L’Enracinement/Partie 1/05

Texte établi par Albert CamusGallimard (p. 20-23).

L’ÉGALITÉ

L’égalité est un besoin vital de l’âme humaine. Elle consiste dans la reconnaissance publique, générale, effective, exprimée réellement par les institutions et les mœurs, que la même quantité de respect et d’égards est due à tout être humain, parce que le respect est dû à l’être humain comme tel et n’a pas de degrés.

Par suite, les différences inévitables parmi les hommes ne doivent jamais porter la signification d’une différence dans le degré de respect. Pour qu’elles ne soient pas ressenties comme ayant cette signification, il faut un certain équilibre entre l’égalité et l’inégalité.

Une certaine combinaison de l’égalité et de l’inégalité est constituée par l’égalité des possibilités. Si n’importe qui peut arriver au rang social correspondant à la fonction qu’il est capable de remplir, et si l’éducation est assez répandue pour que nul ne soit privé d’aucune capacité du seul fait de sa naissance, l’espérance est la même pour tous les enfants. Ainsi chaque homme est égal en espérance à chaque autre, pour son propre compte quand il est jeune, pour le compte de ses enfants plus tard.

Mais cette combinaison, quand elle joue seule et non pas comme un facteur parmi d’autres, ne constitue pas un équilibre et enferme de grands dangers.

D’abord, pour un homme qui est dans une situation inférieure et qui en souffre, savoir que sa situation est causée par son incapacité, et savoir que tout le monde le sait, n’est pas une consolation, mais un redoublement d’amertume ; selon les caractères, certains peuvent en être accablés, certains autres menés au crime.

Puis il se crée ainsi inévitablement dans la vie sociale comme une pompe aspirante vers le haut. Il en résulte une maladie sociale si un mouvement descendant ne vient pas faire équilibre au mouvement ascendant. Dans la mesure où il est réellement possible qu’un enfant, fils de valet de ferme, soit un jour ministre, dans cette mesure il doit être réellement possible qu’un enfant, fils de ministre, soit un jour valet de ferme. Le degré de cette seconde possibilité ne peut être considérable sans un degré très dangereux de contrainte sociale.

Cette espèce d’égalité, si elle joue seule et sans limites, donne à la vie sociale un degré de fluidité qui la décompose.

Il y a des méthodes moins grossières pour combiner l’égalité et la différence. La première est la proportion. La proportion se définit comme la combinaison de l’égalité et de l’inégalité, et partout dans l’univers elle est l’unique facteur de l’équilibre.

Appliquée à l’équilibre social, elle imposerait à chaque homme des charges correspondantes à la puissance, au bien-être qu’il possède, et des risques correspondants en cas d’incapacité ou de faute. Par exemple, il faudrait qu’un patron incapable ou coupable d’une faute envers ses ouvriers ait beaucoup plus à souffrir, dans son âme et dans sa chair, qu’un manœuvre incapable, ou coupable d’une faute envers son patron. De plus, il faudrait que tous les manœuvres sachent qu’il en est ainsi. Cela implique, d’une part, une certaine organisation des risques, d’autre part, en droit pénal, une conception du châtiment où le rang social, comme circonstance aggravante, joue toujours dans une large mesure pour la détermination de la peine. À plus forte raison l’exercice des hautes fonctions publiques doit comporter de graves risques personnels.

Une autre manière de rendre l’égalité compatible avec la différence est d’ôter autant qu’on peut aux différences tout caractère quantitatif. Là où il y a seulement différence de nature, non de degré, il n’y a aucune inégalité.

En faisant de l’argent le mobile unique ou presque de tous les actes, la mesure unique ou presque de toutes choses, on a mis le poison de l’inégalité partout. Il est vrai que cette inégalité est mobile ; elle n’est pas attachée aux personnes, car l’argent se gagne et se perd ; elle n’en est pas moins réelle.

Il y a deux espèces d’inégalités, auxquelles correspondent deux stimulants différents. L’inégalité à peu près stable, comme celle de l’ancienne France, suscite l’idolâtrie des supérieurs — non sans un mélange de haine refoulée — et la soumission à leurs ordres. L’inégalité mobile, fluide, suscite le désir de s’élever. Elle n’est pas plus proche de l’égalité que l’inégalité stable, et elle est tout aussi malsaine. La Révolution de 1789, en mettant en avant l’égalité, n’a fait en réalité que consacrer la substitution d’une forme d’inégalité à l’autre.

Plus il y a égalité dans une société, moindre est l’action des deux stimulants liés aux deux formes d’inégalité, et par suite il en faut d’autres.

L’égalité est d’autant plus grande que les différentes conditions humaines sont regardées comme étant, non pas plus ou moins l’une que l’autre, mais simplement autres. Que la profession de mineur et celle de ministre soient simplement deux vocations différentes, comme celles de poète et de mathématicien. Que les duretés matérielles attachées à la condition de mineur soient comptées à l’honneur de ceux qui les souffrent.

En temps de guerre, si une armée a l’esprit qui convient, un soldat est heureux et fier d’être sous le feu et non au quartier général ; un général est heureux et fier que le sort de la bataille repose sur sa pensée ; et en même temps le soldat admire le général et le général admire le soldat. Un tel équilibre constitue une égalité. Il y aurait égalité dans les conditions sociales s’il s’y trouvait cet équilibre.

Cela implique pour chaque condition des marques de considération qui lui soient propres, et qui ne soient pas des mensonges.