L’Enracinement/Partie 2/03

Texte établi par Albert CamusGallimard (p. 89-158).

DÉRACINEMENT ET NATION

Une autre espèce de déracinement encore doit être étudiée pour une connaissance sommaire de notre principale maladie. C’est le déracinement qu’on pourrait nommer géographique, c’est-à-dire par rapport aux collectivités qui correspondent à des territoires. Le sens même de ces collectivités a presque disparu, excepté pour une seule, pour la nation. Mais il y en a, il y en a eu beaucoup d’autres. Certaines plus petites, toutes petites parfois : ville ou ensemble de villages, province, région ; certaines englobant plusieurs nations ; certaines englobant plusieurs morceaux de nations.

La nation seule s’est substituée à tout cela. La nation, c’est-à-dire l’État ; car on ne peut pas trouver d’autre définition au mot nation que l’ensemble des territoires reconnaissant l’autorité d’un même État. On peut dire qu’à notre époque l’argent et l’État avaient remplacé tous les autres attachements.

La nation seule, depuis déjà longtemps, joue le rôle qui constitue par excellence la mission de la collectivité à l’égard de l’être humain, à savoir assurer à travers le présent une liaison entre le passé et l’avenir. En ce sens, on peut dire que c’est la seule collectivité qui existe dans l’univers actuel. La famille n’existe pas. Ce qu’on appelle aujourd’hui de ce nom, c’est un groupe minuscule d’êtres humains autour de chacun ; père et mère, mari ou femme, enfants ; frères et sœurs déjà un peu loin. Ces derniers temps, au milieu de la détresse générale, ce petit groupe est devenu une force d’attraction presque irrésistible, au point de faire oublier parfois toute espèce de devoir ; mais c’est que là seulement se trouvait un peu de chaleur vivante, parmi le froid glacé qui s’était abattu tout d’un coup. C’était une réaction presque animale.

Mais personne aujourd’hui ne pense à ceux de ses aïeux qui sont morts cinquante ans, ou fût-ce vingt ou dix ans, avant sa naissance, ni à ceux de ses descendants qui naîtront cinquante ans, ou fût-ce vingt ou dix ans après sa mort. Par suite, du point de vue de la collectivité et de sa fonction propre, la famille ne compte pas.

La profession, de ce point de vue, ne compte pas non plus. La corporation était un lien entre les morts, les vivants et les hommes non encore nés, dans le cadre d’un certain travail. Il n’y a rien aujourd’hui qui soit si peu que ce soit orienté vers une telle fonction. Le syndicalisme français vers 1900 a peut-être eu quelques velléités en ce sens, vite effacées.

Enfin le village, la ville, la contrée, la province, la région, toutes les unités géographiques plus petites que la nation, ont presque cessé de compter. Celles qui englobent plusieurs nations ou plusieurs morceaux de nations aussi. Quand on disait, par exemple, il y a quelques siècles, « la chrétienté », cela avait une tout autre résonance affective qu’aujourd’hui l’Europe.

En somme, le bien le plus précieux de l’homme dans l’ordre temporel, c’est-à-dire la continuité dans le temps, par delà les limites de l’existence humaine, dans les deux sens, ce bien a été entièrement remis en dépôt à l’État.

Et pourtant c’est précisément dans cette période où la nation subsiste seule que nous avons assisté à la décomposition instantanée, vertigineuse de la nation. Cela nous a laissés étourdis, au point qu’il est extrêmement difficile de réfléchir là-dessus.

Le peuple français, en juin et juillet 1940, n’a pas été un peuple à qui des escrocs, cachés dans l’ombre, ont soudain par surprise volé sa patrie. C’est un peuple qui a ouvert la main et laissé la patrie tomber par terre. Plus tard — mais après un long intervalle — il s’est consumé en efforts de plus en plus désespérés pour la ramasser, mais quelqu’un avait mis le pied dessus.

Maintenant le sens national est revenu. Les mots « mourir pour la France » ont repris un accent qu’ils n’avaient pas eu depuis 1918. Mais dans le mouvement de refus qui a soulevé le peuple français, la faim, le froid, la présence toujours odieuse de soldats étrangers possédant tout pouvoir pour commander, la séparation des familles, pour certains l’exil, la captivité, toutes ces souffrances ont eu pour le moins une très large part, probablement décisive. La meilleure preuve est la différence d’esprit qui séparait la zone occupée et l’autre. Il n’y a pas par nature une plus grande quantité de grâce patriotique au nord qu’au sud de la Loire. La différence des situations a produit des états d’esprit différents. L’exemple de la résistance anglaise, l’espoir de la défaite allemande ont été aussi des facteurs importants.

La France aujourd’hui n’a d’autre réalité que le souvenir et l’espérance. La République n’a jamais été aussi belle que sous l’Empire ; la patrie n’est jamais si belle que sous l’oppression d’un conquérant, si l’on a l’espoir de la revoir intacte. C’est pourquoi on ne doit pas juger, par l’intensité actuelle du sentiment national, de l’efficacité réelle qu’il possédera, après la libération, pour la stabilité de la vie publique.

L’effritement instantané de ce sentiment en juin 1940 est un souvenir chargé de tant de honte qu’on aime mieux ne pas y penser, le mettre hors de compte, ne penser qu’au redressement ultérieur. Dans la vie privée aussi, chacun est toujours tenté de mettre ses propres défaillances, en quelque sorte, entre parenthèses, de les ranger dans quelque lieu de débarras, de trouver un mode de calcul en vertu duquel elles ne comptent pas. Céder à cette tentation, c’est ruiner l’âme ; c’est la tentation à vaincre par excellence.

Nous avons tous succombé à cette tentation, pour cette honte publique qui a été si profonde qu’elle a blessé chacun dans le sentiment intime de son propre honneur. Sans cette tentation, les réflexions autour d’un fait tellement extraordinaire auraient déjà abouti à une nouvelle doctrine, à une nouvelle conception de la patrie.

Du point de vue social notamment, on n’évitera pas la nécessité de penser la notion de patrie. Non pas la penser à nouveau ; la penser pour la première fois ; car, sauf erreur, elle n’a jamais été pensée. N’est-ce pas singulier, pour une notion qui a joué et qui joue un tel rôle ? Cela fait voir quelle place la pensée tient en réalité parmi nous.

La notion de patrie avait perdu tout crédit parmi les ouvriers français au cours du dernier quart de siècle. Les communistes l’ont remise en circulation après 1934, avec grand accompagnement de drapeaux tricolores et de chants de la « Marseillaise ». Mais ils n’ont pas eu la moindre difficulté à la mettre de nouveau en sommeil peu avant la guerre. Ce n’est pas en son nom qu’ils ont commencé l’action de résistance. Ils ne l’ont adoptée de nouveau que trois quarts d’année environ après la défaite. Peu à peu ils l’ont adoptée intégralement. Mais il serait par trop naïf de voir là une réconciliation véritable entre la classe ouvrière et la patrie. Les ouvriers meurent pour la patrie, ce n’est que trop vrai. Mais nous vivons dans un temps tellement perdu de mensonges que même la vertu du sang volontairement sacrifié ne suffit pas à remettre dans la vérité.

Pendant des années, on a enseigné aux ouvriers que l’internationalisme est le plus sacré des devoirs, et le patriotisme, le plus honteux des préjugés bourgeois. On a passé d’autres années à leur enseigner que le patriotisme est un devoir sacré, et ce qui n’est pas patriotisme, une trahison. Comment, en fin de compte, seraient-ils dirigés autrement que par des réactions élémentaires et par de la propagande ?

Il n’y aura pas de mouvement ouvrier sain s’il ne trouve à sa disposition une doctrine assignant une place à la notion de patrie, et une place déterminée, c’est-à-dire limitée. D’ailleurs, ce besoin n’est davantage évident pour les milieux ouvriers que parce que le problème de la patrie y a été beaucoup discuté depuis longtemps. Mais c’est un besoin commun à tout le pays. Il est inadmissible que le mot qui aujourd’hui revient presque continuellement accouplé à celui de devoir, n’ait presque jamais fait l’objet d’aucune étude. En général, on ne trouve à citer à son sujet qu’une page médiocre de Renan.

La nation est un fait récent. Au Moyen Âge la fidélité allait au seigneur, ou à la cité, ou aux deux, et par delà à des milieux territoriaux qui n’étaient pas très distincts. Le sentiment que nous nommons patriotisme existait bien, à un degré parfois très intense ; c’est l’objet qui n’en était pas territorialement défini. Le sentiment couvrait selon les circonstances des surfaces de terre variables.

À vrai dire le patriotisme a toujours existé, aussi haut que remonte l’histoire. Vercingétorix est vraiment mort pour la Gaule ; les tribus espagnoles qui ont résisté à la conquête romaine, parfois jusqu’à l’extermination, mouraient pour l’Espagne, et le savaient, et le disaient ; les morts de Marathon et de Salamine sont morts pour la Grèce ; au temps où la Grèce, non encore réduite en province, était par rapport à Rome dans le même état que la France de Vichy par rapport à l’Allemagne, les enfants des villes grecques jetaient des pierres, dans la rue, aux collaborateurs, et les appelaient traîtres, avec la même indignation qui est la nôtre aujourd’hui.

Ce qui n’avait jamais existé jusqu’à une époque récente, c’est un objet cristallisé, offert d’une manière permanente au sentiment patriotique. Le patriotisme était diffus, errant, et s’élargissait ou se resserrait selon les affinités et les périls. Il était mélangé à des loyautés différentes, celles envers des hommes, seigneurs ou rois, celles envers des cités. Le tout formait quelque chose de très confus, mais aussi de très humain. Pour exprimer le sentiment d’obligation que chacun éprouve envers son pays, on disait le plus souvent « le public », « le bien public », mot qui peut à volonté désigner un village, une ville, une province, la France, la chrétienté, le genre humain.

On parlait aussi du royaume de France. Dans ce terme était mélangé le sentiment de l’obligation envers le pays et celui de la fidélité envers le roi. Mais deux obstacles ont empêché que ce double sentiment ait jamais pu être pur, non pas même au temps de Jeanne d’Arc. Il ne faut pas oublier que la population de Paris était contre Jeanne d’Arc.

Un premier obstacle était qu’après Charles V la France, si on veut employer le vocabulaire de Montesquieu, a cessé d’être une monarchie pour tomber dans l’état de despotisme, dont elle n’est sortie qu’au xviiie siècle. Nous trouvons aujourd’hui tellement naturel de payer des impôts à l’État que nous n’imaginons pas au milieu de quel bouleversement moral cette coutume s’est établie. Au xive siècle le paiement des impôts, excepté les contributions exceptionnelles consenties pour la guerre, était regardé comme un déshonneur, une honte réservée aux pays conquis, le signe visible de l’esclavage. On trouve le même sentiment exprimé dans le Romancero espagnol, et aussi dans Shakespeare : « Cette terre… a fait une honteuse conquête d’elle-même. »

Charles VI enfant, aidé de ses oncles, par l’usage de la corruption et d’une atroce cruauté, a brutalement contraint le peuple de France à accepter un impôt absolument arbitraire, renouvelable à volonté, qui affamait littéralement les pauvres et était gaspillé par les seigneurs. C’est pourquoi les Anglais de Henri V furent d’abord accueillis comme des libérateurs, à un moment où les Armagnacs étaient le parti des riches et les Bourguignons celui des pauvres.

Le peuple français, courbé brutalement et d’un coup, n’eut plus ensuite, jusqu’au xviiie siècle, que des secousses d’indépendance. Pendant toute cette période, il fut regardé par les autres Européens comme le peuple esclave par excellence, le peuple qui était à la merci de son souverain comme un bétail.

Mais en même temps s’installa au plus profond du cœur de ce peuple une haine refoulée et d’autant plus amère à l’égard du roi, haine dont la tradition ne s’éteignit jamais. On la sent déjà dans une déchirante complainte de paysans du temps de Charles VI. Elle dut avoir une part dans la mystérieuse popularité de la Ligue à Paris. Après l’assassinat de Henri IV, un enfant de douze ans fut mis à mort pour avoir dit publiquement qu’il en ferait autant au petit Louis XIII. Richelieu commença sa carrière par un discours où il demandait au clergé de proclamer la damnation de tous les régicides ; il donnait comme motif que ceux qui nourrissaient ce dessein étaient animés d’un enthousiasme bien trop fanatique pour être retenus par aucune peine temporelle.

Cette haine atteignit son degré d’exaspération le plus intense à la fin du règne de Louis XIV. Ayant été comprimée par une terreur d’intensité égale, elle explosa, selon la coutume déconcertante de l’histoire, avec quatre-vingts années de retard ; ce fut ce pauvre Louis XVI qui reçut le coup. Cette même haine empêcha qu’il pût y avoir vraiment une restauration de la royauté en 1815. Aujourd’hui encore, elle empêche absolument que le Comte de Paris puisse être librement accepté par le peuple de France, malgré l’adhésion d’un homme comme Bernanos. À certains égards c’est dommage ; beaucoup de problèmes pourraient être ainsi résolus ; mais c’est ainsi.

Une autre source de poison dans l’amour des Français pour le royaume de France est le fait qu’à chaque époque, parmi les territoires placés sous l’obéissance du roi de France, certains se sentaient des pays conquis et étaient traités comme tels. Il faut reconnaître que les quarante rois qui en mille ans firent la France ont souvent mis à cette besogne une brutalité digne de notre époque. S’il y a correspondance naturelle entre l’arbre et les fruits, on ne doit pas s’étonner que le fruit soit en fait loin de la perfection.

Par exemple, on peut trouver dans l’histoire des faits d’une atrocité aussi grande, mais non plus grande, sauf peut-être quelques rares exceptions, que la conquête par les Français des territoires situés au sud de la Loire, au début du xiiie siècle. Ces territoires où existait un niveau élevé de culture, de tolérance, de liberté, de vie spirituelle, étaient animés d’un patriotisme intense pour ce qu’ils nommaient leur « langage » ; mot par lequel ils désignaient la patrie. Les Français étaient pour eux des étrangers et des barbares, comme pour nous les Allemands. Pour imprimer immédiatement la terreur, les Français commencèrent par exterminer la ville entière de Béziers, et ils obtinrent l’effet cherché. Une fois le pays conquis, ils y installèrent l’Inquisition. Un trouble sourd continua à couver parmi ces populations, et les poussa plus tard à embrasser avec ardeur le protestantisme, dont d’Aubigné dit, malgré les différences si considérables de doctrine, qu’il procède directement des Albigeois. On peut voir combien était forte dans ces pays la haine du pouvoir central, par la ferveur religieuse témoignée à Toulouse aux restes du duc de Montmorency, décapité pour rébellion contre Richelieu. La même protestation latente les jeta avec enthousiasme dans la Révolution française. Plus tard ils devinrent radicaux-socialistes, laïques, anticléricaux ; sous la IIIe République ils ne haïssaient plus le pouvoir central, ils s’en étaient dans une large mesure emparés et l’exploitaient.

On peut remarquer qu’à chaque fois leur protestation a pris un caractère de déracinement plus intense et un niveau de spiritualité et de pensée plus bas. On peut remarquer aussi que depuis qu’ils ont été conquis, ces pays ont apporté à la culture française une contribution assez faible, alors qu’auparavant ils étaient tellement brillants. La pensée française doit davantage aux Albigeois et aux troubadours du xiie siècle, qui n’étaient pas français, qu’à tout ce que ces territoires ont produit au cours des siècles suivants.

Le comté de Bourgogne était le siège d’une culture originale et extrêmement brillante qui ne lui survécut pas. Les villes de Flandre avaient, à la fin du xive siècle, des relations fraternelles et clandestines avec Paris et Rouen ; mais des Flamands blessés aimaient mieux mourir que d’être soignés par les soldats de Charles VI. Ces soldats firent une expédition de pillage du côté de la Hollande, et en ramenèrent de riches bourgeois qu’on décida de tuer ; un mouvement de pitié amena à leur offrir la vie s’ils voulaient être sujets du roi de France ; ils répondirent qu’une fois morts leurs os refuseraient, s’ils pouvaient, d’être soumis à l’autorité du roi de France. Un historien catalan de la même époque, racontant l’histoire des Vêpres siciliennes, dit : « Les Français, qui, partout où ils dominent, sont aussi cruels qu’il est possible de l’être… »

Les Bretons furent désespérés quand leur souveraine Anne fut contrainte d’épouser le roi de France. Si ces hommes revenaient aujourd’hui, ou plutôt il y a quelques années, auraient-ils de très fortes raisons pour penser qu’ils s’étaient trompés ? Si discrédité que soit l’autonomisme breton par la personne de ceux qui le manœuvrent et les fins inavouables qu’ils poursuivent, il est certain que cette propagande répond à quelque chose de réel à la fois dans les faits et dans les sentiments de ces populations. Il y a des trésors latents, dans ce peuple, qui n’ont pas pu sortir. La culture française ne lui convient pas ; la sienne ne peut pas germer ; dès lors il est maintenu tout entier dans les bas-fonds des catégories sociales inférieures. Les Bretons fournissent une large part des soldats illettrés ; les Bretonnes, dit-on, une large part des prostituées de Paris. L’autonomie ne serait pas un remède, mais cela ne signifie pas que la maladie n’existe pas.

La Franche-Comté, libre et heureuse sous la suzeraineté très lointaine des Espagnols, se battit au xviie siècle pour ne pas devenir française. Les gens de Strasbourg se mirent à pleurer quand ils virent les troupes de Louis xiv entrer dans leur ville en pleine paix, sans aucune déclaration préalable, par une violation de la parole donnée digne d’Hitler.

Paoli, le dernier héros corse, dépensa son héroïsme pour empêcher son pays de tomber aux mains de la France. Il y a un monument en son honneur dans une église de Florence ; en France on ne parle guère de lui. La Corse est un exemple du danger de contagion impliqué par le déracinement. Après avoir conquis, colonisé, corrompu et pourri les gens de cette île, nous les avons subis sous forme de préfets de police, policiers, adjudants, pions et autres fonctions de cette espèce, à la faveur desquelles ils traitaient à leur tour les Français comme une population plus ou moins conquise. Ils ont aussi contribué à donner à la France, auprès de beaucoup d’indigènes des colonies, une réputation de brutalité et de cruauté.

Quand on loue les rois de France d’avoir assimilé les pays conquis, la vérité est surtout qu’ils les ont dans une large mesure déracinés. C’est un procédé d’assimilation facile, à la portée de chacun. Des gens à qui on enlève leur culture ou bien restent sans culture ou bien reçoivent des bribes de celle qu’on veut bien leur communiquer. Dans les deux cas, ils ne font pas des taches de couleur différente, ils semblent assimilés. La vraie merveille est d’assimiler des populations qui conservent leur culture vivante, bien que modifiée. C’est une merveille rarement réalisée.

Certainement, sous l’Ancien Régime, il y a eu une grande intensité de conscience française à tous les moments de grand éclat de la France ; au xiiie siècle, quand l’Europe accourait à l’Université de Paris ; au xive siècle, quand la Renaissance, déjà éteinte ou non encore allumée ailleurs, avait son siège en France ; dans les premières années de Louis XIV, quand le prestige des lettres s’unissait à celui des armes. Il n’en est pas moins vrai que ce ne sont pas les rois qui ont soudé ces territoires disparates. C’est uniquement la Révolution.

Déjà au cours du xviiie siècle il y avait en France, dans des milieux très différents, à côté d’une corruption effroyable, une flamme brûlante et pure de patriotisme. Témoin ce jeune paysan, frère de Restif de la Bretonne, brillamment doué, qui devint soldat presque enfant encore par pur amour du bien public, et fut tué à dix-sept ans. Mais c’était déjà la Révolution qui produisait cela. On l’a pressentie, attendue, désirée, tout le long du siècle.

La Révolution a fondu les populations soumises à la couronne de France en une masse unique, et cela par l’ivresse de la souveraineté nationale. Ceux qui avaient été Français de force le devinrent par libre consentement ; beaucoup de ceux qui ne l’étaient pas souhaitaient le devenir. Car être Français, dès ce moment, c’était être la nation souveraine. Si tous les peuples étaient devenus souverains partout, comme on l’espérait, la France ne pouvait perdre la gloire d’avoir commencé. D’ailleurs les frontières n’avaient plus d’importance. Les étrangers étaient seulement ceux qui demeuraient esclaves des tyrans. Les étrangers d’âme vraiment républicaine étaient volontiers admis comme Français à titre honorifique.

Ainsi il y a eu en France ce paradoxe d’un patriotisme fondé, non sur l’amour du passé, mais sur la rupture la plus violente avec le passé du pays. Et pourtant la Révolution avait un passé dans la partie plus ou moins souterraine de l’histoire de France ; tout ce qui avait rapport à l’émancipation des serfs, aux libertés des villes, aux luttes sociales ; les révoltes du xive siècle, le début du mouvement des Bourguignons, la Fronde, des écrivains comme d’Aubigné, Théophile de Viau, Retz. Sous François Ier un projet de milice populaire fut écarté, parce que les seigneurs objectèrent que si on le réalisait les petits-fils des miliciens seraient seigneurs et leurs propres petits-fils seraient serfs. Si grande était la force ascendante qui soulevait souterrainement ce peuple.

Mais l’influence des Encyclopédistes, tous intellectuels déracinés, tous obsédés par l’idée de progrès, empêcha qu’on fît aucun effort pour évoquer une tradition révolutionnaire. D’ailleurs la longue terreur du règne de Louis XIV faisait un espace vide, difficile à franchir. C’est à cause d’elle que, malgré les efforts de Montesquieu en sens contraire, le courant de libération du xviiie siècle se trouva sans racines historiques. 1789 fut vraiment une rupture.

Le sentiment qu’on nommait alors patriotisme avait pour objet uniquement le présent et l’avenir. C’était l’amour de la nation souveraine, fondé dans une large mesure sur la fierté d’en faire partie. La qualité de Français semblait être non pas un fait, mais un choix de la volonté, comme aujourd’hui l’affiliation à un parti ou à une Église.

Quant à ceux qui étaient attachés au passé de la France, leur attachement prit la forme de fidélité personnelle et dynastique au roi. Ils n’éprouvèrent aucune gêne à chercher un secours dans les armes des rois étrangers. Ce n’étaient pas des traîtres. Ils demeuraient fidèles à ce à quoi ils croyaient devoir de la fidélité, exactement comme les hommes qui firent mourir Louis XVI.

Les seuls à cette époque qui furent patriotes au sens que le mot a pris plus tard, ce sont ceux qui sont apparus aux yeux des contemporains et de la postérité comme les archi-traîtres, les gens comme Talleyrand, qui ont servi, non pas, comme on l’a dit, tous les régimes, mais la France derrière tous les régimes. Mais pour eux la France n’était ni la nation souveraine, ni le roi ; c’était l’État français. La suite des événements leur a donné raison.

Car, quand l’illusion de la souveraineté nationale apparut manifestement comme une illusion, elle ne put plus servir d’objet au patriotisme ; d’autre part, la royauté était comme ces plantes coupées qu’on ne replante plus ; le patriotisme devait changer de signification et s’orienter vers l’État. Mais dès lors il cessait d’être populaire. Car l’État n’était pas une création de 1789, il datait du début du xviie siècle et avait part à la haine vouée par le peuple à la royauté. C’est ainsi que, par un paradoxe historique à première vue surprenant, le patriotisme changea de classe sociale et de camp politique ; il avait été à gauche, il passa à droite.

Le changement s’opéra complètement à la suite de la Commune et des débuts de la IIIe République. Le massacre de mai 1871 a été un coup dont, moralement, les ouvriers français ne se sont peut-être pas relevés. Ce n’est pas tellement loin. Un ouvrier âgé aujourd’hui de cinquante ans peut en avoir recueilli les souvenirs terrifiés de la bouche de son père alors enfant. L’armée du xixe siècle était une création spécifique de la Révolution française. Même les soldats aux ordres des Bourbons, de Louis-Philippe ou de Napoléon III devaient se faire une extrême violence pour tirer sur le peuple. En 1871, pour la première fois depuis la Révolution, si l’on excepte le court intermède de 1848, la France possédait une armée républicaine. Cette armée, composée de braves garçons des campagnes françaises, se mit à massacrer les ouvriers avec un débordement inouï de joie sadique. Il y avait de quoi produire un choc.

La cause principale en était sans doute le besoin de compensation à la honte de la défaite, ce même besoin qui nous mena un peu plus tard conquérir les malheureux Annamites. Les faits montrent que, sauf opération surnaturelle de la grâce, il n’y a pas de cruauté ni de bassesse dont les braves gens ne soient capables, dès qu’entrent en jeu les mécanismes psychologiques correspondants.

La IIIe République fut un second choc. On peut croire à la souveraineté nationale tant que de méchants rois ou empereurs la bâillonnent ; on pense : s’ils n’étaient pas là !… Mais quand ils ne sont plus là, quand la démocratie est installée et que néanmoins le peuple n’est manifestement pas souverain, le désarroi est inévitable.

1871 fut la dernière année de ce patriotisme français particulier né en 1789. Le prince impérial allemand Frédéric — plus tard Frédéric II — homme humain, raisonnable et intelligent, a été vivement surpris par l’intensité de ce patriotisme, rencontré partout au cours de la campagne. Il ne pouvait comprendre les Alsaciens qui, ignorant presque le français, parlant un dialecte tout proche de l’allemand, brutalement conquis à une date en somme récente, ne voulaient pas entendre parler de l’Allemagne. Il constatait qu’ils avaient pour mobile la fierté d’appartenir au pays de la Révolution française, à la nation souveraine. L’annexion, en les séparant de la France, leur fit peut-être conserver partiellement cet état d’esprit jusqu’en 1918.

La Commune de Paris avait été au début, non un mouvement social, mais une explosion de patriotisme et même de chauvinisme aigu. Tout au long du xixe siècle d’ailleurs, la tournure agressive du patriotisme français avait inquiété l’Europe ; la guerre de 1870 en avait été le résultat direct ; car la France n’avait pas préparé cette guerre, mais elle ne l’avait pas moins déclarée sans aucun motif raisonnable. Les rêves de conquête impériale étaient restés vivants dans le peuple tout le long du siècle. En même temps on buvait à l’indépendance du monde. Conquérir le monde et libérer le monde sont deux formes de gloire incompatibles en fait, mais qui se concilient très bien dans la rêverie.

Tout ce bouillonnement de sentiment populaire est tombé après 1871. Deux causes ont pourtant maintenu une apparence de continuité dans le patriotisme. D’abord le ressentiment de la défaite. Il n’y avait alors vraiment pas encore de motif raisonnable d’en vouloir aux Allemands ; ils n’avaient pas commis d’agression ; ils s’étaient à peu près abstenus d’atrocités ; et nous avons eu mauvaise grâce à leur reprocher la violation des droits des peuples au sujet de l’Alsace-Lorraine, population en grande partie germanique, à partir de nos premières expéditions en Annam. Mais nous leur en voulions de nous avoir vaincus, comme s’ils avaient violé un droit divin, éternel, imprescriptible de la France à la victoire.

Dans nos haines actuelles, auxquelles il y a par malheur tant de causes trop légitimes, ce sentiment singulier entre aussi pour une part. Il a été également un des mobiles de certains collaborateurs de la première heure ; si la France était dans le camp de la défaite, pensaient-ils, ce ne pouvait être que parce qu’il y avait eu maldonne, erreur, malentendu ; sa place naturelle est dans le camp de la victoire ; le procédé le plus facile, le moins pénible, le moins douloureux, pour opérer la rectification indispensable, est de changer de camp. Cet état d’esprit dominait certains milieux de Vichy en juillet 1940.

Mais surtout ce qui empêcha le patriotisme français de disparaître au cours de la IIIe République, après qu’il eut perdu presque toute sa substance vivante, c’est qu’il n’y avait pas autre chose. Les Français n’avaient pas autre chose que la France à quoi être fidèles ; et quand ils l’abandonnèrent pour un moment, en juin 1940, on vit combien peut être hideux et pitoyable le spectacle d’un peuple qui n’est lié à rien par aucune fidélité. C’est pourquoi, plus tard, ils se sont de nouveau accrochés exclusivement à la France. Mais si le peuple français retrouve ce qu’on appelle aujourd’hui du nom de souveraineté, la même difficulté qu’avant 1940 reparaîtra ; c’est que la réalité désignée par le mot France sera avant tout un État.

L’État est une chose froide qui ne peut pas être aimée ; mais il tue et abolit tout ce qui pourrait l’être ; ainsi on est forcé de l’aimer, parce qu’il n’y a que lui. Tel est le supplice moral de nos contemporains.

C’est peut-être la vraie cause de ce phénomène du chef qui a surgi partout aujourd’hui et surprend tant de gens. Actuellement, dans tous les pays, dans toutes les causes, il y a un homme vers qui vont les fidélités à titre personnel. La nécessité d’embrasser le froid métallique de l’État a rendu les gens, par contraste, affamés d’aimer quelque chose qui soit fait de chair et de sang. Ce phénomène n’est pas près de prendre fin, et, si désastreuses qu’en aient été jusqu’ici les conséquences, il peut nous réserver encore des surprises très pénibles ; car l’art, bien connu à Hollywood, de fabriquer des vedettes avec n’importe quel matériel humain permet à n’importe qui de s’offrir à l’adoration des masses.

Sauf erreur, la notion d’État comme objet de fidélité est apparue, pour la première fois en France et en Europe, avec Richelieu. Avant lui on pouvait parler, sur un ton d’attachement religieux, du bien public, du pays, du roi, du seigneur. Lui, le premier, adopta le principe que quiconque exerce une fonction publique doit sa fidélité tout entière, dans l’exercice de cette fonction, non pas au public, non pas au roi, mais à l’État et à rien d’autre. Il serait difficile de définir l’État d’une manière rigoureuse. Mais il n’est malheureusement pas possible de douter que ce mot ne désigne une réalité.

Richelieu, qui avait la clarté d’intelligence si fréquente à cette époque, a défini en termes lumineux cette différence entre morale et politique autour de laquelle on a semé depuis tant de confusion. Il a dit à peu près : On doit se garder d’appliquer les mêmes règles au salut de l’État qu’à celui de l’âme ; car le salut des âmes s’opère dans l’autre monde, au lieu que celui des États ne s’opère que dans celui-ci.

Cela est cruellement vrai. Un chrétien ne devrait pouvoir en tirer qu’une seule conclusion : c’est qu’au lieu qu’on doit au salut de l’âme, c’est-à-dire à Dieu, une fidélité totale, absolue, inconditionnée, la cause du salut de l’État est de celles auxquelles on doit une fidélité limitée et conditionnelle.

Mais bien que Richelieu crût être chrétien, et sans doute sincèrement, sa conclusion était tout autre. Elle était que l’homme responsable du salut de l’État, et ses subordonnés, doivent employer à cette fin tous les moyens efficaces, sans aucune exception, et en y sacrifiant au besoin leurs propres personnes, leur souverain, le peuple, les pays étrangers, et toute espèce d’obligation.

C’est, avec beaucoup plus de grandeur, la doctrine de Maurras : « Politique d’abord ». Mais Maurras, très logiquement, est athée. Ce cardinal, en posant comme un absolu une chose dont toute la réalité réside ici-bas, commettait le crime d’idolâtrie. D’ailleurs le métal, la pierre et le bois ne sont pas vraiment dangereux. L’objet du véritable crime d’idolâtrie est toujours quelque chose d’analogue à l’État. C’est ce crime que le diable a proposé au Christ en lui offrant les royaumes de ce monde. Le Christ a refusé. Richelieu a accepté. Il a eu sa récompense. Mais il a toujours cru n’agir que par dévouement, et en un sens c’était vrai.

Son dévouement à l’État a déraciné la France. Sa politique était de tuer systématiquement toute vie spontanée dans le pays, pour empêcher que quoi que ce soit pût s’opposer à l’État. Si son action en ce sens semble avoir eu des limites, c’est qu’il commençait et qu’il était assez habile pour procéder graduellement. Il suffit de lire les dédicaces de Corneille pour sentir à quel degré de servilité ignoble il avait su abaisser les esprits. Depuis, pour préserver de la honte nos gloires nationales, on a imaginé de dire que c’était simplement le langage de politesse de l’époque. Mais c’est un mensonge. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à lire les écrits de Théophile de Viau. Seulement Théophile est mort prématurément des conséquences d’un emprisonnement arbitraire, au lieu que Corneille a vécu très vieux.

La littérature n’a d’intérêt que comme signe, mais elle est un signe qui ne trompe pas. Le langage servile de Corneille montre que Richelieu voulait asservir les esprits eux-mêmes. Non pas à sa personne, car dans son abnégation de soi-même il était probablement sincère, mais à l’État représenté par lui. Sa conception de l’État était déjà totalitaire. Il l’a appliquée autant qu’il pouvait en soumettant le pays, dans toute la mesure où le permettaient les moyens de son temps, à un régime policier. Il a ainsi détruit une grande partie de la vie morale du pays. Si la France s’est soumise à cet étouffement, c’est que les nobles l’avaient tellement désolée de guerres civiles absurdes et atrocement cruelles qu’elle a accepté d’acheter la paix civile à ce prix.

Après l’explosion de la Fronde, qui en ses débuts, par bien des points, annonçait 1789, Louis XIV s’installa au pouvoir dans un esprit de dictateur bien plutôt que de souverain légitime. C’est ce qu’exprime sa phrase : « L’État, c’est moi. » Ce n’est pas là une pensée de roi. Montesquieu a très bien expliqué cela, à mots couverts. Mais ce qu’il ne pouvait encore apercevoir à son époque, c’est qu’il y a eu deux étapes dans la déchéance de la monarchie française. La monarchie après Charles V a dégénéré en despotisme personnel. Mais à partir de Richelieu, elle a été remplacée par une machine d’État à tendances totalitaires, qui, comme le dit Marx, non seulement a subsisté à travers tous les changements, mais a été perfectionnée et accrue par chaque changement de régime.

Pendant la Fronde et sous Mazarin, la France, malgré la détresse publique, a respiré moralement. Louis XIV l’a trouvée pleine de génies brillants qu’il a reconnus et encouragés. Mais en même temps il a continué, avec un degré d’intensité bien plus élevé, la politique de Richelieu. Il a ainsi réduit la France, en très peu de temps, à un état moralement désertique, sans parler d’une atroce misère matérielle.

Si on lit Saint-Simon, non pas à titre de curiosité littéraire et historique, mais comme un document sur la vie que des êtres humains ont réellement vécue, on est pris d’horreur et de dégoût devant une telle intensité de mortel ennui, une bassesse si générale d’âme, de cœur et d’intelligence. La Bruyère, les lettres de Liselotte, tous les documents de l’époque, lus dans le même esprit, donnent la même impression. En remontant même un peu plus haut, on devrait bien penser, par exemple, que Molière n’a pas écrit le Misanthrope pour s’amuser.

Le régime de Louis XIV était vraiment déjà totalitaire. La terreur, les dénonciations ravageaient le pays. L’idolâtrie de l’État, représenté par le souverain, était organisée avec une impudence qui était un défi à toutes les consciences chrétiennes. L’art de la propagande était déjà très bien connu, comme le montre l’aveu naïf du chef de la police à Liselotte concernant l’ordre de ne laisser paraître aucun livre sur aucun sujet, qui ne contînt l’éloge outré du roi.

Sous ce régime, le déracinement des provinces françaises, la destruction de la vie locale, atteignit un degré bien plus élevé. Le xviiie siècle fut une accalmie. L’opération par laquelle la Révolution substitua au roi la souveraineté nationale n’avait qu’un inconvénient, c’est que la souveraineté nationale n’existait pas. Comme pour la jument de Roland, c’était là son seul défaut. Il n’existait en fait aucun procédé connu pour susciter quelque chose de réel correspondant à ces mots. Dès lors il ne restait que l’État, au bénéfice de qui tournait naturellement la ferveur pour l’unité — « unité ou la mort » — surgie autour de la croyance à la souveraineté nationale. D’où nouvelles destructions dans le domaine de la vie locale. La guerre aidant — la guerre est dès le début le ressort de toute cette histoire — l’État, sous la Convention et l’Empire, devint de plus en plus totalitaire.

Louis XIV avait dégradé l’Église française en l’associant au culte de sa personne et en lui imposant l’obéissance même en matière de religion. Cette servilité de l’Église envers le souverain fut pour beaucoup dans l’anticléricalisme du siècle suivant.

Mais quand l’Église commit l’erreur irréparable d’associer son sort à celui des institutions monarchiques, elle se coupa de la vie publique. Rien ne pouvait mieux servir les aspirations totalitaires de l’État. Il devait en résulter le système laïque, prélude à l’adoration avouée de l’État comme tel en faveur aujourd’hui.

Les chrétiens sont sans défense contre l’esprit laïque. Car ou ils se donnent entièrement à une action politique, une action de parti, pour remettre le pouvoir temporel aux mains d’un clergé, ou de l’entourage d’un clergé ; ou bien ils se résignent à être eux-mêmes irréligieux dans toute la partie profane de leur propre vie, ce qui est généralement le cas aujourd’hui, à un degré bien plus élevé que les intéressés eux-mêmes n’en ont conscience. Dans les deux cas est abandonnée la fonction propre de la religion, qui consiste à imprégner de lumière toute la vie profane, publique et privée, sans jamais aucunement la dominer.

Pendant le xixe siècle, les chemins de fer firent d’affreux ravages dans le sens du déracinement. George Sand voyait encore dans le Berry des coutumes peut-être vieilles de beaucoup de milliers d’années, dont le souvenir même aurait disparu sans les notes sommaires qu’elle a prises.

La perte du passé, collective ou individuelle, est la grande tragédie humaine, et nous avons jeté le nôtre comme un enfant déchire une rose. C’est avant tout pour éviter cette perte que les peuples résistent désespérément à la conquête.

Mais le phénomène totalitaire de l’État est constitué par une conquête que les pouvoirs publics exécutent sur le peuple dont ils ont la charge, sans pouvoir leur éviter les malheurs dont toute conquête est accompagnée, afin d’avoir un meilleur instrument pour la conquête extérieure. C’est ainsi que se sont passées les choses jadis en France et plus récemment en Allemagne, sans compter la Russie.

Mais le développement de l’État épuise le pays. L’État mange la substance morale du pays, en vit, s’en engraisse, jusqu’à ce que la nourriture vienne à s’épuiser, ce qui le réduit à la langueur par la famine. La France en était arrivée là. En Allemagne au contraire, la centralisation étatique est toute récente, de sorte que l’État y possède toute l’agressivité que donne une surabondance de nourriture de haute qualité énergétique. Quant à la Russie, la vie populaire y a un tel degré d’intensité qu’on se demande si, en fin de compte, ce ne sera pas le peuple qui mangera l’État, ou plutôt le résorbera.

La IIIe République, en France, était une chose bien singulière ; un de ses traits les plus singuliers est que toute sa structure, hors le jeu même de la vie parlementaire, provenait de l’Empire. Le goût des Français pour la logique abstraite les rend très susceptibles d’être dupés par des étiquettes. Les Anglais ont un royaume à contenu républicain ; nous avions une République à contenu impérial. Encore l’Empire lui-même se rattache-t-il, par-dessus la Révolution, par des liens sans discontinuité, à la monarchie ; non pas l’antique monarchie française, mais la monarchie totalitaire, policière du xviie siècle.

Le personnage de Fouché est un symbole de cette continuité. L’appareil de répression de l’État français a mené à travers tous les changements une vie sans trouble ni interruption, avec une capacité d’action toujours accrue.

De ce fait, l’État en France était resté l’objet des rancunes, des haines, de la répulsion, excitées jadis par une royauté tournée en tyrannie. Nous avons vécu ce paradoxe, d’une étrangeté telle qu’on ne pouvait même pas en prendre conscience : une démocratie où toutes les institutions publiques, ainsi que tout ce qui s’y rapporte, étaient ouvertement haïes et méprisées par toute la population.

Aucun Français n’avait le moindre scrupule à voler ou escroquer l’État en matière de douanes, d’impôt, de subventions, ou en toute autre matière. Il faut excepter certains milieux de fonctionnaires ; mais eux faisaient partie de la machine publique. Si les bourgeois allaient beaucoup plus loin que le reste du pays dans les opérations de ce genre, c’est uniquement parce qu’ils avaient beaucoup plus d’occasions. La police est en France l’objet d’un mépris tellement profond que pour beaucoup de Français ce sentiment fait partie de la structure morale éternelle de l’honnête homme. Guignol est du folk-lore français authentique, qui remonte à l’ancien régime et n’a pas vieilli. L’adjectif policier constitue en français une des injures les plus sanglantes, dont il serait curieux de savoir s’il y a des équivalents dans d’autres langues. Or la police n’est pas autre chose que l’organe d’action des pouvoirs publics. Les sentiments du peuple français à l’égard de cet organe sont restés les mêmes qu’au temps où les paysans étaient obligés, comme le constate Rousseau, de cacher qu’ils possédaient un peu de jambon.

De même tout le jeu des institutions politiques était un objet de répulsion, de dérision et de mépris. Le mot même de politique s’était chargé d’une intensité de signification péjorative incroyable dans une démocratie. « C’est un politicien », « tout cela, c’est de la politique » ; ces phrases exprimaient des condamnations sans appel. Aux yeux d’une partie des Français, la profession même de parlementaire — car c’était une profession — avait quelque chose d’infamant. Certains Français étaient fiers de s’abstenir de tout contact avec ce qu’ils nommaient « la politique », excepté le jour des élections, ou y compris ce jour ; d’autres regardaient leur député comme une espèce de domestique, un être créé et mis au monde pour servir leur intérêt particulier. Le seul sentiment qui tempérât le mépris des affaires publiques était l’esprit de parti, chez ceux du moins que cette maladie avait contaminés.

On chercherait vainement un aspect de la vie publique qui ait excité chez les Français le plus léger sentiment de loyauté, de gratitude ou d’affection. Aux beaux temps de l’enthousiasme laïque, il y avait eu l’enseignement ; mais depuis longtemps l’enseignement n’est plus, aux yeux des parents comme des enfants, qu’une machine à procurer des diplômes, c’est-à-dire des situations. Quant aux lois sociales, jamais le peuple français, dans la mesure où il en était satisfait, ne les a regardées comme autre chose que comme des concessions arrachées à la mauvaise volonté des pouvoirs publics par une pression violente.

Aucun autre intérêt ne tenait lieu de celui qui manquait aux affaires publiques. Chacun des régimes successifs ayant détruit à un rythme plus rapide la vie locale et régionale, elle avait finalement disparu. La France était comme ces malades dont les membres sont déjà froids et dont le cœur seul palpite encore. Presque nulle part il n’y avait de pulsation de vie, excepté à Paris ; dès la banlieue qui entourait la ville, la mort morale commençait à peser.

À cette époque extérieurement paisible d’avant la guerre, l’ennui des petites villes de province françaises constituait peut-être une cruauté aussi réelle que des atrocités plus visibles. Des êtres humains condamnés à passer ces années uniques, irremplaçables, entre le berceau et la tombe, dans un morne ennui, n’est-ce pas aussi atroce que la faim ou les massacres ? C’est Richelieu qui a commencé à jeter cette brume d’ennui sur la France, et elle n’a pas cessé depuis de devenir de plus en plus irrespirable. Au moment de la guerre, cela avait atteint le degré de l’asphyxie.

Si l’État a tué moralement tout ce qui était, territorialement parlant, plus petit que lui, il a aussi transformé les frontières territoriales en murs de prison pour enfermer les pensées. Dès qu’on regarde l’histoire d’un peu près, et hors des manuels, on est stupéfait de voir combien certaines époques presque dépourvues de moyens matériels de communication dépassaient la nôtre pour la richesse, la variété, la fécondité, l’intensité de vie dans les échanges de pensées à travers les plus vastes territoires. C’est le cas du Moyen Âge, de l’antiquité pré-romaine, de la période immédiatement antérieure aux temps historiques. De nos jours, avec la T. S. F., l’aviation, le développement des transports de toute espèce, l’imprimerie, la presse, le phénomène moderne de la nation enferme en petits compartiments séparés même une chose aussi naturellement universelle que la science. Les frontières, bien entendu, ne sont pas infranchissables ; mais de même que pour voyager il faut en passer par une infinité de formalités ennuyeuses et pénibles, de même tout contact avec une pensée étrangère, dans n’importe quel domaine, demande un effort mental pour passer la frontière. C’est un effort considérable, et beaucoup de gens ne consentent pas à le fournir. Même chez ceux qui le fournissent, le fait qu’un effort est indispensable empêche que des liens organiques puissent être noués par-dessus les frontières.

Il est vrai qu’il existe des Églises et des partis internationaux. Mais quant aux Églises, elles présentent le scandale intolérable de prêtres et de fidèles demandant à Dieu en même temps, avec les mêmes rites, les mêmes paroles, et, il faut le supposer, un degré égal de foi et de pureté de cœur, la victoire militaire pour l’un ou l’autre de deux camps ennemis. Ce scandale date de loin ; mais dans notre siècle la vie religieuse est subordonnée à celle de la nation plus qu’elle ne l’a jamais été. Quant aux partis, ou ils ne sont internationaux que par fiction, ou l’internationalisme y a la forme de la subordination totale à une certaine nation.

Enfin l’État a également supprimé tous les liens qui pouvaient, en dehors de la vie publique, donner une orientation à la fidélité. Autant la Révolution française, en supprimant les corporations, a favorisé le progrès technique, autant moralement elle a fait de mal, ou du moins elle a consacré, achevé, un mal déjà partiellement accompli. On ne saurait trop répéter qu’aujourd’hui, quand on emploie ce mot, dans quelque milieu que ce soit, ce dont il s’agit n’a rien de commun avec les corporations.

Une fois les corporations disparues, le travail est devenu, dans la vie individuelle des hommes, un moyen ayant pour fin correspondante l’argent. Il y a quelque part, dans les textes constitutifs de la Société des Nations, une phrase affirmant que le travail désormais ne serait plus une marchandise. C’était une plaisanterie du dernier mauvais goût. Nous vivons dans un siècle où quantité de braves gens, qui pensent être très loin de ce que Lévy-Bruhl nommait la mentalité pré-logique, ont cru à l’efficacité magique de la parole bien plus qu’aucun sauvage du fond de l’Australie. Quand on retire de la circulation commerciale un produit indispensable, on prévoit pour lui un autre mode de distribution. Rien de tel n’a été prévu pour le travail qui, bien entendu, est demeuré une marchandise.

Dès lors la conscience professionnelle est simplement une modalité de la probité commerciale. Dans une société fondée sur les échanges, le plus grand poids de réprobation sociale tombe sur le vol et l’escroquerie, et notamment sur l’escroquerie du marchand qui vend de la marchandise avariée en garantissant qu’elle est bonne. De même, quand on vend son travail, la probité exige que l’on fournisse une marchandise d’une qualité qui réponde au prix. Mais la probité n’est pas la fidélité. Une très grande distance sépare ces deux vertus.

Il y a un fort élément de fidélité dans la camaraderie ouvrière qui a été longtemps le mobile dominant de la vie syndicale. Mais plusieurs obstacles ont empêché cette fidélité de constituer un support solide de la vie morale. D’un côté, le mercantilisme de la vie sociale s’est étendu aussi au mouvement ouvrier, en mettant les questions de sous au premier plan ; or plus les soucis d’argent dominent, plus l’esprit de fidélité disparaît. D’autre part, dans la mesure où le mouvement ouvrier est révolutionnaire, il échappe à cet inconvénient, mais contracte les faiblesses inhérentes à toute rébellion.

Richelieu, dont certaines observations sont si prodigieusement lucides, dit avoir reconnu par expérience que, toutes choses égales d’ailleurs, les rebelles sont toujours moitié moins forts que les défenseurs du pouvoir officiel. Même si l’on pense soutenir une bonne cause, le sentiment d’être en rébellion affaiblit. Sans un mécanisme psychologique de ce genre, il ne pourrait y avoir aucune stabilité dans les sociétés humaines. Ce mécanisme explique l’emprise du parti communiste. Les ouvriers révolutionnaires sont trop heureux d’avoir derrière eux un État — un État qui donne à leur action ce caractère officiel, cette légitimité, cette réalité, que l’État seul confère, et qui en même temps est situé trop loin d’eux, géographiquement, pour pouvoir les dégoûter. De la même manière les Encyclopédistes, profondément mal à l’aise d’être en conflit avec leur propre souverain, avaient soif de la faveur des souverains de Prusse ou de Russie. On peut aussi comprendre par cette analogie que des militants ouvriers plus ou moins révolutionnaires qui avaient résisté au prestige de la Russie n’aient pas pu s’empêcher de succomber à celui de l’Allemagne.

Hors ceux qui se sont donnés tout entiers au parti communiste, les ouvriers ne peuvent pas trouver à la fidélité envers leur classe un objet assez précis, assez nettement délimité, pour en recevoir la stabilité intérieure. Peu de notions sont aussi indéterminées que celle de classe sociale. Marx, qui fait reposer sur elle tout son système, n’a jamais cherché à la définir, ni même simplement à l’étudier. Le seul renseignement qu’on puisse tirer de ses ouvrages concernant les classes sociales, c’est que ce sont des choses qui luttent. Ce n’est pas suffisant. Ce n’est pas non plus une de ces notions qui, sans pouvoir être définies en paroles, sont claires pour la pensée. Il est encore plus difficile de la concevoir ou de la sentir sans définition que de la définir.

La fidélité impliquée par une affiliation religieuse compte également assez peu, si singulier que ce soit, dans la vie moderne. Malgré des différences évidentes et considérables, un effet en un sens analogue est produit par le système anglais de l’Église nationale et par le système français de la séparation des Églises et de l’État. Seulement le second semble plus destructeur.

La religion a été proclamée une affaire privée. Selon les habitudes d’esprit actuelles, cela ne veut pas dire qu’elle réside dans le secret de l’âme, dans ce lieu profondément caché où même la conscience de chacun ne pénètre pas. Cela veut dire qu’elle est affaire de choix, d’opinion, de goût, presque de fantaisie, quelque chose comme le choix d’un parti politique ou même comme le choix d’une cravate ; ou encore qu’elle est affaire de famille, d’éducation, d’entourage. Étant devenue une chose privée, elle perd le caractère obligatoire réservé aux choses publiques, et par suite n’a plus de titre incontesté à la fidélité.

Quantité de paroles révélatrices montrent qu’il en est ainsi. Combien de fois, par exemple, n’entend-on pas répéter ce lieu commun : « Catholiques, protestants, juifs ou libres penseurs, nous sommes tous Français », exactement comme s’il s’agissait de petites fractions territoriales du pays, comme on dirait : « Marseillais, Lyonnais ou Parisiens, nous sommes tous Français. » Dans des textes émanés du pape, on peut lire : « Non seulement du point de vue chrétien, mais plus généralement du point de vue humain… » ; comme si le point de vue chrétien, qui ou bien n’a aucun sens, ou bien prétend envelopper toutes choses dans ce monde et dans l’autre, avait un degré de généralité moindre que le point de vue humain. On ne peut concevoir un aveu de faillite plus terrible. Voilà comment se paient les « anathema sit ». En fin de compte, la religion, dégradée au rang d’affaire privée, se réduit au choix d’un lieu où aller passer une heure ou deux, le dimanche matin.

Ce qu’il y a là de comique, c’est que la religion, c’est-à-dire la relation de l’homme avec Dieu, n’est pas regardée aujourd’hui comme une chose trop sacrée pour l’intervention d’aucune autorité extérieure, mais est mise au nombre des choses que l’État laisse à la fantaisie de chacun, comme étant de peu d’importance au regard des affaires publiques. Du moins il en a été ainsi dans un passé récent. C’est là la signification actuelle du mot de « tolérance ».

Ainsi il n’y a rien, hors l’État, où la fidélité puisse s’accrocher. C’est pourquoi jusqu’à 1940 elle ne lui avait pas été refusée. Car l’homme sent qu’une vie humaine sans fidélité est quelque chose de hideux. Parmi la dégradation générale de tous les mots du vocabulaire français qui ont rapport à des notions morales, les mots de traître et de trahison n’ont rien perdu de leur force. L’homme sent aussi qu’il est né pour le sacrifice ; et il ne restait plus dans l’imagination publique d’autre forme de sacrifice que le sacrifice militaire, c’est-à-dire offert à l’État.

Il s’agissait bien uniquement de l’État. L’illusion de la Nation, au sens où les hommes de 1789, de 1792, prenaient ce mot, qui faisait alors couler des larmes de joie, c’était là du passé complètement aboli. Le mot même de nation avait changé de sens. En notre siècle, il ne désigne plus le peuple souverain, mais l’ensemble des populations reconnaissant l’autorité d’un même État ; c’est l’architecture formée par un État et le pays dominé par lui. Quand on parle de souveraineté de la nation, aujourd’hui, cela veut dire uniquement souveraineté de l’État. Un dialogue entre un de nos contemporains et un homme de 1792 mènerait à des malentendus bien comiques. Or non seulement l’État en question n’est pas le peuple souverain, mais il est identiquement ce même État inhumain, brutal, bureaucratique, policier, légué par Richelieu à Louis XIV, par Louis XIV à la Convention, par la Convention à l’Empire, par l’Empire à la IIIe République. Qui plus est, il est instinctivement connu et haï comme tel.

Ainsi on a vu cette chose étrange, un État, objet de haine, de répulsion, de dérision, de mépris et de crainte, qui, sous le nom de patrie, a réclamé la fidélité absolue, le don total, le sacrifice suprême, et les a obtenus, de 1914 à 1918, à un point qui a dépassé toute attente. Il se posait comme un absolu ici-bas, c’est-à-dire comme un objet d’idolâtrie ; et il a été accepté et servi comme tel, honoré d’une quantité effroyable de sacrifices humains. Une idolâtrie sans amour, quoi de plus monstrueux et de plus triste ?

Quand quelqu’un va dans le dévouement beaucoup plus loin que son cœur ne le pousse, il se produit inévitablement par la suite une réaction violente, une sorte de révulsion dans les sentiments. Cela se voit souvent dans les familles, quand un malade a besoin de soins qui dépassent l’affection qu’il inspire. Il est l’objet d’une rancune refoulée parce qu’inavouable, mais toujours présente comme un poison secret.

La même chose s’est produite entre les Français et la France, après 1918. Ils lui avaient trop donné. Ils lui avaient donné davantage qu’ils n’avaient dans le cœur pour elle.

Tout le courant d’idées antipatriotiques, pacifistes, internationalistes d’après 1918 s’est réclamé des morts de la guerre et des anciens combattants ; et quant à ceux-ci, il émanait réellement dans une large mesure de leurs milieux. Il y avait aussi, il est vrai, des associations d’anciens combattants intensément patriotiques. Mais l’expression de leur patriotisme sonnait creux et manquait tout à fait de force persuasive. Elle ressemblait au langage de gens qui, ayant trop souffert, éprouvent continuellement le besoin de se rappeler qu’ils n’ont pas souffert pour rien. Car des souffrances trop grandes par rapport aux impulsions du cœur peuvent pousser à l’une ou l’autre attitude ; ou on repousse violemment ce à quoi on a trop donné, ou on s’y accroche avec une sorte de désespoir.

Rien n’a fait plus de mal au patriotisme que l’évocation, répétée à satiété, du rôle joué par la police derrière les champs de bataille. Rien ne pouvait blesser davantage les Français, en les forçant à constater, derrière la patrie, la présence de cet État policier, objet traditionnel de leur haine. En même temps les extraits de la presse extravagante d’avant 1918, relus après coup dans le sang-froid et avec dégoût, rapprochés de ce rôle de la police, leur donnait l’impression d’avoir été roulés. Il n’est rien qu’un Français soit moins capable de pardonner. Les mots mêmes qui exprimaient le sentiment patriotique ayant été discrédités, il passait en un sens dans la catégorie des sentiments inavouables. Il y a eu un temps, et il n’est pas loin, où l’expression d’un sentiment patriotique dans les milieux ouvriers, du moins dans certains d’entre eux, aurait fait l’effet d’un manquement aux convenances.

Des témoignages concordants affirment que les plus courageux, en 1940, ont été les anciens combattants de l’autre guerre. Il faut seulement en conclure que leurs réactions d’après 1918 ont eu une influence plus profonde sur l’âme des enfants qui les entouraient que sur la leur propre. C’est un phénomène très fréquent et facile à comprendre. Ceux qui avaient dix-huit ans en 1914 ont eu leur caractère formé au cours des années antérieures.

On a dit que l’école du début du siècle avait forgé une jeunesse pour la victoire, et que celle d’après 1918 a fabriqué une génération de vaincus. Il y a certainement là beaucoup de vrai. Mais les maîtres d’école d’après 1918 étaient des anciens combattants. Beaucoup des enfants qui ont eu dix ans entre 1920 et 1930 ont eu des instituteurs qui avaient fait la guerre.

Si la France a subi l’effet de cette réaction plus que d’autres pays, cela est dû à un déracinement beaucoup plus aigu, correspondant à une centralisation étatique bien plus ancienne et plus intense, à l’effet démoralisant de la victoire, et à la licence accordée à toutes les propagandes.

Il y a eu aussi rupture d’équilibre, et compensation par rupture en sens inverse, autour de la notion de patrie, dans le domaine de la pure pensée. Du fait que l’État était demeuré, au milieu d’un vide total, la seule chose qualifiée pour demander à l’homme la fidélité et le sacrifice, la notion de patrie se posait comme un absolu dans la pensée. La patrie était hors du bien et du mal. C’est ce qu’exprime le proverbe anglais « right or wrong, my country ». Mais souvent on va plus loin. On n’admet pas que la patrie puisse avoir tort.

Si peu enclins que soient les hommes de tous les milieux à l’effort de l’examen critique, une absurdité éclatante, même s’ils ne la reconnaissent pas, les met dans un état de malaise qui affaiblit l’âme. Il n’y a au fond rien de plus mélangé à la vie humaine commune et quotidienne que la philosophie, mais une philosophie implicite.

Poser la patrie comme un absolu que le mal ne peut souiller est une absurdité éclatante. La patrie est un autre nom de la nation ; et la nation est un ensemble de territoires et de populations assemblés par des événements historiques où le hasard a une grande part, autant que l’intelligence humaine peut en juger, et où se mélangent toujours le bien et le mal. La nation est un fait, et un fait n’est pas un absolu. Elle est un fait parmi d’autres analogues. Il y a plus d’une nation sur la surface de la terre. La nôtre est certes unique. Mais chacune des autres, considérée en elle-même et avec amour, est unique au même degré.

Il était de mode avant 1940 de parler de la « France éternelle ». Ces mots sont une espèce de blasphème. On est obligé d’en dire autant de pages si touchantes écrites par de grands écrivains catholiques français sur la vocation de la France, le salut éternel de la France, et autres thèmes semblables. Richelieu voyait bien plus juste quand il disait que le salut des États ne s’opère qu’ici-bas. La France est une chose temporelle, terrestre. Sauf erreur, il n’a jamais été dit que le Christ soit mort pour sauver des nations. L’idée d’une nation appelée par Dieu en tant que nation n’appartient qu’à l’ancienne loi.

L’antiquité dite païenne n’aurait jamais commis une confusion si grossière. Les Romains se croyaient élus, mais uniquement pour une domination terrestre. L’autre monde ne les intéressait pas. Nulle part il n’apparaît qu’aucune cité, aucun peuple, se soit cru élu pour une destinée surnaturelle. Les Mystères, qui constituaient en quelque sorte la méthode officielle du salut, comme aujourd’hui les Églises, étaient des institutions locales, mais on reconnaissait qu’ils étaient équivalents entre eux. Platon décrit comment l’homme secouru par la grâce sort de la caverne de ce monde ; mais il ne dit pas qu’une cité puisse en sortir. Au contraire, il représente la collectivité comme quelque chose d’animal qui empêche le salut de l’âme.

On accuse souvent l’antiquité de n’avoir su reconnaître que les valeurs collectives. En réalité, cette erreur n’a été commise que par les Romains, qui étaient athées, et par les Hébreux ; et par ceux-ci, seulement jusqu’à l’exil à Babylone. Mais si nous avons tort d’attribuer cette erreur à l’antiquité pré-chrétienne, nous avons tort aussi de ne pas reconnaître que nous la commettons continuellement, corrompus que nous sommes par la double tradition romaine et hébraïque, qui l’emporte trop souvent en nous sur l’inspiration chrétienne pure.

Les chrétiens aujourd’hui sont gênés pour reconnaître que, si l’on donne au mot de patrie le sens le plus fort possible, un sens complet, un chrétien n’a qu’une seule patrie qui est située hors de ce monde. Car il n’a qu’un père, qui habite hors de ce monde. « Constituez-vous des trésors dans le ciel… car où est le trésor d’un homme, là sera aussi son cœur. » Il est donc interdit d’avoir son cœur sur terre.

Les chrétiens aujourd’hui n’aiment pas poser la question des droits respectifs, sur leur cœur, de Dieu et de leur pays. Les évêques allemands ont terminé une de leurs protestations les plus courageuses en disant qu’ils se refusaient à avoir jamais à choisir entre Dieu et l’Allemagne. Et pourquoi s’y refusent-ils ? Il peut toujours se produire des circonstances impliquant un choix à faire entre Dieu et n’importe quoi de terrestre, et le choix ne doit jamais être douteux. Mais les évêques français auraient tenu le même langage. La popularité de Jeanne d’Arc au cours du dernier quart de siècle n’était pas quelque chose d’entièrement sain ; c’était une ressource commode pour oublier qu’il y a une différence entre la France et Dieu. Pourtant cette lâcheté intérieure devant le prestige de l’idée de patrie n’a pas rendu le patriotisme plus énergique. La statue de Jeanne d’Arc se trouvait placée de manière à attirer les regards, dans toutes les églises du pays, pendant ces jours affreux où les Français ont abandonné la France.

« Si quelqu’un vient vers moi et ne hait pas son père et sa mère et sa femme et ses enfants et ses frères et ses sœurs, et de plus sa propre âme, il ne peut pas être mon disciple. » S’il est prescrit de haïr tout cela, en un certain sens du mot haïr, il est certainement interdit d’aimer son pays, en un certain sens du mot aimer. Car l’objet propre de l’amour, c’est le bien, et « Dieu seul est bon ».

Ce sont là des évidences, mais, par quelque sortilège, complètement méconnues dans notre siècle. Autrement il aurait été impossible qu’un homme comme le Père de Foucauld, qui avait choisi d’être par la charité le témoin du Christ au milieu de populations non chrétiennes, se crût en même temps le droit de fournir des renseignements au 2e Bureau au sujet de ces mêmes populations.

Il serait sain pour nous de méditer les terribles paroles du diable au Christ, montrant tous les royaumes de ce monde et disant à leur sujet : « Toute puissance m’a été abandonnée. » Aucun d’eux n’est excepté.

Ce qui n’a pas choqué les chrétiens a choqué les ouvriers. Une tradition encore assez récente pour n’être pas tout à fait morte fait de l’amour de la justice l’inspiration centrale du mouvement ouvrier français. Dans la première moitié du xixe siècle, c’était un amour brûlant, qui prenait fait et cause pour les opprimés du monde entier.

Tant que la patrie était le peuple constitué en nation souveraine, aucun problème ne se posait sur ses rapports avec la justice. Car on admettait — tout à fait arbitrairement, et par une interprétation très superficielle du Contrat Social — qu’une nation souveraine ne commet pas d’injustice envers ses membres ni envers ses voisins ; on supposait que les causes qui produisent l’injustice sont toutes liées à la non-souveraineté de la nation.

Mais dès lors que derrière la patrie il y a le vieil État, la justice est loin. Dans l’expression du patriotisme moderne, il n’est pas beaucoup question de la justice, et surtout il n’est rien dit qui puisse permettre de penser les relations entre la patrie et la justice. On n’ose pas affirmer qu’il y ait équivalence entre les deux notions ; on n’oserait pas, notamment, l’affirmer aux ouvriers, qui, à travers l’oppression sociale, sentent le froid métallique de l’État, et se rendent compte confusément que le même froid doit exister dans les relations internationales. Quand on parle beaucoup de la patrie, on parle peu de la justice ; et le sentiment de la justice est si puissant chez les ouvriers, fussent-ils matérialistes, du fait qu’ils ont toujours l’impression d’être privés d’elle, qu’une forme d’éducation morale où la justice ne figure presque pas ne peut pas avoir prise sur eux. Quand ils meurent pour la France, ils ont toujours besoin de sentir qu’ils meurent en même temps pour quelque chose de beaucoup plus grand, qu’ils ont part à la lutte universelle contre l’injustice. Pour eux, selon une parole devenue célèbre, la patrie ne suffit pas.

Il en est de même partout où brûle une flamme, une étincelle, fût-elle imperceptible, de vie spirituelle véritable. À ce feu, la patrie ne suffit pas. Et pour ceux chez qui elle est absente, le patriotisme, dans ses suprêmes exigences, est bien trop élevé ; il ne peut alors constituer un stimulant assez fort que sous la forme du plus aveugle fanatisme national.

Il est vrai que les hommes sont capables de diviser leur âme en compartiments, dans chacun desquels une idée a une espèce de vie sans relation avec les autres. Ils n’aiment ni l’effort critique ni l’effort de synthèse, et ne se les imposent pas sans violence.

Mais dans la peur, l’angoisse, quand la chair recule devant la mort, devant la trop grande souffrance, devant l’excès du danger, il apparaît dans l’âme de tout homme, fût-il tout à fait inculte, un fabricateur de raisonnements qui élabore des preuves pour établir qu’il est légitime et bon de se soustraire à cette mort, à cette souffrance, à ce danger. Ces preuves peuvent, selon les cas, être bonnes ou mauvaises. De toutes manières, sur le moment, le désarroi de la chair et du sang leur imprime une intensité de force persuasive qu’aucun orateur n’a jamais obtenue.

Il y a des gens chez qui les choses ne se passent pas ainsi. C’est ou bien que leur nature les soustrait à la peur, que leur chair, leur sang et leurs entrailles sont insensibles à la présence de la mort ou de la douleur ; ou bien qu’il y a un tel degré d’unité dans leur âme que ce fabricateur de raisonnements n’a pas la possibilité d’y travailler. Chez d’autres encore il travaille, il fait sentir sa persuasion, mais elle est pourtant méprisée. Cela même suppose soit un degré déjà élevé d’unité intérieure, soit des stimulants extérieurs puissants.

L’observation géniale d’Hitler sur la propagande, à savoir que la force brutale ne peut pas l’emporter sur des idées si elle est seule, mais qu’elle y parvient aisément, en s’adjoignant quelques idées d’aussi basse qualité qu’on voudra, cette observation fournit aussi la clef de la vie intérieure. Les tumultes de la chair, si violents soient-ils, ne peuvent pas l’emporter dans l’âme sur une pensée, s’ils sont seuls. Mais leur victoire est facile s’ils communiquent leur puissance persuasive à une autre pensée, si mauvaise soit-elle. C’est ce point qui est important. Aucune pensée n’est de qualité trop médiocre pour cette fonction d’alliée de la chair. Mais il faut à la chair de la pensée pour alliée.

C’est pourquoi, alors qu’en temps ordinaire les gens, même cultivés, vivent, sans aucun malaise, avec les plus énormes contradictions intérieures, dans les moments de crise suprême, la moindre faille dans le système intérieur acquiert la même importance que si le philosophe le plus lucide se tenait quelque part, malicieusement prêt à en profiter ; et il en est ainsi chez tout homme, si ignorant soit-il.

Dans les moments suprêmes, qui ne sont pas nécessairement ceux du plus grand danger, mais ceux où l’homme se trouve, devant le tumulte des entrailles, du sang et de la chair, seul et sans stimulants extérieurs, ceux dont la vie intérieure procède tout entière d’une même idée sont les seuls qui résistent. C’est pourquoi les systèmes totalitaires forment des hommes à toute épreuve.

La patrie ne peut être cette idée unique que dans un régime du genre hitlérien. Cela pourrait facilement être prouvé, jusque dans les détails, mais c’est inutile tant l’évidence est grande. Si la patrie n’est pas cette idée, et si néanmoins elle tient une place, alors ou bien il y a incohérence intérieure, et une faiblesse cachée dans l’âme, ou bien il faut qu’il y ait quelque autre idée, dominant tout le reste, et relativement à laquelle la patrie tienne une place bien clairement reconnue, place limitée et subordonnée.

Ce n’était pas le cas dans notre Troisième République. Ce n’était le cas dans aucun milieu. Ce qui se trouvait partout, c’était l’incohérence morale. Aussi le fabricateur intérieur de raisonnements fut-il actif dans les âmes entre 1914 et 1918. La plupart résistèrent en un raidissement suprême, par cette réaction qui pousse souvent les hommes à se jeter aveuglément, par crainte de se déshonorer, du côté opposé à celui où pousse la peur. Mais l’âme, quand elle s’expose à la douleur et au danger sous l’effet de cette impulsion seulement, s’use très vite. Ces raisonnements nourris d’angoisse, qui n’ont pas pu influer sur la manière d’agir, mordent d’autant plus sur les profondeurs mêmes de l’âme, et leur influence s’exerce après coup. C’est ce qui s’est passé après 1918. Et ceux qui n’avaient rien donné et en avaient honte ont été prompts, pour d’autres motifs, à saisir la contagion. Cette atmosphère entourait les enfants à qui un peu plus tard on allait demander de mourir.

Combien loin est allée la désagrégation intérieure chez les Français, on peut s’en rendre compte si l’on songe qu’aujourd’hui encore l’idée de la collaboration avec l’ennemi n’a pas perdu tout prestige. D’un autre côté, si l’on cherche un réconfort dans le spectacle de la résistance, si l’on se dit que les résistants n’ont aucune difficulté à trouver leur inspiration à la fois dans le patriotisme et dans une foule d’autres mobiles, il faut en même temps se dire et se redire que la France en tant que nation se trouve en ce moment aux côtés de la justice, du bonheur général et des choses de ce genre, c’est-à-dire dans la catégorie des belles choses qui n’existent pas. La victoire alliée la sortira de cette catégorie, la rétablira dans le domaine des faits ; beaucoup de difficultés qui semblaient écartées reparaîtront. En un sens, le malheur simplifie tout. Le fait que la France est entrée dans la voie de la résistance plus lentement, plus tard que la plupart des pays occupés montre qu’on aurait tort d’être sans inquiétude pour l’avenir.

On peut voir clairement jusqu’où allait l’incohérence morale de notre régime si l’on songe à l’école. La morale y fait partie du programme, et même les instituteurs qui n’aimaient pas en faire l’objet d’un enseignement dogmatique l’enseignaient inévitablement d’une manière diffuse. La notion centrale de cette morale, c’est la justice et les obligations qu’elle impose envers le prochain.

Mais quand il est question d’histoire, la morale n’intervient plus. Il n’est jamais question des obligations de la France à l’extérieur. Quelquefois on la nomme juste et généreuse, comme si c’était là un surcroît, une plume au chapeau, un couronnement à la gloire. Les conquêtes qu’elle a faites et perdues peuvent à la rigueur être l’objet d’un léger doute, comme celles de Napoléon ; jamais celles qu’elle a conservées. Le passé n’est que l’histoire de la croissance de la France, et il est admis que cette croissance est toujours un bien à tous égards. Jamais on ne se demande si en s’accroissant elle n’a pas détruit. Examiner s’il ne lui est pas peut-être arrivé de détruire des choses qui la valaient semblerait le plus affreux blasphème. Bernanos dit que les gens d’Action Française regardent la France comme un marmot à qui on ne demande que de grandir, de prendre de la chair. Mais il n’y a pas qu’eux. C’est la pensée générale qui, sans jamais être exprimée, est toujours implicite dans la manière dont on regarde le passé du pays. Et la comparaison avec un marmot est encore trop honorable. Les êtres auxquels on ne demande que de prendre de la chair, ce sont les lapins, les porcs, les poulets. Platon a le mot le plus juste en comparant la collectivité à un animal. Et ceux que son prestige aveugle, c’est-à-dire tous les hommes, hors des prédestinés, « appellent justes et belles les choses nécessaires, étant incapables de discerner et d’enseigner quelle distance il y a entre l’essence du nécessaire et celle du bien ».

On fait tout pour que les enfants sentent, et ils le sentent d’ailleurs naturellement, que les choses relatives à la patrie, à la nation, à l’accroissement de la nation, ont un degré d’importance qui les met à part des autres. Et c’est précisément au sujet de ces choses que la justice, les égards dus à autrui, les obligations rigoureuses assignant des limites aux ambitions et aux appétits, toute cette morale à laquelle on s’efforce de soumettre la vie des petits garçons, n’est jamais évoquée.

Que conclure de là, sinon qu’elle est au nombre des choses d’importance moindre, que, comme la religion, le métier, le choix d’un médecin ou d’un fournisseur, elle a sa place dans le domaine inférieur de la vie privée ?

Mais si la morale proprement dite est ainsi abaissée, il ne s’y substitue pas un système différent. Car le prestige supérieur de la nation est lié à l’évocation de la guerre. Il ne fournit pas de mobiles pour le temps de paix, excepté dans un régime qui constitue une préparation permanente à la guerre, comme le régime nazi. Excepté dans un tel régime, il serait dangereux de trop rappeler que cette patrie qui demande à ses enfants leur vie a pour autre face l’État, avec ses impôts, ses douanes, sa police. On s’en abstient soigneusement ; et ainsi il ne vient à l’idée de personne que ce puisse être manquer de patriotisme que de haïr la police et de frauder en matière de douane et d’impôt. Un pays comme l’Angleterre fait dans une certaine mesure exception, à cause d’une tradition millénaire de liberté garantie par les pouvoirs publics. Ainsi la dualité de la morale, en temps de paix, affaiblit le pouvoir de la morale éternelle sans rien mettre à sa place.

Cette dualité est présente d’une manière permanente, toujours, partout, et non pas seulement à l’école. Car il arrive presque journellement en temps normal à tout Français, quand il lit le journal, quand il discute en famille ou au bistrot, de penser pour la France, au nom de la France. Dès cet instant, et jusqu’à ce qu’il revienne dans son personnage privé, il perd jusqu’au souvenir des vertus dont il admet, d’une manière plus ou moins vague et abstraite, l’obligation pour lui-même. Quand il s’agit de soi-même, et même de sa famille, il est plus ou moins admis qu’il ne faut pas trop se vanter soi-même, qu’il faut se défier de ses jugements lorsqu’on est à la fois juge et partie, qu’il faut se demander si les autres n’ont pas au moins partiellement raison contre soi-même, qu’il ne faut pas trop se mettre en avant, qu’il ne faut pas penser uniquement à soi-même ; bref qu’il faut mettre des bornes à l’égoïsme et à l’orgueil. Mais en matière d’égoïsme national, d’orgueil national, non seulement il y a une licence illimitée, mais le plus haut degré possible est imposé par quelque chose qui ressemble à une obligation. Les égards envers autrui, l’aveu des torts propres, la modestie, la limitation volontaire des désirs, deviennent dans ce domaine des crimes, des sacrilèges. Parmi plusieurs paroles sublimes que le Livre des Morts égyptien met dans la bouche du juste après la mort, la plus touchante peut-être est celle-ci : « Je ne me suis jamais rendu sourd à des paroles justes et vraies. » Mais sur le plan international, chacun regarde comme un devoir sacré de se rendre sourd à des paroles justes et vraies, si elles sont contraires à l’intérêt de la France. Ou bien admet-on que des paroles contraires à l’intérêt de la France ne peuvent jamais être justes et vraies ? Cela reviendrait exactement au même.

Il y a des fautes de goût que la bonne éducation, à défaut de la morale, empêche de commettre dans la vie privée, et qui semblent absolument naturelles sur le plan national. Même les plus odieuses des dames patronnesses hésiteraient à rassembler leurs protégés pour leur exposer dans un discours la grandeur des bienfaits accordés et de la reconnaissance due en échange. Mais un gouverneur français d’Indochine n’hésite pas, au nom de la France, à tenir ce langage, même immédiatement après les actes de répression les plus atroces ou les famines les plus scandaleuses ; et il attend, il impose des réponses qui lui fassent écho.

C’est une coutume héritée des Romains. Ils ne commettaient jamais de cruautés, ils n’accordaient jamais de faveur, sans vanter dans les deux cas leur générosité et leur clémence. On n’était jamais reçu à leur demander quoi que ce fût, même un simple allégement à la plus horrible oppression, sans débuter par les mêmes éloges. Ils ont ainsi déshonoré la supplication, qui était honorable avant eux, en lui imposant le mensonge et la flatterie. Dans l’Iliade, jamais un Troyen agenouillé devant un Grec et implorant la vie ne met la plus légère nuance de flatterie dans son langage.

Notre patriotisme vient tout droit des Romains. C’est pourquoi les petits Français sont encouragés à en chercher l’inspiration dans Corneille. C’est une vertu païenne, si les deux mots sont compatibles. Le mot de païen, quand il est appliqué à Rome, a vraiment à titre légitime la signification chargée d’horreur que lui donnaient les premiers polémistes chrétiens. C’était vraiment un peuple athée et idolâtre ; non pas idolâtre de statues faites en pierre ou en bronze, mais idolâtre de lui-même. C’est cette idolâtrie de soi qu’il nous a léguée sous le nom de patriotisme.

Aussi la dualité dans la morale est-elle un scandale bien plus éclatant si, au lieu de la morale laïque, on songe à la vertu chrétienne dont la morale laïque est d’ailleurs simplement une édition pour grand public, une solution diluée. La vertu chrétienne a pour centre, pour essence, pour saveur spécifique l’humilité, le mouvement librement consenti vers le bas. C’est par là que les saints ressemblent au Christ. « Étant dans la condition de Dieu, il n’a pas regardé l’égalité avec Dieu comme un butin… Il s’est vidé… Bien qu’il soit le Fils, ce qu’il a souffert lui a enseigné l’obéissance. »

Mais quand un Français pense à la France, l’orgueil est pour lui un devoir, selon la conception actuelle ; l’humilité serait une trahison. Cette trahison est celle peut-être qu’on reproche le plus amèrement au gouvernement de Vichy. On a raison, car son humilité est de mauvais aloi, elle est celle de l’esclave qui flatte et ment pour éviter les coups. Mais dans ce domaine une humilité qui serait de bon aloi est parmi nous chose inconnue. Nous n’en concevons même pas la possibilité. Pour parvenir seulement à en concevoir la possibilité, il nous faudrait déjà un effort d’invention.

Dans une âme chrétienne, la présence de la vertu païenne du patriotisme est un dissolvant. Elle est passée de Rome entre nos mains sans avoir été baptisée. Chose étrange, les barbares, ou ceux qu’on nommait ainsi, ont été baptisés presque sans difficulté lors des invasions ; mais l’héritage de la Rome antique ne l’a jamais été, sans doute parce qu’il ne pouvait pas l’être, et cela bien que l’Empire romain ait fait du christianisme une religion d’État.

Il serait difficile d’ailleurs d’imaginer une plus cruelle injure. Quant aux barbares, il n’est pas étonnant que les Goths soient entrés facilement dans le christianisme, si, comme le croyaient les contemporains, ils étaient du sang de ces Gètes, les plus justes des Thraces, qu’Hérodote nommait les immortaliseurs à cause de l’intensité de leur foi dans la vie éternelle. L’héritage des barbares s’est mélangé à l’esprit chrétien pour former ce produit unique, inimitable, parfaitement homogène, qu’on a nommé la chevalerie. Mais entre l’esprit de Rome et celui du Christ il n’y a jamais eu fusion. Si la fusion avait été possible, l’Apocalypse aurait menti en représentant Rome comme la femme assise sur la bête, la femme pleine des noms du blasphème.

La Renaissance a été une résurrection d’abord de l’esprit grec, puis de l’esprit romain. C’est dans cette seconde étape seulement qu’elle a agi comme un dissolvant du christianisme. C’est au cours de cette seconde étape qu’est née la forme moderne de la nationalité, la forme moderne du patriotisme. Corneille a eu raison de dédier son Horace à Richelieu, et de le faire en termes dont la bassesse est un pendant à l’orgueil presque délirant qui inspire la tragédie. Cette bassesse et cet orgueil sont inséparables ; on le voit bien aujourd’hui en Allemagne. Corneille lui-même est un excellent exemple de l’espèce d’asphyxie qui saisit la vertu chrétienne au contact de l’esprit romain. Son Polyeucte nous paraîtrait comique si nous n’étions pas aveuglés par l’habitude. Polyeucte, sous sa plume, est un homme qui tout d’un coup a compris qu’il y a un territoire beaucoup plus glorieux à conquérir que les royaumes terrestres, et une technique particulière pour y parvenir ; aussitôt il se met en devoir de partir pour cette conquête, sans aucun égard pour quoi que ce soit d’autre, et dans le même état d’esprit que lorsqu’auparavant il faisait la guerre au service de l’empereur. Alexandre pleurait, dit-on, de n’avoir à conquérir que le globe terrestre. Corneille croyait apparemment que le Christ était descendu sur terre pour combler cette lacune.

Si le patriotisme agit invisiblement comme un dissolvant pour la vertu soit chrétienne, soit laïque, en temps de paix, le contraire se produit en temps de guerre ; et c’est tout à fait naturel. Quand il y a dualité morale, c’est toujours la vertu exigée par les circonstances qui en subit le préjudice. La pente à la facilité donne naturellement l’avantage à l’espèce de vertu qu’en fait il n’y a pas lieu d’exercer ; à la moralité de guerre en temps de paix, à la moralité de paix en temps de guerre.

En temps de paix, la justice et la vérité, à cause de la cloison étanche qui les sépare du patriotisme, sont dégradées au rang des vertus purement privées, telles que par exemple la politesse ; mais quand la patrie demande le sacrifice suprême, cette même séparation prive le patriotisme de la légitimité totale qui peut seule provoquer l’effort total.

Quand on a pris l’habitude de considérer comme un bien absolu et clair de toute ombre cette croissance au cours de laquelle la France a dévoré et digéré tant de territoires, comment une propagande inspirée exactement de la même pensée, et mettant seulement le nom de l’Europe à la place de celui de la France, ne s’infiltrera-t-elle pas dans un coin de l’âme ? Le patriotisme actuel consiste en une équation entre le bien absolu et une collectivité correspondant à un espace territorial, à savoir la France ; quiconque change dans sa pensée le terme territorial de l’équation, et met à la place un terme plus petit, comme la Bretagne, ou plus grand, comme l’Europe, est regardé comme un traître. Pourquoi cela ? C’est tout à fait arbitraire. L’habitude nous empêche de nous rendre compte à quel point c’est arbitraire. Mais au moment suprême, cet arbitraire donne prise au fabricant intérieur de sophismes.

Les collaborateurs actuels[1] ont à l’égard de l’Europe nouvelle que forgerait une victoire allemande l’attitude qu’on demande aux Provençaux, aux Bretons, aux Alsaciens, aux Francs-Comtois d’avoir, quant au passé, à l’égard de la conquête de leur pays par le roi de France. Pourquoi la différence des époques changerait-elle le bien et le mal ? On entendait couramment dire entre 1918 et 1919, par les braves gens qui espéraient la paix : « Autrefois il y avait la guerre entre provinces, puis elles se sont unies en formant des nations. De la même manière les nations vont s’unir dans chaque continent, puis dans le monde entier, et ce sera la fin de toute guerre. » C’était un lieu commun très répandu ; il procédait de ce raisonnement par extrapolation qui a eu tant de puissance au xixe siècle et encore au xxe. Les braves gens qui parlaient ainsi connaissaient en gros l’histoire de France, mais ils ne réfléchissaient pas, au moment où ils parlaient, que l’unité nationale s’était accomplie presque exclusivement par les conquêtes les plus brutales. Mais s’ils s’en sont souvenus en 1939, ils se sont souvenus aussi que ces conquêtes leur étaient toujours apparues comme un bien. Quoi d’étonnant si une partie au moins de leur âme s’est mise à penser : « Pour le progrès, pour l’accomplissement de l’Histoire, il faut peut-être en passer par là ? » Ils ont pu se dire : « La France a eu la victoire en 1918 ; elle n’a pu accomplir l’unité de l’Europe ; maintenant l’Allemagne essaie de l’accomplir ; ne la gênons pas. » Les cruautés du système allemand, il est vrai, auraient dû les arrêter. Mais ils pouvaient soit n’en avoir pas entendu parler, soit supposer qu’elles étaient inventées par une propagande mensongère, soit les juger de peu d’importance, comme étant infligées à des populations inférieures. Est-il plus difficile d’ignorer les cruautés des Allemands envers les Juifs ou les Tchèques que celles des Français envers les Annamites ?

Péguy disait heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre. Il doit s’ensuivre que ceux qui les tuent injustement sont des malheureux. Si les soldats français de 1914 sont morts dans une juste guerre, alors c’est certainement aussi le cas, au moins au même degré, pour Vercingétorix. Si l’on pense ainsi, quels sentiments peut-on avoir envers l’homme qui l’a tenu pendant six ans enchaîné dans un cachot complètement noir, puis l’a exposé en spectacle aux Romains, puis l’a fait égorger ? Mais Péguy était un fervent admirateur de l’Empire romain. Si l’on admire l’Empire romain, pourquoi en vouloir à l’Allemagne qui essaie de le reconstituer, sur un territoire plus vaste, avec des méthodes presque identiques ? Cette contradiction n’a pas empêché Péguy de mourir en 1914. Mais c’est elle, quoique non formulée, non reconnue, qui a empêché beaucoup de jeunes en 1940 d’aller au feu dans le même état d’esprit que Péguy.

Ou la conquête est toujours un mal ; ou elle est toujours un bien ; ou elle est tantôt un bien, tantôt un mal. Dans ce dernier cas, il faut un critérium pour la discrimination. Donner comme critérium que la conquête est un bien lorsqu’elle accroît la nation dont on est membre par le hasard de la naissance, un mal lorsqu’elle la diminue, cela est tellement contraire à la raison que c’est seulement acceptable pour des gens qui, de parti pris et une fois pour toutes, ont chassé la raison, comme c’est le cas en Allemagne. Mais l’Allemagne peut le faire, parce qu’elle vit d’une tradition romantique. La France ne le peut pas, car l’attachement à la raison fait partie de son patrimoine national. Une partie des Français peut se dire hostile au christianisme ; mais avant comme après 1789, tous les mouvements de pensée qui ont eu lieu en France se sont réclamés de la raison. La France ne peut pas écarter la raison au nom de la patrie.

C’est pourquoi la France se sent mal à l’aise dans son patriotisme, et cela bien qu’elle-même, au xviiie siècle, ait inventé le patriotisme moderne. Il ne faut pas croire que ce qu’on a nommé la vocation universelle de la France rende la conciliation entre le patriotisme et les valeurs universelles plus facile aux Français qu’à d’autres. C’est le contraire qui est vrai. La difficulté est plus grande pour les Français, parce qu’ils ne peuvent pas complètement réussir, ni à supprimer le second terme de la contradiction, ni à séparer les deux termes par une cloison étanche. Ils trouvent la contradiction à l’intérieur de leur patriotisme même. Mais de ce fait ils sont comme obligés d’inventer un patriotisme nouveau. S’ils le font, ils rempliront ce qui a été jusqu’à un certain point, dans le passé, la fonction de la France, à savoir de penser ce dont le monde a besoin. Le monde a besoin en ce moment d’un patriotisme nouveau. Et c’est maintenant que cet effort d’invention doit être accompli, alors que le patriotisme est quelque chose qui fait couler le sang. Il ne faut pas attendre qu’il soi redevenu une chose dont on parle dans les salons, les Académies et aux terrasses des cafés.

Il est facile de dire, comme Lamartine : « Ma patrie est partout où rayonne la France… La vérité, c’est mon pays. » Malheureusement, cela n’aurait un sens que si France et vérité étaient des mots équivalents. Il est arrivé, il arrive, il arrivera que la France mente et soit injuste ; car la France n’est pas Dieu, il s’en faut de beaucoup. Le Christ seul a pu dire : « Je suis la vérité. » Cela n’est permis à rien d’autre sur terre, ni hommes, ni collectivités, mais bien moins encore aux collectivités. Car il est possible qu’un homme parvienne à un degré de sainteté tel que ce ne soit plus lui, mais le Christ qui vive en lui. Au lieu qu’il n’y a pas de nation sainte.

Il y a eu une nation jadis qui s’est crue sainte, et cela lui a très mal réussi ; et à ce sujet il est bien étrange de penser que les Pharisiens étaient les résistants, dans cette nation, et les publicains les collaborateurs, et de se rappeler quels étaient les rapports du Christ avec les uns et les autres.

Cela semble obliger à penser que notre résistance serait une position spirituellement dangereuse, même spirituellement mauvaise, si parmi les mobiles qui l’animent nous ne savons pas restreindre le mobile patriotique dans de justes limites. C’est ce danger même qu’expriment, dans le langage extrêmement vulgaire de notre époque, ceux qui, sincèrement ou non, disent craindre que ce mouvement ne tourne au fascisme ; car le fascisme est toujours lié à une certaine variété du sentiment patriotique.

La vocation universelle de la France ne peut pas, à moins de mensonge, être évoquée avec une fierté sans mélange. Si l’on ment, on la trahit dans les mots mêmes par lesquels on l’évoque ; si l’on se souvient de la vérité, la honte doit toujours se mêler à la fierté, car il y a eu quelque chose de gênant dans tous les exemples historiques qu’on peut en fournir. Au xiiie siècle, la France a été un foyer pour toute la chrétienté. Mais c’est au début même de ce siècle qu’elle avait détruit pour toujours, au sud de la Loire, une civilisation naissante qui brillait déjà d’un grand éclat ; et c’est au cours de cette opération militaire, en liaison avec elle, qu’a été établie pour la première fois l’Inquisition. C’est là une souillure qui compte. Le xiiie siècle est celui où le gothique s’est substitué au roman, la musique polyphonique au chant grégorien, et, en théologie, les constructions tirées d’Aristote à l’inspiration platonicienne ; dès lors on peut douter que l’influence française en ce siècle ait correspondu à un progrès. Au xviie siècle, la France a de nouveau rayonné sur l’Europe. Mais le prestige militaire lié à ce rayonnement a été obtenu par des méthodes inavouables, du moins si l’on aime la justice ; au reste, autant la conception classique française a produit des œuvres merveilleuses en langue française, autant elle a exercé une influence destructrice à l’étranger. En 1789, la France est devenue l’espoir des peuples. Mais trois années plus tard elle est partie en guerre, et dès les premières victoires elle a substitué aux expéditions de délivrance des expéditions de conquête. Sans l’Angleterre, la Russie et l’Espagne, elle aurait imposé à l’Europe une unité peut-être à peine moins étouffante que celle qui est aujourd’hui promise par l’Allemagne. Dans la deuxième partie du siècle dernier, quand on s’est aperçu que l’Europe n’est pas le monde, et qu’il y a plusieurs continents sur cette planète, la France a été reprise d’aspirations à un rôle universel. Mais elle n’a abouti qu’à fabriquer un Empire colonial imité de celui des Anglais, et dans le cœur d’un certain nombre d’hommes de couleur, son nom est maintenant lié à des sentiments auxquels il est intolérable de penser.

Ainsi la contradiction inhérente au patriotisme français se retrouve aussi le long de l’histoire de France. Il ne faut pas en conclure que la France, ayant vécu si longtemps avec cette contradiction, peut continuer. D’abord, si l’on reconnaît une contradiction, il est honteux de la supporter. Puis en fait la France a failli mourir d’une crise du patriotisme français. Tout porte à croire qu’elle serait morte si le patriotisme anglais n’était de qualité heureusement plus solide. Mais on ne peut pas le transporter chez nous. C’est le nôtre qu’il faut refaire. Il est encore à refaire. Il donne de nouveau des signes de vitalité parce que les soldats allemands sont chez nous des agents de propagande incomparables pour le patriotisme français ; mais ils n’y seront pas toujours.

Il y a là une responsabilité terrible. Car il s’agit de ce qu’on appelle refaire une âme au pays ; et il y a une si forte tentation de la refaire à coups de mensonges ou de vérités partielles qu’il faut plus que de l’héroïsme pour s’attacher à la vérité.

La crise du patriotisme a été double. En se servant du vocabulaire politique, on peut dire qu’il y a eu une crise à gauche et une crise à droite.

À droite, dans la jeunesse bourgeoise, la coupure entre le patriotisme et la morale, jointe à d’autres causes, avait complètement discrédité toute moralité ; mais le patriotisme avait à peine davantage de prestige. L’esprit exprimé par les mots : « Politique d’abord » s’était étendu beaucoup plus loin que l’influence même de Maurras. Or ces mots expriment une absurdité, car la politique n’est qu’une technique, un recueil de procédés. C’est comme si l’on disait : « mécanique d’abord ». La question qui se pose immédiatement est : Politique en vue de quoi ? Richelieu répondrait : Pour la grandeur de l’État. Et pourquoi pour ce but et non pour un autre ? À cette question, il n’y a aucune réponse.

C’est la question qu’il ne faut pas poser. La politique dite réaliste, transmise de Richelieu à Maurras, non sans avoir été endommagée en chemin, n’a de sens que si cette question n’est pas posée. Il y a une condition simple pour qu’elle ne le soit pas. Quand le mendiant disait à Talleyrand : « Monseigneur, il faut bien que je vive », Talleyrand répondait : « Je n’en vois pas la nécessité. » Mais le mendiant, lui, en voyait très bien la nécessité. De même Louis XIV voyait très bien la nécessité que l’État fût servi avec un dévouement total, parce que l’État, c’était lui. Richelieu ne pensait en être que le premier serviteur ; néanmoins, en un sens, il le possédait, et pour cette raison s’identifiait avec lui. La conception politique de Richelieu n’a de sens que pour ceux qui, à titre soit individuel soit collectif, se sentent ou bien les maîtres de leur pays ou bien capables de le devenir.

La jeunesse bourgeoise française ne pouvait plus, depuis 1924, avoir le sentiment que la France était son domaine. Les ouvriers faisaient bien trop de bruit. D’autre part elle souffrait de cet épuisement mystérieux qui s’est abattu sur la France après 1918, et dont les causes sont sans doute en grande partie physiques. Qu’il faille incriminer l’alcoolisme, l’état nerveux des parents quand ils ont mis au monde et élevé cette jeunesse, ou autre chose, la jeunesse française donne depuis longtemps des signes certains de fatigue. La jeunesse allemande, même en 1932, alors que les pouvoirs publics ne s’occupaient pas d’elle, était d’une vitalité incomparablement plus grande, malgré les privations très dures et très longues qu’elle avait souffertes.

Cette fatigue empêchait que la jeunesse bourgeoise de France se sentît en état de devenir maîtresse du pays. Dès lors, à la question « Politique en vue de quoi ? » la réponse qui s’imposait était : « en vue d’être installés par d’autres au pouvoir dans ce pays ». Par d’autres, c’est-à-dire par l’étranger. Rien dans le système moral de ces jeunes gens ne pouvait empêcher ce désir. Le choc de 1936 le fit pénétrer en eux à une profondeur irréparable. On ne leur avait fait aucun mal ; mais ils avaient eu peur ; ils avaient été humiliés, et, crime impardonnable à leurs yeux, humiliés par ceux qu’ils regardaient comme leurs inférieurs. En 1937, la presse italienne citait un article, paru dans une revue française d’étudiants, où une jeune Française souhaitait que Mussolini trouvât, parmi ses nombreux soucis, le loisir de venir remettre de l’ordre en France.

Si peu sympathiques que soient ces milieux, si criminelle qu’ait été par la suite leur attitude, ce sont des êtres humains, et des êtres humains malheureux. Le problème à leur égard se pose en ces termes : Comment les réconcilier avec la France sans la livrer entre leurs mains ?

À gauche, c’est-à-dire surtout chez les ouvriers et chez les intellectuels qui penchent de leur côté, il y a deux courants tout à fait distincts, quoique parfois, mais non pas toujours, les deux courants coexistent dans le même être. L’un est le courant issu de la tradition ouvrière française, qui remonte visiblement au xviiie siècle, quand tant d’ouvriers lisaient Jean-Jacques, mais qui peut-être remonte souterrainement jusqu’aux premiers mouvements d’affranchissement des communes. Ceux que ce courant seul entraîne se vouent entièrement à la pensée de la justice. Malheureusement, aujourd’hui, le cas est assez rare parmi les ouvriers et extrêmement rare parmi les intellectuels.

Il y a des gens de cette espèce dans tous les milieux dits de gauche, chrétiens, syndicalistes, anarchistes, socialistes ; et notamment il y en a parmi les ouvriers communistes, car la propagande communiste parle beaucoup de la justice. En cela elle suit les enseignements de Lénine et de Marx, si étrange que cela puisse paraître à ceux qui n’ont pas pénétré les replis de la doctrine.

Ces hommes sont tous profondément internationalistes en temps de paix, parce qu’ils savent que la justice n’a pas de nationalité. Ils le sont souvent au cours d’une guerre tant qu’il n’y a pas de défaite. Mais l’écrasement de la patrie fait aussitôt surgir au plus profond de leur cœur un patriotisme parfaitement solide et pur. Ceux-là seront réconciliés d’une manière permanente avec la patrie si on leur propose la conception d’un patriotisme subordonné à la justice.

L’autre courant est une réplique à l’attitude bourgeoise. Le marxisme, en offrant aux ouvriers la certitude prétendue scientifique qu’ils seront bientôt les maîtres souverains du globe terrestre, a suscité un impérialisme ouvrier très semblable aux impérialismes nationaux. La Russie a apporté une apparence de vérification expérimentale, et de plus on compte sur elle pour se charger de la partie la plus difficile de l’action qui doit aboutir au renversement du pouvoir.

Pour des êtres moralement exilés et immigrés, en contact surtout avec le côté répressif de l’État, qui par une tradition séculaire sont aux confins des catégories sociales constituant le gibier de la police, et sont eux-mêmes traités comme tels toutes les fois que l’État penche vers la réaction, il y a là une tentation irrésistible. Un État souverain, grand, puissant, commandant un territoire bien plus vaste que leur pays, leur dit : « Je vous appartiens, je suis votre bien, votre propriété. Je n’existe que pour vous aider, et un jour prochain je ferai de vous les maîtres absolus dans votre propre pays. »

De leur part, repousser cette amitié serait à peu près aussi facile que repousser de l’eau quand on n’a pas bu depuis deux jours. Quelques-uns, qui ont accompli un grand effort sur eux-mêmes pour y parvenir, se sont tellement épuisés dans cet effort qu’ils ont succombé sans combat aux premières pressions de l’Allemagne. Beaucoup d’autres ne résistent qu’en apparence, et en réalité se tiennent simplement à l’écart, par peur des risques qu’entraîne l’action à laquelle on est engagé une fois qu’on a adhéré. Ceux-là, nombreux ou non, ne sont jamais une force.

L’U. R. S. S., hors de la Russie, est vraiment la patrie des ouvriers. Pour le sentir, il n’y avait qu’à voir les yeux des ouvriers français quand ils regardaient, autour des kiosques à journaux, les titres annonçant les premières grandes défaites russes. Ce n’était pas la pensée des répercussions de ces défaites sur les relations franco-allemandes qui mettait le désespoir dans leurs yeux, car les défaites anglaises ne les ont jamais touchés ainsi. Ils se sentaient menacés de perdre plus que la France. Ils étaient un peu dans l’état d’esprit où auraient été les premiers chrétiens si on leur avait apporté des preuves matérielles établissant que la résurrection du Christ était une fiction. D’une manière générale, il y a sans doute une assez grande ressemblance entre l’état d’esprit des premiers chrétiens et celui de beaucoup d’ouvriers communistes. Eux aussi attendent une catastrophe prochaine, terrestre, établissant d’un coup pour toujours ici-bas le bien absolu et en même temps leur propre gloire. Le martyre était plus facile aux premiers chrétiens qu’à ceux des siècles suivants, et infiniment plus facile qu’à l’entourage du Christ, pour qui, au moment suprême, il avait été impossible. De même aujourd’hui le sacrifice est plus facile pour un communiste que pour un chrétien.

L’U. R. S. S. étant un État, le patriotisme envers elle enferme les mêmes contradictions que tout autre. Mais il n’en résulte pas le même affaiblissement. Au contraire. La présence d’une contradiction, quand elle est sentie, même sourdement, ronge le sentiment ; quand elle n’est pas sentie du tout, le sentiment en est rendu plus intense, puisqu’il bénéficie à la fois de mobiles incompatibles. Ainsi l’U. R. S. S. a tout le prestige d’un État, et de la froide brutalité qui imprègne la politique d’un État, surtout totalitaire ; et en même temps elle a tout le prestige de la justice. Si la contradiction n’est pas sentie, c’est d’une part à cause de l’éloignement, d’autre part parce qu’elle promet à ceux qui l’aiment toute la puissance. Un tel espoir ne diminue pas le besoin de justice, mais le rend aveugle. Comme chacun se croit suffisamment capable de justice, chacun croit aussi qu’un système où il serait puissant serait assez juste. C’est la tentation que le diable a fait subir au Christ. Les hommes y succombent continuellement.

Bien que ces ouvriers, animés d’impérialisme ouvrier, soient très différents des jeunes bourgeois fascistes, et constituent une variété humaine plus belle, il se pose à leur égard un problème analogue. Comment leur faire suffisamment aimer leur pays sans le leur livrer ? Car on ne peut pas le leur livrer, ni même leur y faire une position privilégiée ; ce serait une injustice criante à l’égard du reste de la population, et notamment des paysans.

L’attitude actuelle de ces ouvriers envers l’Allemagne ne doit pas aveugler sur la gravité du problème. Il se trouve que l’Allemagne est l’ennemie de l’U. R. S. S. Avant qu’elle ne le fût, il y avait déjà de l’agitation parmi eux ; mais c’est une nécessité vitale pour le parti communiste de toujours entretenir l’agitation. Et cette agitation était « contre le fascisme allemand et l’impérialisme anglais ». La France, il n’en était pas question. D’autre part, pendant une année qui fut décisive, de l’été 1939 à l’été 1940, l’influence communiste en France s’est exercée entièrement contre le pays. Il ne sera pas facile d’obtenir que ces ouvriers tournent leur cœur vers leur pays.

Dans le reste de la population, la crise du patriotisme n’a pas été aussi aiguë ; elle n’a pas été jusqu’au reniement, en faveur d’autre chose ; il y a eu seulement une espèce d’extinction. Chez les paysans, c’était dû sans doute à ce qu’ils avaient le sentiment de ne pas compter dans le pays, sinon comme chair à canon pour des intérêts étrangers aux leurs ; chez les petits bourgeois, cela devait être dû surtout à l’ennui.

À toutes les causes particulières de désaffection s’en est ajoutée une très générale qui est comme le rebours de l’idolâtrie. L’État avait cessé d’être, sous le nom de nation ou de patrie, un bien infini, dans le sens d’un bien à servir par le dévouement. En revanche il était devenu aux yeux de tous un bien illimité à consommer. L’absolu lié à l’idolâtrie lui est resté attaché, une fois l’idolâtrie effacée, et a pris cette forme nouvelle. L’État a paru être une corne d’abondance inépuisable qui distribuait les trésors proportionnellement aux pressions qu’il subissait. Ainsi on lui en voulait toujours de ne pas accorder davantage. Il semblait qu’il refusât tout ce qu’il ne fournissait pas. Quand il demandait, c’était une exigence qui paraissait paradoxale. Quand il imposait, c’était une contrainte intolérable. L’attitude des gens envers l’État était celle des enfants non pas envers leurs parents, mais envers des adultes qu’ils n’aiment ni ne craignent ; ils demandent sans cesse et ne veulent pas obéir.

Comment passer tout d’un coup de cette attitude au dévouement sans bornes exigé par la guerre ? Mais même pendant la guerre les Français ont cru que l’État avait la victoire quelque part dans ses coffres, à côté des autres trésors qu’il ne voulait pas se donner la peine de sortir. On a tout fait pour encourager cette opinion, comme en témoigne le slogan : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts. »

La victoire va libérer un pays où tous auront été presque exclusivement occupés à désobéir, pour des motifs bas ou élevés. On a écouté la radio de Londres, lu et distribué des papiers interdits, voyagé en fraude, caché du blé, travaillé le plus mal possible, fait du marché noir, on s’est vanté de tout cela entre amis et en famille. Comment fera-t-on comprendre aux gens que c’est fini, que désormais il faut obéir ?

On aura aussi passé ces années à rêver de rassasiement. Ce sont des rêveries de mendiants, en ce sens qu’on ne pense qu’à recevoir de bonnes choses sans aucune contre-partie. En fait, les pouvoirs publics assureront la distribution ; comment éviter alors que cette attitude de mendiant insolent, qui déjà avant guerre était celle des citoyens envers l’État, ne devienne infiniment plus accentuée ? Et si elle prend pour objet un pays étranger, par exemple l’Amérique, le danger est encore bien plus grave.

Un second rêve très répandu est celui de tuer. Tuer au nom des plus beaux motifs, mais bassement et sans risques. Soit que l’État succombe à la contagion de ce terrorisme diffus, comme il est à craindre, soit qu’il essaie de le limiter, dans les deux cas l’aspect répressif et policier de l’État, qui par tradition est tellement haï et méprisé en France, sera au premier plan.

Le gouvernement qui surgira en France après la libération du territoire sera devant le triple danger causé par ce goût du sang, ce complexe de mendicité, cette incapacité d’obéir.

De remède, il n’y en a qu’un. Donner aux Français quelque chose à aimer. Et leur donner d’abord à aimer la France. Concevoir la réalité correspondant au nom de France de telle manière que telle qu’elle est, dans sa vérité, elle puisse être aimée avec toute l’âme.

Le centre de la contradiction inhérente au patriotisme, c’est que la patrie est une chose limitée dont l’exigence est illimitée. Au moment du péril extrême, elle demande tout. Pourquoi accorderait-on tout à une chose limitée ? D’un autre côté, ne pas être résolu à lui donner tout en cas de besoin, c’est l’abandonner tout à fait, car sa conservation ne peut être assurée à un moindre prix. Ainsi on semble toujours être ou en deçà ou au delà de ce qu’on lui doit, et si l’on va au delà, par réaction on revient plus tard d’autant plus en deçà.

La contradiction n’est qu’apparente. Ou plus exactement elle est réelle, mais vue dans sa vérité elle se ramène à une de ces contradictions fondamentales de la situation humaine, qu’il faut reconnaître, accepter, et utiliser comme marche-pied pour monter au-dessus de ce qui est humain. Jamais dans cet univers il n’y a égalité de dimensions entre une obligation et son objet. L’obligation est un infini, l’objet ne l’est pas. Cette contradiction pèse sur la vie quotidienne de tous les hommes, sans exception, y compris ceux qui seraient tout à fait incapables de la formuler même confusément. Tous les procédés que les hommes ont cru trouver pour en sortir sont des mensonges.

L’un d’eux consiste à ne se reconnaître d’obligations qu’envers ce qui n’est pas de ce monde. Une variété de ce procédé constitue la fausse mystique, la fausse contemplation. Une autre est la pratique des bonnes œuvres accomplie dans un certain esprit, « pour l’amour de Dieu », comme on dit, les malheureux secourus n’étant que la matière de l’action, une occasion anonyme de témoigner de la bienveillance à Dieu. Dans les deux cas il y a mensonge, car « celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment aimerait-il Dieu qu’il ne voit pas ? » C’est seulement à travers les choses et les êtres d’ici-bas que l’amour humain peut percer jusqu’à ce qui habite derrière.

Un autre procédé consiste à admettre qu’il y a ici-bas un ou plusieurs objets enfermant cet absolu, cet infini, cette perfection qui sont essentiellement liés à l’obligation comme telle. C’est le mensonge de l’idolâtrie.

Le troisième procédé consiste à nier toute obligation. On ne peut pas prouver par une démonstration de l’espèce géométrique que c’est une erreur, car l’obligation est d’un ordre de certitude bien supérieur à celui où habitent les preuves. En fait, cette négation est impossible. Elle constitue un suicide spirituel. Et l’homme est ainsi fait qu’en lui la mort spirituelle s’accompagne de maladies psychologiques elles-mêmes mortelles. En fait, l’instinct de conservation empêche que l’âme fasse davantage que s’approcher d’un tel état ; et même ainsi elle est saisie d’un ennui qui la transforme en désert. Presque toujours, ou plutôt presque certainement toujours, celui qui nie toute obligation ment aux autres et à lui-même ; en fait il en reconnaît. Il n’est pas d’homme qui ne porte parfois des jugements sur le bien et le mal, ne fût-ce que pour blâmer autrui.

Il faut accepter la situation qui nous est faite et qui nous soumet à des obligations absolues envers des choses relatives, limitées et imparfaites. Pour discriminer quelles sont ces choses et comment peuvent se composer leurs exigences envers nous, il faut seulement voir clairement en quoi consiste leur relation avec le bien.

Pour la patrie, les notions d’enracinement, de milieu vital, suffisent à cet effet. Elles n’ont pas besoin d’être établies par des preuves, car depuis quelques années elles sont vérifiées expérimentalement. Comme il y a des milieux de culture pour certains animaux microscopiques, des terrains indispensables pour certaines plantes, de même il y a une certaine partie de l’âme en chacun et certaines manières de penser et d’agir circulant des uns aux autres qui ne peuvent exister que dans le milieu national et disparaissent quand un pays est détruit.

Aujourd’hui, tous les Français savent ce qui leur a manqué dès que la France a sombré. Ils le savent comme ils savent ce qui manque quand on ne mange pas. Ils savent qu’une partie de leur âme colle tellement à la France que lorsque la France leur est ôtée elle y reste collée, comme la peau à un objet brûlant, et est ainsi arrachée. Il existe donc une chose à laquelle est collée une partie de l’âme de chaque Français, la même pour tous, unique, réelle quoiqu’impalpable, et réelle à la manière des choses qu’on peut toucher. Dès lors, ce qui menace la France de destruction — et dans certaines circonstances une invasion est une menace de destruction — équivaut à la menace d’une mutilation physique de tous les Français, et de leurs enfants et petits-enfants, et de leurs descendants à perte de vue. Car il y a des populations qui ne se sont jamais guéries d’avoir été une fois conquises.

Cela suffit pour que l’obligation envers la patrie s’impose comme une évidence. Elle coexiste avec d’autres ; elle ne contraint pas à donner tout toujours ; elle contraint à donner tout quelquefois. De même un mineur doit quelquefois donner tout, lorsqu’il y a accident dans la mine et des camarades en péril de mort. Cela est admis, reconnu. L’obligation envers la patrie est tout aussi évidente, dès lors que la patrie est éprouvée concrètement comme une réalité. Elle l’est aujourd’hui. La réalité de la France est devenue sensible à tous les Français par l’absence.

Jamais on n’a osé nier l’obligation envers la patrie autrement qu’en niant la réalité de la patrie. Le pacifisme extrême selon la doctrine de Gandhi n’est pas une négation de cette obligation, mais une méthode particulière pour l’accomplir. Cette méthode n’a jamais été appliquée, que l’on sache ; notamment elle ne l’a pas été par Gandhi, qui est bien trop réaliste. Si elle avait été appliquée en France, les Français n’auraient opposé aucune arme à l’envahisseur ; mais ils n’auraient jamais consenti à rien faire, dans aucun domaine, qui pût aider l’armée occupante, ils auraient tout fait pour la gêner, et ils auraient persisté indéfiniment, inflexiblement dans cette attitude. Il est clair qu’ils auraient péri en bien plus grand nombre et bien plus douloureusement. C’est l’imitation de la passion du Christ portée à l’échelle nationale.

Si une nation dans son ensemble était assez proche de la perfection pour qu’on pût lui proposer d’imiter la passion du Christ, certainement cela vaudrait la peine de le faire. Elle disparaîtrait, mais cette disparition vaudrait infiniment mieux que la survie la plus glorieuse. Mais il n’en est pas ainsi. Très probablement, presque certainement, il ne peut pas en être ainsi. C’est seulement l’âme, dans le plus secret de sa solitude, à qui il peut être donné de s’orienter vers une telle perfection.

Cependant, s’il y a des hommes qui aient comme vocation de témoigner pour cette perfection impossible, les pouvoirs publics sont obligés de les y autoriser, bien plus, de leur en donner les moyens. L’Angleterre reconnaît l’objection de conscience.

Mais ce n’est pas assez. Pour ceux-là, il faudrait se donner la peine d’inventer quelque chose qui, sans être une participation ni directe ni indirecte aux opérations stratégiques, soit une présence à la guerre proprement dite, et une présence beaucoup plus pénible et plus dangereuse que celle des soldats eux-mêmes.

Ce serait là l’unique remède aux inconvénients de la propagande pacifiste. Car cela permettrait, sans injustice, de déshonorer ceux qui, faisant profession de pacifisme intégral ou presque intégral, se refuseraient à un témoignage de cette nature. Le pacifisme n’est susceptible de faire du mal que par la confusion entre deux répugnances, la répugnance à tuer et la répugnance à mourir. La première est honorable, mais très faible ; la seconde, presque inavouable, mais très forte ; leur mélange forme un mobile d’une grande énergie, qui n’est pas inhibé par la honte, et où la seconde répugnance est seule agissante. Les pacifistes français des dernières années répugnaient à mourir, nullement à tuer, sans quoi ils n’auraient pas couru si précipitamment, en juillet 1940, à la collaboration avec l’Allemagne. Le petit nombre qui se trouvait dans ces milieux par une véritable répugnance au meurtre a été tristement dupe.

En séparant ces deux répugnances, on supprime tout danger. L’influence de la répugnance à tuer n’est pas dangereuse ; d’abord elle est bonne, car elle procède du bien ; puis elle est faible, et il n’y a malheureusement aucune chance qu’elle cesse de l’être. Quant à ceux qui sont faibles devant la peur de la mort, il convient qu’ils soient des objets de compassion, car tout être humain, s’il n’est pas fanatisé, est au moins par moments susceptible de cette faiblesse ; mais s’ils font de leur faiblesse une opinion à propager, ils deviennent criminels, et il est alors nécessaire et facile de les déshonorer.

En définissant la patrie comme un certain milieu vital, on évite les contradictions et les mensonges qui rongent le patriotisme. Il est un certain milieu vital ; mais il y en a d’autres. Il a été produit par un enchevêtrement de causes où se sont mélangés le bien et le mal, le juste et l’injuste, et de ce fait il n’est pas le meilleur possible. Il s’est peut-être constitué aux dépens d’une autre combinaison plus riche en effluves vitales, et au cas où il en serait ainsi les regrets seraient légitimes ; mais les événements passés sont accomplis ; ce milieu existe, et tel qu’il est doit être préservé comme un trésor à cause du bien qu’il contient.

Les populations conquises par les soldats du roi de France ont dans beaucoup de cas souffert un mal. Mais tant de liens organiques ont poussé au cours des siècles qu’un remède chirurgical ne ferait qu’ajouter à ce mal un mal nouveau. Le passé n’est que partiellement réparable, et il ne peut l’être que par une vie locale et régionale autorisée, encouragée sans réserves par les pouvoirs publics dans le cadre de la nation française. D’autre part, la disparition de la nation française, loin de réparer si peu que ce soit le mal de la conquête passée, le renouvelle avec une gravité considérablement accrue ; si des populations ont subi, il y a quelques siècles, une perte de vitalité du fait des armes françaises, elles seront moralement tuées par une nouvelle blessure infligée par les armes allemandes. En ce sens seulement est vrai le lieu commun selon lequel il n’y a pas incompatibilité entre l’amour de la petite patrie et celui de la grande. Car de cette manière un homme de Toulouse peut regretter passionnément que sa ville soit jadis devenue française ; que tant de merveilleuses églises romanes aient été détruites pour faire place à un médiocre gothique d’importation ; que l’Inquisition ait arrêté l’épanouissement spirituel ; et il peut plus passionnément encore se promettre de ne jamais accepter que cette même ville devienne allemande.

De même pour l’extérieur. Si la patrie est considérée comme un milieu vital, elle n’a besoin d’être soustraite aux influences extérieures que dans la mesure nécessaire pour le demeurer, et non pas absolument. L’État cesse d’être de droit divin le maître absolu des territoires dont il a la charge ; une autorité raisonnable et limitée sur ces territoires, émanant d’organismes internationaux et ayant pour objet des problèmes essentiels dont les données sont internationales, cesserait d’apparaître comme un crime de lèse-majesté. Il pourrait aussi s’établir des milieux pour la circulation des pensées, plus vastes que la France et l’englobant, ou liant certains territoires français à des territoires non français. Ne serait-il pas naturel, par exemple, que dans un certain domaine la Bretagne, le pays de Galles, la Cornouaille, l’Irlande, se sentent des parties d’un même milieu ?

Mais de nouveau, plus on est attaché à ces milieux non nationaux, plus on veut conserver la liberté nationale, car de telles relations par-dessus les frontières n’ont pas lieu pour les populations asservies. C’est ainsi que les échanges de culture entre pays méditerranéens ont été incomparablement plus intenses et plus vivants avant qu’après la conquête romaine, alors que tous ces pays, réduits au malheureux état de provinces, sont tombés dans une morne uniformité. Il n’y a échange que si chacun conserve son génie propre, et cela n’est pas possible sans liberté.

D’une manière générale, si l’on reconnaît l’existence d’un grand nombre de milieux porteurs de vie, la patrie ne constituant que l’un d’entre eux, néanmoins, quand elle est en danger de disparaître, toutes les obligations impliquées par la fidélité à tous ces milieux s’unissent dans l’obligation unique de secourir la patrie. Car les membres d’une population asservie à un État étranger sont privés de tous ces milieux à la fois, et non pas seulement du milieu national. Ainsi quand une nation se trouve à ce degré de péril, l’obligation militaire devient l’expression unique de toutes les fidélités d’ici-bas. Cela est vrai même pour les objecteurs de conscience, si l’on prend la peine de leur trouver un équivalent à l’acte de guerre.

Cela une fois reconnu, il devrait en résulter certaines modifications dans la manière de considérer la guerre, en cas de péril pour la nation. D’abord la distinction entre militaires et civils, que la pression des faits a déjà presque effacée, doit être entièrement abolie. C’est elle en grande partie qui avait provoqué la réaction d’après 1918. Chaque individu dans la population doit au pays la totalité de ses forces, de ses ressources, et sa vie même, jusqu’à ce que le danger soit écarté. Il est désirable que les souffrances et les périls soient répartis à travers toutes les catégories de la population, jeunes et vieux, hommes et femmes, bien portants et mal portants, dans toute la mesure des possibilités techniques, et même un peu au delà. Enfin l’honneur est tellement lié à l’accomplissement de cette obligation, et la contrainte extérieure est tellement contraire à l’honneur, qu’on devrait bien autoriser ceux qui le désirent à se soustraire à cette obligation ; on leur infligerait la perte de la nationalité, et de plus soit l’expulsion avec interdiction de revenir jamais dans le pays, soit des humiliations permanentes comme marque publique qu’ils sont sans honneur.

Il est choquant que le manquement à l’honneur soit puni de la même manière que le vol et l’assassinat. Ceux qui ne veulent pas défendre leur patrie doivent perdre, non pas la vie ni la liberté, mais purement et simplement la patrie.

Si l’état du pays est tel que ce soit là pour un grand nombre un châtiment insignifiant, alors le code militaire aussi se trouve sans efficacité. Nous ne pouvons pas l’ignorer.

Si l’obligation militaire enferme à certains moments toutes les fidélités terrestres, parallèlement l’État a le devoir, en tout temps, de préserver tout milieu, au dedans ou au dehors du territoire, où une partie petite ou grande de la population puise de la vie pour l’âme.

Le devoir le plus évident de l’État, c’est de veiller efficacement en tout temps à la sécurité du territoire national. La sécurité ne signifie pas l’absence de danger, car dans ce monde le danger est toujours là, mais une chance raisonnable de se tirer d’affaire en cas de crise. Mais ce n’est là que le devoir le plus élémentaire de l’État. S’il ne fait que cela, il ne fait rien, car s’il ne fait que cela il ne peut pas même y réussir.

Il a le devoir de faire de la patrie, au degré le plus élevé possible, une réalité. Elle n’était pas une réalité pour beaucoup de Français en 1939. Elle l’est redevenue par la privation. Il faut qu’elle le demeure dans la possession, et pour cela il faut qu’elle soit réellement, en fait, fournisseuse de vie, qu’elle soit réellement un terrain d’enracinement. Il faut aussi qu’elle soit un cadre favorable pour la participation et l’attachement fidèle à toute espèce de milieux autres qu’elle-même.

Aujourd’hui, en même temps que les Français ont retrouvé le sentiment que la France est une réalité, ils sont devenus bien plus conscients que jadis des différences locales. La séparation de la France en morceaux, la censure de la correspondance qui enferme les échanges de pensée dans un petit territoire, y est pour quelque chose, et, chose paradoxale, le brassage forcé de la population y a aussi beaucoup contribué. On a aujourd’hui d’une manière beaucoup plus continuelle et plus aiguë qu’auparavant le sentiment qu’on est Breton, Lorrain, Provençal, Parisien. Il y a dans ce sentiment une nuance d’hostilité qu’il faut essayer d’effacer ; d’ailleurs il est urgent aussi d’effacer la xénophobie. Mais ce sentiment en lui-même ne doit pas être découragé, au contraire. Il serait désastreux de le déclarer contraire au patriotisme. Dans la détresse, le désarroi, la solitude, le déracinement où se trouvent les Français, toutes les fidélités, tous les attachements sont à conserver comme des trésors trop rares et infiniment précieux, à arroser comme des plantes malades.

Peu importe que le gouvernement de Vichy ait mis en avant une doctrine régionaliste. Son seul tort en la matière est de ne pas l’avoir appliquée. Loin de prendre en toutes choses le contre-pied de ses mots d’ordre, nous devons conserver beaucoup des pensées lancées par la propagande de la Révolution Nationale, mais en faire des vérités.

De même, les Français dans leur isolement même ont acquis le sentiment que la France est petite, qu’enfermé à l’intérieur on étouffe, et qu’il faut davantage. L’idée de l’Europe, de l’unité européenne, a fait beaucoup pour le succès de la propagande collaborationniste dans les premiers temps. Ce sentiment aussi, on ne saurait trop l’encourager, l’alimenter. Il serait désastreux de l’opposer à la patrie.

Enfin on ne saurait trop encourager l’existence de milieux d’idées ne constituant pas des rouages de la vie publique ; car à cette seule condition ils ne sont pas des cadavres. C’est le cas des syndicats, s’ils ne sont pas chargés de responsabilités quotidiennes dans l’organisation économique. C’est le cas des milieux chrétiens, protestants ou catholiques, et plus particulièrement d’organisations comme la J. O. C. ; mais un État qui succomberait le moins du monde à des velléités cléricales les tuerait à coup sûr. C’est le cas de collectivités surgies après la défaite, les unes officiellement, Chantiers de Jeunesse, Compagnons, les autres clandestinement, à savoir les groupes de résistance. Les unes ont un peu de vie malgré leur caractère officiel, par un concours exceptionnel de circonstances ; mais si on leur conservait ce caractère elles mourraient. Les autres sont nées de la lutte contre l’État, et si l’on succombait à la tentation de leur donner une existence officielle dans la vie publique, cela les ravagerait moralement à un degré terrible.

D’un autre côté, si des milieux de cette espèce sont à l’écart de la vie publique, ils cessent d’exister. Il faut donc qu’ils n’en fassent pas partie et ne soient pas non plus à l’écart. Un procédé à cet effet pourrait être, par exemple, que l’État désigne fréquemment des hommes choisis dans ces milieux pour des missions spéciales, à titre temporaire. Mais il faudrait d’une part que l’État même fasse le choix des personnes, d’autre part que tous leurs camarades y trouvent un motif de fierté. Une telle méthode pourrait passer à l’état d’institution.

Là encore, il faut, tout en essayant d’empêcher les haines, encourager les différences. Jamais le bouillonnement des idées ne peut faire du mal à un pays comme le nôtre. C’est l’inertie mentale qui est mortelle pour lui.

Le devoir qui incombe à l’État d’assurer au peuple quelque chose qui soit réellement une patrie ne saurait être une condition pour l’obligation militaire qui incombe à la population en cas de péril national. Car si l’État manque à sa charge, si la patrie dépérit, néanmoins, tant que l’indépendance nationale subsiste, il y a espoir de résurrection ; si on regarde de près, on constate dans le passé de tous les pays, à des dates parfois rapprochées, des abaissements et des relèvements très surprenants. Mais si le pays est subjugué par des armes étrangères, il n’y a plus rien à espérer, sauf le cas de libération rapide. L’espérance seule, quand même il n’y aurait rien d’autre, vaut la peine qu’on meure pour la préserver.

Ainsi, bien que la patrie soit un fait et comme telle soumise à des conditions extérieures, à des hasards, l’obligation de la secourir en cas de danger mortel n’en est pas moins inconditionnée. Mais il est évident qu’en fait la population sera d’autant plus ardente que la réalité de la patrie lui aura été rendue plus sensible.

La notion de patrie ainsi définie est incompatible avec la conception actuelle de l’histoire du pays, avec la conception actuelle de la grandeur nationale, et par-dessus tout avec la manière dont on parle actuellement de l’Empire.

La France a un Empire, et par suite, quelle que soit la position de principe adoptée, il en découle des problèmes de fait qui sont très complexes et très différents selon les localités. Mais il ne faut pas tout mélanger. Il se pose d’abord une question de principe ; et même quelque chose de moins précis encore, une question de sentiment. Dans l’ensemble, un Français a-t-il lieu d’être heureux que la France ait un Empire, et d’y penser, d’en parler avec joie, avec fierté, et sur le ton d’un propriétaire légitime ?

Oui, si ce Français est patriote à la manière de Richelieu, de Louis XIV ou de Maurras. Non, si l’inspiration chrétienne, si la pensée de 1789 sont indissolublement mélangées à la substance même de son patriotisme. Toute autre nation avait à la rigueur le droit de se tailler un Empire, mais non pas la France ; pour la même raison qui a fait de la souveraineté temporelle du pape un scandale aux yeux de la chrétienté. Quand on assume, comme a fait la France en 1789, la fonction de penser pour l’univers, de définir pour lui la justice, on ne devient pas propriétaire de chair humaine. Même s’il est vrai qu’à défaut de nous d’autres se seraient emparés de ces malheureux et les auraient traités plus mal encore, ce n’était pas un motif légitime ; tout compte fait, le mal total aurait été moindre. Les motifs de ce genre sont la plupart du temps mauvais. Un prêtre ne devient pas patron d’une maison close dans la pensée qu’un marlou traiterait ces femmes plus mal. La France n’avait pas à manquer au respect d’elle-même par compassion. Et d’ailleurs elle ne l’a pas fait. Personne n’oserait soutenir sérieusement qu’elle est allée conquérir ces populations pour empêcher que d’autres nations ne les maltraitent. D’autant plus que, dans une large mesure, c’est elle-même, au xixe siècle, qui a pris l’initiative de remettre à la mode les aventures coloniales.

Parmi ceux qu’elle a soumis, certains sentent très vivement combien il est scandaleux que ce soit elle qui ait fait cela ; leur rancune contre nous en est aggravée par une espèce d’amertume terriblement douloureuse et par une sorte de stupéfaction.

Il est possible qu’aujourd’hui la France ait à choisir entre l’attachement à son Empire et le besoin d’avoir de nouveau une âme. Plus généralement, elle doit choisir entre une âme et la conception romaine, cornélienne de la grandeur.

Si elle choisit mal, si nous-mêmes la poussons à choisir mal, ce qui n’est que trop probable, elle n’aura ni l’un ni l’autre, mais seulement le plus affreux malheur, qu’elle subira avec étonnement sans que personne puisse en discerner la cause. Et tous ceux qui sont en état de parler, de tenir une plume, auront éternellement la responsabilité d’un crime.

Bernanos a compris et dit que l’hitlérisme, c’est la Rome païenne qui revient. Mais a-t-il oublié, avons-nous oublié quelle part a eue son influence dans notre histoire, dans notre culture, et aujourd’hui encore dans nos pensées ? Si nous avons pris, par horreur d’une certaine forme du mal, la détermination terrible de faire la guerre, avec toutes les atrocités qu’elle implique, pouvons-nous être excusés si nous faisons une guerre moins impitoyable à cette même forme du mal dans notre propre âme ? Si la grandeur de l’espèce cornélienne nous séduit par le prestige de l’héroïsme, l’Allemagne peut bien nous séduire aussi, car les soldats allemands sont certainement des « héros ». Dans la confusion actuelle des pensées et des sentiments autour de l’idée de patrie, avons-nous aucune garantie que le sacrifice d’un soldat français en Afrique est plus pur par l’inspiration que celui d’un soldat allemand en Russie ? Actuellement nous n’en avons pas. Si nous ne sentons pas quelle terrible responsabilité il en résulte, nous ne pouvons pas être innocents au milieu de ce déchaînement de crime à travers le monde.

S’il y a un point sur lequel il faille tout mépriser et tout braver par amour de la vérité, c’est celui-là. Nous sommes tous rassemblés au nom de la patrie. Que sommes-nous, quel mépris ne mériterons-nous pas, si dans la pensée de la patrie se trouve mêlée la moindre trace de mensonge ?

Mais si les sentiments du genre cornélien n’animent pas notre patriotisme, on peut demander quel mobile les remplacera.

Il y en a un, non moins énergique, absolument pur, et répondant complètement aux circonstances actuelles. C’est la compassion pour la patrie. Il y a un répondant glorieux. Jeanne d’Arc disait qu’elle avait pitié du royaume de France.

Mais on peut alléguer une autorité infiniment plus haute. Dans l’Évangile, on ne peut pas trouver de marque que le Christ ait éprouvé à l’égard de Jérusalem et de la Judée rien qui ressemble à de l’amour, sinon seulement l’amour enfermé dans la compassion. Il n’a jamais témoigné à son pays aucun attachement d’une autre espèce. Mais la compassion, il l’a exprimée plus d’une fois. Il a pleuré sur la ville, en prévoyant, comme il était facile de le faire à cette époque, la destruction qui s’abattrait prochainement sur elle. Il lui a parlé comme à une personne. « Jérusalem, Jérusalem, combien de fois j’ai voulu… ». Même portant sa croix, il lui a encore témoigné sa pitié.

Qu’on ne pense pas que la compassion pour la patrie n’enferme pas d’énergie guerrière. Elle a animé les Carthaginois à un des exploits les plus prodigieux de l’histoire. Vaincus et réduits à peu de chose par Scipion l’Africain, ils subirent ensuite pendant cinquante ans un processus de démoralisation auprès duquel la capitulation de la France à Munich est peu de chose. Ils furent exposés sans aucun recours à toutes les injures des Numides, et, ayant renoncé par traité à la liberté de faire la guerre, ils imploraient vainement de Rome la permission de se défendre. Quand ils le firent enfin sans autorisation, leur armée fut exterminée. Il fallut alors implorer le pardon des Romains. Ils consentirent à livrer trois cents enfants nobles et toutes leurs armes. Puis leurs délégués reçurent l’ordre d’évacuer entièrement et définitivement la ville afin qu’elle pût être rasée. Ils éclatèrent en cris d’indignation, puis en larmes. « Ils appelaient leur patrie par son nom, et, lui parlant comme à une personne, ils lui disaient les choses les plus déchirantes. » Puis ils supplièrent les Romains, s’ils voulaient leur faire du mal, d’épargner cette cité, ces pierres, ces monuments, ces temples, à qui on ne pouvait rien reprocher, et d’exterminer plutôt la population tout entière ; ils dirent que ce parti serait moins honteux pour les Romains et bien préférable pour le peuple de Carthage. Les Romains restant inflexibles, la ville se souleva, bien que sans ressources, et Scipion l’Africain, à la tête d’une armée nombreuse, mit trois années entières pour s’en emparer et la détruire.

Ce sentiment de tendresse poignante pour une chose belle, précieuse, fragile et périssable, est autrement chaleureux que celui de la grandeur nationale. L’énergie dont il est chargé est parfaitement pure. Elle est très intense. Un homme n’est-il pas facilement capable d’héroïsme pour protéger ses enfants, ou ses vieux parents, auxquels ne s’attache pourtant aucun prestige de grandeur ? Un amour parfaitement pur de la patrie a une affinité avec les sentiments qu’inspirent à un homme ses jeunes enfants, ses vieux parents, une femme aimée. La pensée de la faiblesse peut enflammer l’amour comme celle de la force, mais c’est d’une flamme bien autrement pure. La compassion pour la fragilité est toujours liée à l’amour pour la véritable beauté, parce que nous sentons vivement que les choses vraiment belles devraient être assurées d’une existence éternelle et ne le sont pas.

On peut aimer la France pour la gloire qui semble lui assurer une existence étendue au loin dans le temps et l’espace. Ou bien on peut l’aimer comme une chose qui, étant terrestre, peut être détruite, et dont le prix est d’autant plus sensible.

Ce sont deux amours distincts ; peut-être, probablement, incompatibles, quoique le langage les mélange. Ceux dont le cœur est fait pour éprouver le second peuvent, par la force de l’habitude, employer le langage qui ne convient qu’au premier.

Le second seul est légitime pour un chrétien, car seul il a la couleur de l’humilité chrétienne. Il appartient seul à l’espèce d’amour qui peut recevoir le nom de charité. Qu’on ne croie pas que cet amour puisse seulement avoir pour objet un pays malheureux.

Le bonheur est un objet pour la compassion au même titre que le malheur, parce qu’il est terrestre, c’est-à-dire incomplet, fragile et passager. Au reste il y a malheureusement toujours dans la vie d’un pays un certain degré de malheur.

Qu’on ne croie pas non plus qu’un tel amour risquerait d’ignorer ou de négliger ce qu’il y a de grandeur authentique et pure dans le passé, le présent et les aspirations de la France. Bien au contraire. La compassion est d’autant plus tendre, d’autant plus poignante, qu’on discerne davantage de bien dans l’être qui en est l’objet, et elle dispose à discerner le bien. Quand un chrétien se représente le Christ en croix, la compassion en lui n’est pas diminuée par la pensée de la perfection, ni inversement. Mais d’un autre côté, un tel amour peut avoir les yeux ouverts sur les injustices, les cruautés, les erreurs, les mensonges, les crimes, les hontes, contenus dans le passé, le présent et les appétits du pays, sans dissimulation ni réticence, et sans en être diminué ; il en est rendu seulement plus douloureux. Pour la compassion, le crime lui-même est une raison, non pas de s’éloigner, mais de s’approcher, pour partager, non pas la culpabilité, mais la honte. Les crimes des hommes n’ont pas diminué la compassion du Christ. Ainsi la compassion a les yeux ouverts sur le bien et le mal et trouve dans l’un et l’autre des raisons d’aimer. C’est le seul amour ici-bas qui soit vrai et juste.

C’est en ce moment le seul amour qui convienne aux Français. Si les événements que nous venons de traverser ne suffisent pas à nous avertir d’avoir à changer notre manière d’aimer la patrie quelle leçon peut nous instruire ? Que peut-il y avoir de plus pour éveiller l’attention qu’un coup de massue sur la tête ?

La compassion pour la patrie est le seul sentiment qui ne sonne pas faux en ce moment, qui convienne à l’état où se trouvent les âmes et la chair des Français, qui ait à la fois l’humilité et la dignité l’une et l’autre convenables dans le malheur ; et aussi la simplicité que le malheur exige par-dessus tout. Évoquer en ce moment la grandeur historique de la France, ses gloires passées et futures, l’éclat dont son existence a été entourée, cela n’est pas possible sans une espèce de raidissement intérieur qui donne au ton quelque chose de forcé. Rien qui ressemble à de l’orgueil ne peut convenir aux malheureux.

Pour les Français qui souffrent, une telle évocation entre dans la catégorie des compensations. La recherche des compensations dans le malheur est un mal. Si cette évocation est trop souvent répétée, si elle est fournie comme unique source de réconfort, elle peut faire un mal illimité. Les Français sont affamés de grandeur. Mais aux malheureux ce n’est pas de la grandeur romaine qu’il faut ; ou cela leur semble de la dérision, ou cela leur empoisonne l’âme, comme ce fut le cas en Allemagne.

La compassion pour la France n’est pas une compensation, mais une spiritualisation des souffrances subies ; elle peut transfigurer même les souffrances les plus charnelles, le froid, la faim. Celui qui a froid et faim, et qui est tenté d’avoir pitié de soi-même, peut, au lieu de cela, à travers sa propre chair contractée, diriger sa pitié vers la France ; le froid et la faim mêmes font alors entrer l’amour de la France par la chair jusqu’au fond de l’âme. Et cette compassion peut sans obstacles franchir les frontières, s’étendre à tous les pays malheureux, à tous les pays sans exception ; car toutes les populations humaines sont soumises aux misères de notre condition. Alors que l’orgueil de la grandeur nationale est par nature exclusif, non transposable, la compassion est universelle par nature ; elle est seulement plus virtuelle pour les choses lointaines et étrangères, plus réelle, plus charnelle, plus chargée de sang, de larmes et d’énergie efficace pour les choses proches.

L’orgueil national est loin de la vie quotidienne. En France, il ne peut trouver d’expression que dans la résistance ; mais beaucoup, ou bien n’ont pas l’occasion de prendre effectivement part à la résistance, ou n’y consacrent pas tout leur temps. La compassion pour la France est un mobile au moins aussi énergique pour l’action de résistance ; mais de plus elle peut trouver une expression quotidienne, ininterrompue, en toute espèce d’occasion, même les plus ordinaires, par un accent de fraternité dans les relations entre Français. La fraternité germe aisément dans la compassion pour un malheur qui, tout en infligeant à chacun sa part de souffrance, met en péril quelque chose de bien plus précieux que le bien-être de chacun. L’orgueil national, soit dans la prospérité, soit dans le malheur, est incapable de susciter une fraternité réelle, chaleureuse. Il n’y en avait pas chez les Romains. Ils ignoraient les sentiments vraiment tendres.

Un patriotisme inspiré par la compassion donne à la partie la plus pauvre du peuple une place morale privilégiée. La grandeur nationale n’est un excitant parmi les couches sociales d’en bas que dans les moments où chacun peut espérer, en même temps que la gloire du pays, une part personnelle à cette gloire aussi large qu’il peut désirer. Ce fut le cas au début du règne de Napoléon. N’importe quel petit gars de France, né dans n’importe quel faubourg, avait le droit de porter en son cœur n’importe quel rêve d’avenir ; aucune ambition ne pouvait être grande au point d’être absurde. On savait que toutes les ambitions ne seraient pas accomplies, mais chacune en particulier avait des chances de l’être, et beaucoup pouvaient l’être partiellement. Un document singulier de l’époque affirme que la popularité de Napoléon était due, moins au dévouement des Français pour sa personne, qu’aux possibilités d’avancement, aux chances de faire carrière qu’il leur offrait. C’est exactement le sentiment qui apparaît dans Le Rouge et le Noir. Les romantiques furent des enfants qui s’ennuyaient parce qu’il n’y avait plus devant eux la perspective d’une ascension sociale illimitée. Ils cherchèrent la gloire littéraire comme produit de remplacement.

Mais cet excitant n’existe que dans les moments troublés. On ne peut dire qu’il s’adresse jamais au peuple comme tel ; tout homme du peuple qui le subit rêve de sortir du peuple, de sortir de l’anonymat qui définit la condition populaire. Cette ambition, quand elle est largement répandue, est l’effet d’un état social troublé et la cause de troubles aggravés ; car la stabilité sociale est pour elle un obstacle. Bien que ce soit un stimulant, on ne peut dire que ce soit quelque chose de sain ni pour l’âme ni pour le pays. Il est possible que ce stimulant ait une large place dans le mouvement actuel de résistance ; car quant à l’avenir de la France, l’illusion est facilement accueillie, et quant à l’avenir personnel, n’importe qui, s’il a su faire ses preuves au milieu du danger, peut s’attendre à n’importe quoi dans l’état de révolution latente où se trouve le pays. Mais s’il en est ainsi, c’est un danger terrible pour la période de reconstruction, et il est urgent de trouver un autre stimulant.

Dans une période de stabilité sociale, où sauf exception ceux qui se trouvent dans l’anonymat y demeurent plus ou moins, où ils ne songent même pas à en sortir, le peuple ne peut pas se sentir chez lui dans un patriotisme fondé sur l’orgueil et l’éclat de la gloire. Il y est aussi étranger que dans les salons de Versailles, qui en sont une expression. La gloire est le contraire de l’anonymat. Si aux gloires militaires on ajoute les gloires littéraires, scientifiques et autres, il continuera à se sentir étranger. Savoir que certains de ces Français couverts de gloire sont sortis du peuple ne lui apportera, en période stable, aucun réconfort ; car s’ils en sont sortis, ils ont cessé d’en être.

Au contraire, si la patrie lui est présentée comme une chose belle et précieuse, mais d’une part imparfaite, d’autre part très fragile, exposée au malheur, qu’il faut chérir et préserver, il s’en sentira avec raison plus proche que les autres classes sociales. Car le peuple a le monopole d’une connaissance, la plus importante de toutes peut-être, celle de la réalité du malheur ; et par là même il sent bien plus vivement combien sont précieuses les choses qui méritent d’y être soustraites, combien chacun est obligé de les chérir, de les protéger. Le mélodrame reflète cet état de la sensibilité populaire. Pourquoi c’est une forme littéraire tellement mauvaise, c’est une question qui vaudrait la peine d’être étudiée. Mais loin que ce soit un genre faux, il est très près, en un sens, de la réalité.

Si une telle relation s’établissait entre le peuple et la patrie, il ne ressentirait plus ses propres souffrances comme des crimes de la patrie envers lui, mais comme des maux soufferts par la patrie en lui. La différence est immense. En un autre sens, elle est légère, et il suffirait de peu de chose pour la franchir. Mais peu de chose qui vienne d’un autre monde. Cela suppose une dissociation entre la patrie et l’État. Cela est possible si la grandeur du genre cornélien est abolie. Mais cela impliquerait l’anarchie si, en compensation, l’État ne trouve pas moyen d’acquérir par lui-même un surcroît de considération.

Pour cela, il doit certainement ne pas revenir aux anciennes modalités de la vie parlementaire et de la lutte des partis. Mais le plus important peut-être est la refonte totale de la police. Les circonstances y seraient favorables. La police anglaise serait intéressante à étudier. En tout cas, la libération du territoire entraînera, il faut l’espérer, la liquidation du personnel de la police, hors ceux qui ont personnellement agi contre l’ennemi. Il faut mettre à la place des hommes qui aient la considération publique, et, comme aujourd’hui malheureusement l’argent et les diplômes en sont la source principale, il faut exiger même à partir des agents et des inspecteurs un degré d’instruction assez élevé, plus haut, des diplômes très sérieux, et rétribuer largement. Même, si la mode des grandes Écoles continue en France — ce qui peut-être n’est pas désirable —, il en faudrait une pour la police, recrutée par concours. Ce sont des méthodes grossières, mais quelque chose de ce genre est indispensable. De plus, ce qui est encore beaucoup plus important, il ne faut plus de catégories sociales comme celles des prostituées et des repris de justice, qui aient une existence officielle comme bétail livré au bon plaisir de la police et lui fournissant à la fois des victimes et des complices ; car une double contamination est alors inévitable, le contact déshonore des deux côtés. Il faut abolir en droit l’une et l’autre de ces catégories.

Il faut aussi que le crime d’improbité envers l’État chez les hommes publics soit effectivement puni plus sévèrement que le vol à main armée.

L’État dans sa fonction administrative doit apparaître comme l’intendant des biens de la patrie ; un intendant plus ou moins bon, et dont il faut raisonnablement s’attendre qu’il soit en général plutôt mauvais que bon, parce que sa tâche est difficile et accomplie dans des conditions moralement défavorables. L’obéissance n’en est pas moins obligatoire, non pas à cause d’un droit que posséderait l’État à commander, mais parce qu’elle est indispensable à la conservation et au repos de la patrie. Il faut obéir à l’État, quel qu’il soit, à peu près comme des enfants affectueux, que les parents en voyage ont confiés à une gouvernante médiocre, lui obéissent néanmoins pour l’amour des parents. Si l’État n’est pas médiocre, tant mieux ; il faut d’ailleurs toujours que la pression de l’opinion publique s’exerce comme stimulant pour le pousser à sortir de la médiocrité ; mais qu’il soit médiocre ou non, l’obligation d’obéissance est identique.

Elle n’est certes pas illimitée, mais elle ne peut avoir d’autre limite que la révolte de la conscience. Aucun critérium ne peut être fourni pour cette limite ; il est même impossible à chacun de s’en fixer un à son propre usage une fois pour toutes ; quand on sent qu’on ne peut plus obéir, on désobéit. Mais en tout cas une condition nécessaire, quoique non suffisante, pour pouvoir désobéir sans crime, c’est d’être poussé par une obligation si impérieuse qu’elle contraigne à mépriser tous les risques sans exception. Si l’on incline à désobéir, mais qu’on soit arrêté par l’excès du danger, on est impardonnable, selon les cas, ou bien d’avoir songé à désobéir, ou bien de ne l’avoir pas fait. Au reste, toutes les fois qu’on n’est pas rigoureusement obligé de désobéir, on est rigoureusement obligé d’obéir. Un pays ne peut pas posséder la liberté s’il n’est pas reconnu que la désobéissance envers les autorités publiques, toutes les fois qu’elle ne procède pas d’un sentiment impérieux de devoir, déshonore plus que le vol. C’est-à-dire que l’ordre public doit être tenu pour plus sacré que la propriété privée. Les pouvoirs publics peuvent répandre cette manière de voir par l’enseignement et par des mesures appropriées qu’il s’agirait d’inventer.

Mais seule la compassion pour la patrie, la préoccupation anxieuse et tendre de lui éviter le malheur, peut donner à la paix, et notamment à la paix civile, ce que la guerre civile ou étrangère possède malheureusement d’elle-même ; quelque chose d’exaltant, de touchant, de poétique, de sacré. Cette compassion seule peut nous faire retrouver le sentiment, depuis si longtemps perdu, d’ailleurs si rarement éprouvé au cours de l’histoire, que Théophile exprimait dans le beau vers : « La sainte majesté des lois ».

Le moment où Théophile écrivait ce vers est peut-être le dernier moment où ce sentiment ait été profondément ressenti en France. Ensuite est venu Richelieu, puis la Fronde, puis Louis XIV, puis le reste. Montesquieu a vainement essayé de le faire de nouveau pénétrer dans le public au moyen d’un livre. Les hommes de 1789 s’en réclamaient, mais ils ne l’avaient pas au fond du cœur, sans quoi le pays n’aurait pas glissé si facilement dans la guerre à la fois civile et étrangère.

Depuis, notre langage même est devenu impropre à l’exprimer. C’est là pourtant le sentiment qu’on essaie d’évoquer, ou sa réplique plus pâle, quand on parle de légitimité. Mais nommer un sentiment n’est pas un procédé suffisant pour le susciter. C’est là une vérité fondamentale et que nous oublions trop.

Pourquoi se mentir à soi-même ? En 1939, avant la guerre, sous le régime des décrets-lois, il n’y avait déjà plus de légitimité républicaine. Elle était partie comme la jeunesse de Villon « qui son partement m’a celé », sans bruit, sans prévenir qu’elle partait, et sans que personne ait fait un geste, dit un mot pour la retenir. Quant au sentiment de légitimité, il était tout à fait mort. Qu’il reparaisse maintenant dans les pensées des exilés, qu’il occupe une certaine place, à côté d’autres sentiments en fait incompatibles avec lui, dans les rêves de guérison d’un peuple malade, cela ne signifie rien ou peu de chose. S’il était nul en 1939, comment serait-il efficace, immédiatement après des années de désobéissance systématique ?

D’autre part, la Constitution de 1875 ne peut plus être un fondement de légitimité après avoir sombré en 1940 dans l’indifférence ou même le mépris général, après avoir été abandonnée par le peuple de France. Car le peuple de France l’a abandonnée. Ni les groupes de résistance, ni les Français de Londres n’y peuvent rien. Si une ombre de regret a été exprimée, ce ne fut pas par une portion du peuple, mais par des parlementaires, chez qui la profession maintenait vivant un intérêt pour les institutions républicaines mort partout ailleurs. Encore une fois, peu importe que longtemps après il ait quelque peu reparu. Actuellement la faim communique à la IIIe République toute la poésie d’une époque où il y avait du pain. C’est une poésie fugitive. D’ailleurs en même temps le dégoût ressenti plusieurs années et qui a atteint son degré extrême en 1940 persiste. (La IIIe République a d’ailleurs été condamnée dans un texte émanant officiellement de Londres ; dès lors elle peut difficilement être prise comme un fondement de légitimité.)

Il est néanmoins certain que dans la mesure où les choses de Vichy disparaîtront, dans la mesure où des institutions révolutionnaires, peut-être communistes, ne surgiront pas, il y aura un retour des structures de la IIIe République. Mais cela simplement parce qu’il y aura un vide et qu’il faudra quelque chose. C’est là de la nécessité, non de la légitimité. Il y correspond dans le peuple, non pas de la fidélité, mais une morne résignation. La date de 1789 éveille, elle, un écho bien autrement profond ; mais il n’y correspond qu’une inspiration, non des institutions.

Étant donné qu’en fait il y a eu rupture de continuité dans notre histoire récente, la légitimité ne peut plus avoir un caractère historique ; elle doit procéder de la source éternelle de toute légitimité. Il faut que les hommes qui se proposeront au pays pour le gouverner reconnaissent publiquement certaines obligations répondant aux aspirations essentielles du peuple, éternellement inscrites au fond des âmes ; il faut que le peuple ait confiance dans leur parole et dans leur capacité et reçoive le moyen de le témoigner ; et il faut que le peuple sente qu’en les acceptant il s’engage à leur obéir.

L’obéissance du peuple envers les pouvoirs publics, étant un besoin de la patrie, est de ce fait une obligation sacrée, et qui confère aux pouvoirs publics eux-mêmes, parce qu’ils en sont l’objet, le même caractère sacré. Ce n’est pas là l’idolâtrie envers l’État liée au patriotisme à la romaine. C’en est l’opposé. L’État est sacré, non pas à la manière d’une idole, mais comme les objets du culte, ou les pierres de l’autel, ou l’eau du baptême, ou toute autre chose semblable. Tout le monde sait que c’est seulement de la matière. Mais des morceaux de matière sont regardés comme sacrés parce qu’ils servent à un objet sacré. C’est l’espèce de majesté qui convient à l’État.

Si on ne sait pas insuffler au peuple de France une semblable inspiration, il aura le choix seulement entre le désordre et l’idolâtrie. L’idolâtrie peut prendre la forme communiste. C’est ce qui se produirait probablement. Elle peut aussi prendre la forme nationale. Elle aurait alors vraisemblablement pour objet le couple, si caractéristique de notre époque, constitué par un homme acclamé comme chef et la machine d’acier de l’État. Or d’une part la publicité peut fabriquer des chefs ; d’autre part, si les circonstances amènent un homme de valeur véritable à une telle fonction, il devient rapidement prisonnier de son rôle d’idole. Autrement dit, en langage moderne, l’absence d’une inspiration pure ne laisserait au peuple français d’autres possibilités que le désordre, le communisme ou le fascisme.

Il y a des gens, par exemple en Amérique, qui se demandent si les Français de Londres n’inclineraient pas au fascisme. C’est très mal poser la question. Les intentions par elles-mêmes n’ont que très peu d’importance, excepté quand elles vont tout droit vers le mal, car pour le mal il y a toujours des ressources à portée de la main. Mais les bonnes intentions ne comptent que jointes aux ressources correspondantes. Saint Pierre n’avait nullement l’intention de renier le Christ ; mais il l’a fait parce qu’il ne possédait pas en lui-même la grâce qui lui aurait permis de s’en abstenir. Et même l’énergie, le ton catégorique dont il avait usé pour affirmer l’intention contraire avaient contribué à le priver de cette grâce. C’est un exemple qui vaut qu’on y pense dans toutes les épreuves que propose la vie.

Le problème est de savoir si les Français de Londres possèdent les moyens nécessaires pour empêcher le peuple de France de glisser dans le fascisme, et le retenir en même temps de tomber, soit dans le communisme, soit dans le désordre. Fascisme, communisme et désordre n’étant que les expressions à peine distinctes, équivalentes, d’un mal unique, il s’agit de savoir s’ils possèdent un remède à ce mal.

S’ils ne le possèdent pas, leur raison d’être, qui est le maintien de la France dans la guerre, se trouve entièrement épuisée par la victoire, qui doit en ce cas les replonger dans la foule de leurs compatriotes. S’ils le possèdent, ils doivent avoir déjà commencé à l’appliquer, dans une large quantité, et efficacement, dès avant la victoire. Car un tel traitement ne peut pas être commencé au milieu des désordres nerveux qui accompagneront, en chaque individu et dans les foules, la libération du pays. Il peut encore moins être commencé une fois les nerfs apaisés, si toutefois l’apaisement survient un jour ; il serait beaucoup trop tard, il ne pourrait plus même être question d’aucun traitement.

L’important n’est donc pas qu’ils affirment devant l’étranger leur droit à gouverner la France ; de même que pour un médecin l’important n’est pas d’affirmer son droit à soigner un malade. L’essentiel est d’avoir établi un diagnostic, conçu une thérapeutique, choisi des médicaments, vérifié qu’ils sont à la disposition du malade. Quand un médecin sait faire tout cela, non sans risque d’erreur, mais avec des chances raisonnables d’avoir vu juste, alors, si on veut l’empêcher d’exercer sa fonction et mettre à sa place un charlatan, il a le devoir de s’y opposer de toutes ses forces. Mais si, dans un endroit sans médecins, plusieurs ignorants s’agitent autour d’un malade dont l’état demande les soins les plus précis, les plus éclairés, qu’importe aux mains duquel d’entre eux il se trouve pour mourir ou pour être sauvé seulement par le hasard ? Sans doute, il vaut mieux de toute manière qu’il soit aux mains de ceux qui l’aiment. Mais ceux qui l’aiment ne lui infligeront pas la souffrance d’une bataille faisant rage à son chevet, à moins de se savoir en possession d’une méthode susceptible de le sauver.


  1. Écrit en 1943.