L’Enquête de 1865 sur le Crédit
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 60 (p. 738-764).
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L’ENQUÊTE
SUR LE CREDIT

II.
LA MONNAIE FIDUCIAIRE ET LE CAPITAL DE LA BANQUE DE FRANCE.

I. De la Monnaie de papier et des Banques d’émission, par M. Ad. d’Eichthal, 1864. — II. La Question des Banques, par M. Wolowski, de l’Institut. — III. Les Principes de la Constitution des banques et de l’Organisation du crédit, par M. Isaac Pereire. — IV. Les Banques d’émission ou d’escompte, par M. Maurice Aubry, 1864. — V. Étude préparatoire à l’enquête, par M. Jules Lecesne, 1865. — VI. Considérations sur la cherté de l’argent, par M. Edmond Ehrmann, 1864. — VII. La Banque de France et les Banques départementales, par M. Léonce de Lavergne, 1864. — VIII. Études sur la Circulation monétaire, par M. Coullet, 1865. — IX. Extraits des enquêtes parlementaires anglaises sur les questions de banques, publiés sous les auspices de la Banque de France, 1865. — X. Le Marché monétaire, etc., par M. H. de Laveleye, 1865.


I. — DES CONDITIONS D’UNE BONNE MONNAIE FIDUCIAIRE.

Quelle est l’utilité de la monnaie fiduciaire ? Cette monnaie est-elle appelée à devenir plus importante, et quelles sont les conditions à remplir pour qu’elle soit bonne ? Ces questions, posées par l’enquête, nous amènent à examiner directement les moyens que l’on propose pour empêcher le retour des crises monétaires ou financières[1].

Nous ne voulons pas faire ici un long traité pour montrer ce qu’est la monnaie fiduciaire, et comment on a été amené à s’en servir. Nous dirons seulement que l’utilité de la monnaie fiduciaire consiste en ce qu’elle est d’un transport plus commode que la monnaie métallique, qu’elle peut mieux que celle-ci répondre à certains besoins du commerce, comme les gros paiemens par exemple, et qu’enfin elle peut suppléer la monnaie métallique elle-même et l’économiser dans une certaine mesure. Il importe cependant de ne pas se faire d’illusion : si la monnaie fiduciaire peut suppléer la monnaie métallique et l’économiser, c’est à la condition qu’on n’en abusera pas, qu’on ne supposera pas qu’il n’y a aucune différence entre les deux, et qu’elles ne sont toutes deux que des signes de convention pour la facilité des échanges. Cette idée est le point de départ de tous les faux systèmes et de toutes les erreurs qu’on voit se produire lorsqu’on discute ces questions.

La grande erreur de certains économistes en parlant de la monnaie métallique est de croire que parce qu’elle sert à l’échange des choses qui entrent dans la consommation de l’homme, et qu’elle n’est pas elle-même, à part,quelques usages de luxe, l’objet d’une consommation, elle n’a d’autre valeur que celle qu’elle tire de cet échange, que cette valeur est toute de convention. On oublie qu’il faut deux choses pour constituer la valeur, — l’utilité et la rareté. L’eau aussi est très utile ; mais comme on peut se la procurer à volonté et sans grand travail, elle n’a aucune valeur. C’est la rareté combinée avec l’utilité qui fait la valeur de la monnaie métallique ; on ne peut pas la multiplier à volonté, il faut l’aller chercher dans les entrailles de la terre au prix d’un travail pénible et coûteux, et ce travail pénible et coûteux en constitue la valeur, il lui assure une certaine fixité. C’est un signe de convention, dit-on : c’est possible ; mais c’est un signe de convention qui s’impose, et qui jusqu’à ce jour n’a pas d’équivalent. Avec certaines combinaisons de crédit, on pourra suppléer à la monnaie métallique. On pourra encore, avec plus de rapidité dans les transactions, la faire servir à plus d’usages, comme on peut multiplier les trains sur un chemin de fer. De même pourtant qu’il y a un degré au-delà duquel on ne pourrait pas sans danger multiplier les trains sur un chemin de fer, il y en a un aussi au-delà duquel on ne pourrait pas étendre les suppléans de la monnaie sans courir le risque de n’avoir plus de mesure de la valeur et de bâtir dans les airs.

On a souvent demandé pourquoi la monnaie métallique était si nécessaire, et pourquoi par exemple on ne pourrait pas régler toutes les transactions, soit avec de la monnaie fiduciaire comme en émettent certains, établissemens de crédit, soit par des viremens ou des compensations. La réponse est bien simple : c’est que si la monnaie métallique n’était pas au bout de toutes les transactions, il n’y aurait plus de mesure à la valeur, il n’y aurait plus rien pour régler les rapports de l’offre et de la demande. Chacun produirait à sa guise, sans se préoccuper des besoins, et un beau jour on se trouverait avoir produit outre mesure des choses qui n’étaient pas nécessaires, et en avoir négligé d’autres qui l’étaient beaucoup plus. La monnaie métallique a cette utilité de rappeler chacun à la mesure des besoins. Comme elle a une valeur universelle, qui ne dépend pas des caprices du moment, elle ne s’échange jamais que contre des choses qui répondent à un besoin réel. Elle sert donc de critérium à la production. Si on a produit trop ou si on a produit mal, on est bien vite corrigé de son erreur par la valeur plus grande qu’acquiert l’argent, et jamais l’équilibre entre l’offre et la demande n’est longtemps rompu dans une société commerciale qui a la monnaie métallique pour instrument d’échange.

Il y a deux choses dont il faut se préoccuper quand on émet de la monnaie fiduciaire : qu’elle puisse toujours être convertie en espèces, c’est la condition essentielle du maintien de sa valeur intégrale, — ensuite qu’elle ne déplace pas le numéraire dans une proportion trop considérable. Du moment que la monnaie fiduciaire est acceptée comme instrument d’échange, il est bien évident qu’elle déplace la monnaie métallique. Celle-ci, ne pouvant plus rester dans la circulation qu’en étant dépréciée, s’en va chercher ailleurs un pays où elle a sa valeur tout entière. Si le déplacement n’a lieu que dans la mesure où la monnaie métallique peut être économisée sans inconvénient, tout est pour le mieux ; mais s’il est plus fort, que l’argent devienne rare et acquière tout à coup une valeur exceptionnelle, la monnaie fiduciaire, loin d’être utile, devient alors un instrument de circulation dangereux : il faut aviser à la restreindre par tous les moyens possibles, car elle trouble les rapports économiques et donne à la monnaie métallique plus de valeur que celle-ci n’en doit avoir.

On demande quelle est la limite à l’émission de la monnaie fiduciaire. Cette limite, la voici : c’est, lorsque le change est contraire, qu’elle ne soit pas un obstacle à la rentrée du numéraire, et elle sera un obstacle, si on l’augmente pour remplacer l’argent qui manque. On aura beau dire qu’elle est parfaitement garantie, qu’elle n’a été émise que contre des valeurs sérieuses : cela ne suffit pas. Le change contraire prouve que le pays a besoin d’argent et non de papier, et si on lui donne du papier au lieu d’argent, le papier se déprécie : on arrive bientôt à la situation de la Russie, de l’Autriche et des États-Unis, qui n’ont plus de numéraire parce qu’ils ont trop de papier. Par conséquent, dans les momens de crise, lorsque l’argent est rare, ce qu’il faut faire, c’est, non pas d’augmenter la monnaie fiduciaire, mais de la restreindre au contraire pour laisser à l’argent toute sa valeur et lui permettre de venir du dehors. Il faut en de tels momens que la monnaie fiduciaire puisse varier comme varierait la monnaie métallique, qu’elle diminue avec elle. C’est dans cette pensée que les Anglais ont fait l’acte de1844 ; mais cet acte n’était pas nécessaire : on arrive au même résultat avec la conversion obligatoire, lorsque le public est éclairé sur la situation de la banque qui émet les billets, et qu’il n’a affaire qu’à un seul établissement.

Maintenant le rôle de cette monnaie est-il appelé à devenir plus important ? Il le semblerait, si on ne consulte que ce qui se passe en France depuis un certain nombre d’années. La circulation fiduciaire, qui était de 363 millions en 1846 avant la fusion des banques départementales, de 470 millions en 1850 après cette fusion, de 612 millions en 1854, est aujourd’hui de près de 900 millions. Elle augmente d’année en année ; mais les résultats sont tout différens en Angleterre, aux États-Unis et dans d’autres pays très commerçans. En Angleterre, après la crise de 1857, au commencement de 1858, la circulation fiduciaire active de toute l’Angleterre était de 40 millions de livres sterling, au mois de septembre 1863 de 36 millions de livres sterling ; elle est aujourd’hui environ de 37 millions de livres sterling. Pour la Banque d’Angleterre seule, les résultats sont les suivans :


1854 Circulation fiduciaire 19 millions 1/2 de liv. sterl.
1864 « 19 millions 1/2 «

Aux États-Unis, en dehors du papier-monnaie créé par l’état pour les besoins de la guerre, il y avait en 1859, avec 1476 banques, moins de billets en circulation qu’avec 1208 en 1854 et 1416 en 1857.

Voici les chiffres :


1854 Billets en circulation 204 millions de dollars
1857 « 214 «
1859 « 195 «[2]

En Hollande, les billets au porteur n’augmentent pas non plus. Enfin à Hambourg, dans un des pays les plus commerçans de l’Europe, on ne les connaît pas. Cela démontre bien que l’augmentation des billets au porteur n’est pas liée nécessairement au développement des affaires, puisque dans les pays, les plus commerçans du monde ces billets tendent plutôt à diminuer qu’à augmenter. Il y a plusieurs raisons pour qu’il en soit ainsi. D’abord, à mesure qu’il y a plus de facilité dans les communications, des moyens de transport plus économiques, on fait servir les mêmes billets à plus d’usages, on en garde moins chez soi, et puis on recourt davantage au système des viremens et des compensations. On dépose son argent chez un banquier, on le charge de payer et de recevoir pour soi, et comme le banquier est en rapport avec d’autres banquiers agissant de même pour d’autres cliens, que ces banquiers se réunissent à certains momens pour liquider toutes les créances qu’ils ont les uns sur les autres, il en résulte que les transactions les plus considérables et les plus multipliées se règlent sans numéraire et aussi sans billets au porteur. Le règlement par virement et compensation, voilà l’avenir du crédit et le véritable moyen d’économiser le numéraire. Nous avons, dans la première partie de ce travail[3], comparé l’argent aux chemins de fer, nous avons dit que de même qu’on peut augmenter les services d’un chemin de fer en multipliant les trains, on peut aussi, avec plus de rapidité dans la circulation, faire servir la même somme de numéraire à plus de transactions. Le virement est précisément le mode à employer pour arriver à ce résultat. Mille francs déposés chez un banquier peuvent régler plus d’affaires en un jour qu’ils n’en régleraient en un an, s’ils restent dans la poche des particuliers. Cela veut-il dire que l’idéal de ce système soit d’arriver à se passer complètement de numéraire et à tout régler par viremens et par compensations ? Non certes, il faudra toujours du numéraire, il en faudra peu ou beaucoup suivant qu’on aura plus ou moins perfectionné le mécanisme du crédit, mais il en faudra toujours assez pour qu’on ne perde pas de vue cette seule et unique mesure de la valeur, et, ce qui est aussi un point très essentiel, pour qu’à certains momens, lorsqu’on doit acheter au dehors du coton ou d’autres denrées de première nécessité, on puisse faire des exportations de numéraire sans causer un préjudice trop grave à la circulation monétaire du pays.

Maintenant quelles sont les conditions d’une bonne monnaie fiduciaire ? On a déjà montré que la monnaie fiduciaire, pour être bonne, devait toujours être convertible en espèces, et varier absolument comme varierait la monnaie métallique elle-même. On sait aussi que les Anglais, pour appliquer ce dernier principe, ont imaginé ce qu’on appelle l’acte de 1844. Cet acte limite l’émission de la monnaie fiduciaire à un chiffre déterminé, ce chiffre est de 14 millions 1/2 de liv. sterl. pour la Banque d’Angleterre seule. Au-delà de ce chiffre, toute émission d’une bank-note ou billet au porteur doit avoir sa représentation exacte en numéraire dans les caisses de la Banque, de telle sorte que dans les temps de crise, lorsque l’argent devient rare, on ne peut pas y suppléer par de la monnaie fiduciaire. La cause qui agit sur la circulation métallique agit en même temps sur la circulation fiduciaire ; l’une ne peut pas s’étendre au préjudice de l’autre.

À ce point de vue, l’acte de 1844 est donc très efficace : il assure la parfaite convertibilité de la monnaie fiduciaire, et l’empêche de contrarier jamais les lois du change, de mettre obstacle à la rentrée du numéraire, lorsqu’il est nécessaire qu’il en rentre ; malheureusement il a d’autres inconvéniens très graves. D’abord il a celui de limiter en vertu d’une loi ce qui de sa nature ne doit pas être soumis à des limites légales. L’émission des billets au porteur est un acte de confiance qui repose sur la bonne volonté du public. Entourez-la de toutes les garanties désirables, faites qu’elle émane d’une compagnie puissante placée sous le contrôle du gouvernement, que cette compagnie soit obligée de publier des états de situation périodiques, mensuels ou hebdomadaires, que de plus elle ne soit jamais, sous aucun prétexte, affranchie de l’obligation de rembourser en numéraire, et fiez-vous-en au public pour le reste. Ce qu’il y a de particulièrement grave dans la limite fixée à l’émission de la Banque d’Angleterre, c’est qu’on voit le moment où, en vertu de l’acte de 1844, cette Banque peut être obligée de s’arrêter et de suspendre ses opérations. On ne peut pas se figurer l’influence déplorable qu’exerce sur le commerce cette perspective de la cessation des opérations de la Banque. Aussitôt que la réserve baisse, c’est-à-dire la somme en billets que la Banque peut émettre légalement, chacun a les yeux sur cette réserve. Si on ne l’observait encore que pour agir avec plus de prudence, l’effet pourrait être salutaire ; mais on l’observe avec l’idée qu’on est à la veille d’une crise, et on agit en conséquence. Chacun resserre son crédit, retire ses fonds des endroits où ils sont déposés, court à la Banque pour augmenter ses provisions, et la crise arrive par cela seul qu’on la craignait, — ce qui a fait dire à un, homme d’état illustre, à un ancien ministre des finances en Angleterre, sir George Cornewall Lewis, que l’acte de 1844 faisait en un seul jour plus de mal qu’il n’avait jamais pu faire de bien.

Ce qui prouve encore que cet acte produit à certains momens un effet moral désastreux, c’est qu’aussitôt qu’on est obligé de le suspendre, — et on l’a déjà suspendu deux fois depuis qu’il existe, — aussitôt que la Banque est autorisée à émettre des billets en dehors de la limite légale, immédiatement la panique cesse, et le public n’a plus besoin de ces billets que la panique seule faisait émettre. En 1857, il a suffi de 400,000 livres sterling de billets de supplément pour satisfaire toutes les demandes.

L’acte de 1844 n’est donc pas l’idéal à invoquer pour assurer les meilleures conditions de la circulation fiduciaire. J’aime mieux notre système français. Ici point de limites à l’émission des billets au porteur, la Banque de France en émet tant qu’elle veut, ou plutôt tant qu’elle peut, tant que le public veut en recevoir. Et comme ce même public est éclairé sur la situation de la Banque par des états périodiques, il agit toujours en connaissance de cause. S’il prend plus de billets à certains momens ou s’il en prend moins, c’est que cela convient ainsi à ses intérêts ; personne n’en est meilleur juge que lui. Il faut seulement, je le répète, que la Banque ne soit jamais affranchie de l’obligation de les rembourser en espèces : à cette condition, tout ira bien, la Banque prendra elle-même les mesures nécessaires pour que la circulation ne dépasse pas certaines limites ; elle suivra les lois du change, et quand elle verra l’argent acquérir plus de valeur et les billets venir en plus grand nombre au remboursement, elle sera la première à restreindre son émission. Il faut encore que l’émission de la monnaie fiduciaire soit entre les mains d’un seul établissement placé sous le contrôle de l’état et offrant toutes les garanties désirables tant sous le rapport du capital social que sous celui de l’honorabilité des hommes qui le dirigent. Ici j’ai le regret de me séparer d’hommes éminens dont la voix a toujours beaucoup d’autorité, et notamment de M. Léonce de Lavergne, qui, dans la Revue même, a cherché à combattre quelques-unes des idées que j’avais déjà émises sur ce sujet. L’idéal de M. Léonce de Lavergne serait, non pas la liberté absolue des banques, — il craindrait avec raison qu’il n’en sortît l’anarchie, — mais un certain nombre de banques, qu’il appelle régionales, pour indiquer la limitation qu’il en fait, et qui partageraient avec la Banque de France le droit d’émission. Il croit que cette organisation vaudrait mieux que l’organisation actuelle, qu’elle donnerait plus de solidité à la circulation fiduciaire, et qu’en même temps beaucoup de banques pourraient s’établir qui ne le peuvent pas aujourd’hui, ou ne le peuvent que très difficilement sans droit d’émission.

Le principal argument pour montrer que les banques régionales donneraient plus de solidité à la circulation fiduciaire, c’est qu’il est bon en toutes choses de diviser les risques pour les affaiblir. On croit qu’il y aurait moins de risques et partant plus de garanties lorsque la responsabilité des billets au porteur ne pèserait plus sur une seule banque. Il est possible que cette maxime soit excellente en beaucoup de choses, mais ici elle produirait l’effet contraire. Les banques régionales, quelque sagement organisées qu’on les suppose, quelque puissantes qu’elles soient, n’auront jamais toutes la solidité de la Banque de France, n’inspireront pas toutes la confiance que celle-ci inspire. Or il suffira qu’une seule soit dans des conditions inférieures à celles de la Banque de France pour que le système soit moins bon. Supposez qu’à un moment donné une de ces banques, pour une raison ou pour une autre, subisse une crise, se trouve en face de demandes d’argent exceptionnelles, auxquelles elle ne pourra pas répondre : que deviendront les autres ? Immédiatement la panique s’emparera des esprits, tout le monde courra au remboursement, et ce qui était bon la veille deviendra mauvais le lendemain. Ce n’est pas ici de la théorie, c’est un fait. — En Amérique, dans ce pays si habitué au crédit et où l’on ne s’émeut pas facilement, il a suffi, en 1857, de la faillite d’une banque d’émission pour amener celle de beaucoup d’autres. On dit en faveur des banques régionales qu’elles n’auraient pas à répondre aux mêmes exigences que la banque unique, à subir les mêmes pressions, que l’on voit souvent le prix de l’argent se maintenir dans les départemens à un taux normal, lorsqu’il est très cher à Paris ; qu’il est dur, par exemple, que toute la France soit obligée de payer l’argent 7 et 8 pour 100, parce que la banque unique se trouve en face de besoins extraordinaires qui n’existent guère qu’à Paris. Cela veut dire que les banques régionales n’auraient pas à se préoccuper du change pour régler leurs émissions, qu’elles continueraient à donner l’argent au même prix, quelles que fussent les circonstances, même lorsqu’il serait plus cher à Paris, afin que le négociant de Bordeaux ne fût pas sous le coup des nécessités qui frappent particulièrement la capitale. Qu’arriverait-il cependant ? Il arriverait que quand l’argent serait cher à Paris, et qu’on pourrait se le procurer à Bordeaux à meilleur marché, tout le monde ramasserait du papier sur la banque de Bordeaux et courrait au remboursement. — On n’aurait aucun moyen de l’empêcher.

Supposons, par exemple, dans les circonstances de l’année dernière, où tout l’argent qui s’écoulait pour les acquisitions de coton s’en allait par Marseille, supposons qu’il y ait eu dans cette ville une banque d’émission tout à fait indépendante et sans lien aucun avec les autres banques, surtout avec la banque centrale. Croit-on qu’elle aurait pu faire face à toutes les demandes de numéraire qui se sont présentées ? — Évidemment non ; elle eût été bien vite épuisée et obligée de suspendre ses opérations ; il aurait fallu recourir aux autres banques, et cela dans les plus mauvaises conditions, sans qu’elles fussent préparées à recevoir le contre-coup et en état de répondre à des besoins aussi exceptionnels. Avec une seule banque d’émission et des succursales partout, le même péril n’est pas à craindre ; cette banque se gouverne non selon les intérêts particuliers de telle ou telle localité, mais selon les intérêts généraux du pays. Si elle voit que l’argent va devenir rare et qu’une de ses succursales en aura particulièrement besoin, elle règle son émission en conséquence, et à l’aide des ressources qu’elle puise un peu partout, elle est en mesure d’approvisionner d’argent la succursale qui en manque, beaucoup mieux que s’il y avait dans la localité une banque indépendante qui dût s’adresser aux autres par traite ou différemment. Personne n’oserait soutenir, par exemple, que Marseille aurait été aussi facilement approvisionné de numéraire, les deux dernières années, avec une banque locale, qu’il ne l’a été avec une succursale de la Banque de France et qu’il ne l’aurait pas payé plus cher.

Je ne connais en faveur des banques locales d’émission qu’un argument qui ait une certaine valeur, c’est celui qui consiste à dire que la faculté d’émission serait nécessaire pour augmenter le nombre des banques. Encore cet argument, quand on y regarde de près, est-il plus spécieux que fondé. En définitive, de quoi s’agit-il ? S’agit-il d’établir des banques d’émission partout, dans les plus petites localités où il n’y aurait pas d’autre ressource que le droit d’émission ? Assurément non : on sent très bien que cela ne serait pas possible ; il s’agit tout simplement, dans le système que je discute, d’en établir dans les grands centres commerciaux. Or je ne m’explique pas que les banques qui seraient nécessaires dans ces grands centres ne puissent pas s’y établir sans le droit d’émission. Elles ont, pour se procurer des capitaux, un moyen beaucoup plus efficace et beaucoup moins dangereux que l’émission des billets au porteur : c’est celui des dépôts. Avec les dépôts, auxquels elles bonifient un intérêt moindre que celui qu’elles en retirent en les plaçant, elles ont une source considérable de bénéfices. Cela est si vrai qu’en Angleterre une masse de banques ne vivent que des dépôts ; les joint-stock banks de Londres n’ont pas d’autres ressources, et elles font toutes des affaires brillantes, distribuant en moyenne des dividendes plus élevés que ceux de la Banque d’Angleterre. Est-ce qu’il n’y a pas de banques à Hambourg, où l’on ne connaît pas le billet au porteur ? Est-ce qu’il n’y a en Hollande que la banque d’émission ? Enfin aux États-Unis, à New-York, si on veut se donner la peine d’interroger les faits, on verra que le droit d’émission est compté pour bien peu de chose dans les opérations que font les banques ; elles ont généralement plus d’encaisse métallique que de billets en circulation, et le nombre des billets par rapport aux dépôts est dans la proportion de 1 à 30 ou 40.

La faculté d’émission qu’on demande pour les banques locales, loin de leur être nécessaire, leur serait plutôt nuisible ; elle doublerait leur responsabilité. Se figure-t-on dans une ville de province, un jour de crise ou de panique, une banque d’émission obligée de rembourser à la fois ses billets et ses dépôts ? Il y en a fort peu qui résisteraient à cette double pression, et on se verrait forcé de prendre les plus grandes précautions, d’entourer le droit d’émission de telles restrictions, de telles garanties, comme cela se fait en Amérique, que, comme en Amérique aussi, les banques locales préféreraient renoncer au droit d’émission plutôt que de subir ces restrictions. On dit : — Mais les banques ne s’établissent pas, ne se multiplient pas comme elles font en Amérique et en Angleterre ; il faut bien qu’il y ait un obstacle quelque part dans l’organisation actuelle du crédit. L’obstacle, il n’est point dans l’organisation du crédit ; il est dans l’état des affaires, qui jusqu’à ce jour n’a pas été suffisant pour permettre l’établissement d’un plus grand nombre de banques. Attendez, l’œuvre que vous désirez s’accomplira tout naturellement par la force des choses, à mesure que les affaires se développeront. Déjà nous avons à Paris un certain nombre de banques de dépôts qui n’existaient pas il y a quelques années, et elles n’ont pas eu besoin du droit d’émission pour réaliser de beaux bénéfices. Il s’en est établi d’autres à Lyon, à Bordeaux ; il s’en projette ailleurs ; de proche en proche elles gagneront tous les centres commerciaux qui en auront besoin, comme les chemins de fer, qui, après avoir commencé par les grandes artères, finissent par pénétrer partout. Ce sera l’œuvre du temps, et il ne sera pas nécessaire pour cela de compromettre les avantages qui résultent de l’unité du billet au porteur.

On dit enfin, et cette objection est surtout présentée de l’autre côté du détroit par un recueil des plus accrédités, the Economist, on dit : Les banques locales d’émission ont l’avantage de faire sortir le numéraire de partout. Si Londres, ajoute-t-on, est le premier marché du monde pour le numéraire et le capital disponible, il le doit aux banques locales d’émission. Cette objection serait grave, si elle était fondée : il importe, en effet, d’augmenter la disponibilité du numéraire et de l’empêcher de s’immobiliser dans les caisses ou dans les tiroirs particuliers, mais on peut obtenir ce résultat sans recourir aux banques d’émission : les banques de dépôts suffisent, à moins qu’on ne prétende que les banques de dépôts ne peuvent pas s’établir sans le droit d’émission, ce qui rentre dans le système de M. de Lavergne, que je viens d’examiner. — Si on prétend au contraire que c’est le papier émis par les banques qui fera sortir le numéraire, il me semble qu’il sortira encore beaucoup mieux avec une banque unique ayant de nombreuses succursales. En définitive, qu’est-ce qui peut rendre le numéraire disponible ? C’est, en dehors du système des viremens, la facilité plus ou moins grande qu’on a de le remplacer par des billets au porteur. Or, s’il est démontré qu’avec des banques locales, lorsqu’on tient à les avoir dans des conditions de sécurité parfaite, la circulation fiduciaire diminue plutôt qu’elle ne s’étend, je ne vois pas comment, avec moins de billets, on aurait plus de numéraire disponible, et si ces banques pouvaient attirer le numéraire autour d’elles, elles n’auraient pas, pour se le transmettre les unes aux autres, à moins d’une solidarité absolue, les mêmes moyens qu’a une banque unique vis-à-vis de ses succursales. On pourrait voir, comme avant 1848 sous le régime des banques départementales, l’abondance dans un endroit et la rareté dans un autre. Il est vrai que cette solidarité absolue qui n’existe pas entre les banques locales de l’Angleterre, on la demande en France comme une innovation heureuse. Que devient alors le principe de liberté et de concurrence ? Et en quoi ce système de banques locales avec solidarité diffère-t-il d’une banque unique avec des succursales ? Il n’en différe évidemment que par un mot, il fera moins bien ce que la banque unique fait beaucoup mieux. Allez demander à la ville de Lille, qui a toujours besoin de numéraire, si elle en trouve moins facilement aujourd’hui avec une succursale de la Banque de France qu’elle n’en trouvait jadis lorsqu’elle avait une banque indépendante. Qu’on interroge d’un autre côté la ville de Toulouse et qu’on lui demande si, lorsqu’elle a trop de numéraire, ce qui lui arrive souvent, elle n’a pas pour l’écouler plus de facilité qu’autrefois.

Certes j’aime beaucoup la liberté, je reconnais ce qu’elle a de fécond dans beaucoup de choses, mais enfin il ne faut pas y être attaché comme à un fétiche et ne pas la discuter dans les diverses applications qu’elle peut recevoir. Or, s’il est démontré qu’avec le monopole par exemple on assure mieux la circulation fiduciaire, qu’on l’étend davantage, et qu’on a mieux qu’avec la liberté la disponibilité du numéraire que possède le pays pour le répandre là, où il est nécessaire, je ne vois pas pourquoi on ne se prononcerait pas pour le monopole. D’ailleurs c’est ici une question tout à fait en dehors du domaine de la liberté. On aura beau faire toutes les distinctions possibles entre le billet au porteur et la monnaie, il n’en est pas moins vrai que pour le public qui reçoit ce billet c’est de la monnaie. Or de même que l’état a le monopole de la fabrication de la monnaie métallique, et que personne ne le lui conteste, il doit avoir aussi celui de la fabrication de la monnaie fiduciaire. Il y a ici un intérêt de premier ordre qui domine tous les autres. Seulement le gouvernement, au lieu d’exercer lui-même ce monopole, le délègue, et il a raison, car il l’exercerait moins bien et pourrait en abuser ; mais il le délègue sous son contrôle et en quelque sorte sous sa responsabilité, et c’est là, entre autres choses, ce qui fait la force des compagnies qui en sont investies. Du reste, c’est une question qui est jugée par l’expérience. Dans presque tous les états, en Russie, en Prusse, en Autriche, en Hollande, en Belgique, et dans le nouveau royaume d’Italie, sans parler de la France et de l’Angleterre, le droit d’émission est l’objet d’un monopole.

II. — DES ETABLISSEMENS QUI EMETTENT LA MONNAIE FIDUCIAIRE.

Dans ce paragraphe, l’enquête demande principalement si la Banque de France satisfait à toutes les conditions à exiger d’une banque d’émission, sinon, quelles seraient les modifications à apporter dans son organisation ; si cette organisation est meilleure ou moins bonne que celle des banques qui sont établies dans d’autres pays, à Hambourg, en Hollande, aux États-Unis, en Angleterre ; s’il faut s’en tenir à la nécessité des trois signatures pour être admis à l’escompte de la Banque de France. Les autres points relatifs à la séparation du département de l’émission de celui de l’escompte, à l’utilité qu’il y aurait à ce que le billet de banque eût comme en Angleterre un cours légal, et aussi à la proportion qu’il faut garder entre la circulation fiduciaire et les garanties sur lesquelles elle repose, — ces autres points ne nous occuperont pas beaucoup après ce que nous avons déjà dit ailleurs.

La séparation du département de l’émission de celui de l’escompte a pour point de départ l’idée qui a présidé à l’acte de 1844 en Angleterre, et comme cet acte ne nous paraît pas devoir être imité en France, nous ne voyons pas d’avantage à séparer l’émission de l’escompte et à créer deux départemens dans la même banque. Nous aimons mieux laisser la Banque libre d’agir comme elle l’entend, pourvoir elle-même à ses exigibilités, à la condition de ne jamais suspendre ses opérations. Nous ne voyons pas d’utilité non plus à introduire en France le cours légal tel qu’il existe en Angleterre, c’est-à-dire l’obligation pour tous de recevoir le billet au porteur tant que la banque qui l’a émis est en état de le rembourser. Personne aujourd’hui ne refuse un billet de la Banque de France ; si on le refuse, c’est parce qu’on est éloigné d’une succursale, qu’il y a quelque difficulté à se le faire rembourser. Dans ce cas-là, il serait fâcheux de l’imposer, car on mécontenterait les populations et on n’empêcherait pas les billets de venir au remboursement le jour où le change serait contraire et l’argent très recherché : ils y viendraient même d’autant plus qu’ils auraient été imposés. D’ailleurs, avec l’extension prochaine des succursales de la Banque de France, cette question devient sans intérêt, personne ne refusera plus un billet de cette banque lorsqu’on pourra en avoir le remboursement partout. Quant à la proportion à garder entre la circulation fiduciaire et les garanties sur lesquelles elle repose, j’estime d’abord que la seule garantie dont il faille se préoccuper, c’est celle de l’encaisse métallique, et cet encaisse, que doit-il être par rapport à la circulation fiduciaire ? Doit-il être du quart, du tiers, ou de la moitié ? C’est un point qui ne peut pas être fixé par une loi et qui dépend des circonstances. À tel moment, un encaisse du quart suffira, nous l’avons vu avec la Banque de France, qui a eu quelquefois 200 millions d’espèces seulement contre 800 millions de billets. À tel autre moment, en temps de révolution, un encaisse de moitié ne suffirait pas. La révolution de février nous en a fourni la preuve. Ce qu’il y a de mieux à faire, c’est ici encore de laisser la Banque libre d’agir selon les circonstances et sous sa responsabilité ; son intérêt est d’être toujours en mesure de rembourser ses billets, et sous ce rapport il est lié à l’intérêt général : c’est la meilleure garantie.

J’aborde tout de suite les autres questions plus importantes, et notamment celle de savoir si la Banque de France, avec son organisation actuelle, satisfait bien à toutes les conditions à exiger d’une banque d’émission. Si on entre dans les détails de l’organisation intérieure de la Banque de France, il est probable qu’on trouvera des reproches à lui adresser. J’entends dire qu’elle est trop formaliste, qu’elle n’a pas dans ses procédés vis-à-vis du public cette rondeur de formes, cet empressement que l’on est habitué à rencontrer aujourd’hui partout ; cela est possible. Il y a aussi un autre grief qu’on a contre la Banque de France, et qui, sans être bien fondé en réalité, n’en excite pas moins les susceptibilités de l’opinion publique : c’est de voir, lorsqu’elle élève le taux de son escompte, qu’elle trouve une source exceptionnelle de bénéfices là où le commerce éprouve un préjudice. Je sais bien que la Banque de France n’est jamais guidée par des considérations d’intérêt personnel lorsqu’elle recourt aux mesures restrictives, — mille raisons le démontrent ; — mais il n’en est pas moins sûr qu’elle ne souffre pas au même degré que le commerce de l’élévation du taux de l’escompte. Cela suffit, je le répète, pour exciter contre elle les susceptibilités de l’opinion, et elle ne les désarmera qu’en trouvant une combinaison, facile du reste, qui mette sous ce rapport son intérêt d’accord avec celui du public. Elle pourrait encore se montrer un peu plus libérale en délivrant gratuitement, ou à peu près, des mandats d’une succursale sur l’autre ou sur l’établissement principal, alors qu’elle trouve souvent avantage elle-même à ce qu’on lui verse dans une succursale l’argent qu’elle aurait à y envoyer, et réciproquement. Elle pourrait enfin se presser davantage d’augmenter le nombre de ses succursales. Il importe peu qu’elles ne soient pas toutes également productives : ce qui importe, c’est que la Banque de France fasse jouir tout le pays des avantages de son crédit, le monopole dont elle est investie n’a pas d’autre raison d’être ; mais tout cela, ce sont des améliorations de détail qui ne touchent en rien les principes essentiels sur lesquels repose et doit reposer la Banque de France.

L’état a sur la Banque de France un droit de surveillance et de contrôle ; que n’en use-t-il pour obtenir ces améliorations, ou plutôt que n’en a-t-il usé lorsqu’il a renouvelé, il y a quelques années, le privilège de la Banque ? Le tort de l’état en 1857 a été de renouveler ce privilège à des conditions autres que celles qu’il aurait dû imposer. Il a un peu agi comme un fils de famille qui a besoin d’argent, et qui sacrifie l’avenir au présent. Pour 100 millions que la Banque lui a prêtés à un taux différent de celui qui existait alors sur le marché, à 75 francs, lorsque le cours de la rente n’était guère qu’à 70, il s’est interdit de lui rien demander de plus, il lui a renouvelé son privilège pour quarante ans, de sorte que pendant quarante ans, quelles que soient les améliorations que révèle l’expérience, l’état est lié par son traité, il ne peut les obtenir que d’un commun accord, du bon vouloir de la Banque. Les choses ne se passent pas ainsi en Angleterre : dans ce pays, le gouvernement a toujours la main sur le monopole de la Banque ; il peut, si cela lui convient, et moyennant un avis donné un an d’avance, l’arrêter ou le modifier. Il va sans dire qu’il n’use pas de ce droit, mais il peut s’en servir au moins pour obtenir toutes les améliorations qui lui paraissent désirables. Nous ne voudrions pourtant pas qu’il en fût tout à fait de même chez nous, et que le monopole de la Banque de France fût ainsi constamment à la disposition du gouvernement : celui-ci aurait trop à faire à certains momens pour le défendre contre des exigences plus ou moins irréfléchies, notre principal établissement de crédit a besoin de plus de stabilité ; mais il eût été aisé de trouver un terme moyen entre les deux extrêmes et de ne prolonger ce privilège par exemple que pour quinze ou vingt ans. D’ailleurs, puisque l’état se montrait si libéral pour la durée du monopole, il aurait dû l’être un peu moins pour les conditions : il aurait pu par exemple exiger une redevance annuelle pour le droit d’émission. Cette redevance existe en Angleterre, et elle rapporte à l’état 180,000 livres sterling. Dans d’autres pays, où elle n’existe pas, l’état partage avec la banque au-delà d’un certain chiffre de bénéfices. Pourquoi chez nous n’a-t-on rien exigé pour ce droit d’émission qui, en définitive, rapporte des bénéfices considérables ? L’état aurait bien pu encore, comme en Angleterre, se servir de la Banque de France et de ses succursales pour centraliser les recettes du trésor. Aujourd’hui, avec la rapidité des communications et la facilité qu’on a de percevoir et de transmettre l’argent, la fonction des receveurs-généraux, fort onéreuse pour l’état, n’a plus de raison d’être, et on pourrait parfaitement en faire l’économie[4] ; mais,

si l’état s’est ôté le droit de rien imposer à la Banque de France pendant quarante ans, il peut user de son influence pour demander ce qu’il juge utile, et on aime à croire qu’il l’obtiendra de la sagesse et de la prévoyance des directeurs. Ils comprendront parfaitement que tout monopole a des charges, et qu’une de ces charges, c’est de satisfaire les exigences du public et de l’état dans ce qu’elles ont de légitime. Ils le comprendront d’autant mieux qu’en donnant satisfaction aux demandes légitimes ils auront plus de force pour résister aux chimères que l’on met en avant aux époques de crise, comme de donner l’argent à bon marché lorsqu’il est cher, d’étendre indéfiniment la circulation fiduciaire sans se préoccuper de l’encaisse, et de faire un triage des bordereaux qui sont présentés. Ces choses-là sont impossibles, et on compromet les bonnes réformes en en demandant d’aussi mauvaises.

Maintenant la Banque de France, telle qu’elle existe chez nous, vaut-elle mieux ou moins que les banques de Hambourg, de Hollande, d’Angleterre et des États-Unis ? Il est évident que, si l’on considère comme utile d’avoir une circulation fiduciaire assez étendue et très solide, notre système de banque vaut mieux que tous les autres : il vaut mieux que celui de Hambourg, où il n’y a pas de circulation fiduciaire, mieux que celui de la Hollande, où il y en a une très limitée ; il vaut mieux encore que celui de l’Angleterre, où, en vertu de l’acte de 1844, la circulation fiduciaire est soumise à une limitation tout à fait arbitraire, que ne justifient ni l’état de l’encaisse ni les dispositions du public. Chez nous, il n’y a pas de limites à la circulation fiduciaire, et la preuve que cela n’est pas indispensable, c’est que la Banque de France a déjà plus de soixante ans d’existence, qu’elle a traversé bien des crises, plusieurs révolutions, et qu’excepté un moment en 1848, où il y a eu plus de panique que de cause réelle de discrédit, la Banque a toujours fait honneur à ses engagemens et n’a jamais cessé ses opérations. Quant au système de banque des États-Unis, j’avoue que je préfère encore le nôtre. Aux États-Unis, dans le système qu’on appelle le free-banking, on ne peut émettre de billets au porteur que contre dépôt de certaines valeurs déterminées, et de plus les porteurs de ces billets sont privilégiés sur tous les autres créanciers de la Banque, même sur les déposans. Ce système présente deux inconvéniens : le premier, d’immobiliser les capitaux de la Banque d’émission d’une façon qui peut être contraire à ses intérêts, puisque, pour la garantie des billets, elle ne peut acheter que certaines valeurs ; le second, d’établir une préférence qui n’est nullement fondée en faveur des porteurs de billets au préjudice des autres créanciers et surtout des déposans, bien que les dépôts soient le principal aliment des capitaux dont dispose une banque et la principale source de ses bénéfices. Aussi, sous l’influence de ce système, la circulation fiduciaire s’est-elle peu étendue : elle n’est guère que de 5 à 6 millions de dollars à New-York ; par conséquent, ce n’est pas là un système à imiter. Il n’a de libéral que le nom, et je ne sache pas qu’il y ait quelqu’un qui voudrait l’imposer en France.

La question des trois signatures pour être admis à l’escompte auprès de la Banque de France est beaucoup plus discutée. On se plaint à juste titre de la rançon que paie le commerce pour obtenir la troisième signature. Cette rançon, prélevée sous forme de commission, dépasse souvent l’intérêt lui-même ; elle varie de 1/4 à 1/2 pour 100, et si la durée des billets est en moyenne de quarante jours, elle constitue une charge additionnelle de 2 1/2 à 5 pour 100 en dehors de l’intérêt. Le commerce gagnerait certainement beaucoup à en être affranchi, et il se plaindrait moins de l’élévation du taux de l’escompte, s’il n’avait pas à y joindre ce qui est pris par la commission ; mais comment faire ? La Banque de France ne peut pas se départir des règles de prudence et de sécurité qui font la force de son crédit ; elle ne peut pas non plus, comme certains banquiers, restreindre arbitrairement ses opérations, n’admettre à l’escompte que les gens qui lui conviennent et dont elle connaît parfaitement la situation. Elle doit être plus libérale, et pour cela il lui faut une garantie qui n’est pas nécessaire au banquier qui n’agit que dans le cercle de ses connaissances. La Banque de France, précisément parce qu’elle est la banque de toute la France, ne peut pas connaître tous ses cliens. On lui demande d’être très démocratique, et elle l’est en effet, puisqu’elle prend les plus petites coupures, des coupures de 20 fr., de 10 fr. même, celle des artisans les plus modestes ; mais cette libéralité démocratique, elle ne peut l’exercer qu’à la condition de la rendre compatible avec la sécurité dont elle a besoin. C’est pour cela qu’elle exige la troisième signature.

Un économiste fort distingué, M. Coquelin, a écrit dans son excellent livre sur les institutions de crédit, à propos de cette troisième signature, qu’elle était le renversement de tous les rôles, en ce que ce sont des particuliers qui assurent une compagnie, et non des compagnies qui assurent les particuliers. Cet argument peut surprendre les esprits, mais il n’est pas fondé. La Banque de France n’a pas été organisée pour défendre le commerce contre les risques qu’il peut courir, mais pour lui prêter une certaine assistance à l’aide de son crédit, et la première chose pour que l’assistance ait lieu, c’est que le crédit reste intact. Le jour où la Banque se départirait des règles de prudence qu’elle s’est imposées dans l’intérêt de tous et où elle prendrait des billets à deux signatures qu’il lui serait impossible de contrôler, ce jour-là elle compromettrait son crédit, et, pour avoir été trop libérale à un moment donné, elle n’aurait plus de ressources dans les temps difficiles. Il ne faut pas oublier que la Banque est chez nous la clé de voûte du crédit ; c’est à elle qu’on s’adresse en dernier ressort lorsque toutes les caisses sont fermées, et si dans ces momens critiques la Banque peut tenir les siennes constamment ouvertes, c’est parce qu’elle s’est fait assurer par la troisième signature. Oui, ce sont des particuliers qui assurent une compagnie, mais ils l’assurent dans leur propre intérêt, car sans cette assurance ils ne trouveraient point de crédit le jour où ils en auraient le plus besoin. Cette question des trois signatures a été discutée en Angleterre dans toutes les enquêtes, et toujours elle a triomphé, toujours il a été reconnu que c’était une règle de prudence dont une banque générale comme la Banque d’Angleterre et la Banque de France ne pouvait pas se départir. Il n’y a qu’un remède à cette situation, c’est qu’il s’établisse beaucoup de maisons de banque, que les capitaux disponibles y affluent sous forme de dépôt, et alors par la force des choses et par la concurrence le prix de la commission diminuera.


III. — DU FONCTIONNEMENT DE LA BANQUE.

Le paragraphe de l’enquête relatif au fonctionnement de la Banque contient douze questions, dont les principales peuvent se résumer ainsi. — Quel est le rôle du capital social de la Banque de France ; s’il convient mieux que ce capital soit immobilisé en rentes, ou reste disponible ; quel moyen a la Banque pour défendre son encaisse, lorsqu’il est menacé ; si le meilleur est l’élévation du taux de l’escompte ; s’il ne serait pas possible de prévenir cette élévation, ou tout au moins de l’empêcher de trop varier, et si enfin il ne conviendrait pas d’imposer une limite maximum à cette variation ? Les autres questions concernent ou des points auxquels il a déjà été répondu, ou ne soulèvent que des questions accessoires sur lesquelles il me paraît inutile de porter la discussion. J’arrive aux questions essentielles. Quel est le rôle du capital de la Banque de France ?

En général, le capital de toutes les banques ne doit être qu’un capital de garantie. Si c’était avec leur capital seulement que les banques fissent des affaires, le chiffre en serait fort limité, beaucoup trop limité pour les services qu’elles sont appelées à rendre. Le propre d’une banque, a dit Ricardo, c’est de se servir des capitaux d’autrui. Elle a en effet une marge beaucoup plus ample pour ses opérations, et de plus, en se servant de capitaux qui ne lui coûtent rien ou lui coûtent peu de chose, elle peut les donner à bien meilleur compte que si elle se servait de son propre capital. Qu’est-ce en effet que le capital d’une banque à côté des opérations qu’elle est appelée à faire ? Voilà par exemple la Banque de France qui a un capital social de moins de 200 millions, et qui ouvre des crédits s’élevant à près d’un milliard, pouvant même s’élever plus haut, si la confiance du public le lui permet ! Le capital social, en supposant qu’il fût employé, ne serait qu’un appoint, et si par cet emploi il diminuait la confiance du public, s’il empêchait l’extension de la circulation fiduciaire et celle des dépôts, il enlèverait à la Banque plus de ressources qu’il ne lui en ajouterait. Les dépôts, voilà le véritable fonds qui doit servir aux opérations d’une banque, d’abord parce qu’il est susceptible de se développer indéfiniment, selon l’extension des affaires, et ensuite parce que, devant être presque toujours disponible, il ne doit être employé que dans les opérations d’une banque dont le caractère propre est de ne faire que des opérations à brève échéance et de ne jamais immobiliser ses capitaux. En présence de cette élasticité que peuvent prendre les opérations d’une banque au moyen des dépôts, ce qu’on a de mieux à faire du capital social, de celui des banques d’émission comme de celui des autres banques, c’est de l’employer à servir de garantie, de le placer en rentes ou en toute autre valeur publique. C’est ce qu’a fait la Banque de France, la Banque d’Angleterre, ce que font en général toutes les banques d’émission, et non-seulement les banques d’émission, mais toutes celles qui ont assez de crédit pour attirer les capitaux d’autrui. Qu’on interroge le portefeuille de toutes les banques particulières, celui des Joint-stock banks de Londres, de nos sociétés de crédit en France, on verra qu’elles ont généralement dans leur portefeuille une somme de valeurs publiques au moins égale à leur capital, et qui n’est là que comme garantie.

On dit : — Mais cette garantie n’existerait pas moins, si le capital était employé dans les opérations de la banque, s’il était représenté dans le portefeuille par des valeurs commerciales. — On ajoute même que, ces valeurs de portefeuille étant moins susceptibles de varier que les valeurs de bourse, la garantie serait encore meilleure et plus sûre. Je veux l’admettre, bien qu’il ne me soit pas démontré que le jour où la Banque de France aurait tout son capital employé dans ses opérations, et où le public ne verrait plus rien derrière le portefeuille, il aurait la même confiance en elle, et laisserait l’encaisse métallique descendre au quart de la circulation fiduciaire et au cinquième de toutes les exigibilités, en y comprenant les dépôts, comme nous l’avons vu l’année dernière. Je l’admets pourtant, et je demande alors à quoi bon ? Quel résultat se propose-t-on d’atteindre avec les 150 millions du capital de la Banque ? Veut-on les avoir en plus pour les opérations que fait cette banque, que le portefeuille puisse monter à 750 millions au lieu de 600 ? Soit ; mais on n’y gagnera pas d’avoir l’escompte à meilleur marché, car si, avec 150 millions de ressources supplémentaires, la Banque de France s’avisait de donner l’escompte au-dessous du cours, de ce cours qui est déterminé en dehors d’elle sur le marché par les rapports de l’offre et de la demande, et dont elle n’est et ne doit être, à proprement parler, que le thermomètre, les 150 millions lui seraient enlevés en très peu de temps, et il n’y aurait rien de changé à la situation, sinon qu’elle serait plus tendue. Qu’est-ce que 150 millions de plus à côté des besoins qui peuvent se manifester dans les momens où l’argent est cher ? C’est une goutte d’eau dans un fleuve. Une chose qui trompe le public lorsqu’il considère le bilan de la Banque de France aux momens où l’argent est à bon marché et à ceux où il est cher, c’est qu’il ne voit souvent entre les deux qu’une différence en moins de 200 millions dans l’encaisse. Il se demande alors comment, par une si mince différence, à côté des affaires considérables qui ont lieu, le prix de l’argent peut doubler, monter de 4 à 8 pour 100 par exemple, et il se dit que si l’on procurait à la Banque les 200 millions qui lui manquent, soit en augmentant son capital, soit en rendant celui qu’elle possède disponible, soit par tout autre moyen, et si on les lui donnait surtout en or, comme on s’imagine qu’on pourrait le faire, le mal serait conjuré, et qu’il n’y aurait plus de crise.

L’erreur en pareil cas est de prendre le symptôme du mal pour le mal lui-même. S’il y a 200 millions de moins dans l’encaisse de la Banque de France à certains momens, cela ne veut pas dire qu’il n’y a que ce déficit dans le capital disponible, et que, si on avait 200 millions de plus, les ressources seraient au pair avec les besoins. Ces 200 millions ne sont qu’une fraction minime du fonds de roulement de la société, de celui qui sert à toutes les opérations, et dont l’abondance ou la rareté, par rapport aux besoins, détermine le prix. Supposons que ce fonds de roulement soit de 50 milliards, et il n’est pas moindre si on en juge par le mouvement des affaires commerciales qu’il alimente : qu’est-ce que 200 millions à côté de ce chiffre ? Il est puéril de penser qu’avec un tel supplément de ressources on pourrait agir sur le taux et l’intérêt et modifier sensiblement la situation. Les 200 millions tomberaient du ciel qu’ils n’auraient, pour ainsi dire, pas d’effet, et malheureusement ils n’en tomberaient pas ; ils seraient pris ailleurs, détournés d’emplois où ils ont une place certainement plus utile. La cause de la crise ne tient pas à 200 millions de plus ou de moins dans la caisse de la Banque ; elle tient à ce qu’on a dépassé les ressources du capital disponible, que par suite ce capital est devenu cher, et la cherté de l’argent n’est que la manifestation, que le symptôme de la cherté du capital.

Maintenant qu’est-ce que peuvent représenter en capital les 200 millions de moins en numéraire ? Ils doivent représenter une part proportionnelle à ce qu’est le stock métallique tout entier vis-à-vis du fonds de roulement de la société, puisque ce fonds ne circule qu’au moyen du numéraire. Si le fonds de roulement est de 50 milliards et que le stock métallique soit de 5 milliards, une différence en moins de 200 millions en numéraire en représente une de 2 milliards en capital, elle en représente une beaucoup plus forte, car cette différence de 200 millions en numéraire, elle se manifeste dans les caisses de la Banque de France, c’est-à-dire là où le numéraire a son rôle le plus actif et le plus parfait. Or si en Angleterre on liquide des sommes considérables au moyen de viremens, et sans employer même de monnaie métallique, nous admettrons bien que, chez nous, 200 millions de moins en numéraire à la Banque représentent certainement un capital circulant de 5 à 6 milliards. C’est à peu près le déficit que nous avons constaté dans la première partie de ces études, en comparant le capital disponible avec les emplois qui en ont été faits depuis dix ans. On s’explique parfaitement qu’un pareil déficit agisse sur les rapports de l’offre et de la demande, qu’il détermine des besoins pressans et fasse renchérir le capital ; mais on ne s’expliquerait pas qu’avec 200 millions de numéraire de plus on pût changer cette situation. On s’en servirait tout simplement, en supposant qu’ils tombassent du ciel, pour se procurer une très faible partie des choses qui manquent, et le déficit, au lieu d’être de 5 milliards, ne serait plus que de 4 milliards 600 millions. Je le répète, on voit par ces chiffres combien est puérile l’argumentation de ceux qui s’attachent à ces 200 millions de numéraire comme au seul moyen de nous tirer d’embarras dans les momens de crise.

Il est complètement insignifiant, pour les facilités à donner au crédit, que le capital de la Banque de France soit employé ou non en valeurs publiques. En temps ordinaire, la Banque a tous les capitaux dont elle a besoin ; elle en a même plus qu’il ne lui en faut, témoin ce qui a eu lieu dans la plus grande partie de cette année. Et en temps de crise 150 ou 200 millions de plus ne seraient, je le répète, qu’une goutte d’eau dans un fleuve, et ne retarderaient pas, ne devraient pas retarder au moins le recours aux mesures restrictives. Laissons donc les choses comme elles sont. Le capital de la Banque, placé en rentes, sert le crédit public ; il met en dehors de la circulation une somme de rentes considérable ; c’est un service qui a bien son prix, et qui l’a d’autant plus qu’il ne préjudicie à aucun autre intérêt.

Maintenant l’enquête demande « si l’élévation du taux de l’escompte est le seul moyen pour la Banque de maintenir ou de reconstituer son encaisse. » — Je n’en connais pas d’autres. Quand l’encaisse diminue, c’est ou parce que nous avons le change contre nous, que nous ne pouvons payer au dehors avec nos produits, ou parce que l’activité intérieure est telle qu’elle absorbe dans la circulation une quantité de métaux précieux plus grande qu’à l’ordinaire, ou encore parce qu’il y a une panique comme en 1848 et que tous les moyens de crédit sont suspendus ; mais c’est là un cas tout exceptionnel, qui dure peu généralement et qui n’a rien à faire avec les lois économiques. Si l’encaisse diminue parce que nous avons le change contre nous et que nous ne pouvons plus payer au dehors avec nos produits, soit parce que ces produits sont devenus trop chers par le l’enchérissement du capital ou de la main-d’œuvre, soit par toute autre raison, parce que nous avons à répondre à des engagemens pris vis-à-vis d’entreprises ou d’emprunts étrangers, engagemens qui dépassent ce que peut acquitter régulièrement l’échange de nos produits, — dans ce cas, quoi qu’on en dise, il faut absolument empêcher la trop grande sortie du numéraire ; la cherté qu’il acquiert prouve qu’on en a besoin, et on ne l’empêchera qu’en laissant à la cherté son libre cours. Il en est de même, si la diminution du numéraire a lieu pour cause de plus de besoins à l’intérieur, comme ceux qui se produisent, par exemple, lorsque les salaires s’élèvent ou que les denrées agricoles sont plus chères, qu’il y a plus d’argent à répandre dans la campagne. Dans ce cas-là encore, il faut augmenter le stock métallique et en faire venir du dehors. L’argent se gouverne par les mêmes lois que toutes les autres marchandises, il va où on le paie le plus cher. Si dans ces momens la Banque de France n’élevait pas le taux de son escompte, non-seulement elle ne verrait pas le numéraire revenir, mais elle serait bien vite dépouillée de tout ce qui lui en reste. Elle agirait comme un négociant qui offrirait ses marchandises au-dessous du cours ; il serait bien vite obligé de fermer boutique, et il n’aurait rien changé à la situation. Comme il ne faut pas que la Banque de France puisse fermer boutique, autrement dit qu’elle suspende ses opérations, ce qui serait une calamité publique, elle n’a qu’un moyen de conserver ses ressources, c’est de les faire payer assez cher pour en diminuer la demande.

Mais, dira-t-on, si on est obligé d’exporter du numéraire pour acheter des céréales ou toute autre denrée de première nécessité, il faudra bien qu’on continue à se procurer ces denrées, car on ne peut s’en passer, et l’élévation du taux de l’escompte n’aura pour résultat que de les faire payer un peu plus cher. Il est vrai, il faudra toujours se procurer ces denrées ; mais, si on élève suffisamment le taux de l’escompte, on pourra se les procurer en exportant moins d’argent. Les négocians qui auront des crédits au dehors, au lieu de se faire adresser des retours en marchandises, se les feront adresser en numéraire, s’ils y trouvent plus de profit. — De même pour les étrangers. — Aujourd’hui, avec la facilité des communications et la solidarité qui existe entre tous les marchés, le capital, autrement dit le numéraire, au moins celui qui est dans la main des banquiers, est un peu cosmopolite, il se porte là où on le paie le plus cher, et s’il est plus cher chez nous qu’ailleurs, on nous l’enverra tant que nous en aurons besoin ; ce qui faisait dire à lord Overstone et à d’autres financiers éminens, dans l’enquête de 1857, qu’avec 200 millions d’exportation au plus de numéraire on pouvait faire venir pour un milliard de céréales ou de coton, à la condition d’élever suffisamment le taux de l’escompte. L’élévation du taux de l’escompte est fâcheuse, je le reconnais : elle amène des baisses sur tous les produits, elle provoque des liquidations ; mais à qui la faute ? Lorsqu’on est engagé au-delà de ses ressources, qu’il n’y a plus de capitaux pour soutenir toutes les entreprises, le mieux, c’est de sortir de cette situation au plus vite et de ramener l’équilibre entre les ressources et les besoins. La baisse sur les produits qui résulte de l’élévation du taux de l’escompte nous rouvre les marchés étrangers, nous y écoulons nos marchandises contre la chose dont nous avons le plus besoin, c’est-à-dire l’argent, et le change se rétablit à notre profit.

On s’étonne quelquefois de voir, à trois ou quatre mois de date, l’abondance du numéraire succéder à la disette dans les caisses de la Banque et l’escompte diminuer de moitié, de 7 à 3 1/2 pour 100 : c’est un fait qui s’est produit cette année même. L’encaisse, qui, au mois de novembre 1864, était descendu à 182 millions, était remonté à plus de 500 millions il y a quelques mois, et l’escompte, à 7 pour 100 à la fin de l’année dernière, a été à 8 pour 100 pendant la plus grande partie de l’année actuelle. On est tout près de croire alors que la tension qu’on avait subie était artificielle, puisqu’il a fallu si peu de temps pour ramener les choses à leur état normal. Cela prouve tout simplement que le moyen employé a eu l’efficacité qu’on attendait, que l’élévation du taux de l’escompte a amené la liquidation qui était nécessaire, et, à l’aide de cette liquidation, beaucoup de capitaux mal engagés sont redevenus disponibles. D’ailleurs, il ne faut pas se faire d’illusion, cette élévation du taux de l’escompte, si préjudiciable pour les affaires mal engagées, puisqu’elle a pour résultat de les obliger à une liquidation, n’a pas une importance extrême pour le commerce sérieux, pour les affaires qui répondent à des besoins réels. Il s’agit presque toujours d’une mesure temporaire. Supposons, par exemple, que, pour un billet de commerce de 1,000 francs à l’échéance ordinaire de quatre-vingt-dix jours on applique le taux de l’escompte à 7 pour 100 au lieu de 4 pour 100 : la prime à payer sera de 17 fr. 50 c. au lieu de 10 fr. C’est beaucoup assurément, mais est-ce assez pour empêcher une affaire sérieuse de s’engager ? Est-ce assez pour empêcher des acquisitions de céréales ou de coton, et de toute denrée qui répond à des besoins de première nécessité ? Évidemment non, et quand nous parlons d’une échéance de quatre-vingt-dix jours, il s’agit là de l’échéance commerciale la plus longue. Les billets qui se présentent à l’escompte à la Banque de France n’ont pas tant de délai à courir ; ils n’ont guère, en moyenne, que quarante-cinq jours : par conséquent la différence à payer sera de 8 fr. 75 c. au lieu de 5 francs. Aussi n’est-ce pas le commerce sérieux qui se plaint. Ceux qui se plaignent, ce sont les spéculateurs pour lesquels toute aggravation du taux de l’escompte est un échec porté à leurs spéculations. Quand quelques commerçans unissent leurs voix à ces plaintes, comme cela s’est fait à la fin de l’année dernière, c’est qu’ils y sont poussés par les suggestions de ces mêmes spéculateurs et qu’on les trompe sur leur véritable intérêt. Leur intérêt, ce n’est point de payer un peu moins cher à certains momens l’argent dont ils ont besoin, mais d’en trouver toujours, et de ne pas le voir détourner au profit de spéculations douteuses, d’entreprises étrangères ; or le seul moyen à employer pour cela, c’est l’élévation du taux de l’escompte.

L’enquête demande « quel est le moyen qui présente le moins d’inconvéniens pour le commerce, de l’élévation du taux de l’escompte, du refus d’un certain nombre de bordereaux, ou de la gradation du taux de l’intérêt selon les échéances ? » Je n’hésite pas, quant à moi, à me prononcer pour l’élévation du taux de l’escompte. Le refus d’un certain nombre de bordereaux est toujours un acte arbitraire, qui peut ne pas agir dans le sens qu’on voudrait ; on peut se tromper sur l’origine et la destination des valeurs qui sont présentées à l’escompte. Puis le refus agit d’une façon beaucoup plus dure, beaucoup plus brutale sur ceux qu’il atteint que l’élévation du taux de l’escompte ; il ruine le crédit du jour au lendemain, tandis qu’avec l’élévation du taux de l’escompte on a le temps de se liquider, et on peut éviter un désastre. Enfin, et c’est la plus grave considération, le refus de bordereaux ne corrige pas le change aussi efficacement que l’élévation du taux de l’escompte ; il peut bien, s’il est habilement pratiqué, empêcher l’exportation de quelques métaux précieux, et encore n’est-ce pas une œuvre facile que de déjouer toutes les combinaisons de la spéculation lorsque son intérêt est en jeu ; mais il ne s’agit pas seulement d’empêcher les métaux précieux de s’en aller, il faut encore en faire venir, et à cet effet rien ne vaut l’élévation du taux de l’escompte. D’ailleurs rien n’empêche de joindre le refus des bordereaux à l’élévation du taux de l’escompte ; les deux moyens, employés ensemble, auront même plus d’efficacité : ils remédieront plus vite à l’embarras de la situation. Quant à la gradation du taux de l’intérêt selon l’échéance, c’est aussi une bonne mesure qui se pratique d’ailleurs généralement et qui ne peut avoir que d’excellens effets. Celui qui présente à l’escompte un billet à longue échéance fait courir plus de risque au capital qu’il emploie que celui dont l’effet est à bref délai, et il engage ce capital pour un temps plus long ; il est donc juste qu’il paie un peu plus cher.

Reste maintenant à examiner s’il est possible de prévenir les variations du taux de l’escompte ou de les renfermer dans de certaines limites. Vouloir prévenir d’une façon absolue les variations du taux de l’escompte, c’est caresser une chimère ; on ne peut pas plus empêcher les variations du prix de l’argent que celles du prix de toute autre marchandise. Ce prix dépend toujours du rapport de l’offre à la demande, et, comme on ne peut pas répondre qu’à certains momens l’argent ne sera pas plus demandé qu’offert ou plus offert que demandé, on ne peut pas répondre davantage qu’il ne variera point de prix. Nous voyons à chaque instant autour de nous varier le prix des marchandises les plus importantes. Tantôt c’est celui des céréales parce que la récolte a manqué, tantôt celui de la soie, tantôt celui du coton, et nous ne nous en étonnons pas, bien que nous ayons aujourd’hui pour conjurer ces variations des moyens que nous n’avions pas autrefois, la liberté commerciale par exemple et la facilité des transports. Malgré cela, nous n’évitons pas les variations de prix, parce qu’elles sont dans la force des choses et qu’il y a toujours des momens où, pour une raison ou pour une autre, l’offre n’est pas en rapport avec la demande, à fortiori pour l’argent. Avec la solidarité qui existe aujourd’hui entre les principaux marchés, quand l’argent est cher quelque part, il est cher à peu près partout, et de plus, malgré sa mobilité apparente, l’argent est peut-être la marchandise qui se déplace le moins aisément, surtout celui qui n’est pas dans la main des banquiers et qui reste dans celle des particuliers. Celui-là aime à connaître les gens auxquels il se prête, les affaires dans lesquelles il s’engage, et il préférera toujours rester dans son propre pays avec un intérêt moindre que d’aller au dehors pour un intérêt plus élevé. C’est ce qui explique comment, en temps normal, l’intérêt peut être à 3 et 4 pour 100 en Angleterre, à 2 1/2 pour 100 en Hollande, à 6 et 7 pour 100 en Italie, à 10 en Espagne et 12 pour 100 en Amérique, sans que le capital des deux premiers pays se déverse dans les autres. On arrivera peut-être un jour, avec plus de facilité dans les rapports, à atténuer ce qu’il y a d’excessif dans les différences d’intérêt suivant les pays, sans pourtant que le nivellement soit jamais complet. Comme il y aura toujours de plus grands risques à courir dans un pays que dans l’autre, cette différence dans le risque, à part toute autre considération, fera la différence dans l’intérêt.

Mais arrivât-on à un nivellement complet, à une solidarité absolue entre tous les établissemens de crédit, ce qui nous paraît une chimère, qu’on n’y trouverait pas les moyens de prévenir les variations de l’escompte ; il faudrait encore empêcher la demande de dépasser jamais l’offre. Plus on établirait de facilités pour le crédit, plus on multiplierait l’emploi du capital, et plus par cela même on le rendrait cher. C’est l’effet que nous avons pu constater depuis quelques années, à mesure que les établissemens de crédit se sont multipliés. Ils ont eu beau mettre plus de capitaux à la disposition du commerce : comme ils en ont provoqué l’emploi sur une échelle plus considérable encore, ils ont contribué à faire augmenter le taux de l’intérêt plutôt qu’à le modérer. Il n’y a qu’un seul moyen pour renfermer les variations de l’escompte dans de certaines limites, c’est la prudence. C’est aux établissemens qui ont pour mission spéciale de distribuer le crédit, de ne jamais s’engager au-delà de leurs forces, de ne jamais perdre de vue, dans les momens où le capital est abondant, qu’un jour il pourra être cher, et qu’il le sera d’autant plus que dans les jours d’abondance ils se seront laissés aller à le prêter à des conditions trop peu élevées. Il y a en Europe une banque privilégiée dont les variations du taux de l’intérêt sont très modérées, c’est la Banque de Hollande : cela tient à ce que dans les momens où l’argent est abondant, elle n’abaisse pas le taux de l’intérêt autant qu’elle pourrait le faire ; elle ne prête guère au-dessous de 4 pour 100. On se passe d’elle quand l’argent est au-dessous de ce cours, et quand il est au-dessus, elle ne prête que jusqu’à concurrence d’un certain capital. À ces conditions, elle peut maintenir le taux de son escompte presque invariable ; mais ce ne peut pas être là le fait de banques comme la Banque d’Angleterre et comme la Banque de France. La Banque de Hollande n’est qu’un accessoire dans un pays admirablement pourvu d’autres établissemens de crédit ; le crédit ne manque pas le jour où la banque privilégiée n’escompte plus. En Angleterre et en France surtout, le jour où les établissemens privilégiés refuseraient d’escompter, il n’y aurait plus de crédit nulle part.

On a souvent argué contre les variations actuelles du taux de l’escompte que, pendant longtemps, ce taux s’était tenu à un chiffre presque invariable, à 4 pour 100 en France, et on se demande pourquoi il n’en est plus de même. La réponse est bien simple, et je l’ai déjà faite plus d’une fois. C’est qu’à l’époque dont on parle les affaires étaient loin d’être ce qu’elles sont aujourd’hui. Elles ont quadruplé, quintuplé depuis ; il a bien fallu recourir davantage au crédit, et la Banque a dû faire face à des besoins sans proportions avec ceux d’autrefois. Quant à la prétention de soumettre le taux de l’escompte à un maximum, ou de le faire régler par l’état, sous prétexte que la Banque de France jouit d’un monopole, c’est une prétention qui ne soutient pas la discussion. On peut imposer un tarif maximum à une compagnie de chemin de fer ou à toute autre entreprise industrielle qui a un monopole ; ces entreprises, à la rigueur, ont le moyen de se développer en proportion des besoins : si le tarif qu’on leur impose est trop bas, tant pis pour elles, elles seront ruinées ; mais ce ne sera qu’un malheur privé dont le public ne souffrira pas, ou dont il souffrira peu. Il n’en est pas de même avec la Banque de France. Les ressources de la Banque de France reposent sur la confiance du public, elles ne peuvent pas se développer indéfiniment en proportion des besoins, et le jour où le taux de l’intérêt dépasserait celui qu’il est permis à la Banque d’établir, le jour où les demandes afflueraient, elle n’aurait plus qu’à fermer ses caisses. Ce jour-là, les autres établissemens, n’étant plus gênés par la concurrence de la Banque de France, et privés d’ailleurs des ressources qu’ils trouvaient chez elle, élèveraient le taux de l’escompte à des prix fabuleux ; on s’apercevrait alors des services que rend la Banque de France. Si la Banque voulait abuser de son monopole et élever arbitrairement le taux de l’escompte au-delà du cours réel, elle en serait la première victime ; ses opérations diminueraient. Il y a à côté d’elle de nombreux établissemens de crédit qui lui enlèveraient tout le papier de commerce. Sait-on à quel moment elle élève le taux de son escompte ? C’est lorsqu’elle voit venir à elle du papier qui n’y vient pas d’ordinaire. Elle a la démonstration qu’en dehors d’elle l’argent est plus cher qu’elle ne le fait payer, et, si elle ne s’empressait pas de se mettre au niveau du marché, elle n’aurait bientôt plus de ressources.

La Banque, il est vrai, a de plus que les autres établissemens le droit d’émission ; mais ce droit n’est pas sans compensation. Elle est soumise à plus de charges, elle a une plus grande responsabilité vis-à-vis du public. Le banquier ordinaire, pour une raison ou pour une autre, peut choisir ses cliens, il peut même fermer ses guichets quand cela lui convient et refuser l’escompte ; la Banque de France ne choisit pas ses cliens, elle est obligée d’admettre tout le monde aux conditions fixées par son règlement, et non-seulement elle est obligée d’admettre tout le monde, de prêter le crédit le plus large qui existe, mais ce crédit, elle ne peut pas le suspendre, l’arrêter, sous peine d’un cataclysme effroyable. Je ne connais pas de moyen qui lui permette d’accomplir ce devoir en dehors de l’élévation facultative du taux de l’escompte.

Maintenant, après cet examen des principales questions soulevées par le questionnaire de l’enquête, quelle conclusion doit-on en tirer ? La conclusion à en tirer, c’est que la Banque de France a été injustement attaquée, et qu’elle était complètement étrangère aux causes qui ont amené la crise de 1863 et de 1864. En élevant le taux de son escompte, elle s’est comportée vis-à-vis de cette crise comme le médecin qui voit le mal et qui s’applique à le guérir avant qu’il n’ait pris des proportions trop graves. Elle devra donc, à part quelques détails insignifîans, sortir triomphante de l’enquête. Seulement ce qui paraîtra bizarre, c’est que le premier mot de cette enquête soit parti de l’établissement qui a la plus grosse responsabilité dans la dernière crise. N’est-ce pas en effet le Crédit mobilier, pour l’appeler par son nom, qui a provoqué plus qu’aucun autre la mauvaise direction des capitaux qui sont allés se perdre dans des entreprises douteuses, tant à l’intérieur qu’à l’étranger ? N’est-ce pas lui qui soutient par un crédit factice les dépenses exagérées que l’on fait pour la transformation des villes ? Et quand toutes ces tentatives aventureuses ont produit leur conséquence naturelle, qui est l’élévation du prix de l’argent, il est encore le premier à se plaindre et à déchaîner contre la Banque de France, par des déclamations stériles, les passions et les intérêts. Il serait grand temps d’en finir avec ces déclamations, qui n’ont d’autre effet que d’agiter le public et de lui donner le change sur la cause des maux dont il souffre. Espérons que l’enquête qui se poursuit nous rendra ce service ; espérons que la commission qui la dirige, lorsqu’elle aura bien entendu tous les témoignages, bien pesé toutes les opinions, saura faire justice des expédiens ridicules qui se produisent chaque fois que l’argent est cher, et qu’elle dira énergiquement ce qu’il faut en penser.


VICTOR BONNET.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre.
  2. Voyez les tableaux publiés dans le livre des Crises commerciales, p. 32, par le docteur Juglar.
  3. Voyez la Revue du 15 novembre.
  4. Dans un décret qui a paru au Moniteur le 25 novembre 1865, le gouvernement a fait une partie de l’économie que nous indiquons en réunissant les fonctions du receveur-général a celles, du payeur ; mais il ne croit pas devoir aller plus loin pour le moment, et charger la Banque de France de centraliser les recettes du trésor. — La raison qu’en donne M. le ministre des finances, « c’est que cela altérerait le caractère d’indépendance qui appartient à la Banque. » — On n’a pas cette crainte en Angleterre, dans un pays pourtant plus libéral que le nôtre.