et se servait beaucoup du jeu alternatif de la bride et du filet, celui-ci tenu dans la main droite, pour donner à ses chevaux un beau port de tête et des allures brillantes.


III

Ce qu’on peut critiquer dans presque tous les ouvrages qui ont paru sur l’équitation, c’est que chaque auteur annonce qu’il va donner une méthode nouvelle et consacre ensuite de longues pages à discuter et à réfuter ce qu’ont dit ses devanciers ; c’est aussi que presque tous font intervenir des théories plus ou moins scientifiques qui ne s’appliquent pas exactement à leur sujet ; enfin que, perdant de vue l’ensemble de leur œuvre, ils y donnent trop de place à des questions tout à fait secondaires, provoquant ainsi sans cesse de nouvelles discussions qui divisent de plus en plus les maîtres.

Depuis La Guérinière, je ne vois que trois écuyers qui aient marqué par des théories personnelles vraiment importantes :

Le comte d’Aure, qui, comprenant admirablement ce que devait être l’équitation moderne, a établi le lien qui doit l’unir à l’ancienne école et a écrit une excellente méthode pratique, son petit Cours d’équitation.

Lancosme-Brèves, qui a montré comment le cavalier doit déplacer son propre poids et peser davantage sur un étrier ou sur l’autre, — actions qui ne doivent jamais être exagérées au point d’être apparentes et qui permettent au contraire de tout obtenir sans aucun mouvement visible, — pour conserver l’équilibre parfait et faciliter au cheval tous les changemens de direction et d’allure.

Enfin le capitaine Raabe, qui a découvert les véritables lois de la locomotion et indiqué exactement les « temps à saisir » par les cavaliers pour déterminer tous les mouvemens[7].

Or, l’école de Saumur, à qui, depuis la disparition de l’école de Versailles, incombait la lourde tâche de maintenir au premier rang la réputation de notre équitation française et d’accueillir tous les progrès, a tenu si peu de compte des découvertes de Lancosme-Brèves et de Raabe qu’elle enseigne encore des théories inexactes au sujet des allures et de l’aide du corps, ainsi que le prouve le livre récent du capitaine Sieyès, fidèle interprète du commandant Dutilh. Et si, après avoir longtemps tenu le comte d’Aure à l’écart, elle a fini par l’accepter, chaque écuyer en chef n’a-t-il pas, depuis, imposé ses propres idées, presque toujours fort différentes de celles de son prédécesseur ? De sorte qu’on peut dire, non-seulement qu’il n’y a jamais eu d’unité ni de suite dans l’enseignement de l’école, mais encore que les méthodes les plus contradictoires y ont été successivement appliquées : ç’a été tantôt les étriers longs ou courts, tantôt l’encolure haute ou basse ; tantôt les principes de Versailles, ou ceux de Bohan, ou même une imitation de l’équitation anglaise ; le mors de bride seul, ou les deux, ou le pelham ; la tenue des rênes à la française, ou à l’allemande, ou à l’anglaise.

Il en est résulté pour MM. les écuyers une sorte de dégoût de toute théorie ; ils se font gloire aujourd’hui « de mettre toute leur intelligence dans leurs bottes et dans leur culotte, » c’est-à-dire de s’attacher seulement à la pratique. Or il s’agit de savoir si les maîtres ont eu raison, oui ou non, de dire qu’il n’y a pas de bonne pratique sans théorie, et si les écuyers de notre École de cavalerie, qui se laissent volontiers appeler les « Dieux » de l’équitation, peuvent se vanter de ne vouloir rien lire.

Cette indifférence qu’ils montrent actuellement pour tout enseignement théorique les empêche certainement d’être aussi bons professeurs, et même aussi bons praticiens qu’ils pourraient l’être. Sans vouloir en rien diminuer leur très réelle valeur, il me sera permis de dire que, satisfaits aujourd’hui de ce qu’ils font, comme peuvent l’être de jeunes artistes qui croient volontiers que leurs œuvres sont admirables, ils seront sans doute les premiers plus tard à revenir sur cette opinion, comme le colonel Gerhardt, qui, dans la préface de son Traité des résistances, a écrit : — « Je croyais sincèrement, à ma sortie de Saumur, que l’équitation militaire avait dit son dernier mot. J’étais même convaincu, — et il ne m’en coûte pas de l’avouer ici, car j’avais cela de commun avec plus d’un de mes jeunes camarades, — que, en fait d’équitation du moins, il ne me restait que bien peu de chose à apprendre. Combien j’ai été désabusé depuis, et combien, après tant d’années d’études persévérantes, de recherches obstinées, j’ai aujourd’hui moins bonne opinion de moi ! Appelé très jeune encore aux importantes fonctions de capitaine-instructeur, je ne tardai pas à m’apercevoir de l’insuffisance de mon savoir professionnel, en matière de dressage du cheval surtout. »

Il me semble qu’on accepte de plus en plus à Saumur le laisser-aller, sinon pour le cavalier, du moins pour le cheval ; qu’on en arrive presque à considérer les manèges, — ces vastes et sévères édifices qui contribuent pour une large part à faire de notre École de cavalerie la plus magnifique qui soit au monde, — comme des abris pour promener les chevaux en temps de pluie. J’ai vu une division d’officiers-élèves y monter de jeunes chevaux de remonte sous les yeux de quelques écuyers qui ne leur donnaient aucun conseil, bien que la tenue et les moyens de conduite des cavaliers laissassent beaucoup à désirer et que les chevaux se livrassent à toutes sortes d’incartades. J’ai vu aussi les « Dieux » monter au manège leurs chevaux qui s’en allaient à un petit galop cassé, l’encolure allongée entre les rênes flottantes, faisant tous les trois ou quatre pas une flexion de tête et de mâchoire qui rendait leur allure encore plus monotone. Qu’est devenue cette « gentillesse » du cheval dont parlait La Guérinière ? A-t-on donc oublié, à l’École de cavalerie, que les allures de manège doivent être fières, souples, cadencées ; que, d’après Bohan lui-même, « le cheval de manège doit avoir du feu ? » Le « petit galop de Saumur, » absolument anti-artistique, use les chevaux comme toutes les allures qui ne sont pas justement équilibrées. Si je ne craignais de sortir de mon cadre, je dirais qu’aujourd’hui nos chevaux de cavalerie sont peut-être trop fatigués et que c’est plus encore à cette lassitude qu’au savoir-faire des cavaliers qu’il faut attribuer la docilité avec laquelle on leur voit exécuter le saut des haies. Avant la guerre de 1870, on les ménageait trop ; ils étaient trop gras et manquaient d’exercice ; depuis, on est tombé, je crois, d’un excès dans un autre, et, si l’on n’y prend garde, on pourrait s’en apercevoir trop tard, lors d’une guerre nouvelle. Du reste, pour rentrer dans la question que je traite, le mauvais équilibre fatigue plus les chevaux que les longues marches, quelle que soit l’allure. Le Vaillant de Saint-Denis a donné pour épigraphe à son Recueil d’opuscules cette phrase : — « Ce n’est pas le travail que l’on fait faire au cheval qui abrège la vie de cet animal, mais le défaut de science et de patience dans celui qui le gouverne, parce qu’un exercice forcé et mal raisonné contribue bientôt à ruiner un cheval. » — Et il dit encore, dans le cours de son livre : — « Dans quelles dépenses effrayantes la nation ne se trouve-t-elle pas entraînée lorsqu’on ignore dans les troupes à cheval les moyens de conserver les chevaux… On croit pouvoir assurer, sans crainte d’être démenti, que l’équitation est un art très long et très difficile qui exige autant de théorie que de pratique et qui suppose une foule de connaissances accessoires que l’on n’acquiert qu’avec le temps… Il n’y a jamais eu de véritable homme de cheval que l’homme de manège, parce que lui seul, possédant la science et le fond des principes, a l’habitude de tirer tout le parti possible des chevaux et qu’il applique beaucoup plus facilement les leçons nécessaires à ceux de guerre et de chasse, qui doivent être nécessairement beaucoup simplifiées… Pourquoi sort-il du manège de la cour si peu d’hommes vraiment instruits et pourquoi n’en voit-on peut-être aucun qui soit en état d’enseigner l’art difficile de l’équitation ? C’est parce que les maîtres ne sont pas exactement d’accord entre eux sur l’enseignement et parce qu’on n’est pas encore arrivé A CETTE UNANIMITE SI NECESSAIRE, sans laquelle on ne réussira jamais complètement. »

Dans une précédente étude[8], j’ai dit que les courses, pour lesquelles nos officiers et nos sportsmen montrent une si belle passion, sont très utiles, mais qu’elles le seraient beaucoup plus si elles étaient mieux réglementées. Un commandant de cavalerie, excellent homme de cheval et l’un des meilleurs écuyers qui soient sortis de Saumur, m’écrivait dernièrement à ce sujet : — « Comme toujours, vous exprimez catégoriquement des idées très justes. Vous ne sauriez trop vous élever contre l’abus du cheval de pur-sang trop jeune, ni contre l’anglomanie. Il y a beaucoup à faire dans cette question, qui intéresse la France entière. » — Telles qu’elles sont pratiquées, les courses usent un nombre considérable d’excellens chevaux. Est-ce là, ne fût-ce qu’au point de vue économique, le genre d’équitation qu’il faut répandre dans la cavalerie ? D’ailleurs, le travail serré au manège avec des chevaux vigoureux et surtout pendant le dressage nécessite, pour les hommes mêmes, une dépense de forces plus considérable que ce qu’on appelle hard-riding, et il a ce grand avantage qu’il ne ruine pas les chevaux et qu’il instruit les cavaliers. Ce qui ne veut pas dire que le travail du dehors aux allures rapides, les sauts d’obstacles, etc., doivent être négligés ; loin de là. Mais il ne faut rien exagérer.

Je ne sais exactement où en est l’équitation dans les écoles d’Allemagne, d’Autriche, d’Italie. Je crois cependant que la nôtre vaut mieux. Mais je sais que, dans un petit pays voisin, qui nous est très sympathique et qui depuis quelque temps nous montre souvent le chemin dans les questions d’art, en Belgique, l’enseignement équestre est devenu très remarquable. À l’école de cavalerie d’Ypres, qui d’ailleurs est plus spécialement une école d’équitation, les terrains, les bâtimens, les chevaux, sont loin de valoir ceux de notre école de Saumur ; mais MM. les écuyers étudient beaucoup, théoriquement et pratiquement, toutes les méthodes, aussi bien celles des Allemands, des Italiens que les nôtres, auxquelles ils donnent la préférence ; ils suivent eux-mêmes une méthode excellente qui vient d’être publiée sous le titre : Dressage des chevaux de troupe, et qui est celle de Versailles modifiée et appropriée aux besoins de notre époque. Les leçons sont données aux élèves avec beaucoup de soin. J’ai pu constater, avec un vif plaisir comme artiste, avec un grand regret comme patriote, la supériorité de cet enseignement sur celui de Saumur : la tenue des cavaliers, le port de l’étrier sont uniformément les mêmes ; les moyens de conduite sont parfaitement corrects et réglés d’après les récentes découvertes dont j’ai parlé plus haut ; la tenue des rênes à la française est la seule adoptée, tandis que chez nous on préfère la tenue à l’allemande ou à l’anglaise. De tout cela il résulte que les chevaux, quoique d’origine plus commune, sont réguliers, cadencés dans leurs exercices de manège, s’allongent dehors selon la vitesse des allures et, malgré un travail considérable, se conservent parfaitement dans leurs membres.


IV

Certes on ne saurait contester la haute supériorité de l’école de Saumur, dont l’organisation militaire me paraît admirable. Plus que tout autre, j’ai le respect de cette grande et belle institution équestre, la seule qui rappelle encore le souvenir du passé. Cependant je n’hésite pas à dire que l’enseignement de l’équitation n’y est pas aussi parfait qu’on le croit généralement. D’autre part, il est visible que notre école de cavalerie ne suffit pas à ranimer dans notre pays le goût du cheval. Il y a bien à Paris et dans quelques villes de province de très bonnes écoles d’équitation et de dressage ; mais depuis la suppression de l’école de Versailles, ces établissemens n’ont plus aucun lien entre eux, ne reçoivent plus, quant à l’enseignement, aucune direction supérieure. Les subventions de l’État ont même été complètement supprimées depuis une vingtaine d’années, et la plupart des écoles sont dans une situation très peu florissante. Elles n’ont pas d’installation qui leur permette d’enseigner l’équitation d’extérieur, les sauts d’obstacles, et de montrer ainsi quelle utile application les élèves peuvent faire partout des leçons reçues au manège. Les intérêts commerciaux primant nécessairement tout le reste, les directeurs se trouvent obligés de se conformer plus ou moins aux exigences de leurs cliens, et ceux-ci sont détachés de plus en plus du manège par les progrès que font chez nous les habitudes anglaises et même par ce qu’ils entendent dire à des officiers sortant de l’école de cavalerie.

De tous côtés, il se publie de nouveaux ouvrages, quelques-uns écrits par des professeurs et montrant de plus en plus le désaccord qui existe entre eux, le plus grand nombre par des amateurs qui semblent croire que, parce qu’ils écrivent des lettres tous les jours à leurs amis, ils sont capables de faire un livre, que parce qu’ils montent tous les jours à cheval, ils peuvent parler de l’équitation en maîtres ; leurs ouvrages, qui attestent souvent une complète ignorance des principes, semblent calqués sur ceux qui se publient en Angleterre, sont remplis de conseils à bâtons rompus qui ont traîné partout ou d’observations personnelles qui n’ont qu’une valeur momentanée, — quand elles en ont une, — et qu’ils présentent comme des vérités d’une application générale ; les plus récens se résument à dire : il ne faut plus de manège ; il n’y a pas besoin de théorie ; tous ceux qui écrivent sont des radoteurs, — alors pourquoi écrire vous-mêmes ? Un auteur, dont le livre vient de paraître, a même commis l’étourderie d’écrire cette dédicace : « À mes professeurs, les chevaux, » qui m’a rappelé une anecdote que j’ai entendu raconter, quand j’étais enfant, par un grand élève du lycée Bonaparte, je crois. Les élèves d’une classe avaient pris l’habitude de faire des niches à leur professeur ; un jour ils dételèrent un petit âne appartenant à une bonne femme qui vendait des fruits à la porte du collège, le firent entrer avant l’heure de la classe dans la chaire de leur maître, puis s’assirent eux-mêmes à leurs places et firent semblant d’écrire sous sa dictée. Quand le vrai professeur arriva : Messieurs, dit-il, vous avez choisi un professeur digne de vous, gardez-le. Et il alla rendre compte au censeur de ce qui se passait.

Sans doute, de tous ces livres nouveaux, même des pires, il peut sortir quelque chose de bon. Je ne suis pas pour qu’on empêche les idées d’éclore ; mais il faudrait, pour mettre un frein aux entraînemens de la jeunesse et de l’inexpérience, qu’il y eût des approbations données ou refusées par un jury ayant qualité pour cela. Cela n’empêcherait pas les « refusés » de publier ce qu’ils voudraient ; mais au moins le public connaîtrait l’appréciation des hommes compétens.

Un autre point très important selon moi, et sur lequel j’appelle tout spécialement l’attention, c’est qu’aucun progrès ne peut se faire tant qu’on continuera dans le public à avoir aussi peu d’estime pour tout ce qui se rattache à l’équitation et aux hommes qui l’enseignent. Dans le monde des intellectuels, des savans et des artistes, on ne veut considérer l’équitation que comme un exercice en quelque sorte purement physique ; jusque dans la bourgeoisie et dans le peuple, il y a comme un sentiment d’aversion pour toutes les professions hippiques, et les jeunes gens bien élevés qui n’ont pas assez de fortune pour être des sportsmen amateurs se garderaient bien de choisir une de ces professions. Il en résulte que les directeurs de manège ne peuvent guère recruter leurs professeurs que parmi d’anciens sous-officiers de cavalerie plus ou moins dépourvus d’instruction et même d’éducation.

Qui plus est, la Société hippique française, qui pourrait, dans une certaine mesure, réagir contre ces fâcheuses tendances, refuse d’admettre dans les courses de gentlemen, — où peut figurer n’importe quel commerçant, — « quiconque vend ou exerce des chevaux, par profession ou même accidentellement, dans un but lucratif, » et organise des courses spéciales où les directeurs d’écoles et leurs professeurs peuvent, si cela leur convient, courir avec leurs propres palefreniers et avec les grooms du comte de X.., ou de Mlle Y.

Nous sommes loin, comme on voit, de l’époque où Le Vaillant de Saint-Denis disait : « L’état d’écuyer a toujours supposé, chez les anciens comme chez les modernes, un homme bien né qui s’attache particulièrement à un souverain, à un prince et même à un général pour dresser ses chevaux, après avoir acquis par une longue expérience les talens nécessaires pour bien remplir cet objet. On a exigé que ceux qui se destinaient à enseigner l’art également long et difficile de monter à cheval fussent gentilshommes, parce que, devant former des jeunes gens bien nés qui se proposent de servir dans la cavalerie, il convenait qu’ils fussent en état de leur donner une sorte d’élévation dans le caractère. »

Depuis longtemps tous les hommes de cheval se rendent compte de l’état déplorable de l’enseignement de l’équitation en France. A plusieurs reprises, on a songé à fonder une nouvelle académie pour remplacer celle de Versailles. Mais ces projets n’ont pu jusqu’ici se réaliser, peut-être parce qu’ils n’étaient pas bien conçus. Il y a quelques années, on s’occupa assez activement de créer une sorte d’école modèle, à laquelle on donnait le nom d’académie, avec vaste manège à Paris, salons, chevaux de promenade, etc. C’eût été une entreprise commerciale qui, sans doute, au lieu de favoriser les établissemens déjà existans, leur eût fait concurrence ; et l’on ne trouva pas les capitaux qu’il fallait. Le comte de Montigny qui, plus que tout autre, avait assurément l’autorité nécessaire pour diriger une telle école, eût été mis à la tête de l’enseignement. Je n’ai pu m’empêcher de lui dire à lui-même que, malgré tout mon respect et mon admiration pour sa personnalité et pour son savoir, il ne me semblait pas qu’il pût être à lui seul une académie et que bien certainement les autres directeurs de manèges n’accepteraient pas de se soumettre aux idées d’un seul homme, cet homme fût-il le comte de Montigny.

À la vérité, si l’on a donné autrefois le nom d’académie à l’école de Versailles et aux autres écoles d’équitation, il n’y a jamais eu en France une académie telle que je la conçois, c’est-à-dire composée des hommes reconnus les plus capables de discuter ensemble et de formuler les principes à adopter. Les écuries du roi entraînaient des dépenses énormes et ne donnaient pas tous les résultats qu’on pouvait en attendre ; les charges s’obtenaient plutôt par la faveur que par le vrai mérite ; l’enseignement n’était pas le même partout, faute précisément d’une académie dirigeante. Si, après La Guérinière, on eût réuni l’élite des écuyers pour composer cette académie, il n’y eût pas eu dans l’enseignement les divergences dont tous les maîtres n’ont cessé de se plaindre. Nous avons vu que Saumur n’a pu jusqu’ici arrêter les progrès du mal, que la confusion règne de plus en plus et qu’on en est presque arrivé, dans notre pays de France, berceau de l’équitation moderne, à renoncer à tout enseignement méthodique.

Lorsqu’on parle à Saumur des maîtres étrangers à l’école, et de leurs doctrines, MM. les écuyers disent : Il n’y a pas d’autre doctrine que la nôtre : l’académie, c’est nous. Lorsqu’on leur demande : Quelle est votre méthode ? ils répondent alors : Nous ne sommes pas chargés de faire une méthode, nous sommes une école d’application de cavalerie ; et ils ajoutent : Toute équitation est dans le tact personnel.

Il est temps encore de relever un art qui chancelle ; mais il faut se hâter et créer au plus vite une véritable académie qui examine les différens systèmes proposés pour commencer et achever l’instruction des cavaliers et le dressage des chevaux et qui nous laisse une doctrine écrite, claire, méthodique, complète. Ce travail n’est pas aussi effrayant qu’on le pourrait croire : si des hommes capables veulent s’y adonner sérieusement, un mois peut suffire à choisir et à classer les matériaux, un autre mois à construire un édifice qui, bien entretenu, restera impérissable.

Si Saumur devient le siège de l’académie, il faut alors qu’on y étudie comme à Ypres, sans parti-pris, toutes les théories des maîtres, qu’en dehors et au-dessus de l’équitation militaire on y cultive l’équitation académique, et qu’on rédige enfin la méthode depuis si longtemps réclamée. Mais il vaudrait sans doute mieux qu’il y eût une école civile à côté de celle de Saumur, les deux écoles non rivales, mais se prêtant au contraire un mutuel concours.

En tout cas, il faut qu’on se persuade qu’il n’y a pas une équitation militaire et une équitation civile, une équitation de manège et une équitation d’extérieur : il ne peut y avoir qu’une seule méthode pour apprendre à bien monter à chenal en toutes circonstances ; et les principes de cette méthode ne peuvent être bien définis que par des écuyers étudiant le manège avec une ardeur et une persévérance infatigables. Si autrefois on mettait très longtemps à apprendre, on peut aujourd’hui aller beaucoup plus vite, grâce aux connaissances que les maîtres ont acquises avec le temps et que leurs livres ont propagées ; mais des professeurs sachant bien démontrer le pourquoi et le comment de tout ce qu’ils enseignent peuvent seuls faire faire à leurs élèves de rapides progrès. Au fond, les maîtres ne peuvent penser différemment sur les questions de principes, et ils s’en convaincraient vite, bien certainement, s’ils se réunissaient avec l’intention de discuter entre eux sans parti-pris.

J’ai essayé d’exposer ici, aussi exactement et aussi impartialement que possible, l’état actuel de l’enseignement de l’équitation en France, qui est peut-être l’image de l’état actuel de notre société. De tous côtés les spécialistes appellent l’attention sur cette question importante. En même temps que j’écrivais cette courte étude, M. Duplessis travaillait à un livre remarquable, l’Équitation en France, qui vient de paraître avec une préface du général L’Hotte ; de nombreux articles paraissent à chaque instant dans les journaux. On doit souhaiter que le gouvernement écoute enfin tous ces appels, ou qu’une Société sérieuse et puissante se forme pour conserver à notre pays la suprématie qu’il a toujours eue dans l’art de l’équitation.


F. MUSANY.

  1. On trouve dans l’édition de 1777 du Dictionnaire de l’Académie française au mot ACADEMIE : « Certain lieu près d’Athènes où s’assemblaient… Se dit aussi d’une compagnie de personnes… Il se dit aussi du lieu où la noblesse apprend à monter à cheval et les autres exercices qui lui conviennent. (Il a mis son fils à l’Académie. Il est en pension à une telle Académie. Au sortir de l’Académie, il fut à la guerre.) Il se prend aussi pour les écoliers mêmes. (Ce jour-là, un tel écuyer fit monter toute son Académie à cheval.) » — ACADEMIE DE MUSIQUE ne vient qu’ensuite dans le Dictionnaire.
  2. On sait qu’après la conquête des Gaules et dès les premiers temps de la monarchie française, on donnait le nom d’écuyer aux gens de guerre qui tenaient le premier rang parmi les militaires ; on les appela gentilshommes ou nobles pour les distinguer du reste du peuple, et ils furent la source de la noblesse. Jusqu’à la Révolution, la charge d’écuyer resta un titre de noblesse, et nul ne pouvait prendre le titre d’écuyer s’il n’était issu d’un père ou d’un aïeul anobli dans la profession des armes.
  3. On appelle aides les moyens dont se sert le cavalier pour faire manœuvrer le cheval : les rênes, les jambes, les éperons, la cravache.
  4. Il est bon de noter que le conseil d’instruction de l’École, de même que le comité de cavalerie, ayant à s’occuper de toutes les questions militaires, ne sont pas composés spécialement d’écuyers, et, par conséquent, n’ont pas la compétence nécessaire pour trancher les questions d’équitation.
  5. Ces lignes furent publiées en 1854, longtemps après que le comte d’Aure eut pris le commandement du manège de Saumur.
  6. Sorte de mors qui tient le milieu entre le filet et le mors de bride.
  7. Me sera-t-il permis de rappeler ici que, de mon côté, ayant acquis de plus en plus la conviction que le cheval, comme tout animal, est incapable de faire aucun raisonnement, de connaître quoi que ce soit, j’ai le premier exprimé cet avis que, quelque opinion qu’on ait sur l’intelligence du cheval, le cavalier doit uniquement s’appliquer à produire telle ou telle sensation pour obtenir tel ou tel mouvement et ne jamais employer les corrections sous prétexte de lui faire comprendre qu’il a mal fait ? L’expérience me montre tous les jours davantage que les corrections ne servent qu’à faire naître des habitudes de désordre, que toutes les fois que le cheval résiste, c’est que le cavalier n’a pas su produire les sensations qu’il fallait, ou que l’animal cède à d’autres sensations plus fortes, externes ou internes. C’est sur ces données que j’ai entièrement établi ma méthode de dressage simplifié, qui, tout en acceptant la plupart des principes de l’ancienne École, supprime le travail à la longe et à la cravache, les assouplissemens et flexions en place, et prescrit au début l’emploi des poids progressifs et des pas de côté.
  8. L’élevage des chevaux de luxe. (Voyez la Revue du 15 mai.)