Édition de l’Illustration (228-231 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 69-72).


IV

Dans la première quinzaine de janvier, les dames de Villefarge mettent leurs toilettes de cérémonie pour faire leurs visites du Jour de l’An Geneviève Alquier, souffrante, fut dispensée de ces devoirs, et ses amies qui n’étaient pas entrées chez elle depuis la mort de M m * Capdenat, ne manquèrent pas de satisfaire tout ensemble leur amitié et leur curiosité. Mme Bausset vint la première, puis Mme Lanthenas, Mme Lacoste, le curé Fontembon. Enfin, Mlle Aubette, à peine relevée de maladie, se présenta et trouva une Renaude Vipreux mal disposée à lui ouvrir la porte de Geneviève. Mais la timide Aubette, agneau révolté, exigea d’être reçue et clama les droits de la parenté. Elle refusait de voir Anthime — elle ne venait pas pour Anthime ! — et elle cria si fort, du haut de sa tête, que Mlle Vipreux dut céder Les mots de chipie et de mégère furent balbutiés entre des mâchoires tremblantes, cependant que, l’une derrière l’autre, les deux vieilles filles gravissaient l’escalier Geneviève vit entrer une Renaude verte de rage contenue, et, sur ses talons, un squelette habillé qui était, macabre et triomphante, la cousine Aubette.

— Le médecin a défendu… Vous allez tuer Madame…

— Pas d’exagération, ma bonne, dit M Ut Aubette, en s’asseyant. Et maintenant, veuillez nous laisser. Je suppose que votre ouvrage vous réclame, et nous avons à causer d’affaires de famille, ma cousine et moi.

Mlle Vipreux sortit en claquant la porte.

— Vous l’avez fâchée, dit Geneviève.

— Ah ! si tu la soutiens, fit M Ue Aubette, mécontente.

— Elle m’a bien soignée.

— Comédie. Si tu savais ce qu’on dit !

— Ah ! je vous en prie…

— Tu ne veux pas ?

— Je suis trop fatiguée. Tout me lasse, cousine. Tout m’est égal…

— Même que la Vipreux soit allée, avec Anthime, chez le notaire Beausire ? Eh ! Eh ! Le contrat qui se prépare…

— Mlle Vipreux m’a dit qu’elle avait demandé conseil à Beausire pour placer sa petite fortune en première hypothèque. N’accusez pas sans preuves, cousine. Et puis. Et puis… Je n’en peux plus. Il me semble que j’ai cent ans…

Des larmes d’épuisement venaient aux yeux de Geneviève. Mlle Aubette se radoucit, s’excusa et s’en alla, un peu inquiète du résultat de son intervention.

— Pourvu que cette Vipreux ne me brouille pas avec Geneviève !…

Cette idée la consternait. Elle aimait tendrement sa jeune cousine et elle pensait à son cher appareil qui n’était pas entièrement payé.

Le soir, après que Capdenat avait fait sa partie de dames et qu’il s’était couché, M 11 ® Vipreux montait chez Geneviève. Elle apportait une pièce de linge à repriser et demandait, modestement, la permission de demeurer un peu avec Madame.

Madame ne pouvait pas refuser. Ainsi l’habitude était prise de ces veillées qui mettaient les deux femmes cote à cote, devant le même feu, sous la même lampe, absorbées l’une par sa couture, l’autre par ses pensées, et pareillement silencieuses. Geneviève prenait un livre pour échapper au démon, atroce montreur d’images, embusqué à toutes les portes des sens et qui, tout à l’heure, dans la solitude nocturne, ferait sur elle son travail de bourreau. Mais ses yeux seuls lisaient un texte mort. Son esprit, évacué dans l’obscur dédale où il cherchait l’explication de son malheur, tournait dans des cercles sans issue, comme un fou qui bat les murs de sa tête. Le livre restait ouvert à la même page. Renaude, en poussant l’aiguille, épiait cette étrange immobilité. Quelquefois, elle risquait un mot. Alors, Geneviève, levant un regard sans couleur, remontait de l’abîme avec la pilleur du tombeau sur le front. Elle écoutait Renaude, n’entendait pas, répondait au hasard, mais, à ce fil du monologue de Mlle Vipreux, elle accrochait sa rêverie errante. Cela devenait enfin une conversation que Renaude menait à sa guise.

Une fois, il y eut des cris dans la cuisine. Les sanglots de Mélanie retentirent jusqu’au premier étage. Quand M 11 ® Vipreux monta chez Geneviève, ses pommettes étaient rouges, et, dans ses yeux, vacillait cette lueur cruelle que la colère lui donnait. Elle commença de coudre, s’arrêta, hésita et, soudain décidée, tira de son sac à ouvrage un livre.

— Nous vivons, dit-elle, dans une triste époque. On ne sait plus à qui se fier. Cette Mélanie que je croyais si naïve… Voici ce que j’ai trouvé dans sa chambre… Ce livre infâme… Elle prétend qu’elle ne l’a pas lu, que le garçon boucher le lui a passé pour lui faire une farce… Après tout, c’est possible.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Oh ! je craindrais d’offenser les yeux de Madame par cette immondice. J’ai voulu me rendre compte, et je ne suis pas bien sûre d’avoir compris.

Pudique et confuse, elle laissa Geneviève feuilleter le livre. C’était un de ces bas ouvrages érotiques qui se présentent, hypocritement, sous la forme d’un traité d’hygiène.

— En effet, dit Geneviève en repoussant le livre avec répugnance. Ce n’est pas une lecture pour Mélanie…

Parce qu’elle aimait l’amour, l’obscénité la blessait. Et cela la gênait aussi que Mlle Vipreux eût parcouru ce livre et vu ces gravures.

Tout à coup Renaude rit, de ce rire aigu qui faisait mal aux nerfs de Geneviève.

— C’est pourtant ça qu’on appelle l’amour. C’est pour ça que des femmes se perdent, corps et âme, pour ça ! Oui, une saleté, une grande saleté. J’ai envie de cracher quand j’y pense…

— Eh bien, n’y pensez pas.

La bouche flétrie se tordit dans un rictus méprisant.

— Le conseil de Madame serait bon si le mal n’était partout, comme une bête qui vous saute aux jambes. On voudrait l’oublier. Il est là. Il vous provoque. Les livres, le cinéma, les journaux… Et la vie qui est pire que les inventions des esprits malades.

— Qu’en savez-vous, qu’en voyez-vous ?

— Je n’ai pas, certainement, l’expérience de Madame qui connaît la vie de Paris, mais je sais que les hommes d’à présent sont des pourceaux et les femmes des chiennes. Voilà le monde d’aujourd’hui. Et les honnêtes gens sont des lâches. Ils s’indignent ou ils sourient, et ils passent. Aucun n’oserait prendre la bête à la gorge.

— Que faire ? dit Geneviève, presque effrayée par l’excitation de Renaude

— Châtier… terriblement ! Châtier les femmes qui se dévergondent. On devrait les fouetter en place publique, et puis les mettre en prison, au pain et à l’eau. Ça les calmerait.

— Toutes ne sont pas des vicieuses. Il y a des malheureuses.

— Des dégoûtantes.

— Jésus a été moins sévère que vous.

— Madame pense à sainte Madeleine et à la femme adultère. Ces deux évan¬ giles ont fait bien du mal.

— Comment la parole du Christ peut-elle faire du mal ?

— À celles qui ne la lisent que pour y trouver l’excuse de leur dérèglement.

Geneviève baissa la tête. La nuit précédente, à bout de forces, cherchant un secours qu’elle ne trouvait nulle part, elle avait rouvert le petit missel d’ivoire que Mme de l’Espitalet lui avait donné pour sa première communion. Elle y avait relu l’histoire de Madeleine et qu’il fut beaucoup pardonné à la pécheresse parce qu’elle avait beaucoup aimé.

Les dures paroles de Renaude dissipaient l’illusion qu’elle avait eue de mériter peut-être, dans sa souffrance, une miséricorde ineffable, de s’élever, un jour, par un lent effort, de l’amour humain à cet amour qui avait empli de ses baumes le cœur de la Magdaléenne, amour si doux, amour si fort qu’une seule goutte, tombée sur les pieds de Jésus, avait embaumé le monde pour des siècles.

« Renaude a raison. Madeleine se repentait. Est-ce que je me repens ? Est-ce que je regrette ma faute ? »

Non. Geneviève n’éprouvait ni repentir, ni regret sensible. Elle souffrait, mais sa souffrance n’était que le cri de son désir frustré, la faim et la soif de son péché… Cette souffrance-là ne rachetait rien. Elle offensait la justice divine. Vaine était la prière de Geneviève. Dieu ne l’écouterait pas.

Cette nuit-là, elle eut encore un de ces paroxysmes de désespoir qui lui faisaient appeler la mort. Et la fièvre la reprit.

Les soins attentifs de Renaude lui devenaient intolérables. Elle avait besoin de serrer des mains amies, de se blottir dans une poitrine maternelle, aux bras d’une créature qui la consolerait sans l’interroger, rien qu’en l’aimant. Une profonde antipathie physique, qu’elle se reprochait comme une ingratitude honteuse, la hérissait lorsque Mlle Vipreux s’approchait d’elle. Cette fille si forte, au lieu de la soutenir, la brisait. Cette chrétienne, au lieu de la tourner vers Dieu, la rejetait vers la damnation. Toute espérance mourait au cœur transi de Geneviève sous le regard acéré des yeux grisâtres. Et elle se disait :

« Je suis mauvaise et méchante. »

Elle pensait à sa marraine. Celle-là, oui, l’aurait relevée et sauvée, si elle avait su…

« Ah ! qu’elle ne sache jamais ! »

Geneviève, en la chérissant, ne souhaitait pas revoir, avant bien des jours et des jours, l’amie vénérable qui portait le même nom que Bertrand, qui voyait la femme de Bertrand, qui en eût parlé avec une affection complaisante et dit peut-être, sur le nouveau ménage, de ces choses que Geneviève ne voulait pas connaître… Hélas ! Il lui suffisait de les imaginer.


Elle sortit, pour la première fois, avec Renaude.

Les gens chuchotaient en la voyant.

— Comme elle est changée ! Elle a été plus mal qu’on ne l’a cru. Heureusement que Mlle Vipreux était auprès d’elle.


Il vint deux lettres en même temps. L’une était de Lucien Alquier.

J’espère que vous êtes complètement rétablie, et j’en suis charmé, par amitié pour vous, et aussi — je dois l’avouer — parce que je n’aime pas les malades. Achevez votre convalescence à Villefarge. J’irai vous chercher, si vous le désirez, en revenant de Biarritz et de Toulouse où j’ai des chantiers.


L’autre lettre venait de Puy-le-Maure.

…J’étais moi-même au lit, très grippée, quand j’ai appris ta maladie et reçu tes souhaits, ma chère petite. J’admire que tu aies eu le courage, à peine levée, de m’envoyer quelques lignes. La grippe m’a empêchée d’assister au mariage de Bertrand, qui a été célébré, dans l’intimité, le 10 de ce mois. Mon neveu m’a dit qu’il t’avait annoncé le grand événement, que personne chez nous ne prévoyait, et qui a l’air d’un coup de tête. Mais ce n’est pas un coup de tête. C’est un acte de raison, que j’approuve, étant persuadée que, dans la situation de Bertrand, une femme énergique comme la sienne aura sur lui l’influence la plus favorable.

On dû que l’amitié peut très bien mener à l’amour. Je le souhaite, quoique je n’en sois pas absolument sûre. Deux associés, voilà ce qu’ils seront, mais deux associés affectueux et dévoués. Que Dieu leur envoie des enfants ! Ils les élèveront, sans marquer de différence entre les petits l’Espitalet et les deux enfants du premier mariage.


De cette lettre, qui lui fit du mal et qui contenait pourtant une idée consolatrice : Bertrand de l’Espitalet faisait un mariage de raison, — Geneviève retint surtout une phrase : Il m’a dit qu’il t’avait annoncé le grand événement.

Elle répondit à son mari qu’elle était tout à fait bien et qu’elle allait rentrer chez elle.