L’Ennui (Edgeworth)/5

L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome Ip. 76-87).


CHAPITRE V.


La maladie étoit pour moi une espèce d’occupation ; et la santé me devenoit bientôt importune. Quand le danger cessoit de m’inquiéter et de me tenir éveillé, je ne savois que mettre à la place. Je croyois qu’après mon divorce je pourrois jouir de la liberté ; mais la liberté me devint bientôt insipide. Pendant les deux mois qui suivirent, je ne fus tiré qu’une seule fois de mon engourdissement par une querelle qui s’éleva entre mes domestiques et ma nourrice. Soit que l’assurance de la faveur la rendît trop peu mesurée, soit que le préjugé national les indisposât contre une Irlandaise, tous mes gens me déclarèrent qu’ils ne vouloient plus continuer de vivre avec elle. La nourrice exprima la même antipathie, mais elle ajouta que pour rester auprès de moi, elle consentiroit, s’il le falloit, à passer sa vie au milieu des démons.

Quand on ne faisoit que se moquer de ses méprises, elle le supportoit gaîment ; mais si on lui reprochoit de m’avoir fait courir des risques en se montrant à la porte du parc de Sherwood, elle répondoit :

Et tandis que chacun le regardoit comme mort, qui est-ce qui en a pris soin ?

À cela il n’y avoit pas de réponse. Et ils ne pouvoient lui pardonner de les avoir réduits au silence par sa présence d’esprit. Je la protégeai aussi long-temps que je le pus ; mais enfin pour avoir la paix je cédai aux demandes réunies et réitérées de l’intendant et de toute la maison ; et je la renvoyai en Irlande, après lui avoir promis d’aller visiter le château de Glenthorn, cette année même ou la suivante. Pour la consoler de son départ je me proposois de lui faire un présent considérable ; mais elle ne voulut recevoir que quelques guinées pour fournir aux dépenses de sa route. Le sacrifice que je faisois pour obtenir la paix ne me la procura pas. Ruiné par mon indulgence, et par mon incurie, je n’étois plus le maître chez moi. Dans une maison vaste et nombreuse, les domestiques, comme des enfans mal élevés, deviennent le fléau et les tyrans de ceux qui ne savent pas les gouverner. Je me souviens qu’un de ces délicats serviteurs me quitta, parce que les rideaux de son lit ne fermoient pas hermétiquement ; il n’étoit pas accoutumé à cela ; il s’en étoit plaint jusqu’à trois fois à la femme de charge, sans obtenir réparation, ce qui le mettoit dans la nécessité de prendre son congé.

À la place de celui-là, vint s’offrir un autre faquin, qui, d’un air d’assurance, me demanda si j’avois besoin d’un homme de figure, ou d’un homme à talens ? Pour l’instruction de ceux qui ne sont pas au fait de cette classification de domestiques, il est bon de dire que la fonction d’un homme de figure consiste spécialement à annoncer la compagnie les jours de gala. Les services d’un homme à talens sont plus compliqués ; il écrit des cartes d’invitation, il répond aux créanciers importuns, il porte des messages secrets, et cœtera. Quand il y a un et cœtera dans un marché, il y a une porte ouverte pour la dispute. Les fonctions de l’homme à talens n’étant pas parfaitement spécifiées, il m’arriva de lui demander un service qui n’étoit pas de son ressort, je crois d’aller me chercher mon mouchoir ; il me répondit que cela n’étoit pas possible. Et moi, le plus indolent des mortels, après avoir attendu un quart-d’heure, tandis que tous ceux qui devoient m’obéir étoient nonchalamment assis, je fus forcé de me lever et de me servir moi-même. Je me tranquillisai en pensant à l’histoire du roi d’Espagne et du brasier. L’exemple d’un roi étoit fait pour me consoler. Tous les grands, me dis-je à moi-même, sont sujets à ces inconvéniens. Je me soumis donc, mais de si bonne grâce, qu’on n’eût pas dit qu’il y avoit de la complaisance de ma part. Ma maison devint une représentation continuelle du Bon ton à l’office[1].

On raconte qu’un seigneur étranger qui laissoit faire à ses domestiques tout ce qu’ils vouloient, fatigué un soir, ainsi que ses convives, d’attendre qu’on lui servît à souper, descendit pour savoir la cause de ce retard. Il trouva l’homme qui devoit servir, gravement occupé à jouer aux cartes. Celui-ci représenta qu’il lui étoit impossible de quitter la partie avant qu’elle fût terminée. Son maître n’eut rien à objecter à une si forte raison ; mais il prit le jeu de son domestique et finit la partie pour lui, tandis que celui-ci alloit disposer la table pour que l’on pût servir le souper.

Malgré la mollesse de mon caractère, je ne descendis jamais à ce point de complaisance ; ma maison m’étoit désagréable, et je n’avois pas la force d’éloigner les sujets de mon mécontentement. Chaque jour je me promettois bien de renvoyer cette foule de fainéans, et je n’en faisois jamais rien. Je n’étois pas plus heureux au dehors que chez moi ; j’étois dégoûté de mes anciens compagnons ; ils m’avoient bien prouvé le jour de mon accident, qu’ils s’inquiétoient peu que je fusse mort ou vivant ; et je m’étais convaincu de plus en plus de leur égoïsme et de leur folie. C’étoit une vraie fatigue pour moi de montrer quelque contentement et quelqu’ombre de gaîté dans leur société, et je n’avois pas le courage de la quitter. Quand ils virent que je n’étois pas toujours à leur disposition, ils découvrirent que Glenthorn avoit mille défauts ; il étoit toujours triste, il ne savoit se prêter à rien, et mille autres reproches. Enfin, ils me laissèrent aller à ma fantaisie, et oublièrent jusqu’à mon existence. Les amusemens publics n’avoient aucun charme pour moi ; j’avois déjà assez de raison pour ne pas céder à la tentation du jeu mais le manque d’intérêt dans ma vie me la rendoit insupportable. L’ennui chez moi fut tout près de devenir de la misanthropie.

Au milieu de ces fluctuations de mon caractère, je fus un moment intéressé par le spectacle d’un combat de boxeurs. J’y pris un goût si vif, je m’y attachai tellement, que je courus vraiment le risque de devenir un amateur assidu de cette espèce de pugilat. Je ne fis pas seulement réflexion qu’il étoit au-dessous de la dignité d’un noble anglais de se mettre dans la tête les termes d’un art aussi grossier. Je ne sais pas précisément jusqu’à quel degré j’aurois poussé ma science sur ce point important, si j’avois été livré à moi-même ; mais je fus saisi d’un accès de pudeur nationale, en entendant un étranger exprimer le dégoût que lui inspiroit ce sauvage spectacle. C’est en vain que je lui répétai les argumens de quelques orateurs de la chambre des Communes, qui prétendent que cette barbare gymnastique, ainsi que le combat du taureau, sont très-propres à entretenir le courage dans une nation. Mon antagoniste répliqua qu’il ne voyoit aucune liaison nécessaire entre la cruauté et le courage, et qu’il ne comprenoit pas ce qu’il y avoit d’héroïque et de belliqueux à regarder des hommes se fracasser les membres, et s’assommer, tandis que soi-même on étoit à l’abri de tout danger. Il me fit observer que jamais les Romains n’avoient été plus passionnés pour les combats de gladiateurs que sous les règnes des empereurs les plus cruels et les plus efféminés, et dans le déclin le plus marqué du courage et de l’esprit public. Ces raisonnemens n’auroient produit vraisemblablement aucun effet sur un esprit comme le mien, peu accoutumé à réfléchir, et toujours disposé à se laisser aller à ses sensations, mais je fus frappé de la mort d’un de ces combattans qui expira peu de temps après la bataille. C’étoit un Irlandais. Comme son adversaire étoit anglais, ainsi que les spectateurs, la mort de ce malheureux fut à peine remarquée. Je lui parlai quelques minutes avant qu’il expirât, et j’appris qu’il étoit originaire de mon comté. Il s’appeloit Michel Noonan, il me pria de faire remettre à son père une demi-guinée, qui étoit toute sa fortune, et à sa sœur un mouchoir de soie qu’il avoit à son cou. La pitié que m’inspira cet Irlandais me rappela sa patrie à l’esprit ; une foule de motifs assez légers en eux-même m’inspiroient le désir d’y aller. Je pouvois ainsi quitter un séjour qui m’étoit insupportable, et me débarasser d’une foule de valets qui m’étoient à charge, sans avoir la peine de les renvoyer ; car aucun d’eux ne consentit à me suivre dans ce qu’ils appeloient mon exil. Cela me délivroit aussi de mes camarades dont j’étois las. Fatigué de l’Angleterre, j’avois besoin d’un spectacle nouveau, dût-il être cent fois pire que tout ce que je connoissois. Telles étoient mes secrètes raisons, j’en alléguai de plus nobles et d’assez plausibles. Il étoit de mon devoir de visiter mes domaines, et d’encourager mes vassaux en passant quelque temps au milieu d’eux. On se fait volontiers des devoirs de ce qui nous convient et de ce qui entre dans nos goûts ; et puis j’avois promis à Ellinor ; un homme d’honneur devoit tenir sa parole, même à l’égard d’une pauvre vieille femme. Bref, quand une résolution est bien prise, on ne manque jamais d’argumens pour la justifier. La moitié des hommes se conduisent d’après des motifs de cette force ; enfin je résolus de me rendre en Irlande.


  1. Cette pièce de théâtre qui, en anglais, a pour titre High life below stairs, est du célèbre Garrick.