L’Enquête agricole (1868)

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L’ENQUÊTE AGRICOLE

Ordonnée par un décret du 28 mars 1866, l’enquête sur les griefs et les vœux de l’agriculture s’est terminée dans les premiers mois de 1867. On sait comment elle a été organisée. Une commission supérieure désignée par le ministre de l’agriculture et du commerce a rédigé un questionnaire général ; elle a divisé ensuite la France en vingt-huit circonscriptions, comprenant chacune trois ou quatre départemens. Les présidens de ces circonscriptions ont été nommés par le ministre, qui les a choisis presque tous parmi les sénateurs, les députés, les conseillers d’état, les principaux fonctionnaires de l’empire. Ces présidens, assistés d’un auditeur au conseil d’état ou d’un employé au ministère de l’agriculture, se sont mis en rapport avec les préfets, et ont constitué avec eux des commissions départementales. Ce n’est pas précisément ainsi que se font les enquêtes dans les pays libres; l’administration y joue un rôle moins actif. Il faut reconnaître cependant que l’enquête a fini par s’accomplir. Les commissions départementales, composées en moyenne de dix ou douze membres, ont fonctionné dans tous les chefs-lieux de département et dans près de 200 chefs-lieux d’arrondissement; le nombre des dépositions orales reçues par elles a été au total de 3,500 à 4,000. Un nombre au moins égal de communications écrites leur a été adressé. Beaucoup de comices agricoles et de sociétés d’agriculture ont délibéré des réponses au questionnaire. Des écrivains spéciaux ont publié des brochures. Tout cet ensemble forme une masse de documens véritablement énorme dont le dépouillement complet présente, on le comprendra sans peine, de grandes difficultés.

L’administration n’a encore publié que les rapports de 12 circonscriptions sur 28. On peut, sur ces premiers volumes, se faire une idée de ce que sera le tout. Ils sont imprimés avec luxe, suivant l’usage français, à l’imprimerie impériale, et contiennent beaucoup de papier blanc. Quelques-uns ont une étendue considérable, d’autres au contraire sont courts et sommaires. Ils débutent tous par le rapport du président, qu’accompagnent ensuite des pièces justificatives, comme les rapports des commissions départementales et des sous-commissions d’arrondissement, les procès-verbaux résumés des enquêtes orales, des états et quelquefois des extraits des communications écrites. Le questionnaire général comprenait 161 questions; c’est évidemment beaucoup trop. Une trentaine aurait suffi. Autant qu’on peut en juger par ce que nous connaissons, les réponses aux questions principales présentent peu de différences. Deux ou trois seulement ont donné lieu à l’émission d’opinions contradictoires; sur tout le reste, on est d’accord, et une foule de répétitions simplifient heureusement la besogne. Nous avons d’ailleurs dès à présent sur l’ensemble de l’opération un rapport de M. Monny de Mornay, directeur de l’agriculture au ministère de l’agriculture et du commerce, commissaire-général de l’enquête; ce rapport forme à lui seul un volume in-4o de 350 pages. Les résultats de l’enquête y sont résumés au point de vue de l’administration, et classés sous dix titres ou chapitres différens.


I.

Les questions posées sur l’état de la propriété avaient un caractère plus statistique que pratique. Elles étaient d’ailleurs conçues en termes trop vagues pour susciter des réponses précises. Faute d’avoir défini ce qu’il fallait entendre par les mots de grande, moyenne et petite propriété, on n’a obtenu que des renseignemens incomplets et incohérens. Peu importe au fond, car il s’agit moins de savoir comment le sol national se divise entre ces trois catégories de propriétés que ce qu’il faut penser de la situation intrinsèque de chacune d’elles. Un fait capital ressort de tous les témoignages, c’est que la valeur de la propriété rurale a généralement baissé depuis vingt ans; il y a sans doute des exceptions brillantes, mais telle est la règle. Le commissaire-général de l’enquête reconnaît le fait, du moins en ce qui concerne la grande et surtout la moyenne propriété. « Cette moins-value, dit-il, varie suivant les départemens; mais on l’exagérerait, si l’on prenait pour point de comparaison les prix de 1846 ou 1847, car on convient généralement qu’à cette époque ils étaient devenus excessifs par suite de l’abondance du capital, qui n’avait alors qu’un nombre restreint d’emplois mobiliers. » L’aveu est à constater, quelle que soit la valeur de l’explication. Quant au développement de la petite propriété, le commissaire-général paraît croire qu’il ne s’est pas ralenti dans ces derniers temps. Il ne cite aucun document à l’appui de cette assertion, ceux que nous connaissons disent plutôt le contraire. Le fait seul d’une baisse dans la valeur de la propriété en général semble indiquer que les paysans achètent moins, et la diminution désormais incontestée de la population rurale offre une présomption de plus que le nombre des acquéreurs a diminué.

Il parait bien que la crise de ces dernières années a frappé surtout la propriété moyenne, qui est moins en mesure de se défendre que les deux autres; mais il est difficile qu’une partie de la propriété souffre sans que le reste en reçoive des atteintes. Tous ces intérêts sont solidaires. L’enquête ne présente aucune trace de jalousie de la part de la grande ou de la moyenne propriété contre la petite. Tout le monde rend hommage à l’esprit de travail et d’économie qui anime les petits propriétaires; tout le monde accepte la petite propriété non-seulement comme une nécessité, mais comme un bienfait. On reconnaît qu’elle est favorable à la production rurale et à la sécurité politique. On se plaint uniquement de l’excès de la division parcellaire. Qu’une propriété d’un hectare, par exemple, soit divisée en dix ou douze parcelles de 8 ou 10 ares chacune séparées par des centaines de mètres, enchevêtrées dans les propriétés voisines, c’est assurément un mal. Ce mal n’est pas nouveau, il date de loin, on le retrouve dans les documens officiels des siècles précédens; mais il va toujours en croissant par l’effet de la loi de succession prise trop au pied de la lettre. De l’excès du morcellement résultent des pertes de temps et de forces, des entraves dans le choix de l’assolement et dans la liberté des cultures, des procès fréquens entre propriétaires contigus. C’est surtout dans les provinces de l’est que se présentent les plus frappans exemples. M. Monny de Mornay cite une commune de la Meuse composée de 832 hectares appartenant à 270 propriétaires et divisés en 5,348 parcelles.

Quelques critiques ont été dirigées contre le principe de la loi des successions; mais la presque totalité des déposans accepte sans réserve le partage égal. L’augmentation de la quotité disponible a rencontré même peu de partisans. On a réclamé seulement l’abrogation de l’article 826 du code civil qui porte : « Chacun des héritiers peut demander sa part en nature des meubles et immeubles de la succession, » et de la seconde partie de l’article 832 ainsi conçue : «Il convient de faire entrer dans chaque lot, s’il se peut, la même quantité de meubles, d’immeubles, de droits ou de créances de même nature et valeur. » Ces deux articles, interprétés et aggravés par une jurisprudence rigoureuse, poussent à la division parcellaire. La suppression demandée donnerait une force nouvelle à la première partie de l’article 832, qui pose le véritable principe : « dans la formation et composition des lots, on doit éviter autant que possible de diviser les exploitations. » Dans une grande partie du midi, et notamment dans la circonscription présidée par M. de Forcade La Roquette, aujourd’hui ministre de l’agriculture et du commerce, on a demandé la révision de la législation sur les partages d’ascendans, ou tout au moins un changement dans la jurisprudence de la cour de cassation; cette jurisprudence annule par le fait la disposition paternelle de la loi en ouvrant la voie à une foule de procès aussi nuisibles à la bonne exploitation du sol qu’à la bonne harmonie des familles.

Qu’on ajoute à ces réformes le retour à la loi du 16 juin 1824 sur les échanges de parcelles, et on aura l’ensemble des mesures réclamées pour porter remède à l’excès du morcellement. Cette loi de 1824 soumettait à un simple droit fixe d’un franc les échanges d’immeubles ruraux contigus; elle avait donné lieu à de nombreuses fraudes et la loi de finances de 1834 la supprima. Rien n’empêche de la rétablir, en prenant des mesures contre la fraude, et en limitant le bénéfice du droit fixe aux échanges de parcelles d’une faible étendue. Il n’y a aucun motif pour qu’on n’accorde pas cette satisfaction aux intérêts agricoles. Quelques déposans ont parlé en outre des grandes opérations dites de "consolidation" qui s’exécutent avec succès en Allemagne, et qui consistent à réunir en un seul bloc les propriétés morcelées et à les répartir ensuite, au moyen d’experts, entre les propriétaires intéressés; mais la routine, si chère aux Français, s’oppose à cette innovation, quoiqu’elle ne soit qu’un retour à une tradition nationale, car des essais de semblables opérations avaient réussi avant 1789. On ne peut même pas obtenir un système général de bornage qui mette un terme aux empiétemens réciproques. Le directeur de l’agriculture cite encore dans son rapport des exemples partiels de bornage qui ont réussi, même en France. L’obligation des abornemens devrait être combinée avec la révision du cadastre, qu’on réclame généralement, mais qui, dit-on, coûterait trop cher. En répartissant la charge entre l’état, les communes et les propriétaires, et surtout en adoptant les moyens simples et pratiques indiqués par quelques déposans, cette objection s’évanouirait.

Le commissaire-général entre ici dans quelques détails sur l’état de la propriété en divers pays de l’Europe et de l’Amérique. Nous ne le suivrons pas dans cette étude, qui présente sans doute un grand intérêt, mais qui nous écarterait trop de l’objet spécial de l’enquête. Ce n’est pas précisément pour savoir comment la propriété est constituée en Angleterre, en Belgique, en Hollande, en Danemark, en Suède, en Prusse, en Bavière, en Suisse, en Autriche, en Russie, en Espagne, en Portugal, en Italie, en Turquie, en Égypte, aux États-Unis, au Chili, que cette grande machine a été mise en mouvement; c’est pour connaître les besoins et les vœux de l’agriculture française. On ne peut d’ailleurs dans quelques pages, si bien résumées qu’elles soient, donner une idée de la législation et de la propriété dans tous les états du monde. L’enquête sur la situation agricole des pays étrangers, ajoutée après coup, mérite un examen à part; chacun des documens dont elle se compose offre aux jurisconsultes et aux économistes une source précieuse d’informations. On devra la consulter quand on voudra traiter à fond chaque question spéciale. Pour le moment, il ne s’agit que d’un aperçu général. M. le directeur de l’agriculture revient à tout moment sur cette comparaison entre la France et les autres pays, les renseignemens empruntés à l’enquête étrangère prennent près de la moitié de son rapport. Nous continuerons à n’en pas parler pour éviter de compliquer un sujet déjà bien chargé de détails.

L’insuffisance des capitaux consacrés aux opérations agricoles a été généralement signalée. Quelles sont les causes de cet état de choses? Quels en peuvent être les remèdes ? « Sur le premier point, dit M. Monny de Mornay, la réponse est partout la même. D’un côté le développement des valeurs mobilières, les facilités de gestion et les avantages de revenus qu’elles offrent, d’autre part la rareté des bras, les difficultés d’exploitation, les conditions du régime hypothécaire, les lenteurs et les formalités qui entourent les saisies immobilières et les ventes judiciaires, toutes ces raisons réunies concourent à éloigner les capitaux de la propriété foncière et même des prêts hypothécaires. Deux autres causes moins généralement signalées, sans doute parce que, datant de plus loin, elles frappent moins les esprits, paraissent cependant avoir une influence au moins aussi large dans le résultat qu’on regrette. C’est pour le petit propriétaire le désir excessif d’accroître sa propriété, désir qui l’entraîne à consacrer ses épargnes à l’acquisition onéreuse du champ voisin au lieu de les faire fructifier par l’amélioration de la terre qu’il a déjà; c’est pour le fermier, et par une raison analogue, l’ambition d’exploiter une ferme dont l’étendue flatte son amour-propre, mais dépasse ses forces. » Si les déposans n’ont pas insisté sur ces derniers points, c’est que l’autorité publique n’y peut rien; il appartient à l’agriculture elle-même de corriger ses mauvaises tendances, et elle l’travaille; le rôle du capital est de jour en jour mieux compris, surtout dans les parties de la France les plus riches et les plus éclairées.

Restent les causes artificielles qui éloignent les capitaux du sol. De l’aveu du commissaire-général, ces causes ont pris dans ces derniers temps une force irrésistible. Il ne signale pas la plus puissante de toutes, les emprunts publics, tant de la part de l’état que de la part des villes. Cinq ou six milliards ont été ainsi détournés depuis quinze ans de leur destination naturelle pour aller se perdre dans les dépenses militaires ou les travaux de luxe. Les déposans ne s’y sont pas trompés; ils ont vu dans les emprunts la principale blessure par où s’échappent les capitaux. C’est une des réclamations qui se sont produites avec le plus de force, on ne peut pas espérer la passer sous silence. Après les emprunts publics viennent les autres opérations de bourse. Aux milliards absorbés par les emprunts sont venus se joindre d’autres milliards perdus dans toute sorte de fausses entreprises, tant en France qu’à l’étranger. Dans un département, on a constaté que 12 millions avaient été placés en valeurs espagnoles seulement. L’autorité publique ne peut pas mettre obstacle à ces spéculations; mais elle peut s’abstenir de les favoriser. On le lui demande avec énergie. « C’est surtout, ajoute le rapport, contre les valeurs accompagnées de primes et de lots que le sentiment général s’est manifesté. Ces chances de gains extraordinaires seraient, dit-on, un appât puissant pour les petites bourses, et dans cet ordre d’idées on a demandé que le ministère de l’intérieur refusât absolument toute autorisation aux loteries, même celles qui ont pour objet des œuvres de bienfaisance. »

A côté de ces grandes destructions de capitaux, les moyens à prendre pour faciliter à l’argent le chemin du sol n’ont qu’une importance secondaire. Que les emprunts publics viennent à cesser, que les entreprises aléatoires ne reçoivent plus les encouragemens du gouvernement, et l’argent suivra sa pente naturelle vers les placemens agricoles et industriels. On s’est généralement plaint que le Crédit foncier et le Crédit agricole aient manqué aux promesses de leur titre. « Le Crédit foncier, dit-on, a trop restreint ses opérations aux immeubles urbains, et ses prêts sont entourés de formalités si difficiles, de conditions si onéreuses, que la propriété rurale ne peut l’avoir recours. L’action du Crédit agricole a été encore moins sentie dans les campagnes, où l’absence de succursales et l’intérêt excessif des prêts éloignent les emprunteurs. » À ce sujet, M. Monny de Mornay fait remarquer avec raison que des illusions sont répandues dans beaucoup d’esprits sur la possibilité d’institutions de crédit spéciales qui prêtent à l’agriculture à un taux inférieur au taux général. Il aurait pu ajouter que ces erreurs comptent de jour en jour moins d’adhérens; on ne les a vues se produire dans l’enquête que par exception. Il serait injuste de les opposer à ceux qui demandent que l’action des institutions de crédit se fasse mieux sentir dans les campagnes, et que l’agriculture ne soit plus forcée d’emprunter à un taux supérieur au taux général. L’agriculture ne doit demander aucun privilège, mais elle peut réclamer l’égalité en tout; le droit commun lui suffit.

Ce n’est pas ici le lieu d’examiner les lois économiques qui régissent la circulation fiduciaire; cette matière obscure et délicate a formé l’objet d’une enquête spéciale. Les agriculteurs connaissent peu cet ordre de questions, et ils en ont peu parlé. Ils voient seulement ce qui leur manque. Même en conservant à la Banque de France son monopole, on peut exiger d’elle qu’elle multiplie ses succursales. On a demandé dans l’enquête qu’elle ait un comptoir par arrondissement; elle en est bien loin, car elle n’en a même pas un par département : trente départemens sont encore en dehors de ses opérations. On a cité à ce sujet l’exemple des banques d’Ecosse. « Ces banques, dit le rapport du commissaire-général, couvrent de leurs succursales, de leurs branches, c’est le mot anglais, tout le pays; ces branches, qui étaient en 1819 au nombre de 96 seulement, atteignent en 1864 le chiffre imposant de 591. On voit que, pour une population de 3 millions 1/2 d’habitans environ, c’est à peu près une caisse de banque par 5,000 âmes, et par conséquent chacune d’elles est fort rapprochée partout des intérêts qu’elle doit satisfaire. » M. Monny de Mornay cite en outre l’exemple de l’île de Jersey, où, pour une population de 60,000 habitans, se trouvent 73 banques qui émettent de 2 à 3 millions de billets et donnent l’impulsion à un immense mouvement d’affaires où l’agriculture a sa large part. Ces exemples sont en opposition avec nos habitudes; quand ils seront suffisamment dégagés de tout alliage avec les idées chimériques, on ne pourra plus les écarter par des fins de non-recevoir. C’est déjà un excellent symptôme de les voir mentionner dans des documens officiels.

En attendant, on a demandé quelques modifications à la législation pour faciliter le crédit agricole, en rendant le gage du créancier plus saisissable. Ces changemens auront bien peu d’efficacité tant que les grandes questions ne seront pas résolues ; mais on peut les accepter comme d’utiles accessoires. Dans l’état actuel, le cultivateur qui a entre les mains un matériel agricole considérable, représentant souvent une valeur très importante, ne peut affecter cette valeur à la garantie des engagemens qu’il contracte; il ne peut pas les donner en nantissement. En effet, l’article 2076 du code civil porte que le privilège ne subsiste qu’autant que le gage est resté en la possession du créancier ou d’un tiers convenu entre les parties. L’exécution de cette disposition est absolument impossible quand il s’agit d’instrumens aratoires indispensables à la culture, de bestiaux nécessaires à l’exploitation; elle est plus praticable, mais toujours difficile, lorsqu’il s’agit des produits récoltés. Ce sujet est surtout de la compétence des légistes; le gouvernement s’en occupe, et le conseil d’état est saisi de l’examen d’un projet de loi. A cet ordre d’idées se rattache l’établissement de magasins-généraux où les cultivateurs pourraient déposer leurs produits en empruntant sur ce gage. De louables efforts se font pour résoudre ce problème; l’invention de nouveaux moyens de conservation pour les blés est un des principaux élémens du succès, et il paraît bien que ces procédés sont découverts.


II.

Le chapitre consacré à la main-d’œuvre contient la partie la plus importante et la plus délicate de l’enquête. M. Monny de Mornay commence par reconnaître franchement les plaintes, a Déjà, dit-il, longtemps avant l’enquête, s’était manifesté un fait qu’elle a confirmé de la manière la plus positive, c’est qu’il devient de plus en plus difficile de trouver pour le travail de la terre des bras en quantité suffisante, c’est que le prix de la main-d’œuvre a dû subir par suite une importante augmentation, c’est que les ouvriers sont devenus de plus en plus exigeans, non-seulement pour leurs salaires, mais aussi pour les autres conditions de louage de leurs services dans les exploitations rurales, enfin que leurs rapports avec ceux qui les emploient sont en général plus difficiles que par le passé. Les principales causes auxquelles on attribue l’insuffisance des travailleurs agricoles sont le développement donné à une culture plus intelligente, la division de plus en plus grande de la propriété, la diminution du nombre des enfans dans les familles, l’extension des grands travaux publics et les exigences du service militaire, l’émigration des populations rurales vers les villes. » Avant tout, il importe ici de rappeler le fait général que le rapport ne met pas assez en lumière, la diminution positive de la population rurale. On s’est toujours plaint du manque d’ouvriers ruraux; jusqu’à ces derniers temps, les plaintes n’étaient pas fondées, puisque la population rurale s’accroissait. Aujourd’hui elle a diminué d’un dixième depuis vingt ans, et comme le vide s’est fait dans la population virile, la somme du travail a baissé au moins d’un quart.

Ce fait capital suffit pour écarter ou du moins pour atténuer l’action des deux premières causes indiquées par le commissaire-général. Il se peut que sur quelques points la demande de bras s’accroisse réellement, et qu’en même temps la division de la propriété réduise l’offre du travail salarié; la hausse des salaires devient alors naturelle et heureuse, puisqu’elle indique un surcroît de richesse. Ce qu’il faut considérer, c’est l’ensemble. Pour expliquer la diminution de la population rurale, on est forcé d’en venir aux deux grandes causes que tout le monde a dénoncées dans l’enquête, le ralentissement survenu depuis vingt ans dans le progrès de la population nationale et l’émigration des ouvriers ruraux. Avant 1848, la population nationale montait de 200,000 âmes en moyenne par an; depuis 1848, elle ne s’est plus accrue que de 100,000. La différence en vingt ans est de 2 millions d’existences. A en croire le rapport, ce déficit tient surtout à la diminution du nombre des enfans dans les familles. Cette opinion, généralement répandue, n’est pas tout à fait exacte. Il y a eu en effet une diminution dans les naissances depuis vingt ans, mais trop faible pour avoir une influence prépondérante sur le déclin de la population. Le véritable fléau a été l’augmentation de la mortalité, et le surcroît de décès, comme la réduction des naissances, provient de la cause que le commissaire-général place au quatrième rang et qui doit être mise au premier, le service militaire.

Avant 1848, les naissances s’élevaient en moyenne à 980,000 par an et les décès à 800,000; depuis 1848, les naissances n’ont plus été que de 960,000 par an, et les décès ont monté à 860,000; on voit que la différence porte principalement sur les décès. La mortalité est devenue effrayante dans les années de guerre. Pendant la campagne d’Orient, en 1854 et 1855, les décès ont dépassé les naissances, ce qui ne s’était jamais vu. En 1859, année de la campagne d’Italie, en 1865, commencement de l’expédition du Mexique, nouveau surcroît de mortalité. Même dans les années de paix, tant que nous tenons sur pied une armée trop nombreuse, la mortalité est plus forte qu’à l’ordinaire. La vie de caserne et de garnison est presque aussi meurtrière que la guerre elle-même. La France a ainsi perdu depuis quinze ans 500,000 hommes dans la force de l’âge, qui, sans la guerre, vivraient encore. Non-seulement ils manquent par eux-mêmes, mais ils ont emporté avec eux la postérité qu’ils auraient pu produire; c’est le plus pur du sang national qui s’est écoulé. De tout temps, la progression de la population a suivi en sens inverse la force du contingent militaire. Sous la restauration, quand le contingent annuel n’était que de 40,000 hommes, la population marchait rapidement. Quand le contingent a été porté à 60,000, le progrès s’est ralenti; à 80,000, il s’est ralenti plus encore; à 100,000, il a été presque nul, et dans les deux années où le contingent a été porté à l4O,000, la population a reculé. Il n’y a eu qu’un cri à ce sujet dans l’enquête; la France ne peut pas absolument supporter une levée annuelle de 100,000 hommes.

Cette saignée épuise surtout la population rurale, qui n’est pas assez riche pour se racheter. Les trois quarts au moins des hommes morts au service appartenaient aux campagnes, et les trois quarts des hommes actuellement sous les drapeaux en viennent aussi. La petite propriété en souffre la première, car un petit cultivateur à qui on enlève son fils est un homme ruiné. Par là s’explique la plus grande partie du vide; l’émigration ne vient qu’après. Une faible partie de cette émigration a pour effet de subvenir aux nombreux emplois que crée tous les jours l’extension de l’industrie et du commerce, le développement des chemins de fer, de la poste, des télégraphes. Si la population suivait son cours, ce recrutement continu serait insensible. L’émigration regrettable est celle que déterminent les travaux extraordinaires des villes et surtout de Paris. Le département de la Seine a gagné à lui seul 750,000 nouveaux habitans en quinze ans, tandis que la moitié du territoire s’est dépeuplée. Les réclamations ont été encore unanimes à cet égard; on ne peut espérer les étouffer. L’attraction des villes a de plus cet inconvénient, qu’elle donne aux ouvriers des habitudes de dissipation, et les sépare de leurs familles. Ce déplacement n’est pas sans influence sur l’accroissement des décès et la diminution des naissances; on meurt plus jeune à la ville qu’à la campagne, on y a moins d’enfans. La vie rude et fortifiante des champs fait seule une copulation vigoureuse et saine. On le voit bien par les exemptions du service militaire pour infirmités précoces; elles sont toujours plus nombreuses dans les villes.

Pour réparer ses pertes, la France a besoin avant tout d’une forte réduction de l’armée permanente. Avec la nouvelle loi qui augmente la durée du service militaire et qui organise la garde nationale mobile, un contingent annuel de 50,000 hommes devrait suffire. Peut-être est-il permis d’entrevoir le moment où l’armée permanente ne se recrutera plus que par l’engagement volontaire, comme en Angleterre. Le corps législatif a heureusement gardé le droit de voter tous les ans le contingent; si les réclamations universelles ne reçoivent pas satisfaction de la chambre actuelle, elles se feront jour dans les prochaines élections et s’imposeront à la plupart des candidats. Il en est de même de la réduction des travaux de Paris et des autres grandes villes. La catastrophe de la Compagnie immobilière doit avoir dissipé les illusions. Le commissaire-général, qui passe rapidement sur les exigences de l’effectif militaire, dit en propres termes : « On a souvent exprimé dans l’enquête le vœu de voir discontinuer ou du moins ralentir considérablement les travaux des villes, travaux que certaines personnes vont même jusqu’à considérer comme improductifs. » Encore un aveu précieux à recueillir. A côté de ces deux grandes réformes, les mesures de détail qu’on peut prendre pour remédier à la dépopulation des campagnes ont bien peu d’importance. Ainsi on a proposé d’assujettir au livret les ouvriers ruraux; mais ce n’est pas la première fois que cette question a été examinée, et on l’a toujours reconnu une tracasserie sans utilité. L’usage des machines agricoles vaut mieux : les concours publics contribuent à répandre ces machines; mais elles ne suppléent qu’imparfaitement au manque de bras, elles ont peu d’action sur un sol morcelé, et exigent des avances hors de la portée de la plupart des cultivateurs.

Si l’instruction primaire recevait une direction plus agricole, elle pourrait contribuer à retenir chez eux les habitans des campagnes. Le gouvernement a promis de s’en occuper. L’enseignement primaire a été donné jusqu’ici dans un sens anti-agricole. Il s’agirait d’y ajouter des notions sommaires d’agriculture et d’horticulture, des élémens de nivellement et d’arpentage, quelques principes de chimie agricole et d’histoire naturelle. Dans les écoles de filles, on demanderait spécialement des leçons d’économie domestique, en évitant tout ce qui peut donner des goûts de luxe et de toilette. On a paru considérer aussi comme un puissant moyen de retenir les populations rurales une organisation plus efficace de l’assistance publique. Beaucoup de déposans ont fait remarquer que les secours de tout genre manquent dans les campagnes tandis qu’ils abondent dans les villes. Il y a beaucoup à réfléchir avant de s’engager dans cette voie, elle présente un danger. Un plus grand développement des caisses d’épargne et des sociétés de secours mutuels, à peu près inconnues des populations rurales, serait incontestablement utile ; mais on ne peut pas en dire autant des institutions d’assistance. Grâce à la diffusion de la propriété, à l’esprit d’ordre et d’économie qui règne dans les familles, les habitans des campagnes ont rarement besoin de secours, et quand la nécessité se présente, l’assistance mutuelle et la charité privée suffisent pour y pourvoir. Il serait imprudent de leur donner d’autres habitudes.

Le rapport comprend sous un seul titre tout ce qui concerne les irrigations, les desséchemens, les engrais, les reboisemens et gazonnemens. La pratique des irrigations est loin d’être assez répandue. Sur les cours d’eau non navigables et flottables, qui peuvent être surtout utilisés pour cet emploi, se trouvent habituellement de nombreuses usines; il s’établit une lutte incessante entre les propriétaires de ces usines et ceux des terres voisines qui voudraient user des cours d’eau pour l’irrigation. Le défaut d’entente entre les propriétaires qui pourraient effectuer des irrigations communes, l’extrême division des propriétés et surtout le morcellement excessif des parcelles constituent de grands obstacles aux travaux de ce genre. On n’atténuera ces difficultés qu’en formant des associations syndicales entre les intéressés. La population française a peu l’habitude des associations; il faut la lui donner, et pour cela il faut simplifier autant que possible les formalités. Dans les parties de la France où cet usage est ancien, comme le département du Nord, on en obtient des merveilles. Des déposans ont demandé en outre que des études soient faites pour la création de grands canaux d’arrosage aux frais de l’état, et qu’on subventionne des compagnies pour l’exécution des travaux. Ces projets méritent sans doute un grand intérêt, mais pourquoi faire intervenir l’état? Les conseils-généraux sont mieux placés pour diriger cet ordre de travaux, à moins qu’il ne s’agisse d’un tracé qui embrasse plusieurs départemens, ce qui est rare.

Qui ne se rappelle les fameuses lois de 1856 et de 1858 qui ont affecté une somme de 100 millions à faciliter des travaux de drainage ? Ces lois sont restées une lettre morte. Le nombre des prêts autorisés depuis dix ans n’a été que de 75, d’après M. Monny de Mornay lui-même; le montant des sommes allouées s’est élevé seulement à 1,111,790 fr., et dans l’ensemble des travaux exécutés les prêts de l’état n’ont concouru que pour 2 1/2 pour 100. L’avortement de cette bruyante tentative, quand un essai analogue a eu tant de succès en Angleterre, montre combien il est difficile de réveiller sur un point l’esprit d’initiative lorsqu’on l’étouffé sur tous les autres.

Tout le monde a constaté que la production des engrais naturels est insuffisante. Dans la plupart des exploitations rurales, le nombre des bestiaux n’est pas en rapport avec l’étendue des cultures, les fumiers de ferme sont loin d’être assez abondans, ils sont de plus mal préparés et mal soignés. Il n’y a que le progrès des connaissances agricoles qui puisse changer ce fâcheux état de choses. On a exprimé souvent le vœu que les engrais des villes soient plus complètement utilisés, et en particulier ceux que produit une ville de 2 millions d’habitans comme Paris. Des recherches incessantes sont faites pour amener des résultats pratiques sans compromettre la salubrité. On demande en outre que les engrais étrangers entrent en France en franchise absolue, ce qui n’imposerait au trésor qu’un sacrifice insignifiant. On demande enfin que le privilège du propriétaire sur la récolte de l’année, en vertu de l’article 2,102 du code civil, soit étendu aux ventes d’engrais, comme il l’est déjà par le même article aux fournitures de semences et aux frais de récolte. Ce vœu raisonnable va être satisfait.

L’importante question du reboisement a souvent reparu dans l’enquête à propos des ravages que les torrens des montagnes font dans les terrains en pente et des inondations qui s’ensuivent dans les grandes vallées. C’est là une de ces œuvres nationales qui ne peuvent être accomplies que par l’état. Deux lois de 1860 et 1864 ont été rendues sur ce sujet; elles s’exécutent avec lenteur. La contenance totale des terrains reboisés ou regazonnés a dû atteindre 70,000 hectares à la fin de 1867. C’est une moyenne de 10,000 hectares par an. Il faudrait arriver au moins au double pour que l’effet fût sensible. L’étendue des terrains à reboiser dépasse 1 million d’hectares; à 10,000 hectares par an, on en aurait pour un siècle. Il ne faut pas d’ailleurs oublier que les ravages continuent. Avant de reboiser les parties dénudées, il importerait d’arrêter la destruction de ce qui subsiste. D’un autre côté, on se plaint sur quelques points que la loi sur le reboisement s’exécute avec trop de rigueur, en réduisant outre mesure les pâturages. Il est difficile de concilier les deux intérêts, puisque le pâturage est la principale cause du mal. L’administration pourrait seulement faire une plus large application du principe d’indemnité à ceux qui se trouvent privés de leurs pâturages pendant un temps plus ou moins long, ou même avoir recours, dans les cas extrêmes, à l’expropriation pour cause d’utilité publique.

La partie du rapport qui traite de l’état actuel de la production porte l’empreinte de l’optimisme administratif. « Il est un fait hors de doute, y est-il dit, constaté depuis nombre d’années par tous ceux qui s’occupent d’intérêts agricoles, et confirmé de la manière la plus positive par tous les résultats de l’enquête, c’est que les progrès de l’agriculture depuis une trentaine d’années ont été extrêmement considérables aussi bien en France qu’à l’étranger. Le perfectionnement des méthodes culturales, la diminution progressive de la jachère morte, les modifications intelligentes apportées dans les assolemens, l’extension des cultures fourragères, la production de plus en plus développée du bétail et du fumier, l’introduction des cultures industrielles, ont eu pour effet d’accroître les produits, de donner une vive impulsion à notre commerce en lui créant des élémens plus abondans de trafic soit à l’intérieur, soit avec les contrées étrangères, et enfin, comme conséquence naturelle de tous ces faits, d’augmenter dans une large mesure les bénéfices légitimes et le bien-être de notre agriculture. » Ce brillant tableau n’est vrai qu’en partie. Il est certain qu’en effet l’agriculture a fait de grands progrès depuis trente ans; on aurait dû même, pour être tout à fait juste, dire depuis cinquante, car le véritable point de départ date de 1816, après la paix générale. Dans le cours de ce demi-siècle, notre agriculture a doublé ses produits; mais cet intervalle se divise en deux périodes bien distinctes : la première comprend les trente ans écoulés de 1816 à 1857, et dans celle-là les progrès ont été constans et rapides; la seconde comprend les vingt ans écoulés de 1848 à 1867, et dans celle-ci les progrès se sont ralentis; or c’est précisément sur cette seconde période qu’a dû porter l’enquête.

Les démonstrations de ce fait sont nombreuses. Le commissaire-général reconnaît que, depuis vingt ans et surtout depuis dix, la valeur des propriétés rurales a baissé, quand elle n’avait fait que s’accroître pendant la période antérieure ; voilà un premier signe. M. Monny de Mornay constate aussi que, dans ces derniers temps, les capitaux et les bras se sont éloignés de l’agriculture, et comment supposer qu’une industrie qui manque à la fois de bras et de capitaux puisse prospérer? La plus grande marque de développement agricole d’un pays est dans le développement de sa population, et nous venons de voir que le progrès de la population française s’est ralenti de moitié depuis vingt ans. Tous ces indices concordent entre eux. Sans doute, comme le dit le rapport, les méthodes culturales vont toujours en se perfectionnant; mais l’application marche plus ou moins vite suivant les circonstances économiques. Les influences favorables n’ont tout leur effet qu’autant qu’elles ne sont pas neutralisées par d’autres, et c’est déjà beaucoup que, sous l’empire des influences contraires, la production agricole n’ait pas reculé.

Si nous entrons dans le détail des cultures, nous allons retrouver la même démonstration. « On a remarqué assez généralement, dit le commissaire-général, une diminution survenue dans les animaux de la race ovine; le morcellement de la propriété, l’extension de la petite culture, en rendant à peu près impossible sur bien des points la formation et l’entretien de grands troupeaux, a diminué le nombre des moutons. » Ce fait est maintenant constant; il est attesté par tous les témoignages. Or les moutons forment un des principaux capitaux de l’agriculture; par la laine, la viande et le fumier, ils contribuent puissamment à la richesse agricole. Leur nombre va toujours en s’accroissant en Angleterre et dans les pays bien cultivés. En France, le morcellement de la propriété ne suffit pas pour expliquer cette réduction, car le morcellement est ancien, et la diminution des moutons est récente. Faut-il croire au moins que la quantité du gros bétail s’est accrue notablement? C’est possible, mais ce n’est pas sûr. Plusieurs recensemens du gros bétail ont été faits depuis dix ans, l’administration n’en a publié aucun; nous sommes réduits aux conjectures. Le prix de la viande ne baisse pas malgré une importation croissante, ce qui semble indiquer que le vide produit par la réduction des moutons est à peine rempli par d’autres viandes.

Pour les céréales, l’augmentation paraît réelle. D’après les tableaux publiés dans le rapport, le seigle et l’orge ont reculé depuis 1827, le froment et l’avoine se sont fortement accrus. Reste à savoir comment l’accroissement s’est réparti entre ces quarante années. La maladie des pommes de terre a fait de grands ravages; elle s’affaiblit, mais sans disparaître, et la production n’est pas encore revenue au même point qu’en 1846. Le commissaire-général avoue que la production du colza, naguère considérable dans plusieurs départemens, a diminué dans ces dernières années. On expliquerait la réduction par ce fait, que les cultivateurs, ayant trop souvent renouvelé leurs plantations de colza, auraient épuisé le sol; la concurrence faite aux huiles de graines par les huiles minérales aurait contribué aussi à rendre cette culture moins rémunératrice et par suite à la faire abandonner. La production du chanvre et du lin n’a pas changé. La betterave à sucre a pris de l’extension, mais elle ne couvre en tout qu’un petit nombre d’hectares; c’est beaucoup pour les départemens qui la produisent, ce n’est rien pour la France entière. La catastrophe de la soie fait perdre aux producteurs 50 millions par an. On fait grand bruit de l’extension donnée à la culture de la vigne; mais le progrès actuel succède à la crise de l’oïdium, qui avait fait arracher beaucoup de vignes, et somme toute le bénéfice ne doit pas être bien grand.

Si la production agricole s’accroît peu dans l’ensemble, l’accroissement se répartit très inégalement entre les diverses parties de la France. On peut diviser le territoire national en deux moitiés, l’une où la production agricole n’a cessé de monter, même depuis dix ans, l’autre où elle reste stationnaire. La moitié favorisée comprend le nord et l’ouest, la seconde se compose du centre et du midi. La ligne de démarcation est parfaitement tracée par le mouvement de la population : dans le nord, la population s’accroît; dans le midi, elle décline. Aussi les plaintes les plus vives sont-elles venues des départemens méridionaux. Les départemens du nord voient les choses plus en beau, et ils ont raison. Ils sont les premiers à profiter des nouveaux débouchés qu’ouvrent d’une part les progrès de Paris et de l’autre les facilités données à l’exportation. La consommation de Paris a doublé depuis vingt ans. Dans ce même laps de temps, l’exportation du beurre a quintuplé. La Normandie surtout a beaucoup gagné ; mais cette manne ne tombe que sur un petit nombre de départemens. Il n’est pas impossible d’ailleurs que la nouvelle demande de beurre ait exercé une fâcheuse influence sur le recrutement du bétail en absorbant une grande quantité du lait qui servait à l’alimentation des veaux. Le bénéfice sur le lait ne serait alors obtenu qu’aux dépens de la viande.

Dans tous les cas, on ne saurait se dissimuler que notre agriculture ne produit pas ce qu’elle pourrait et devrait produire. Avec le plus beau territoire de l’Europe, nous n’obtenons du sol, à surface égale, que la moitié de ce qu’obtiennent les Anglais, les Belges, la plupart des Allemands. Non-seulement notre population ne s’accroît plus, mais nous avons besoin, pour la nourrir et la vêtir, de recourir à une importation immense que ne compense pas une exportation correspondante[1], et malgré ce secours qui nous est bien nécessaire combien de Français sont encore réduits à se nourrir de grains inférieurs, à se passer de viande et de vin ! L’optimisme le plus intrépide ne peut fermer les yeux sur de pareils faits. Si le gouvernement n’en avait pas été frappé, il n’aurait pas ordonné l’enquête.


III.

Les voies de communication qui intéressent le plus directement l’agriculture sont les chemins vicinaux. Sous ce rapport, l’enquête a déjà eu un résultat considérable. Depuis trente ans, sous l’action de la loi de 1836, 240,000 kilomètres de chemins avaient été portés à l’état d’entretien, et 110,000 étaient parvenus à des degrés divers d’avancement. Il s’agit aujourd’hui de terminer le réseau et de le répartir plus uniformément sur la surface du territoire. La moitié de la France possède les deux tiers des chemins ouverts, l’autre moitié n’en a qu’un tiers seulement. Il faut pourvoir aux besoins de cette seconde moitié sans négliger la première, qui présente encore de grandes inégalités. Nous ne sommes plus au temps où la loi de 1836 devait ordonner les mesures nécessaires pour vaincre la résistance des communes. Tout le monde comprend l’utilité des chemins et veut en avoir. Le gouvernement a proposé cette année, à la suite de l’enquête, une loi qui affecte de nouvelles ressources à l’achèvement des chemins vicinaux. Le corps législatif l’a votée avec empressement, et il ne reste plus qu’à l’exécuter.

On peut même dire que les demandes pour de nouveaux chemins ont été poussées trop loin, en ce sens qu’aux chemins vicinaux on a demandé presque partout d’ajouter ce qu’on appelle des chemins ruraux. Ceux qui voudraient mettre ces chemins à la charge des communes ne réfléchissent pas à l’énorme dépense que va entraîner l’exécution des chemins vicinaux. Le réseau actuel a coûté au moins 2 milliards, il en faudra autant pour le terminer. Même avec les secours de l’état et des départemens, les communes ne pourront achever cette immense entreprise avant quinze ou vingt ans. La question des chemins ruraux n’est pas suffisamment étudiée ; on n’est même pas d’accord sur la définition du mot. Qu’est-ce qu’un chemin rural ? Est-ce un chemin nécessaire à la circulation ? Alors c’est un véritable chemin vicinal, et il doit être classé comme tel. Est-ce un chemin servant à l’exploitation des terres ? Ce n’est dans ce cas qu’un chemin privé qui doit être entretenu par les propriétaires intéressés. Ceux qui demandent la révision de la loi de 1865 sur les syndicats sont beaucoup plus dans le vrai. La distinction qu’établit cette loi entre les syndicats libres et les syndicats autorisés devrait disparaître. L’intervention de la commune est inutile, et celle du préfet encore plus.

Loin d’imposer aux communes de nouvelles charges, il serait bon de les alléger. Ainsi on a proposé dans l’enquête de classer désormais les chemins vicinaux de grande communication comme routes départementales, et par conséquent de les mettre à la charge des départemens. Les communes, n’ayant plus de fonds à y consacrer, pourraient porter toutes leurs ressources sur les deux autres catégories. La loi de 1836 avait pour objet principal de faire ouvrir les chemins vicinaux de grande communication; ce résultat est obtenu maintenant, il faut en chercher un autre. Quelques déposans ont demandé aussi que les routes d’intérêt général, dites impériales, soient désormais classées comme routes départementales. Cette idée ne fait que de naître, elle n’a pas eu le temps de se répandre, mais elle a pour elle la force de la vérité. Les anciennes routes nationales ne méritent plus ce nom, les chemins de fer les ont remplacées. A mesure que s’étend le réseau des chemins de fer, les routes de terre n’intéressent plus que la circulation locale. Pour parer à ces nouvelles dépenses, il deviendrait nécessaire d’accroître les ressources des départemens. L’état devrait alors leur abandonner une partie quelconque de ses recettes, soit par exemple la contribution personnelle et mobilière, ou l’impôt des portes et fenêtres, ou celui des patentes. L’état a donné déjà plusieurs fois l’exemple de pareils abandons.

Les départemens qui possèdent des canaux désirent que les tarifs de navigation soient supprimés. Cette prétention ne paraît pas conforme à la justice. Les tarifs de navigation n’ont été que trop réduits, ils ne suffisent même pas pour l’entretien des canaux. Le quart de la France seulement a des canaux; il n’est pas équitable d’imposer aux départemens qui en manquent les frais d’entretien de ceux qui existent. Qu’on supprime les tarifs de navigation, si l’on veut; mais alors qu’on mette l’entretien des canaux à la charge des départemens qui en profitent. Beaucoup de départemens non-seulement n’ont pas de canaux, mais n’en auront jamais, la configuration du sol s’y oppose.

Il n’en est pas de même des chemins de fer; ils peuvent s’étendre partout. Comme pour les routes de terre, une moitié de la France possède les deux tiers des voies ferrées, l’autre moitié n’en a que le tiers. Il y a même des départemens qui n’en ont pas du tout. Cette inégalité ne peut pas durer. Ainsi que le gouvernement lui-même l’a déclaré, la France est fort en arrière de ses principaux voisins pour la longueur de ses chemins de fer proportionnellement à son étendue. L’Angleterre et la Belgique, entre autres, ont une telle avance sur nous qu’il paraît impossible de les atteindre; on doit du moins s’en rapprocher le plus possible. Dans la dernière session, le corps législatif a voté de nouvelles lignes; mais il s’en faut bien que tous les besoins soient satisfaits. Les chemins votés ou concédés ne sont pas d’ailleurs près d’être exécutés, et il faudra les attendre longtemps.

Naturellement les déposans ont demandé que les tarifs soient réduits pour le transport des denrées agricoles, des engrais et autres matières nécessaires à l’agriculture, comme la chaux. Il appartient au gouvernement de concilier l’intérêt légitime des compagnies avec l’intérêt général. Les chemins de fer ont déjà beaucoup fait pour le bon marché des transports, ils peuvent faire plus encore. On a soulevé une question délicate, celle des tarifs différentiels. Cette question ne peut être tranchée par un principe absolu. Les tarifs différentiels peuvent être quelquefois justifiés; mais autant que possible il faut les éviter. Le gouvernement doit exercer à cet égard une surveillance constante. On ne peut laisser aux compagnies le pouvoir arbitraire de bouleverser à leur gré tous les débouchés et de porter la perturbation dans les industries. L’intérêt privé, toujours alerte, peut en tirer parti pour ruiner des concurrences et constituer des monopoles. Une contrée qui paie la houille, la chaux, les matières premières, moins cher qu’une autre a un immense avantage. On le voit bien par les parties de la France qui n’ont pas encore de chemins de fer; tout développement industriel et même agricole y est difficile et souvent impossible à cause du prix des transports. L’idéal à réaliser est dans l’uniformité des tarifs conciliée avec l’abaissement progressif.

« On peut affirmer, assure le commissaire-général, qu’une grande majorité s’est prononcée dans le sens des idées libérales et des principes économiques que le gouvernement s’efforce depuis plusieurs années de faire prévaloir. Loin de répudier les modifications apportées dans ces derniers temps à notre législation douanière, l’agriculture a déclaré par la voix du plus grand nombre de ses représentans les plus autorisés et les plus compétens qu’elle acceptait ces modifications comme d’incontestables progrès, et qu’il fallait persévérer dans une voie qui ne pouvait conduire qu’à une amélioration réelle dans la situation agricole et commerciale du pays et au développement de la prospérité publique. » Les choses ne sont pas tout à fait aussi avancées que le dit ici M. Monny de Mornay. On s’est à peu près partagé dans l’enquête; c’est déjà beaucoup. Tous les pays intéressés à l’exportation, comme les départemens viticoles et ceux qui bordent les côtes de l’Océan, se sont prononcés pour la liberté commerciale, ceux qui se croient menacés par L’importation se sont prononcés contre, les autres hésitent. Somme toute, le système protecteur recule sensiblement; il avait autrefois l’unanimité parmi les agriculteurs, il a peut-être encore la majorité numérique, mais il la perd tous les jours. Les anciennes illusions se dissipent peu à peu, et la cherté qui a suivi les mauvaises récoltes de 1866 et de 1867 n’a pas peu contribué à les détruire. Si l’enquête se faisait aujourd’hui, elle trouverait encore plus d’adhérens à la liberté commerciale; l’affirmation trop absolue du rapport n’a fait que devancer le temps.

Une grande majorité a déclaré approuver la suppression de l’échelle mobile. Le système des droits variables est bien fini, il n’a plus que de très rares partisans. C’est sur la quotité du droit fixe établi par la loi du 15 juin 1861 que la division s’est faite. Les uns ont approuvé le droit actuel de 50 centimes par quintal métrique de blé, les autres ont demandé que ce droit fût élevé. Parmi ceux-ci, les uns ont proposé 2 fr. 50 c, les autres 1 fr. 25 c. seulement. D’après ce que nous pouvons savoir des détails de l’enquête, il y a majorité dans le sens d’une élévation. Le commissaire-général dit le contraire; mais il ne parle que des résultats officiels. « Cinquante-six commissions départementales, dit-il, se sont prononcées pour le maintien du droit actuel; dans sept départemens, les avis, soit des commissions départementales, soit des diverses personnes entendues, ont été partagés ou douteux; dix commissions départementales ont formellement exprimé le vœu de voir rétablir un droit supérieur; les informations manquent encore pour onze départemens. » Pour quiconque sait quelle pression ont exercée la plupart des présidens, ces chiffres sont démonstratifs. On doit s’étonner que toutes les commissions départementales, choisies par les préfets, ne se soient pas prononcées dans le sens du gouvernement. Il a fallu au dehors une grande puissance d’opinion, car toute l’action de l’autorité s’est déployée pour forcer les témoignages sur cette pauvre petite question du droit fixe, comme s’il s’était agi du salut de l’empire.

Cette violence du gouvernement est d’autant plus étrange qu’il agissait contre son propre intérêt. Il voulait avant tout obtenir un mouvement d’opinion en faveur de la liberté commerciale, et il l’aurait eu bien plus sûrement, s’il avait cédé sur ce point de détail. L’élévation du droit fixe à 1 fr. 25 c. par quintal métrique n’a aucune importance au point de vue protecteur, le commissaire-général en convient. « Il est absolument impossible, dit-il, d’admettre que le supplément de droit perçu sur quelques milliers d’hectolitres de blés étrangers importés dans nos ports ferait augmenter d’une manière quelque peu sensible le prix des 100 millions d’hectolitres que dans les années ordinaires notre agriculture peut jeter sur le marché. » Alors pourquoi le refuser avec tant de passion ? Admettons pour un moment que ce soit une transaction ; n’est-il pas sage de l’accorder, puisqu’elle peut faire passer le principe ? « Les partisans d’un droit fixe plus élevé, poursuit M. Monny de Mornay, envisagent ce droit non comme une protection pour l’agriculture, mais comme une compensation des charges qui pèsent sur elle, principalement par le fait de l’impôt. Ils considéreraient comme un acte de justice que les blés du dehors, qui viennent faire concurrence aux nôtres sur nos propres marchés, qui circulent sur nos routes, qui jouissent de la sécurité et des avantages de notre état social, supportassent une part du fardeau qui pèse sur nos blés indigènes. » Voilà bien en effet les raisons données ; elles s’appliquent non-seulement aux produits agricoles, mais à toutes les marchandises étrangères pouvant donner un revenu.

M. le directeur de l’agriculture ajoute en s’adressant au ministre : « Des argumens décisifs ont été fréquemment invoqués contre ce système, et les considérations développées dans le discours que votre excellence a prononcé au corps législatif le 9 mars 1866 en ont fait pleine justice. » Le mot est vif ; il tranche avec le ton habituellement honnête et modéré du rapport. Remarquons cependant que l’exécution n’a pas été si complète, puisque le discours du 9 mars 1866 a précédé l’enquête, et, malgré cette réfutation péremptoire, la doctrine condamnée de si haut a osé se produire avec quelque ensemble. Quels sont d’ailleurs ces argumens décisifs ? On répond toujours comme s’il s’agissait d’un droit protecteur. Il s’agit uniquement d’une question d’impôt. Faut-il abolir, oui ou non, l’impôt des douanes ? Si cette source de recettes était fermée, il faudrait augmenter d’autant les impôts perçus à l’intérieur, et cette nécessité fait reculer les plus hardis. Oui, en entrant et en circulant en France, les marchandises étrangères profitent de nos chemins, de la sécurité que donne notre organisation sociale ; elles doivent payer leur part des frais généraux, sinon la charge entière tombe sur les produits français, et ce sont alors les produits étrangers qu’on protège contre les nôtres[2]. Il est vraiment inconcevable que le gouvernement s’obstine à fermer les yeux sur une vérité si simple; on lui offre une source de recettes, et il n’en veut pas; il aime mieux augmenter à l’intérieur des impôts lourds et impopulaires.

La distinction entre le point de vue fiscal et le point de vue protecteur en matière des douanes est ancienne et élémentaire; elle se trouve dans tous les livres d’économie politique, et les économistes les plus connus pour leur attachement à la liberté commerciale l’ont professée. Elle n’a donc pas été inventée pour le besoin de la cause. Dans son entraînement, le gouvernement l’a méconnue, il a réduit outre mesure les droits de douane. Les hommes les plus compétens affirment qu’on s’est privé ainsi sans nécessité de 100 millions de recettes annuelles qui auraient permis d’alléger d’autres taxes. Il faudra revenir tôt ou tard sur ce radicalisme inconsidéré. Les ministres ont poussé l’engouement jusqu’à défendre l’usage devenu inutile des introductions en franchise de droits au moyen de ce qu’on appelle les acquits à caution. Cet usage était justifié sous l’empire des droits protecteurs et des prohibitions, on échappait par là aux rigueurs de la loi; mais avec des droits modérés et purement fiscaux, c’est un abus. Nul ne doit avoir le droit de se soustraire à un impôt. Le gouvernement a été forcé de reculer cette année en ce qui concerne les acquits à caution pour les fers; il a maintenu le principe, mais en restreignant l’application. Il devra en faire autant un jour ou l’autre pour les céréales. Sur ce point du moins, il y a eu dans l’enquête une grande majorité. M. Monny de Mornay ne le nie pas. Les commissions départementales elles-mêmes se sont prononcées en grand nombre.

Le chapitre du rapport qui traite de la législation civile et générale fait double emploi avec la plupart des autres. En règle absolue, il s’agit de simplifier la législation civile et de débarrasser la propriété immobilière de ces précautions excessives qui l’étouffent en voulant la protéger. Ce n’est pas une petite affaire. Les jurisconsultes résistent et résisteront. Les difficultés qu’a rencontrées le projet de loi sur les ventes judiciaires d’immeubles montrent ce qu’il faut attendre. Les partisans fanatiques du code civil vont jusqu’à défendre la législation sur le cheptel, bien qu’elle choque le bon sens dans quelques-unes de ses dispositions, notamment dans celle qui intéresse le cheptelier à la destruction totale des animaux confiés à ses soins. On paraît un peu plus d’accord pour l’extension de la compétence des juges de paix. Par sa résidence au chef-lieu de canton, qui le met fréquemment en contact avec les habitans de la campagne, le juge de paix est pour eux le magistrat par excellence. On voudrait qu’il fût chargé des petites licitations, des ventes d’immeubles ne dépassant pas un chiffre déterminé et particulièrement des biens des mineurs, qu’on lui attribuât la juridiction des tribunaux de première instance concernant le partage et les homologations pour les successions d’une importance minime, qu’on étendît sa compétence à toutes les contestations entre propriétaires et fermiers, entre vendeurs et acheteurs, qu’il eût le pouvoir de juger en dernier ressort jusqu’à 500 francs. « Une prompte justice de près, écrivait il y a cent ans le marquis de Mirabeau, vaut mieux que la meilleure justice de loin. Un berger peut perdre un mouton, mais, s’il est obligé d’aller plaider loin pour le ravoir, adieu tout le troupeau. » Ces simplifications dans la procédure, comme du reste presque toutes les réformes réclamées dans l’enquête, intéressent particulièrement la petite propriété. Tout ce qui fait perdre du temps et de l’argent est déplacé dans le monde rural. Si on trouve les juges de paix trop chargés par ces nouvelles attributions, qu’on transporte quelques-unes de leurs fonctions aux maires, qui deviendraient alors plus complètement ce qu’ils sont déjà en partie, l’analogue des juges de paix anglais.


IV.

La législation fiscale forme, après la question de population, la partie la plus importante de l’enquête. Un grand nombre de demandes ont eu pour objet des remaniemens d’impôts. Le produit des contributions publiques, qui s’élevait il y a quinze ans à 1,500 millions, arrive aujourd’hui à 2 milliards. Cette progression constante alarme à bon droit les contribuables, d’autant plus qu’elle n’empêche pas les dépenses de marcher encore plus vite. La méthode suivie par les financiers anglais, et qui consiste à dégrever les impôts à mesure que s’accroissent les recettes publiques, est bien préférable. A chaque dégrèvement, la recette décroît, puis elle remonte et bientôt déborde. Le budget ne passe pas ainsi certaines limites, et les contribuables profitent du progrès de la richesse nationale. Il est grand temps d’appliquer ce système en France. Au lieu de s’accumuler, nos économies sont dévorées d’avance. Admettons que des réductions bien entendues puissent ramener le budget à de moindres proportions, tout ce qui s’élèverait au-delà fournirait matière à dégrèvement. L’agriculture se présente la première pour solliciter des réductions d’impôt, parce qu’elle est la plus chargée. Elle paie sous toutes les formes, par l’impôt foncier d’abord, puis par l’impôt sur les mutations d’immeubles, par les impôts indirects, qui frappent la plupart de ses produits, par les octrois à l’entrée des villes ; elle porte à elle seule les trois quarts du fardeau, quoiqu’elle ne forme pas les trois quarts de la richesse. Aucune réclamation sérieuse ne s’élève contre l’impôt foncier. Cet impôt rapporte maintenant 300 millions; les villes en paient environ le quart. Quelques voix s’élèvent encore pour demander ce qu’on appelle la péréquation; cette opération serait si difficile qu’on y renonce généralement. L’agriculture accepte l’impôt foncier, et le paie sans murmurer; elle est même la première à l’accroître en votant dans les conseils du département et de la commune des centimes additionnels. Elle accepte également l’impôt des prestations, qui approche de 50 millions. Toute la force des plaintes porte sur l’impôt des mutations, qui produit tout autant que l’impôt foncier. Si les droits étaient réduits de moitié, en commençant par les mutations à titre onéreux, le fisc ne perdrait pas tout ce qu’il paraîtrait perdre, car beaucoup de transactions qui échappent aujourd’hui à l’impôt n’auraient plus le même intérêt à s’y soustraire. Le ministre des finances qui réalisera cette grande réforme prendra une place glorieuse dans l’histoire. On a insisté dans l’enquête sur cette exigence fiscale qui fait payer aux héritiers les droits sur l’actif des successions sans tenir aucun compte du passif. C’est là une injustice évidente, car celui qui hérite d’une propriété de 200,000 fr. grevée de 150,000 fr. de dettes n’hérite en réalité que de 50,000 fr. Malheureusement il est fort difficile d’éviter les fraudes dès qu’on déduit les dettes ; l’injustice, s’il est impossible de la réparer, deviendrait moins criante avec des droits moins élevés. On a proposé aussi, ce qui paraît plus praticable, de ne faire payer les droits que par annuités au lieu de les exiger d’un seul coup, cause de gêne et quelquefois de ruine.

Les contributions indirectes portent sur les sucres et les boissons. Il serait sans doute à désirer qu’on pût réduire les droits sur les sucres, mais on ne peut pas toucher à la fois à tous les impôts ; il faut choisir. Le sucre est une denrée de luxe qui peut supporter un droit élevé. A plus forte raison peut-on en dire autant de l’alcool, qui est plus souvent nuisible qu’utile. On a beaucoup parlé depuis quelque temps d’une question qui n’a pas d’importance réelle, celle du "vinage". On entend par vinage la quantité d’alcool qu’on met dans certains vins pour leur donner de la force. L’alcool qui sert à cet emploi est aujourd’hui soumis aux droits; on demande qu’il en soit affranchi. Cette réclamation vient surtout des pays producteurs de betteraves, qui espèrent par ce moyen relever les distilleries. Le commissaire-général s’y montre peu favorable, et avec raison. Les producteurs de betteraves n’y gagneraient rien ou presque rien. Le vinage n’a jamais employé au-delà de 100,000 hectolitres d’alcool, dont 50,000 au moins sont versés sur des vins destinés à l’exportation, et comme tels exempts de droits. Quant aux vins consommés à l’intérieur, les propriétaires de vignobles auront toujours intérêt à y employer les alcools qu’ils fabriquent eux-mêmes. Si l’on a eu besoin un moment d’avoir recours à l’alcool de betterave, c’est que l’oïdium avait réduit de moitié la récolte du vin. Il est d’ailleurs constant que l’usage du vinage diminue. Les propriétaires font leurs vins avec plus de soin, et l’addition d’alcool poussée trop loin peut rendre le vin mauvais et insalubre.

Les droits sur les vins prêtent au contraire aux critiques les plus fondées. Ces droits sont compliqués, mal assis, d’une perception gênante et vexatoire, et ils nuisent au débit d’une boisson saine et fortifiante. Les droits se divisent en trois, le droit de circulation, le droit d’entrée dans les villes et le droit de détail. Le plus productif et le meilleur des trois est le droit de détail, qui se perçoit surtout dans les cabarets. S’il était possible d’abaisser considérablement le droit de circulation et le droit d’entrée, le trésor y perdrait d’abord; mais le progrès de la consommation réparerait promptement cette perte. On s’est plaint que les vins communs fussent soumis aux mêmes droits que les vins fins, ce qui est injuste assurément; mais comment faire la différence? Une autre proposition est venue du département de Saône-et-Loire, un des plus intéressés au commerce des vins; elle consisterait à remplacer toutes les formalités de la circulation par un timbre mobile apposé au lieu d’expédition sur les tonneaux, et qui indiquerait, avec le nom de l’expéditeur, le nom et l’adresse du destinataire. Ce serait une simplification heureuse, à l’imitation de ce qui se passe pour l’affranchissement des lettres.

M. Monny de Mornay défend les octrois. Il est en effet difficile de les remplacer, surtout à Paris, où cette source de recette rapporte aujourd’hui 100 millions. La question n’est pourtant pas insoluble, et quand on voudra l’aborder avec la ferme intention de la résoudre, on y parviendra sans trop de peine. Comment font toutes les villes de l’Europe qui n’ont pas d’octroi? La France sera bientôt le seul pays qui conservera ce déplorable impôt; on l’abolit partout. En France au contraire, il est constamment en progrès. On apprend tous les jours que de nouvelles communes demandent à se donner un octroi ou à élever leurs tarifs. D’autres villes étendent arbitrairement le périmètre de l’octroi à une grande distance de leurs limites pour englober des populations rurales. Que toutes les communes en fassent autant, et ces cercles finiront par se toucher. La France alors présentera l’agréable spectacle d’un pays où l’on ne pourra faire un pas sans rencontrer un bureau de perception. Évidemment on a eu tort d’abolir en 1789 les douanes intérieures, puisqu’on les centuple aujourd’hui. On donne pour raison que les communes ont bien le droit de s’imposer elles-mêmes; sans doute, mais elles n’ont pas le droit d’imposer autrui. Or, si une part de l’octroi tombe à la charge des consommateurs, qui profitent jusqu’à un certain point des dépenses faites avec le produit, une autre part tombe à la charge des producteurs, qui ne reçoivent aucune compensation.

Le rapport résume, pour terminer, les questions traitées dans l’enquête qui ne se rattachent pas aux titres précédens. Au premier rang vient la demande d’un code rural. Cette réclamation, à peu près générale, indique plus un vague besoin qu’une idée bien arrêtée. On se rend peu compte des difficultés qui ont empêché depuis soixante ans la rédaction d’un code rural. Cette entreprise a été tentée plusieurs fois, et l’on a toujours fini par l’abandonner. Le conseil d’état, saisi d’une proposition du sénat, a travaillé dix ans à la préparation d’un projet. Le premier livre, si longtemps médité, vient de paraître. Il traite du régime du sol; les deux livres suivans doivent traiter du régime des eaux et de la police rurale. Les agriculteurs peuvent maintenant juger de l’exécution; nous doutons fort qu’elle les satisfasse. Probablement, après examen, on en reviendra au système adopté par la commission de 1835 chargée de l’élaboration d’un code rural. Composée des hommes les plus compétens, choisis dans les deux chambres, dans la magistrature et dans le conseil-général d’agriculture, elle avait conclu contre la rédaction d’un code proprement dit, en le remplaçant par des lois particulières rendues au fur et à mesure des besoins. Pour tout le reste, la loi du 28 septembre 1791, déjà connue sous le nom de code rural, peut suffire.

Au nombre de ces réformes de détail, se trouverait une loi qui apporterait à la vaine pâture des restrictions nouvelles. On demande aussi des mesures décisives pour le partage ou la vente des terrains communaux. Tout le monde doit voir maintenant ce qu’a d’illusoire la loi de 1860 pour la mise en valeur de ces terrains. Sur 3 millions d’hectares incultes, on en a défriché 13,000 en sept ans; ce n’est pas tout à fait 2,000 par an. Il n’y a que l’intérêt privé qui puisse aborder avec efficacité une si vaste entreprise. Une loi qui commanderait de partager ou de vendre tous les communaux dans un délai donné ferait plus pour la richesse agricole de la France que toutes les mesures administratives, et les communes y trouveraient des ressources pour exécuter les travaux des chemins.

La représentation de l’agriculture a occupé beaucoup de déposans. On a rappelé que le commerce était représenté par des chambres électives chargées d’exprimer ses vœux et ses besoins. Pourquoi l’agriculture n’aurait-elle pas les mêmes droits? Une loi avait été rendue en 1851 pour organiser tout un système de représentation agricole. Il devait être établi dans chaque arrondissement un ou plusieurs comices; une chambre d’agriculture composée de membres élus par les comices devait siéger au chef-lieu de chaque département, et à Paris devait se réunir un conseil-général élu par les chambres départementales. Un décret de 1852, rendu après le coup d’état, a supprimé de fait cette organisation en y substituant des commissions désignées par les préfets; un conseil-général d’agriculture nommé par le gouvernement a été institué pour la forme, il ne s’est jamais réuni. Une autre loi, du 3 octobre 1848, avait organisé l’enseignement professionnel de l’agriculture. Cette loi n’a pas été précisément abrogée; mais l’Institut national agronomique qu’elle avait fondé à Versailles pour les hautes études agricoles a été supprimé par décret après le coup d’état. On demande qu’il soit rétabli, sinon tout à fait sur les mêmes bases, au moins dans ses élémens fondamentaux. Le gouvernement y consent, dit-on; une commission nommée par le ministre de l’agriculture et du commerce a préparé un projet qui place à Paris le siège du nouvel institut.

Des plaintes nombreuses se sont produites contre l’organisation actuelle des assurances agricoles. Quelques déposans réclament encore l’assurance générale et obligatoire entre les mains de l’état. Ce système a été justement condamné; mais il ne serait pas impossible d’adopter un système mixte qui conciliât les encouragemens de l’état avec l’assurance mutuelle et facultative. Ce serait un véritable bienfait pour les campagnes, que ruinent périodiquement la grêle, l’inondation, la mortalité du bétail.

La tentative faite par le gouvernement pour supprimer la taxe du pain a peu réussi. Dans beaucoup de villes, les maires se sont crus obligés de rétablir la taxe, et à Paris même, sous les yeux du pouvoir, on est revenu au régime illusoire de la compensation. Certes la taxe du pain, comme toutes les taxes, doit finir par disparaître, mais on ne peut changer en un jour les habitudes séculaires des populations. On a été trop vite; il a fallu revenir sur ses pas, c’est la règle ! La liberté de la boucherie paraît plus généralement acceptée. Pour le commerce des denrées agricoles, on paraît disposé à s’affranchir des anciens règlemens. On demande la liberté du colportage des viandes à Paris et une meilleure organisation de la vente à la criée. On insiste pour une révision de la loi sur les vices rédhibitoires, qui a donné lieu à des abus. La liberté des foires et marchés n’a pas encore beaucoup de partisans, mais on y vient. Le gouvernement donne l’exemple. Il fallait autrefois pour établir une foire un décret impérial rendu après délibération du conseil d’état, et pour un simple marché un arrêté ministériel. Il suffit aujourd’hui dans l’un et l’autre cas d’un arrêté du préfet. Bientôt sans doute il suffira d’un arrêté municipal, et toutes les formalités préliminaires seront supprimées. Des réclamations nombreuses se sont élevées contre l’exagération des droits de place et de mesurage, contre les mesures réglementaires qui interdisent l’entrée des foires et marchés pour certaines heures à certaines catégories d’acheteurs. L’administration supérieure en poursuit la suppression. Malheureusement elle rencontre des résistances, et la ville de Paris est la première à défendre les taxes, les règlemens et les monopoles.

Voilà, dans un résumé de résumés, le tableau de l’enquête. Elle a été en. définitive aussi sérieuse que peut l’être une enquête administrative. Excepté sur un ou deux points, les opinions ont été à peu près libres, et au travers des rapports des présidens et des délibérations des commissions départementales on peut lire facilement l’esprit des dépositions. Nous pouvons dire dès aujourd’hui que les populations agricoles, solennellement consultées, ont émis les vœux suivans : révision des articles du code civil qui favorisent la division parcellaire en respectant le principe du partage égal dans les successions, retour à la loi de 1824, qui facilitait l’échange des propriétés contiguës, abornement général et révision du cadastre, suppression des emprunts publics et de toutes les manœuvres illicites qui détournent les capitaux de leur cours naturel, nouvelles facilités données au crédit agricole par l’établissement d’institutions de crédit mises à la portée des cultivateurs, révision de la législation hypothécaire et des articles du code qui mettent obstacle au crédit, réduction considérable des contingens militaires, réduction immédiate des travaux improductifs des villes et principalement de Paris, développement de l’instruction primaire agricole, extension des attributions et des ressources des conseils communaux et des conseils-généraux de département, active impulsion aux travaux publics utiles, en les étendant surtout aux départemens qui en manquent, réduction des tarifs des chemins de fer, révision des tarifs douaniers dans un sens exclusivement fiscal qui augmente les recettes sans porter atteinte à la liberté commerciale, réduction des droits sur les mutations d’immeubles, réforme de l’impôt des boissons, suppression ou réduction des octrois, extension de la compétence des juges de paix, retour à la loi de 1851 sur la représentation agricole, partage ou vente des communaux, rétablissement de l’Institut national agronomique, organisation d’un bon système d’assurances, liberté des marchés.

La plupart de ces demandes ont un caractère essentiellement pratique. Avec de la bonne volonté, on peut les réaliser. Le gouvernement est entré dans la voie des satisfactions par la nouvelle loi sur les chemins vicinaux et par les mesures annoncées pour le développement de l’instruction agricole; ce n’est. là que la moindre partie de sa tâche. On a laissé dans l’ombre les vœux les plus importans. Trois surtout peuvent être mis en première ligne, l’abandon des emprunts publics et par conséquent l’introduction de nombreuses économies dans le budget, la réduction du contingent militaire, la réduction des travaux de Paris. Par là seulement on peut rendre aux campagnes les capitaux et les bras; puis viennent la réforme financière, qui doit commencer par la réduction des droits sur les ventes d’immeubles, et la réforme administrative, qui doit substituer autant que possible la liberté départementale et communale à l’action trop absorbante du pouvoir central. On a souvent dit que la France savait faire des révolutions et ne savait pas faire des réformes. Voici le moment de prouver le contraire. De l’enquête agricole peut dater un mouvement paisible et réformateur. La population rurale forme les deux tiers de la population nationale, et sous le régime du suffrage universel elle a les moyens d’imposer sa volonté; elle peut d’autant plus en user qu’elle ne demande rien qui ne soit conforme à l’intérêt général.

Une manifestation récente semble indiquer que l’agriculture sent sa force, et qu’elle veut s’en servir. A la suite de l’enquête, un journal agricole a proposé de former une Société générale des agriculteurs de France sur le modèle de la Société royale d’agriculture d’Angleterre. Cette idée, souvent émise, n’avait rencontré qu’un accueil froid et indifférent. Cette fois elle a eu un succès rapide qui a étonné les promoteurs eux-mêmes. De tous les points de la France sont arrivées les adhésions des hommes les plus connus comme propriétaires et cultivateurs. Dès que le nombre des souscripteurs a été porté à 500, une réunion générale a eu lieu à Paris pour se constituer. Un membre du conseil privé, M. Drouyn de Lhuys, a accepté la présidence. Une centaine de sénateurs et de députés se sont fait inscrire parmi les membres. Dans le courant du mois de décembre prochain, doit se tenir une nouvelle réunion générale pour commencer à agir. Une pareille assemblée n’est pas tout à fait sans exemple. Il y avait autrefois à Paris un congrès central d’agriculture qui se réunissait tous les ans et qui a été successivement présidé par M. le duc Decazes et par M. Dupin aîné. Le congrès central d’agriculture avait été supprimé après le coup d’état; il renaît aujourd’hui avec une nouvelle vie. Appuyé sur l’enquête, il peut parler haut; nous allons voir ce qui en sortira.


LÉONCE DE LAVERGNE.

  1. En 1867, l’importation des produits agricoles a été de plus d’un milliard, tandis que l’exportation a dépassé à peine 500 millions.
  2. M. Monny de Mornay cherche ici à établir que le blé français ne paie à l’impôt que 48 centimes par hectolitre ou 60 centimes par quintal métrique. On a déjà démontré l’inexactitude de ce calcul ; mais là n’est pas pour le moment la question. L’essentiel est d’adopter le principe de l’égalité d’impôt entre les produits français et les produits étrangers, les chiffres viendront après.