L’Enseignement agricole en France et les réformes projetées

L’ENSEIGNEMENT AGRICOLE EN FRANCE
ET
LES RÉFORMES PROJETÉES

L’enseignement professionnel de l’agriculture a été fondé, organisé et continuellement amélioré, en France, depuis un siècle. Il répondait si bien à des besoins certains que l’initiative privée l’a créé, lui a donné sa première forme et a contraint plus tard les pouvoirs publics à poursuivre l’œuvre commencée. Aujourd’hui, cette œuvre est considérable, elle n’a point été improvisée sans tenir compte des réalités nouvelles et des enseignemens indispensables de l’expérience. Il serait puéril de la croire parfaite ; il est juste, en revanche, de reconnaître son mérite.

L’organisation et le fonctionnement de l’Enseignement agricole sont pourtant l’objet des critiques les plus vives. Un projet de loi déposé récemment sur le bureau de la Chambre précise ces critiques dans l’exposé des motifs et indique les réformes nécessaires. La Commission de l’Agriculture a étudié ce problème ; son rapporteur en a cherché lui-même la solution avec le zèle le plus sincère. Il conclut à l’adoption du projet de loi soumis à la Chambre qui vient d’en approuver les dispositions essentielles.

Quelle est la valeur de ce projet, et quelle serait la portée des réformes qu’il propose ?

C’est ce que nous voudrions dire aujourd’hui. Il faut auparavant exposer l’organisation actuelle de l’enseignement agricole.

Cette étude rapide est indispensable à l’intelligence du problème qui se pose devant nous.


L’ORGANISATION ACTUELLE DE L’ENSEIGNEMENT AGRICOLE

L’organisation actuelle de notre enseignement agricole correspond aux nécessités d’une double spécialisation : celle des fonctions dévolues aux agriculteurs, celle des productions elles-mêmes qui exigent, pour être mieux connues, des études particulières.

La spécialisation des fonctions ou des rôles a tout d’abord commandé une division de l’enseignement.

Aux futurs directeurs des grandes entreprises agricoles est réservé l’enseignement supérieur, le plus scientifique, le plus varié, celui qui est constamment inspiré par la « théorie » bien définie et bien comprise, c’est-à-dire par la « pratique » qu’éclaire la connaissance des faits et que sanctionne l’expérience.

Aux auxiliaires salariés du directeur, aux chefs de culture, aux contremaîtres de l’industrie rurale, ou bien aux petits patrons, véritables artisans agricoles, est offert l’enseignement élémentaire. Celui-ci donne seulement des explications et des « clartés, » tout en faisant la part très large à l’apprentissage de la technique manuelle, c’est-à-dire à l’exécution de la besogne matérielle.

Quatre écoles d’ordre supérieur sont chargées de former les chefs d’industrie : elles sont représentées par l’Institut agronomique et par les trois écoles nationales de Grignon, de Montpellier et de Rennes.

Les écoles pratiques et les fermes-écoles, au nombre d’une cinquantaine, sont réparties dans toutes les régions agricoles et ont pour objet de donner un enseignement élémentaire dont nous venons de noter les traits caractéristiques.

Pour compléter le rôle de ces derniers établissemens et pour mettre l’enseignement élémentaire à la portée de ceux qui le recherchent, on a de plus institué des « écoles d’hiver » dans lesquelles peuvent entrer les fils de cultivateurs au moment où le travail des champs leur laisse quelques loisirs. Installées pendant un trimestre dans un collège communal qui leur fournit les maîtres, les collections scientifiques et les installations nécessaires, ces écoles donnent un enseignement qui éclaire la pratique traditionnelle et en marque les transformations utiles. Le succès de cette institution parait en avoir consacré le mérite, reconnu d’ailleurs depuis longtemps à l’étranger, et notamment aux Etats-Unis.

La création plus récente encore des écoles ménagères a eu pour objet de faire connaître la laiterie, la fromagerie, l’élevage des animaux de basse-cour, la cuisine, etc., etc., aux filles des cultivateurs. On peut dire encore que les résultats obtenus démontrent l’utilité de cette institution connue et appréciée en Belgique, en Hollande ou en Suisse.

L’organisation de l’enseignement supérieur ou élémentaire correspond bien, comme on le voit, à la spécialisation des fonctions et des tâches. La division que nous avons marquée répond aux réalités qui s’observent.

Il en est de même pour la spécialisation des productions rurales. L’heureuse variété de nos climats et de nos sols a fait de la France l’abrégé de l’Europe. Or, le respect intelligent des aptitudes culturales est une condition essentielle de tout progrès agricole. Pour rendre ces progrès plus rapides, il était indispensable de créer des établissemens spéciaux, dans lesquels seraient étudiés la viticulture, la technique de la vinification, la production des beurres et des fromages, l’exploitation des forêts, l’élevage des vers à soie, etc., etc. Des écoles véritables, comme l’Ecole forestière et ses annexes ou, comme l’Ecole nationale de laiterie, puis, des stations expérimentales de viticulture, d’œnologie, de sériciculture, ont exactement répondu à la spécialisation des productions. Destinés à former des élèves, ces établissemens sont devenus en même temps des foyers de recherches scientifiques, double rôle nécessaire autant que fécond.

Cette organisation spécialisée a complété au besoin l’institution des cours généraux dont profitaient dans leurs écoles les élèves de l’enseignement supérieur ou de l’enseignement élémentaire.

Enfin, à côté des établissemens d’enseignement et de recherches accessibles à toutes les catégories d’agriculteurs, une institution nouvelle a été créée pour renseigner le cultivateur, le guider, et lui permettre d’obtenir, sur place, toutes les « leçons de choses » dont il pouvait avoir besoin. Nous voulons parler de l’enseignement nomade donné par les professeurs départementaux ou spéciaux d’agriculture.

Toute cette organisation si variée et si complète est le résultat de longs et patiens efforts. Elle a été plus spécialement l’œuvre d’un administrateur éminent, M. Tisserand, qui avait parfaitement le droit de dire, il y a quelques années :

« Tous les degrés de l’enseignement existent avec l’organisation actuelle. — Toutes les régions de la France sont pourvues d’un enseignement agricole approprié à leurs besoins. — Toutes les branches de l’exploitation du sol ont leurs écoles. — Toutes les classes de la population, depuis le grand propriétaire jusqu’à l’ouvrier rural, ont la possibilité de s’instruire et de faire donner l’enseignement professionnel à leurs enfans.

« Le cadre est donc complet. Il ne reste plus qu’à le développer et à y apporter les améliorations que l’expérience indiquera. Les résultats obtenus sont déjà notables, mais ils ne sont pas ce qu’ils seront un jour quand, l’instruction agricole ayant pu pénétrer dans les couches profondes de la population rurale, nos cultivateurs sauront appliquer à l’exploitation du sol les procédés perfectionnés et les découvertes de la science moderne. »

Ce n’est pas là un éloge, mais un jugement dont nous approuvons tous les termes.

Depuis quelques années, l’expérience n’a-t-elle pas, toutefois, révélé quelques lacunes et démontré la nécessité de quelques améliorations nouvelles ?

Nous allons répondre à cette question en étudiant les réformes qui sont proposées.


LES CRITIQUES ET LE PROJET DE RÉORGANISATION

Le projet de loi [1] relatif à l’organisation nouvelle de l’enseignement agricole ne prétend pas modifier le cadre déjà tracé. Les critiques qui s’y trouvent formulées ne visent que le fonctionnement et non pas l’existence ou le but des établissemens d’enseignement.

Loin de détruire, le projet dont nous parlons a pour objet principal de compléter et de créer. Il est question notamment de fonder l’enseignement primaire et post-scolaire de l’agriculture dans toutes les écoles de village. « L’enseignement ne sera pas exclusivement professionnel, lisons-nous dans l’exposé des motifs ; l’instituteur, en effet, ne peut avoir la prétention d’enseigner aux élèves la pratique manuelle des opérations culturales que les agriculteurs pères de famille peuvent enseigner eux-mêmes. Il leur donnera simplement des notions de sciences physiques et naturelles appliquées à l’agriculture sous forme de leçons de choses ; il leur fera connaître les plantes et les insectes utiles ou nuisibles ; il leur expliquera le « pourquoi » et le « comment » de toutes les opérations agricoles ; il leur dira ce que sont les engrais, comment on les achète, comment on sélectionne les bonnes semences, comment on doit nourrir le bétail et l’améliorer... »

C’est après leur treizième année, de 13 à 18 ans, que les élèves des écoles communales recevraient cette instruction complémentaire pendant l’hiver.

L’intention est certes très louable. Répandre l’instruction agricole, c’est contribuer partout au développement de la production et de la richesse. L’enseignement post-scolaire donné à des hommes assez âgés pour réfléchir et observer ne pourrait manquer d’être utile, si les élèves que l’on veut instruire étaient assidus et attentifs. L’expérience seule nous fera connaître le mérite réel, et surtout l’efficacité de cet enseignement nouveau. On peut cependant prévoir les difficultés spéciales que présentera le développement du programme tracé par le projet. La plus délicate et sans doute la plus grande se rapporte à la compétence du maître. Le « pourquoi » et le « comment » de toutes les opérations agricoles supposent la connaissance de bien des sciences dont l’élève n’a pas la moindre idée et que l’instituteur lui-même n’a pas étudiées assez longtemps pour les approfondir. Rien n’est plus difficile que de se mettre à la portée d’un jeune auditoire, d’être clair sans rester superficiel, et de choisir avec tact, parmi les faits scientifiques, ceux dont l’application pratique doit frapper l’esprit ou fixer l’attention d’un enfant de treize ans !

En supposant même que l’instituteur ait travaillé vaillamment pour obtenir le brevet agricole spécial visé par le projet, sera-t-il capable de donner ces leçons de choses, de fournir toutes ces explications, d’éclairer toutes ces questions qui se rattachent à la vie des plantes, à celle des animaux, aux matières fertilisantes ?...

Nous le répétons, l’expérience seule permettra de se prononcer.

L’instruction ainsi assurée et mise à la portée de tous les habitans des campagnes contribuera-t-elle à les retenir aux champs, à leur inspirer le goût, et en quelque sorte l’amour, des occupations agricoles ? Les auteurs du projet ont évidemment conçu cet espoir, mais nous croyons qu’on se ferait les plus graves illusions en le conservant ! Non, l’exode rural ne sera pas pour cela limité parce qu’il est momentanément la conséquence, et comme la résultante, de désirs, d’illusions, de préjugés et d’intérêts que la diffusion de l’instruction agricole peut combattre, mais dont elle ne saurait triompher brusquement. Nous avons dit ici même, avec une conviction réfléchie [2], que l’exode rural avait, en outre, pour cause principale le développement continu, mais de plus en plus rapide, du bien-être et de la richesse dans les campagnes elles-mêmes. Pour produire ce que la population agricole réclame désormais et ce qu’elle paye avec ses denrées, il faut que l’industrie se développe et emploie plus de bras, en dépit des progrès du machinisme.

Cet appel constant d’activités productives dans l’industrie, dans le commerce, dans l’industrie des transports, est, en ce moment, une nécessité économique contre laquelle nous ne pouvons pas lutter avec succès. En France, comme à l’étranger où le même mouvement s’observe, les hommes des champs veulent bénéficier des hauts salaires que l’agriculture ne donne pas encore et que les autres industries accordent pour attirer les auxiliaires qu’elles réclament.

Les œuvres d’enseignement agricole peuvent-elles exercer une influence sur les salaires ruraux ? Nous ne le pensons pas. Le développement lucratif de la production qui fera seul monter le taux de la main-d’œuvre, dépend à la fois de l’abondance des capitaux de culture et de l’habileté des chefs d’exploitations rurales. Or, il s’agit de retenir dans les campagnes l’ouvrier rural, — et lui seul, — car le nombre des exploitans, fermiers, métayers, ou petits propriétaires, augmente au lieu de décroître...

L’enseignement post-scolaire est une création. Le projet de loi, à cet égard, prévoit une institution nouvelle. Il se borne, en revanche, à favoriser le développement des écoles ménagères destinées à compléter l’instruction technique des jeunes filles dans nos campagnes. Certes, nous possédons déjà des écoles spéciales qui leur sont réservées, mais ces établissemens sont rares, et trop éloignés pour que les familles n’hésitent pas à se séparer longtemps de leurs enfans. L’école ménagère ambulante répond à un besoin en même temps qu’elle offre des facilités singulières. Nous avons dit plus haut qu’on avait déjà institué cet enseignement spécial, à l’imitation de ce qui se fait à l’étranger.

Les succès obtenus, la faveur dont les écoles ont bénéficié, la simplicité et l’économie qui en constituent les traits saillans, tout nous inspire confiance dans le succès de l’œuvre qu’elles accomplissent. Déjà une école normale destinée à la formation des professeurs vient d’être installée à Grignon près de Versailles. Tout ce que l’on fera pour favoriser les écoles ménagères ne peut qu’être approuvé.

La même conclusion s’impose en ce qui touche les écoles d’hiver, qui ont fait leurs preuves. Les besoins constatés justifient des créations nouvelles.

Le projet de loi ne crée pas, mais il maintient fort sagement les écoles professionnelles connues déjà sous le nom de fermes-écoles et d’écoles pratiques. Sur ce point nous n’avons donc aucune objection à formuler.

Certes, on peut regretter que l’effectif des élèves ne soit pas plus nombreux, mais nous ne croyons nullement que cette insuffisance relative soit imputable à la nature ou à la qualité de l’instruction. Le public rural n’est pas encore convaincu de l’utilité d’un enseignement agricole quel qu’il soit ! Voilà la vérité. Sans doute, beaucoup d’agriculteurs éclairés ne partagent pas cette opinion. Ceux-là ont beaucoup vu et beaucoup retenu ; ils lisent, ils s’instruisent et portent un jugement sur les conditions nouvelles de leur industrie. C’est une élite, et par suite une exception. Dans quel milieu doivent précisément se recruter les élèves des écoles pratiques ou des fermes-écoles ? Dans la classe des petits fermiers, des métayers, des propriétaires-cultivateurs, voire des ouvriers ou des domestiques agricoles. Nous comptons en France plus de deux millions de propriétaires-cultivateurs, plus d’un million de fermiers, et près de 350 000 métayers. C’est là, sans nul doute, un groupe professionnel très nombreux qui devrait assurer très aisément le recrutement des écoles élémentaires. Mais combien de métayers ou de petits propriétaires voient clairement les avantages d’un enseignement dont ils n’ont pas été eux-mêmes appelés à recueillir les fruits ? Tout enseignement se résume pour eux dans des « théories » dont ils ont peur ! On ne triomphera de ces préjugés qu’après un fort long temps. Et puis, n’oublions pas qu’il s’agit d’une dépense à faire, et que cette dépense est double. Un père de famille ne doit pas seulement payer le prix de la pension dans une école pratique ; il faut encore qu’il se prive des services que peut rendre un jeune homme de quatorze à seize ans. Dans les familles nombreuses, ces sacrifices deviendraient considérables. Faudrait-il, cependant, traiter de façon différente l’aîné et les cadets ?

Les sacrifices dont nous parlons sont, en outre, immédiats, prolongés, réguliers, revenant à échéances fixes. C’est pour cela qu’ils ont été difficilement supportés.

Quels sont, en revanche, les avantages correspondans ? Le père de famille ne les voit pas nettement. En revenant de l’école, son fils sera-t-il un « praticien » plus habile, un travailleur plus vigoureux, un collaborateur plus soumis et plus respectueux ? Le père de famille ne redoute-t-il pas précisément que son « écolier » ne veuille lui donner des leçons ou discuter ses ordres ?

Combien de fermiers, de métayers, ou de petits propriétaires auront l’ambition ou l’illusion de viser plus haut, et voudront placer leur fils dans un collège pour lui permettre de devenir surnuméraire de « l’administration, » ou aspirant surnuméraire !

L’école d’agriculture est concurrencée par tous les établissemens qui donnent une instruction générale et font briller aux yeux des parens les perspectives d’une situation fixe et officielle.

En résumé, plusieurs raisons expliquent la faiblesse numérique de la population scolaire dans les écoles agricoles élémentaires, sans que l’on soit en droit de critiquer la nature de l’enseignement ou la valeur des maîtres.

Nous avons voulu aller vite et faire grand.

Instruire la démocratie rurale, répandre largement les notions scientifiques d’une application immédiate et d’une grande portée pratique, telles ont été les intentions généreuses de ceux qui ont multiplié les établissemens d’enseignement agricole. Les agriculteurs auxquels on voulait rendre service n’étaient pas en état de répondre à cet appel. La déconvenue et la désillusion ont été d’autant plus amères que les sacrifices consentis avaient été plus amples et les espérances plus sincères.

Rien n’est perdu ; il convient d’attendre.

Qu’on se garde bien surtout d’abaisser le niveau des études et de réduire l’enseignement au simple apprentissage de la technique manuelle. Pourquoi les pères de famille enverraient-ils leurs fils dans des écoles où ils n’apprendraient pas autre chose que le maniement d’un outil ou la conduite d’une machine ?

A l’heure actuelle, la partie scientifique des programmes de l’enseignement élémentaire n’est pas trop importante. La « théorie » n’y prend pas trop de place. Peu à peu, très lentement d’abord, plus rapidement ensuite, dans quarante ou cinquante ans, les meilleurs, les plus intelligens agriculteurs comprendront la valeur, c’est-à-dire l’utilité d’un enseignement théorique joint à la technique manuelle. La presse agricole, l’enseignement nomade des professeurs départementaux ou spéciaux, l’influence toute-puissante de l’exemple, amèneront un changement profond dans les idées du public agricole. Il faut pour cela qu’une génération succède à une autre.

Voilà ce qu’il faut comprendre avant de gémir ou de critiquer, en déplorant l’insuccès, — tout relatif d’ailleurs, — des écoles pratiques ou des fermes-écoles.

Nous avons relevé à ce propos, dans un rapport officiel, cette phrase qui exige un commentaire :

« L’enseignement des écoles élémentaires doit être suffisamment développé pour éclairer scientifiquement toutes les opérations culturales ; les travaux pratiques doivent y tendre, non pas à faire de simples ouvriers, mais surtout des praticiens instruits, intelligens, capables de devenir de bons régisseurs, et de diriger une exploitation avec habileté et profit. »

Le ministre a parfaitement raison et l’on ne saurait tracer d’une façon plus raisonnable le programme des études dans une des écoles dont nous parlons. Mais, hélas ! ce qui manque précisément aux élèves diplômés c’est une situation de régisseur ou de directeur de culture. De pareilles positions sont rares, — très rares, — mal rémunérées, et la situation sociale faite à ces associés du propriétaire n’est pas en rapport avec les exigences légitimes d’un homme actif, instruit, intelligent.

Quant à l’exploitation du sol, elle exige des capitaux, et la plupart des jeunes gens sortis des écoles élémentaires n’en possèdent pas. Ils ne peuvent donc devenir, ni propriétaires-cultivateurs, ni fermiers, quand ils ne succèdent pas au père de famille.

Le manque de débouchés, voilà surtout la raison de l’insuffisance numérique de la population scolaire.


LA RÉFORME DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DE L’AGRICULTURE

Le projet que nous analysons ne vise pas seulement l’enseignement agricole élémentaire ; il a même principalement pour objet la réforme de l’enseignement supérieur.

Quatre établissemens, nous l’avons dit, sont chargés aujourd’hui de le donner. Dans l’ordre historique de leur création et de leur développement, ces écoles sont les suivantes :

L’Ecole de Grignon, fondée par A. Bella, en 1826 ;

L’Ecole de Rennes succédant à celle de Grand-Jouan, fondée par Rieffel en 1833 ;

L’Ecole de Montpellier, succédant à celle de la Saulsaie, fondée par Nivière en 1837 ;

L’Institut National Agronomique, fondé à Paris, en 1876, et portant le titre d’Ecole supérieure.

Quel est l’objet de l’enseignement donné dans ces établissemens ? Ceux-ci, nous le répétons, doivent former des chefs d’exploitation, — de grandes exploitations, et accessoirement, des professeurs, des administrateurs, des directeurs techniques d’industries rurales (distilleries, féculeries, sucreries, etc., etc.).

Quelle est la nature de l’enseignement destiné à ces chefs d’entreprises ? Il est bon de le dire ici, car peu de personnes se rendent compte de la variété des connaissances qu’exige la conduite d’une exploitation rurale.

Eh bien ! l’enseignement scientifique général comporte l’étude de la Physique et de la Chimie, avec les exercices ordinaires de laboratoire, de la Géologie, de la Minéralogie, de la Mécanique et des Mathématiques élémentaires, indispensables pour la comprendre, de la Zoologie, et de la Botanique.

La spécialisation et l’application à l’agriculture résultent du développement donné aux études de chimie agricole et de biologie du sol, de physiologie végétale et animale, de mécanique agricole et de constructions rurales. L’agriculture générale est la synthèse de toutes les méthodes employées pour fertiliser le sol, pour le préparer à recevoir et à nourrir la plante ; elle s’appuie constamment sur les sciences naturelles étudiées précédemment par l’élève, L’horticulture a le même caractère, bien que son objet soit plus nettement spécialisé, et il en est de même pour la sylviculture et la viticulture. La technologie agricole, qui suppose des connaissances étendues de physique, de chimie, de mécanique, vise les transformations industrielles des matières premières agricoles, la fabrication de l’alcool, du sucre, de la fécule, des farines, du vin, du cidre, des fromages, des beurres, la conservation des produits, la production de certaines matières fertilisantes minérales ou végétales...

La pathologie végétale renseigne l’élève sur les maladies des plantes, leur diagnostic, et leur traitement.

Un enseignement spécial se rapporte à l’élevage des animaux de basse-cour ou du bétail, des abeilles, des vers à soie, à la pisciculture, et à la connaissance des insectes nuisibles ou utiles.

L’économie rurale a pour objet l’application des lois de l’économie politique à l’agriculture ; c’est l’équivalent de l’ « économie industrielle » professée dans les écoles techniques de l’industrie et du commerce. L’économie rurale a, de plus, comme rôle de décrire l’organisation financière de la ferme et d’assurer le contrôle de ses opérations par la comptabilité.

L’étude de la législation rurale, au point de vue civil et administratif, complète enfin l’enseignement agricole tel qu’il est donné à tous les élèves des écoles supérieures.

On voit quelle est la variété, et quelle est aussi l’étendue des connaissances que doivent posséder nos jeunes ingénieurs agricoles. Avant de parler sans indulgence de leur savoir et de leur mérite, il serait bon d’étudier le programme des cours qu’ils ont suivis. Ces cours ne sont pas seulement théoriques, comme on affecte de le croire. On les complète, — chaque jour, — par l’étude des faits et de la vie d’une exploitation rurale. C’est du moins ce qui se passe dans un institut agricole comme celui de Grignon, auquel est annexée une ferme de deux cents hectares. Il n’est pas une plante dont la culture ne soit connue des élèves, par un animal dont la conduite, le mode d’élevage, la race, les qualités et l’usage ne leur aient été indiqués. Instru- mens, machines, outils, ont été maniés, réglés ou conduits par les élèves, puis comparés à des types différens, pour faciliter l’étude de la mécanique rurale...

Les critiques dirigées contre un pareil enseignement sont donc injustes ou excessives.

L’Institut national agronomique, placé à Paris, ne dispose pas, il est vrai, d’une ferme dont les opérations peuvent être observées chaque jour par les élèves. Il y a là une lacune à combler.

Les autres écoles supérieures de Rennes et de Montpellier, — on l’a dit avec raison, — ne possèdent pas une étendue de terres suffisante pour que l’étudiant vive de la vie rurale et l’observe sous tous ses aspects.

Il convient d’améliorer cette situation, et, pour cela, il suffirait de voter quelques crédits. En pareille matière, l’économie mal entendue devient une faute impardonnable.

Certes, nous ne l’ignorons pas, les élèves de l’Institut agronomique font de nombreuses excursions agricoles et visitent les champs d’expérience que l’établissement possède aux environs de Paris.

A Rennes et à Montpellier, le dévouement des maîtres et leur vigilance avertie corrigent de la même manière un défaut d’organisation générale.

Toutefois, répétons-le, une réforme s’impose. En la signalant, le rapporteur du projet de loi a fait œuvre utile.

Nous lui aurions su bien bon gré de défendre, à ce propos, l’enseignement supérieur contre les ignorans qui le dédaignent ou contre les hommes de routine qui le redoutent.

Ni l’ignorant, ni l’homme de routine ne comprennent ce que l’on enseigne dans une grande école d’agriculture. Ces établissemens sont précisément destinés à permettre aux élèves d’apprendre des vérités générales, c’est-à-dire : la raison, l’explication des pratiques culturales dans leurs rapports avec les climats, avec la nature du sol. sa composition et ses aptitudes productives ; la raison encore, et l’explication de toutes les pratiques relatives à l’élevage des animaux, à la composition ou au choix judicieux de leurs alimens, à l’utilisation de leur force ou de leurs produits, et à la transformation de ces produits ; la raison et l’explication, enfin, de la supériorité des outils, des machines, des procédés, qui facilitent la besogne du laboureur et accroissent la productivité de son travail.

La « théorie » ainsi comprise est tout simplement une pratique éclairée, et c’est bien là, en effet, la définition de la véritable « théorie, » de celle qui ne se confond pas avec une jonchée d’hypothèses sans valeur, de doctrines sans fondement, et d’abstractions sans applications possibles.

L’enseignement supérieur digne de ce nom n’est pas seulement l’indication d’une pratique, celle de tel ou tel praticien, mais le résumé méthodique de toutes les pratiques observées dans une région, dans un pays, ou dans le monde. Le professeur n’invente pas et ne rêve pas. Il remplace tous les hommes intelligens, et instruits dans leur art, qui pourraient venir successivement enseigner dans la chaire, et exposer les méthodes dont l’application a été sanctionnée par des expériences heureuses et décisives. Le professeur fait plus. Non seulement il expose les pratiques adoptées avec succès, mais encore il explique leurs rapports avec les conditions agricoles ou économiques du milieu dans lequel elles ont triomphé. Il montre, et il démontre en s’appuyant sur des faits, que les méthodes culturales varient avec les circonstances, évoluent avec les conditions de tous ordres qui les rendaient utiles hier, mais qui les rendront stériles demain parce qu’elles seront devenues surannées. Il conclut en affirmant justement que ces méthodes sont des rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses : rapports entre la plante et la terre capable de la porter, rapports entre la matière fertilisante, le sol qu’elle complète, ou la récolte qui la réclame pour assurer un profit, rapports entre les productions et les besoins qui ouvrent des débouchés...

Voilà ce que le professeur enseigne, et nul ne peut dire sans injustice que cet enseignement n’est pas pratique. La « Pratique » qu’il révèle a même une portée générale ; les faits sur lesquels on l’appuie sont des vérités ; les conclusions que l’on en tire et les applications qui en découlent sont utiles. D’un pareil enseignement il ne peut sortir que de la lumière.

Quant à la pratique manuelle, dans toutes les exploitations conduites à l’aide d’agens salariés, celle qui a pour objet l’exécution même des opérations techniques appartient à ces agens dans leurs diverses spécialités, et il n’est pas du tout nécessaire que le chef d’exploitation possède ce qui ne peut s’acquérir que par une longue habitude, c’est-à-dire l’adresse nécessaire pour devenir un habile laboureur, un adroit charretier, un faucheur ou un semeur distingué. Dans les régions où l’agriculture a le caractère d’une industrie, on trouve la preuve de cette vérité. Il est bien peu de fermiers qui soient en état de rivaliser avec leurs valets dans la conduite de la charrue ou dans le chargement d’une voiture de gerbes, et l’on n’en trouverait aucun parmi eux qui ait acquis l’habileté nécessaire pour exécuter de ses mains, même passablement, toutes les opérations agricoles. Ils savent bien d’ailleurs qu’ils ont mieux à faire qu’à se livrer à des travaux de cette espèce. Mais il est, en revanche, un autre genre de « pratique » que possèdent généralement les fermiers et qui est, en effet, celle du chef d’exploitation : celle-là n’a pas pour objet l’exercice des muscles, mais elle se fonde sur certaines facultés qui se développent par l’observation personnelle des faits. C’est ce qu’on peut nommer la pratique intellectuelle et c’est elle que l’on enseigne précisément dans une école supérieure. Quant à la pratique de l’administration et de la direction financière de l’entreprise, il est clair que nul professeur ne saurait l’enseigner. Une expérience personnelle est nécessaire.

Voilà, croyons-nous, ce que le rapporteur du projet de loi aurait pu répondre aux adversaires de l’enseignement supérieur, adversaires que les directeurs de nos écoles ont toujours rencontrés et combattus depuis près d’un siècle.

Nous regrettons aussi que l’honorable rapporteur n’ait pas mis en lumière le rôle que doivent jouer les écoles supérieures à propos des recherches scientifiques. L’intérêt et la portée de cette tâche spéciale ont une importance sans égale.

Le professeur n’est pas seulement chargé de donner un enseignement oral, d’apprendre aux autres ce qu’il a lui-même appris de ses maîtres, de réciter en quelque sorte une leçon, toujours la même, leçon morne de choses mortes. On n’enseigne bien, c’est-à-dire on n’exprime de soi-même et l’on ne transmet aux autres en paroles animées, comme l’a dit un jour Albert Sorel, que les pensées directement recueillies de la vie, les choses vues et éprouvées, les préceptes tirés de l’expérience des faits. C’est par la recherche personnelle, par l’observation sans cesse renouvelée au contact des réalités, sur tous les points du territoire, que le professeur acquiert la véritable maîtrise en même temps qu’il élargit le domaine des connaissances utiles et des préceptes féconds. Reculer toujours les bornes du savoir, tel est le rôle principal du professeur de l’enseignement agricole supérieur. L’influence du maître s’étend alors sur toute la classe des agriculteurs intelligens et avides de s’instruire ; il enseigne ceux-là mêmes qui ne suivent pas ses leçons.

L’élève d’ailleurs est le premier à profiter de ce que nous appellerons volontiers la haute culture intellectuelle du maître qui travaille et ne se lasse pas de chercher. L’influence de ce maître s’accroît à mesure que se fortifie la confiance et que naît le désir de l’imiter en cherchant à son tour, en découvrant, en suivant une méthode et un exemple. C’est ainsi, disait encore Sorel, que s’établit la communication mystérieuse entre le professeur et l’élève, appel réciproque des intelligences, impulsion continue d’une idée maîtresse — le progrès des connaissances — qui domine toutes les parties d’un cours et s’imprime de toutes parts dans l’esprit de l’élève parce qu’elle est toujours présente à l’esprit du professeur.

Que faut-il assurer à ce dernier pour qu’il puisse accomplir cette tâche tout entière ? Il faut lui donner des moyens de travail et d’informations, c’est-à-dire des ressources, des loisirs, c’est-à-dire des moyens de subsistance assez larges pour qu’il ne soit pas contraint de se livrer à des besognes inférieures qui épuisent son activité, l’étouffent ou la dispersent.

Réaliser cette double amélioration qui serait une innovation, telle doit être l’œuvre des pouvoirs publics, et, chose étrange, ni les rédacteurs du projet, ni la Commission de l’agriculture, ne paraissent y avoir songé.

Comparées au rôle du professeur en matière de recherches scientifiques, les modifications du programme des études doivent être tenues pour peu de chose, car ces programmes eux-mêmes ne valent que par la façon dont ils sont compris et développés.

Nous n’attachons guère plus d’importance aux rivalités qui existent, paraît-il, entre les diverses écoles supérieures. Ces rivalités ne sont-elles pas utiles si l’ardeur de bien faire, l’émulation, la sympathie très naturelle des élèves à l’égard de leur école, tournent au bien général ? Les maîtres eux-mêmes sont des émules et non pas des rivaux.

Qu’on se garde surtout de supprimer une des écoles supérieures ! Non seulement elles sont toutes utiles parce que ce sont des centres de recherches et des foyers de haute culture, mais encore elles rendent toutes des services, en se spécialisant, sans cesser de donner un enseignement général, élevé et complet. Or cette spécialisation correspond à une idée de décentralisation et de division du travail. La diversité bien réglée de l’enseignement des écoles nationales répond à la diversité des aptitudes productives de chaque région ; elle donne satisfaction à des besoins locaux et aux vœux maintes fois exprimés des assemblées provinciales.

En revanche, à quoi bon instituer ou conserver des privilèges en faveur des élèves sortis de telle ou telle école ? Si l’instruction qu’ils y ont reçue est vraiment supérieure, si elle les a rendus comme invincibles, pourquoi redouter la lutte qu’ils auraient à soutenir en concourant avec des rivaux ?

Pourquoi des monopoles d’origine quand l’intérêt général n’est bien servi que par des individualités fortes et par une élite qui a le droit de se révéler partout ?

Quand le fruit de l’arbre est bon, on ne se soucie pas de la racine.

Cette conclusion s’applique au mode de recrutement des professeurs que le projet voudrait faire passer par une école de pédagogie. Sans doute il est bon qu’un futur maître ait appris à enseigner. La bonne ordonnance d’une leçon, l’heureux équilibre des divisions du sujet, l’adaptation des développemens à l’instruction spéciale ou à la culture générale des auditeurs, tout cela constitue bien un art véritable qu’on peut tenter d’apprendre et qu’il ne serait pas mauvais d’enseigner.

La meilleure école de pédagogie n’est-elle pas, cependant, l’établissement lui-même dans lequel l’élève a entendu maintes leçons bien ordonnées et bien faites ? Le bon professeur des écoles supérieures n’est-il pas le maître qui enseigne la pédagogie par l’exemple ? Les qualités requises pour professer sont d’ailleurs le privilège de quelques-uns ; elles supposent la mesure, le tact, la clarté, le talent spécial d’exposition... qui ne s’enseignent pas, ou du moins que l’on n’acquiert guère par l’enseignement !

Si le candidat aux fonctions de professeur fait preuve des qualités pédagogiques que l’on exige à juste titre, il est inadmissible qu’un jury l’écarte, ou que l’administration lui interdise de concourir parce qu’il n’a pas obtenu au préalable le diplôme d’une école de pédagogie ! Le jury a pour rôle de tenir compte du mérite professionnel des candidats, et en particulier de leur talent d’exposition sous tous ses aspects. Pourquoi s’inquiéterait-il des méthodes qui ont permis de l’acquérir ?

La Chambre a décidé récemment que les candidats admis à concourir pour devenir professeurs spéciaux d’agriculture, devraient posséder les diplômes d’ingénieur agronome (Institut agronomique) ou d’ingénieur agricole (Ecoles nationales d’Agriculture). Pourquoi imposer cette condition et s’inquiéter de l’origine des candidats ?

Un excellent agriculteur, pourvu des diplômes de nos Facultés des Sciences, sera-t-il écarté d’avance comme indigne, parce qu’il n’a pas suivi les cours d’une Ecole spéciale hors de laquelle, paraît-il, il n’y a pas de salut ? Nous ne saurions admettre et approuver cette solution, que tous les esprits vraiment libéraux doivent repousser. C’est au jury, et à lui seul, sans le contrôle du ministre, qu’il appartient de choisir les meilleurs candidats, de les éprouver, de les distinguer, sans exiger un titre spécial, une sorte d’étiquette dont la nécessité ne s’impose pas.

Que l’on multiplie au besoin les épreuves du concours et notamment les leçons faites et préparées dans les conditions mêmes où le futur professeur serait placé s’il était pourvu d’une chaire quelque temps après.

Les juges chargés d’apprécier le mérite des candidats ne sauraient manquer de reconnaître le talent d’exposition des plus dignes, et d’écarter au contraire tous ceux qui ne savent ni faire une bonne leçon, ni se mettre à la portée de l’auditoire spécial, auquel ils doivent s’adresser plus tard.


LE RECRUTEMENT DANS LES ÉCOLES SUPÉRIEURES

Ce problème paraît avoir préoccupé spécialement les auteurs du projet de loi et le rapporteur lui-même. Ce dernier signale longuement et avec insistance les difficultés que présente le recrutement dans les Ecoles nationales, et l’insuffisance relative de la préparation des candidats au point de vue de la culture générale.

Nous sommes tout à fait d’accord avec la Commission de l’agriculture et son rapporteur pour regretter que le nombre des candidats ne soit pas plus élevé et que les admissions ne puissent pas être plus importantes. Il est fâcheux assurément que tous les élèves ne possèdent pas une instruction scientifique ou même littéraire plus complète.

Tout cela est vrai, et les mêmes causes, comme nous allons le voir, expliquent ces insuffisances.

L’honorable rapporteur du projet de loi attribue uniquement la faiblesse des effectifs à une mauvaise rédaction des programmes d’études. C’est là, croyons-nous, une grave erreur, et nous trouvons précisément dans le document officiel un argument décisif pour combattre cette opinion.

« Si l’on recevait à Grignon, écrit le rapporteur, tous les candidats admis après le concours et qui désirent y entrer, il n’y aurait presque pas d’élèves pour Montpellier et Rennes. »

Or, le programme des études est presque identique à Grignon et dans les autres écoles d’ordre supérieur qui paraissent délaissées. Ainsi, les préférences des élèves ne sont ni expliquées ni justifiées par des différences de programmes.

Le mérite des professeurs n’explique pas davantage les différences observées.

Il nous est donc impossible de comprendre ou d’approuver la conclusion suivante : « C’est précisément pour vouloir donner un enseignement qui ne répond pas aux besoins des élèves, pour vouloir donner à tout prix un enseignement comparable à celui de l’Institut agronomique, que les écoles de Rennes et de Montpellier ont un recrutement insuffisant. »

Nous le répétons, l’enseignement donné à Grignon n’est pas moins élevé, et moins théorique (dans le bon sens du mot) que celui des deux autres écoles. Or, le recrutement de Grignon est parfaitement assuré ; c’est le rapporteur lui-même qui le constate. Pourquoi dès lors serait-on fondé à critiquer les programmes semblables des écoles de Montpellier et de Rennes ?

A la vérité, l’Institut agronomique lui-même a un recrutement qui ne correspond nullement à l’importance de la grande culture dans notre pays. Qu’est-ce que quatre-vingts élèves admis chaque année en comparaison des centaines de milliers de domaines dont la direction exige, — pour être bonne, — les connaissances agronomiques et scientifiques les plus étendues ! Or les programmes de l’Institut agronomique ne sont pas critiqués et nous ne songeons nullement nous-même à les considérer comme trop « théoriques. » L’insuffisance des applications pratiques dans cette école, insuffisance signalée par l’honorable rapporteur, ne détourne pas les élèves et ne nuit pas au recrutement. La question des programmes et le caractère plus ou moins pratique de l’enseignement n’ont rien à voir avec les facilités du recrutement. C’est l’évidence même.

Les cours professés dans les Ecoles nationales conviennent d’ailleurs si bien à de futurs agriculteurs, chefs de grandes exploitations, que la plupart des jeunes ingénieurs embrassent la carrière agricole. Plus des deux tiers des élèves qui ont conquis leur diplôme deviennent des praticiens.

Les raisons qui expliquent la faiblesse numérique des candidats et des élèves de l’enseignement supérieur sont d’ordre économique et social. C’est cela qu’il faut comprendre, et c’est cela aussi que nous allons chercher à montrer.

Remarquons-le tout d’abord, les candidats aux écoles supérieures d’agriculture appartiennent, et ne peuvent manquer d’appartenir, en grande majorité, à la bourgeoisie. Assurément depuis quelque vingt ans, les hommes éclairés et instruits ont mieux compris l’intérêt que présente l’industrie agricole. Cette intelligente sympathie pour les travaux des champs et la vie rurale n’est pas seulement la conséquence d’un entraînement passager et l’expression d’une « sensibilité » frivole. Cavour avait raison de dire, il y a plus de cinquante ans ; « Dans les classes élevées, l’attention des hommes éminens s’est portée vers l’agriculture pratique ; le goût des travaux champêtres s’est répandu de plus en plus, et on a vu s’augmenter le nombre des personnes qui s’en occupent exclusivement, ou tout au moins qui y trouvent une sorte de délassement de leurs autres travaux. Il est facile de suivre ce mouvement dans toutes les contrées de l’Europe. Il a été, sinon provoqué, au moins favorisé par les crises politiques si fréquentes depuis un demi-siècle et qui arrachent tant d’existences à l’activité absorbante de la vie publique pour les ramener aux modestes soins de la vie privée.

« L’agriculture a été le refuge de tous les partis vaincus, et ainsi chaque nouvelle révolution augmente le nombre de ceux qui consacrent à la culture de la terre leur intelligence et leur capital [3]... »

Ces réflexions sont justes et on les croirait faites hier. Mais les hommes qui consentent à s’occuper d’agriculture sont encore trop peu nombreux ; ils représentent une exception, et nous dirons volontiers une élite, dans la bourgeoisie des provinces. En règle générale, les familles aisées qui sont en état de donner à leurs fils une instruction complète et de leur fournir des capitaux, ne connaissent guère l’industrie agricole, la dédaignent même, et surtout ne comprennent pas qu’on puisse l’exercer effectivement et en faire sa carrière. Elles subissent encore l’influence toute-puissante des goûts et des préjugés de l’ancien régime.

Lisez le passage suivant de La Bruyère, et reconnaissez la vérité du tableau qu’il trace :

« On s’élève, à la ville, dans une indifférence grossière des classes rurales et champêtres ; on distingue à peine la plante qui porte le chanvre d’avec celle qui produit le lin, et le blé froment d’avec les seigles, et l’un ou l’autre avec le méteil : on se contente de se nourrir et de s’habiller. Ne parlez pas à un grand nombre de bourgeois ni de guérets, ni de baliveaux, ni de provins, ni de regains, si vous voulez être entendu, ces termes pour eux ne sont pas français. Parlez aux uns d’aunage, de tarif, de sol pour livre, et aux autres de voie d’appel, de requête civile, d’appointemens, d’évocation. Ils connaissent le monde, et encore parce qu’il a de moins beau et de moins spécieux ; ils ignorent la nature, ses commencemens, ses progrès, ses dons et ses largesses. Leur ignorance souvent est volontaire, et fondée sur l’estime qu’ils ont pour leur profession et pour leurs talens. Il n’y a si vil praticien qui, au fond de son étude sombre et enfumée, et l’esprit occupé d’une plus noire chicane, ne se préfère au laboureur, qui jouit du ciel, qui cultive la terre, qui sème à propos, et qui fait de riches moissons [4]... »

Nous avons changé bien des choses depuis le règne du grand roi, mais au fond des âmes ne retrouve-t-on pas toujours les mêmes préjugés ? L’industriel et le négociant ont conquis leurs titres de noblesse mondaine, mais nous attendrons encore longtemps avant que l’opinion, cette souveraine, ait réhabilité, anobli, puis accueilli l’agriculteur !

Aux yeux des citadins, cet agriculteur ne peut être qu’un rustre ignorant courbé sur le sillon, et, pour tout dire, « un paysan. » En vain essayera-t-on de faire comprendre aux gens du monde qu’un agriculteur ne doit pas plus être confondu avec un manœuvre qu’un directeur d’usine avec son ouvrier. En vain répéterez-vous qu’il est tout aussi honorable, — et difficile, — de bien faire pousser du blé que de fabriquer du sucre ou de vendre du coton ! Vous ajouteriez même que la profession d’agriculteur exige, pour être exercée avec talent et profit, autant d’instruction que celle d’industriel, de négociant, ou de fonctionnaire, qu’un cultivateur peut être un galant homme de toutes façons, que sa situation le rend indépendant, lui assure une existence souvent très large, une vie active et saine… Ce serait peine perdue. Le préjugé est là, vivant, majestueux, ridicule… et respecté ! Ah ! s’il s’agissait d’un ingénieur, d’un fonctionnaire, d’un « attaché, » d’un « auditeur, » d’un « inspecteur, » sa position de fortune, son utilité sociale, son indépendance, et, par conséquent, sa véritable dignité d’homme, fussent-elles moins hautes, personne n’hésiterait à le classer dans la catégorie des gens du monde, de ceux qu’on peut « recevoir » et qui ont une « situation. » L’agriculteur n’a pas de situation, et surtout de situation matrimoniale parce qu’il habite… la campagne : il n’est pas coté…

Or, si la bourgeoisie française dédaigne la profession agricole, comment songerait-elle à envoyer ses fils dans une école supérieure pour acquérir précisément des connaissances qui les mettraient en état de l’exercer ?

« Notre dédain est justifié, répondent alors les gens sérieux et graves. L’agriculture ne rapporte rien ; c’est une industrie misérable. Nos fermiers ne nous donnent pas 3 pour 100 de nos capitaux quand nous leur louons nos domaines ! »

Ce raisonnement prouve une ignorance parfaite des questions financières en matière agricole ; ce sophisme naïf, accepté dans le monde comme une vérité, a fait plus de mal à notre pays qu’une épizootie ou que la destruction de nos vignobles par le phylloxéra.

Comment des gens intelligens et soucieux de leurs intérêts laisseraient-ils, en effet, leurs fils étudier l’agriculture pour exercer ensuite une industrie misérable qui ne peut rémunérer largement ni les activités, ni les capitaux !

Fort heureusement, l’opinion acceptée, en France, par tant de gens mal informés, est fausse de tous points. Oui, le capital représenté par la terre ne produit qu’un faible intérêt quand on donne cette terre en location. Le taux de placement ne dépasse pas, — cela est vrai, — 3 ou 4 pour 100, parce que le propriétaire court peu de risques et reçoit un revenu régulier. Ce taux décroît même à mesure que les risques sont moins grands et que les fermages sont payés par des agriculteurs riches avec une exactitude plus scrupuleuse. Bien mieux, ce sont les personnes prudentes qui ont fait baisser le taux de placement en se disputant des revenus modestes, mais assurés, qu’ils consentent à payer fort cher.

Tout cela est vrai, mais ne prouve rien en ce qui touche la productivité de l’industrie agricole ; sinon, le faible taux de placement assuré aux immeubles qu’occupent des industriels ou des commerçans démontrerait aussi l’état misérable dans lequel végètent soi-disant l’industrie et le commerce !

En fait, l’agriculteur exploite le sol en utilisant des capitaux mobiliers parfaitement distincts de la terre et des bâtimens qui la couvrent. Ces capitaux sont représentés par des semences, du bétail, des instrumens, des fonds de roulement, et la productivité de ces capitaux-là est tout à fait différente du taux de placement d’un héritage rural loué par son propriétaire. Les « avances » du cultivateur rapportent 10 pour 100, 15 pour 100, parfois 20 pour 100, de même que les capitaux mobiliers d’un négociant lui rapportent quatre ou cinq fois plus que le loyer de ses boutiques ou magasins ne rapporte, — pour 100 francs, — au propriétaire qui les lui loue.

Or, quand on parle de l’industrie agricole, ou des profits qu’elle donne, il est question du cultivateur et non du propriétaire ; il s’agit des capitaux de culture, et non pas des biens-fonds. Voilà ce qu’il faut distinguer et ce qu’il est indispensable de comprendre. On rendrait au pays tout entier un service inappréciable en éclairant le public sur l’élévation relative des gains obtenus à l’aide des capitaux de culture. Peu de gens connaissent ces profits, et les agriculteurs eux-mêmes se refusent toujours à les révéler, bien que l’étude d’une bonne comptabilité agricole soit plus instructive que tous les procédés techniques indiqués au premier venu.

Faire connaître exactement les profits agricoles et lutter contre le préjugé relatif à la prétendue improductivité de l’industrie rurale, ce serait contribuer de la façon la plus efficace à faciliter le recrutement des écoles supérieures d’agriculture en ramenant aux champs les activités et les capitaux qui s’en détournent.

Malheureusement, l’éducation du public sera fort difficile à faire et, en attendant, le nombre des candidats aux écoles restera médiocre.

Enfin, il y a plus à dire et une dernière observation mérite toute notre attention. Les débouchés manquent à nos jeunes ingénieurs agricoles parce que l’exploitation du sol, en France, ne comporte pas l’emploi d’un directeur technique bien rémunéré dont l’activité et les connaissances permettraient de faire valoir un domaine étendu et des capitaux de culture importans. L’agriculture, en effet, ne peut assurer un traitement, — ou une part de bénéfices convenable, — à un cultivateur instruit et actif, qu’à la condition de s’appliquer à de larges surfaces dépassant 200 ou 300 hectares, par exemple. Un pareil domaine vaut de 400 000 francs à un million, et le capital de culture nécessaire pour l’exploiter représente en moyenne le cinquième du capital foncier, c’est-à-dire de 80 000 à 200 000 francs !

Or, si notre ingénieur ne possède pas les capitaux relativement considérables dont il a besoin pour être simplement un locataire, cultivant comme fermier à ses risques et périls, nul propriétaire, nul capitaliste ne s’associera à lui pour les avancer. Il n’existe pas, en France, de sociétés industrielles et financières groupant des capitaux dans le dessein d’exploiter des domaines achetés ou loués. L’élève diplômé des écoles supérieures d’agriculture ne trouve donc jamais, — ou presque jamais, — dans notre pays une situation d’ingénieur, de directeur technique, analogue à celle d’un ingénieur dans l’industrie ou d’un « intéressé » dans le commerce.

Telle est encore la raison des difficultés que présente le recrutement de nos écoles. Le nombre des élèves, en effet, se proportionne toujours aux débouchés qui leur sont ouverts. Si les candidats à l’Ecole polytechnique, à l’Ecole de Saint-Cyr, à l’École centrale, ne font jamais défaut et se comptent par centaines, c’est que l’Etat ou l’industrie leur offrent d’avance, ou leur assurent en fait, des situations en rapport avec leurs légitimes ambitions.


CONCLUSION

Les développemens qui précèdent comportent une conclusion qui sera brève.

L’agriculture n’est plus aujourd’hui l’industrie traditionnelle dont on pouvait encore, il y a un demi-siècle, trouver les règles et apprendre les procédés dans les Géorgiques ou dans le Théâtre d’Olivier de Serres. L’emploi des matières fertilisantes, l’usage des outils et des machines les plus variés, l’adoption des méthodes nouvelles appuyées constamment sur des observations ou des recherches scientifiques, à propos de l’élevage du bétail ou de la transformation de ses produits, tout nous démontre que l’agriculteur doit s’éclairer et s’instruire, s’il veut cultiver avec profit.

L’organisation actuelle de l’enseignement répond visiblement à ces besoins nouveaux.

Les critiques qu’on lui adresse ne visent que le fonctionnement de cet organisme, et non pas son objet, ou le cadre de l’enseignement considéré dans son ensemble.

L’instruction élémentaire des populations rurales est, dit-on, insuffisante. Il est nécessaire de la compléter pour répandre, en quelque sorte à profusion, la lumière et les vérités appuyées sur l’observation des faits. L’enseignement agricole post-scolaire répond à cette préoccupation légitime. Nous craignons, avons-nous dit, que les instituteurs chargés de ces cours complémentaires, ne plient sous le faix, et ne possèdent pas toute la compétence nécessaire. Nous redoutons, à vrai dire, l’indifférence des élèves, leur défaut d’assiduité, les préventions des parens hostiles, comme par instinct, à tout enseignement oral, à toute intervention d’un « professeur. » Nous ne croyons pas que les conférences post-scolaires soient, en outre, capables de retenir aux champs ceux qui espèrent trouver ailleurs plus de bien-être ou de plaisirs.

L’expérience seule nous instruira et nous permettra de porter un jugement. Le but que l’on vise justifie tous les efforts, et la même conclusion s’impose encore à propos des autres écoles élémentaires que le récent projet de loi voudrait voir mieux outillées et plus fréquentées.

Cette question du recrutement a soulevé une émotion que nous trouvons excessive. Non seulement la démocratie rurale ne comprend pas encore l’utilité, on peut même dire la nécessité d’un enseignement scientifique élémentaire, mais les familles reculent devant la dépense et ne peuvent pas toujours se séparer des enfans qui deviennent des collaborateurs utiles, à l’âge même où ils devraient entrer dans une ferme-école ou une école pratique. En outre, les débouchés manquent ; les jeunes gens sortis des établissemens officiels ne trouvent pas les situations qu’ils auraient le droit d’ambitionner après avoir conquis leurs diplômes.

Le recrutement des élèves dans les écoles supérieures présente les mêmes difficultés, et a vivement préoccupé les auteurs du projet de loi. On a critiqué les programmes et le caractère d’un enseignement qui serait trop théorique. C’est une erreur. Le rôle de l’école consiste précisément à donner un enseignement scientifique, que les futurs agriculteurs, — chefs d’exploitations, — ne trouveraient pas dans les fermes les mieux conduites. La faiblesse numérique de la population scolaire est expliquée par d’autres raisons. On ne connaît pas, et l’on n’estime pas à sa juste valeur, la profession agricole ; on ignore les profits qu’elle donne, on ne songe pas à l’indépendance qu’elle assure. Ignorances et préjugés sociaux, telles sont les causes qui détournent les jeunes gens instruits et suffisamment fortunés de la carrière agricole.

Il faut tout attendre du progrès des lumières et de la transformation des idées.

Nos écoles supérieures rendent dès à présent d’inappréciables services. Elles constituent notamment des centres de recherches. C’est à ce point de vue qu’il faut également se placer pour apprécier avec clairvoyance leur utilité et leur vrai rôle.

La réforme désirable entre toutes consisterait à donner au corps enseignant des moyens d’action et des facilités de travail dont il reste privé, faute de ressources. Or, toute amélioration des conditions de la culture offre, dans notre pays, un intérêt sans égal, puisqu’elle peut exercer une influence décisive sur le développement de la production dans quatre millions d’exploitations rurales.

La réforme que nous signalons est, à elle seule, tout un programme. Ceux qui sauront l’accomplir auront rendu au pays tout entier un service exceptionnel.

D. ZOLLA.

  1. Doc. Pari. Chambre, n° 1860, session de 1912.
  2. Voyez noire article du 1er octobre 1912.
  3. Lettres inédites du comte Cavour, Turin, 1883
  4. La Bruyère, les Caractères, ch. VII : De la ville.