Édition de l’Illustration (228-231 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 57-64).


II


Sur le quai de la gare balayé par un vent glacé, Geneviève aperçut le Dr Bausset et une dame en manteau de fourrure qu’elle ne reconnut pas tout de suite.

Renaude !… Cette personne élégante, c’était Renaude. Un peu moins maigre, un peu moins chat malade qu’autrefois, encore acide, presque hautaine. Bausset l’avait amenée dans sa voiture à deux places, et il regrettait de ne pouvoir la ramener avec Geneviève. Mais, de sa voix perçante et maniérée, elle dit qu’elle prendrait l’omnibus de ville et qu’elle confiait Madame au « cher » docteur.

— Ah ! vous avez là une bien bonne personne, bien dévouée, fit le « cher » docteur en installant Geneviève dans l’automobile… Vous allez trouver chez vous d’heureux changements… de l’ordre, du confort…

Jusqu’aux Cornières, il continua ce panégyrique de la gouvernante.

Capdenat est assis dans son fauteuil Voltaire. Le poêle rougeoie. Le lustre est allumé. Il y a un bouquet de chrysanthèmes sur la table.

— Papa !… Je suis heureuse de te voir…

— Hmn… m… m… b’soir… Sieds-toi.

Elle s’assied tout contre lui, et, dans ses mains gantées, elle garde la grosse main rhumatisante aux phalanges noueuses. Le père pose sur elle un regard terne, mâchonne quelques mots et, tandis qu’elle lui parle avec toute sa bonne volonté d’émouvoir, dans cette masse de chair, ce que Capdenat peut avoir d’âme, elle retrouve, au fond des petits yeux porcins, la méfiance rancunière d’autrefois.

Il n’a pas eu un geste vers elle.

— Papa !… Voyons, papa… Tu es content que je sois venue. Dis que tu es content.

— Ou…i… i…

Et plaintivement :

— Ton train a eu du retard. Le dîner sera mauvais. Tu aurais bien pu suivre Renaude au lieu de bavarder avec Bausset. Pourquoi prendre sa voiture ? L’omnibus n’est pas digne de toi ?

— Allons, monsieur, ne grondez pas Madame, dit Renaude. Le dîner sera bon tout de même.

Il n’est pas permis à Geneviève de monter dans sa chambre. Cela retarderait encore ce dîner que Capdenat attend avec l’impatience gloutonne des vieux qui ne dominent plus leurs impulsions. Elle étale son manteau sur une chaise, devant la fenêtre aux rideaux fermés. Pourquoi a-t-elle la sensation d’un vide anormal dans la salle à manger ? Une chose familière…

Et soudain :

— Les oiseaux… Où a-t-on mis les oiseaux ?

Capdenat a-t-il entendu ? Il est à table. Il tend son assiette que Mlle Vipreux remplit d’une soupe onctueuse et fumante, la soupe aux légumes qui a bouilli longtemps avec une épaule de veau farcie et les abatis d’une poule.

C’est Renaude qui répond :

— Les oiseaux ? Monsieur a dû s’en défaire. L’odeur l’incommodait.

Et c’est elle encore qui mène la conversation, au début de ce repas, pendant que Capdenat dévore et que Geneviève cède à la fatigue du voyage. La voix aiguë vibre avec autorité. Et Geneviève revoit la femme qui arrivait de Figeac — il y a sept mois — cette figure chétive, ce regard luisant comme un canif et la pauvre robe de deuil. Elle revoit la face violacée de Capdenat hurlant :

« Vous pouvez… f… le camp. »

Sept mois, à peine.

Et la Renaude crottée, mouillée, minable, qui disait, dans le salon de paille :

« Capitaliste !… Je suis capitaliste ! »

Il y avait une bataille à livrer. Renaude Vipreux l’a livrée et l’a gagnée. Descendue à la servitude, elle remonte à l’égalité. Bien rentée, forte de son indépendance matérielle, elle n’a plus besoin de Capdenat. C’est Capdenat qui a besoin d’elle. Que ferait-il et que ferait-on de lui si elle le quittait ?

Elle a reconquis ses titres de bourgeoisie. Si elle emploie encore la troisième personne en s’adressant à Geneviève, elle parle net et direct à son maître… Mais est-il encore son maître ? Il ne commande plus. Il approuve.


Il a mangé sa soupe et il tend son assiette. Encore, encore un peu.

— Non, monsieur. Vous n’en reprendrez pas. Il ne faut pas abuser du pain trempé. Le docteur l’a dit.

— Il m’embête.

— Pour votre bien. Là ! Soyez sage. Vous aurez, par exception, parce que c’est ce soir une petite fête de famille, un demi-verre de vin pur.

Elle sonne… Une servante arrive. C’est une fille très jeune, laide, d’un blond presque blanc, aux yeux rouges, au long profil de cheval triste.

— Desservez, Mélanie.

Cette albinos s’appelle Mélanie !…

— Vous n’avez plus Maria ? demande Geneviève.

— Ah ! l’infortunée créature. Complètement détraquée. J’avais peur d’elle, à la fin. Elle pouvait être dangereuse. Celle-ci vient de l’orphelinat. Elle ne sort jamais et ne voit personne. Ainsi, elle n’est pas en danger de se perdre. Madame ne pie blâme pas ?

— D’avoir pris une servante ? Je vous l’avais conseillé.

Le dîner terminé, Renaude pose un damier sur la table.

— Madame veut-elle jouer avec Monsieur ? Il a l’habitude de faire sa partie tous les soirs. Ça l’anime. Ça le distrait. Et le temps passe.

— Jouez avec mon père. Je regarderai.

Geneviève se met près de la cheminée, comme naguère, et le mica rougeoyant du poêle ouvre devant ses genoux un gros oçil de feu sanglant. Dans son esprit endolori par la lourde chaleur, des réminiscences passent. Et là encore, elle a la sensation d’une absence.

— Monsieur !… Vous me prenez des pions !… C’est un désastre. Vous êtes terrible.

Geneviève demande :

— Sans-Oreilles ?… Mon beau Sans-Oreilles ? Où est-il ? À la cuisine, je suppose. Mélanie doit le gâter.

— …Allons, monsieur, défendez-vous. Cette fois, c’est moi qui gagne… Sans-Oreilles ?… Madame s’inquiète de Sans-Oreilles ?… Hélas ! le pauvre était bien vieux, bien malade… Je l’ai soigné. Je l’ai même porté chez le vétérinaire, en consultation, dans un panier. Le vétérinaire a dit qu’il était incurable… Alors, il a fallu je sacrifier.

— Sans-Oreilles est mort ! Cela me fait de la peine. Et toi, papa, qui l’aimais tant !

— Eh bien, ça n’était jamais qu’un chat, dit M. Capdenat. Tu ne vas pas prendra le deuil !… Renaude !… Je vous souffle un… deux pions, et je vais à dame…

Il n’y avait pas de feu dans la chambre de Geneviève. La tradition de Villefarge interdit de chauffer les chambres à coucher, hormis le cas de maladie. De même, dès le 1er mars, on cesse d’allumer les poêles parce qu’on est dans le Midi et que l’hiver doit être terminé. Alors, les femmes, couvertes de fichus, les pieds sur leur chaufferette, commencent ce rhume annuel qu’on attribue au soleil du printemps. Geneviève, à Paris, était devenue frileuse, et la bossue le savait bien qui lui préparait, matin et soir, une flambée dans sa chambre. Ni Renaude, ni Mélanie n’avaient l’habitude de ces raffinements. Sonner ? L’albinos devait être profondément endormie, et, quant à Mlle Vipreux… Pourquoi Geneviève n’osa-t-elle pas sonner Mlle Vipreux ? Elle était tellement fatiguée qu’elle n’eut pas le courage de descendre et elle se coucha, heureuse de trouver une boule d’eau chaude sous l’édredon. Encore frissonnante, elle eut de la peine à s’endormir, se réveilla trois fois dans la nuit et se sentit au matin courbatue et fiévreuse.

Quand elle descendit pour retrouver son père, elle constata le changement dont avait parlé le Dr Bausset. Les rideaux blancs étaient roides d’amidon, comme des surplis fraîchement repassés. Les cuivres étincelaient. Devant les fauteuils, il y avait des ronds en sparterie. Le parfum de la cire remplaçait le relent de chat et d’oiseau qui imprégnait autrefois la pièce parce que les servantes négligeaient d’ouvrir la fenêtre et de renouveler l’air affadi. Tout avait la propreté particulière aux sacristies et aux couvents. Si M. Capdenat portait toujours son par-dessus-robe de chambre, ce vêtement inusable était réparé et nettoyé. Oui, tout était mieux que naguère. Cependant, la vie légère des oiseaux d’or, leur joli chant manquaient à la salle à manger, et Geneviève regretta le chat Sans-Oreilles, intelligent et doux, et de qui la moindre caresse était une grâce royale. Pauvre petit compagnon des mauvais jours, ses beaux yeux de hibou ne luiraient plus, topazes verdissantes, dans cet antre que formait le dessous du fauteuil. Son corps velouté, aux pattes tressées de muscles d’acier, ne se loverait plus dans le giron de sa maîtresse. L’avait-on vraiment bien soigné ? Lui avait-on dispensé la mort facile et rapide que l’homme refuse à l’homme et qu’il accorde aux bons animaux, ses serviteurs ?… Capdenat avait raillé la peine de Geneviève.

« Après tout, ce n’était qu’un chat. »

Et pourtant, il disait, l’an passé, avec une complaisance insultante pour les siens :

« Mon chat Sans-Oreilles et mes oiseaux, c’est ma famille. »


Sa famille, à présent, c’était… Ah ! ni Raymond, ni Geneviève !… Peut-être… — cette idée était désagréable et irritante… — peut-être M Ue Vipreux ?… Oui, si la vieille fille n’avait pas eu d’autres ressources que ses gages, on aurait pu croire… C’est la manœuvre classique des gouvernantes installées chez les veufs ou les célibataires. Mais Renaude Vipreux possédait une petite fortune et si elle tenait en respect son terrible maître, c’est qu’elle avait le droit et le moyen de s’en aller. Geneviève remuait ces pensées tandis que son père lisait le journal et interrompait sa lecture toutes les cinq minutes pour s’informer du déjeuner. Le souci de la nourriture primait en lui tous les autres — signe évident de sénilité, pénible à découvrir, un peu répugnant. La jeune femme eût préféré les anciennes colères et cette passion de la politique qui se réveillait naguère, avec le souvenir des ambitions meurtries, comme l’instinct de la race, à travers la décrépitude de l’individu. Mais Capdenat ne vibrait plus à ce mot magique : élection. Les questions de métier ne l’intéressaient pas davantage, et même sa haine pour son gendre semblait assoupie, comme si, à une certaine épaisseur d’égoïsme, la rancune s’émoussait, l’homme concentré en soi, opposant à tout ce qui n’est pas son besoin immédiat une masse imperméable.


Dès le lendemain, Geneviève alla voir Mlle Aubette qui était malade et alitée.

La locataire avait la clef du logement. C’était elle qui faisait le ménage et les commissions de la vieille demoiselle et qui lui donnait les soins indispensables, mais la septuagénaire demeurait seule une partie de la journée et toute la nuit.

Geneviève trouva sa cousine couchée sous une montagne d’édredons, dans des draps chiffonnés et sales que la locataire jugeait bien assez propres et qui n’offensaient pas la vue affaiblie de Mlle Aubette. Un désordre lamentable enlaidissait la chambre mal balayée. Il n’y avait pas de feu. Mlle Aubette ne souffrait pas du froid dans son lit-alcove. Elle dit pourtant à la locataire d’apporter un chauffe-pieds pour Mme Alquier.

— Ma pauvre Ginette — elle donnait à Geneviève son nom d’enfance — je suis bien bas. Je m’en vais.

La jeune femme lui prodigua les protestations d’usage que les malades attendent, qu’ils accueillent avec une complaisante crédulité et qu’ils seraient secrètement effrayés de ne pas entendre.

— Cousine, vous ne pouvez pas rester ainsi. À votre âge, on a besoin d’autres soins. Pourquoi n’iriez-vous pas dans un couvent comme pensionnaire ?

La vieille figure jaune, sous le bonnet à pattes qui laissait dépasser de ternes cheveux blancs, fit la moue d’un enfant qui va pleurer.

— Non… Non… jamais. Je veux mourir chez moi, dans mon lit.

— Alors, il vous faut une domestique.

— Et comment pourrai-je la nourrir et la payer ? Toute ma petite rente y passera… Non… Non.

« Ces pauvres vieux ! ces pauvres vieux d’aujourd’hui ! » pensait Geneviève, le cœur serré.

Partout il y en avait, de ces épaves, de ces déchets, restes oubliés d’une société où ils avaient eu leur place, où ils s’étaient construit un humble refuge pour le temps de leur solitude el de leur déclin, avec la volonté de ne rien devoir à personne, de ne rien demander à personne… Un logement, une servante, quatre sous de revenu, et l’on est content. On garde figure de gens convenables. On s’en va vers la mort avec la considération des voisins.

Vieux époux réduite à se servir l’un l’autre, l’aveugle aidant le paralytique ; vieux célibataires, trop fiers pour l’hospice et qui, dans l’ombre tombante du soir éternel, apprennent gauchement à raccommoder leurs habits, à cuisiner leur repas sur une lampe à alcool, à laver leur linge dans une cuvette ; veuves sans enfants, mères orphelines de leurs petite, père que les fils, harcelés par des besoins nouveaux, trouvent à charge, pauvres vieux de cet âge de fer, où les jeunes n’ont pas le tempe d’avoir pitié — tous ils ont vécu trop longtemps, et ils tiennent encore à vivre.

— Ma bonne cousine, je vous aiderai. Si vous voulez aller au Bon-Pasteur de Figeac, je paierai votre pension. Nous sommes parentes. Maman vous aimait. Vous ne voulez pas ? Alors, prenez quelqu’un à demeure et ne vous inquiétez pas de la dépense.

— Je te remercie. Tu as du cœur, toi, Ginette. Je veux bien quelqu’un pour la nuit. Je crois que la bossue viendrait. Celle-là est honnête.

— Très honnête, mais n’est-elle pas un peu… détraquée ?

— Qui t’a dit ça ?

Mlle Aubette, galvanisée, s’agitait sous ses couvertures. Elle sortit un bras desséché, et, de son poing gros comme trois noix, menaça un ennemi invisible.

— Il n’y a qu’elle pour inventer de telles méchancetés.

— De qui parlez-vous, ma cousine ?

— De ta Vipreux ! C’est elle qui a mis dehors la bossue parce que la bossue y voyait trop clair.

— Comment ?… Que dites-vous ?

Déjà, l’excitation de la malade tombait.

— Demande à Maria. Elle te dira tout. Cette Vipreux lui a fait des misères, à cause du chat… File voulait qu’on le tue, ce chat, et la bossue ne voulait point. Et puis, la bossue avait vu des choses…

— Quelles choses ?

— Elle ne me les a pas dites. Elle m’a dit qu’elle te les dirait. Va la voir. Tu sauras. Bien sûr, cette Vipreux, elle en veut à l’argent de Capdenat, à ton argent ! Et ce flougnard d’Anthime est mené par elle, comme ça :

Mlle Aubette se pinça le bout du nez.

— …Comme ça. Et il l’épousera. Tu verras qu’il l’épousera. Elle n’a pas le sou et il est riche.

— Vous vous trompez, ma cousine. Mlle Vipreux n’a pas besoin d’argent. Un parent a eu la bonté de lui constituer un capital qu’elle laisse grossir, avec ses revenus et ses gages.

— Tu es sûre ?

— Cela s’est passé à Paris, il y a deux mois. Mlle Vipreux m’a demandé conseil. Son parent la sollicitait de partir avec lui pour l’Amérique. Elle a préféré rester, et je lui en suis reconnaissante. Vous ne direz pas que papa n’est pas bien soigné ? Quant à l’affaire du chat et aux autres choses que Maria prétend avoir vues, la bossue n’est pas un témoin qu’on puisse croire sans contrôle. Elle déteste Mlle Vipreux, et sa cervelle travaille, déforme, exagéré de bonne foi. Tous les domestiques sont ainsi. J’en ai la preuve, chez moi, où ils sont quatre qui se haïssent et se jalousent, les femmes surtout…

Mlle Aubette s’enfonça dans son oreiller, et, d’une voix lasse :

— Comme tu voudras… Tu feras comme tu voudras… Ça m’est égal, après tout, les histoires d’Anthime et de sa gouvernante… Dis donc, avant de t’en aller, veux-tu me donner les écouteurs de ma T. S. P. ? Là, sur la table de nuit. Ôte ces fioles. Maintenant, tu vas tourner les cadrans… 84 et 36… Les grandes ondes. J’entendrai le concert de Radio-Paris… Tu as été bien gentille de m’offrir cet appareil. C’est comme un ami que j’ai là. Eh bien, je ferai prévenir Maria… Adieu, Ginette.

Les racontars, même les racontars de cuisine et d’office, on les méprise, on en rit, on les écarte, mais on y pense, au moins une heure ou un jour. Geneviève, en remontant vers les Cornières, tâchait de démêler la parcelle de vérité contenue dans les accusations de la bossue. Que Mlle Vipreux passât pour une fille intéressée, qu’on lui attribuât l’intention de se faire épouser par M. Capdenat, c’était à prévoir. L’imagination populaire ne renouvelle pas les thèmes de ses romans et attribue toujours les mêmes sentiments et le même rôle à certains personnages classiques. La Gouvernante doit épouser le Vieux Monsieur et Guignol battre le Commissaire. Le peuple, comme les enfants, ne souffre pas de variantes à ses contes de fées.

Avant d’arriver aux Cornières, Geneviève rencontra successivement Mme Bausset, la pharmacienne, la directrice de l’École supérieure et la Sœur économe de l’hospice. Et chaque fois, après les politesses obligées, ce fut le même refrain :

« Vous êtes bien heureuse d’avoir auprès de votre père cette demoiselle qui est si méritante. »

La Sœur ajouta au compliment :

« Vous auriez pu la perdre, car j’ai ouï dire, par nos Sœurs de Figese, qu’elle avait fait un héritage. »

Geneviève ne s’attarda pas à rectifier un détail essentiel de l’histoire. Il ne s’agissait pas d’un héritage, mais d’un don. Cela, d’ailleurs, était sans importance.

Elle rentra chez son père, rassérénée et un peu fâchée contre la bossue.

Le frisson la reprit. La gorge lui faisait mal. Elle voulut une boisson chaude, et, ne voyant pas Mlle Vipreux dans la salle à manger, elle alk elle-même à la cuisine, où l’albinos récurait des poêlons.

— Du thé ?… Mais, pauvre madame, comment que jè l’aurais, ce thé ?… Il est dans les provisions, et Mademoiselle a k clef des provisions.

— Où est-elle, Mademoiselle ?

— Dans sa chambre, à plier son linge.

Au premier, la chambre de Mlle Vipreux était vide et paraissait inhabitée, car les volets étaient rabattus, les couvertures en paquet au pied du lit et le lavabo sans serviettes. La jeune femme retourna vers l’albinos.

— Mlle Vipreux n’est pas dans sa chambre. Voici dix francs, allez acheter un paquet de thé.

— Comment, elle n’est pas dans sa chambre ? Mais si, qu’elle y est. Elle plie son linge et elle en a pour jusqu’au dîner, tant qu’elle est grande, l’armoire noire !

— L’armoire noire !

Dans la chambre de Renaude, il n’y avait qu’une commode en noyer.

Geneviève sortit de la cuisine, traversa le salon et ouvrit la porte qu’on n’ouvrait jamais.

Là, était la chambre conjugale des Capdenat, condamnée depuis que Berthe Capdenat était morte, la chambre bleue avec ses meubles en poirier noir : le lit où Raymond et Geneviève étaient nés et la grande armoire à trois portes en face de la fenêtre. Devant cette armoire ouverte, Mlle Vipreux pliait et rangeait ses effets qui garnissaient abondamment les planches intérieures.

— Madame me cherchait ? dit-elle, et elle souriait d’un air amène, j’étais occupée ici.

— Je vous avais cherchée dans votre chambre.

Renaude se redressa :

— Madame ne savait pas que Monsieur m’a obligée à déménager ?… Monsieur ne l’a pas écrit à Madame ?… Alors, je comprends que Madame soit montée là-haut… Hé oui, j’ai dû…

Elle soupira :

— …J’ai dû quitter mon ancienne chambre qui me plaisait tant. Monsieur l’a exigé. Il a des insomnies, des peurs, comme tous les gens qui vieillissent. Il craint de mourir subitement. Il faut que je sois tout près de lui, le plus près possible, pour accourir, dès qu’il frappe au mur… Quelquefois, il n’a pas le temps de sonner… Je me précipite, pieds nus, et je tousse le lendemain, mais ça n’a pas d’importance… « Que voulez-vous, monsieur ? De la tisane, un bain de pieds, des ventouses, un cataplasme ? » Souvent, il répond : « Je veux seulement que vous restiez là. P Et il ne s’aperçoit pas que je grelotte. C’est comme ça, les vieillards.

Elle hâtait son débit, en élevant la voix jusqu’à ce diapason suraigu qui révélait chez elle la nervosité exaspérée ou la colère. Geneviève ne se laissait pas étourdir par cette cascade de paroles. Elle considérait l’armoire, le linge empilé, un manteau jeté sur le lit.

— Je ne pense pas, reprit Mlle Vipreux qui devenait agressive, je ne pense pas que Madame me reproche d’avoir obéi à Monsieur.

— Je ne vous reproche rien. Je regrette seulement que M. Capdenat n’ait pas respecté la chambre de ma mère qui…

Mlle Vipreux bondit.

— Pas respecté ?… Qu’est-ce que madame veut dire ? Quelles insinuations ? Je suis une honnête fille, moi, madame, et tout le monde le sait… Pas respecté !… Pas respecté !

Elle dardait sa petite tête au bout de son cou maigre, qui se détendait par secousses. Ses yeux avaient rougi. Ses doigts se crispaient sur le vide. Tout son corps, reculé, arqué, semblait prêt à sauter sur l’ennemi.

— Je n’ai rien insinué. Qu’avez-vous donc compris ? dit froidement Geneviève.

Elle quitta la chambre et monta chez elle. Là, elle se dit :

« J’ai eu tort. Puisque papa l’avait exigé… »

Mais il lui était intolérable que Renaude Vipreux fût dans cette chambre.

Elle mit une bûche au feu et sonna. Personne ne vint. Elle devait renoncer à son thé. Tant pis ! Elle n’était pas en humeur de reprendre la conversation avec Renaude. Pour s’occuper, elle défit sa mallette. Une poche de cuir, fermant à clef, contenait les lettres de Bertrand, reçues pendant l’été. Geneviève eut envie de les porter immédiatement dans le secrétaire de la chambre haute. Mais elle s’avisa qu’il faisait un froid cruel et qu’elle se sentait déjà mal à l’aise. Rien ne pressait. La pochette était bien close. Elle la remit dans la mallette et s’assit près du feu. Sa pensée, distraite par les visites de l’après-midi et la scène du retour, reprenait sa pente naturelle, la ramenait à son chagrin.

30 décembre. Deux jours encore, deux jours de patience. Après… Que ferait Geneviève après ?… Eh bien, elle irait à la Sarrasine. Et il faudrait bien que Bertrand s’expliquât.


La courte journée d’hiver défaillait. Oh ne voyait plus les angles de la chambre. Et tout à coup, un appel, un beuglement :

« Geneviève !… Geneviève !… »

C’était Capdenat qui hurlait. Elle se leva sur ses pieds. Ses anciennes terreurs d’enfant l’assaillaient en tumulte. Cependant elle se maîtrisa et elle descendit.

Dans la salle à manger, Capdenat faillit tomber sur elle, en vociférant.

« Imbécile !… Idiote !… Pourquoi es-tu venue ?… Va-t’en !… F… le camp… »

Elle échappa à sa prise brutale, mit la table entre elle et lui et demanda ce qu’il y avait.

— Ce qu’il y a ?

Il agitait des bras convulsifs.

— Renaude s’en va. Renaude me quitte… à cause de toi ! Tu as dit que je couchais avec elle !… Tu l’as dit. Tu as insulté ton père !

— Je n’ai rien dit de pareil, papa. Je n’ai insulté personne. J’ai dit seulement que tu aurais dû respecter la chambre de maman en n’y logeant pas ta gouvernante. Tu avais promis que cette chambre resterait toujours fermée, tu l’avais promit à la mort de maman.

— Suis-je ou non le maître chez moi ?

— Tu es le maître. Tu es aussi le maître de te faire du mal. Regarde-toi dans la glace. Tu vas avoir un coup de sang si tu ne te calmes pas.

Il s’écroula dans son fauteuil, en soufflant comme un taureau. Geneviève appela :

— Mademoiselle Vipreux !

Renaude parut au seuil de la salle à manger.

— Que se passe-t-il ? Pourquoi mon père est-il dans cet état ?

— Il se passe ceci que je m’en vais.

Capdenat gémit.

— Je ne crois pas, dit Geneviève, que vous ayez aucune raison sérieuse de partir. Vous avez mal interprété un mot que j’ai dit sans vouloir vous offenser.

— Je ne puis supporter de perdre la confiance de Madame, d’être méconnue par Madame. J’ai mon honneur. J’ai ma fierté. Et après tout, si je restais ici, ce n’était pas pour les gagés que Monsieur me donne… Mes gages ! — elle sourit amèrement. C’était par dévouement, et, j’ose le dire, par affection pour Monsieur.

Capdenat continuait de gémir.

— Maintenant, si Madame reconnaît qu’elle s’est mal exprimée, si Madame insiste pour que je reste…

— Je le désire, fit Geneviève.

Et elle n’en dit pas davantage, bien que Renaude parût attendre des excuses.

— Alors, je resterai, mais, dès ce soir, je reprendrai mon ancienne chambre. Il y a une sonnette. J’en serai quitte pour descendre un étagé et faire un peu languir Monsieur.


(À Suivre.)

Cette scène avait bouleversé Geneviève qui passa une mauvaise nuit. Elle avait des braises dans la gorge. À l’aube, elle s’endormit. Renaude Vipreux la réveilla.

— Il est 10 heures. Je me suis permis d’entrer. Madame ne m’a pas entendue.

— Je suis malade. Je crois que j’ai une angine. Faites chercher le docteur, je vous prie.

— J’y vais moi-même. Que Madame reste tranquille sous ses couvertures. Mélanie allumera le feu et sera aux ordres de Madame jusqu’à mon retour.


« C’est pourtant une bonne personne », pensa Geneviève.

M. Bausset examina la malade, écrivit une ordonnance et dit qu’il reviendrait dans la soirée.

— C’est une angine de rien du tout. Mais cela fatigue, une angine de rien du tout. La température monte, monte… Il faut suivre mes prescriptions, rester au chaud, ne pas s’agiter, ne pas parler.

Seul avec Renaude, il fut moins optimiste.

— L’état général de Mme Alquier ne me plaît pas. Elle a beaucoup maigri. Sa tension est basse. De toute façon, elle devra garder le lit plusieurs jours. Ce sera une complication pour vous, chère mademoiselle. Demandez donc une garde à l’hospice.

— Non, docteur. Je soignerai Mme Alquier moi-même.

— Ah ! vous êtes dévouée, vous ! Toujours sur la brèche ! Ménagez vos forces. Vous êtes tellement précieuse à la famille Capdenat. Aussi, vous avez l’estime de tous.

— Le témoignage de ma conscience me suffit. Ne craignez pas que je manque de forces, Dieu y pourvoira.

Geneviève passa la journée dans une somnolence entrecoupée de réveils brusques. Le soir, Renaude Vipreux ne voulut pas quitter la malade.

C’était la nuit de la Saint-Sylvestre. À minuit, comme Geneviève demandait à boire, la gouvernante lui dit :

— J’aurai donc souhaité la bonne année à Madame, moi la première. Bonne année et bonne santé.

— Pour vous aussi, murmura Geneviève.

Et elle toucha la froide petite main aux gestes rapides et anguleux.

« Bonne année. » Comme ces deux mots peuvent faire mal quand ils réveillent la souffrance du cœur qu’avait emportée le fleuve de feu de la fièvre.

Le matin est venu, blanc de neige.

— Madame est bien mieux, dit Renaude. Un peu de bouillon de légumes ?

— Un peu.

— Et puis la toilette. M. Capdenat montera voir sa fille. Il faut qu’il la trouve bien coiffée… Je brosserai les cheveux de Madame… Oh ! comme ils tombent ! Madame est anémique. On ne le dirait pas, parce que Madame met du rouge, mais, sans rouge…

— Vous me trouvez très changée ?

— Nous changeons tous et chaque jour… À trente ans passés, c’est encore bien joli d’être comme Madame.

Geneviève regarde la neige sur les branches noires du platane. Une clarté d’un blanc bleu pénètre la chambre où tout paraît jaunâtre et sali.

Renaude descend, remonte, infatigable.

Elle apporte un journal. C’est le Petit Écho du Rouergue.

— Madame pourra lire les nouvelles. Ça la distraira. On parle de personnes que Madame connaît.

Languissamment, Geneviève déplie le Petit Écho du Rouergue. Il n’est pas très intéressant, ce pauvre Petit Écho où le Dr Bausset étale sa prose. Les titres des articles n’annoncent rien d’extraordinaire. « Souhaits aux lecteurs … Le temps qu’il fait et le temps qu’il fera … Le bilan d’une année »

Renaude sourit, les mains croisées sur son ventre plat. Elle sait ce que la chère malade va trouver dans la colonne du journal où l’on fait part des mariages et des naissances, sous la rubrique : « Heureux événements. »

Et Geneviève lit :

« Nous apprenons le mariage très prochain d’une de nos compatriotes, Madame Laborderie, née Marie-Jeanne Gaillac, d’Espalion, fondatrice des Laiteries de Saint-Privat (Corrèze), avec Monsieur Bertrand de l’Espitalet, le sympathique propriétaire de la Sarrasine (Corrèze). Tous nos vœux aux futurs époux. »