Édition de l’Illustration (228-231 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 47-50).


VII

Renaude Vipreux ferma son parapluie, qui fit un ruisseau sur la mosaïque du vestibule. Une glace, entre deux cages d’ascenseur, lui renvoya l’image piteuse d’une femme efflanquée comme un chat qu’on vient de retirer de l’eau. Ses souliers gardaient la boue plâtreuse des rues neuves, bordées de maisons en construction, où elle s’était égarée. Des mèches, plus grises que rousses, passaient sous son chapeau et collaient à ses tempes. De sa main libre, l’autre tenant le parapluie éploré, elle répara le désastre de sa toilette. Une personne imposante, qui triait des lettres dans une espèce de salon, s’émut de ce manège. À ses questions, Renaude répondit qu’elle allait chez Mme Alquier.

— Au septième. Prenez l’ascenseur du service, à gauche. Pas celui-là, c’est celui des maîtres.

— Précisément, je le prendrai, dit Renaude.

Et elle s’engouffra dans la cage vitrée en faisant claquer la grille. Un arrêt. Un déclic. Le septième étage. Renaude étudia le tableau qui indiquait la manœuvre de sortie, poussa peureusement la grille, soupira d’aise en abordant le palier et ne renvoya pas l’ascenseur.

Avant de sonner, elle agita son parapluie pour le sécher. Ses souliers étaient bien sales. Elle les essuya au tranchant d’une marche. Un valet de chambre, en gilet rayé et tablier blanc, vint ouvrir.

— Mme Alquier ?

— Je ne sais pas…

— Vous ne savez pas si Madame est visible. Bien. Allez seulement lui dire que Mlle Vipreux, de Villefarge, lui apporte des nouvelles de son père, M. Capdenat. J’attendrai.

L’averse d’automne fouettait la fenêtre et crépitait sur une terrasse où des buis en boule et des fusains taillés dessinaient un jardinet géométrique. À travers le rideau de tulle doré et cet autre rideau de cristal liquide qui ruisselait à l’extérieur des vitres, Renaude entrevit le panorama des toits de Paris, déroulés en vagues de zinc et d’ardoise.

Souvent, M. Capdenat lui avait raconté ses souvenirs de Paris et décrit l’appartement de son gendre, mais le vocabulaire du bonhomme était trop banal et trop restreint pour susciter des images précises dans l’esprit de Mlle Vipreux. La « superbe » maison des Alquier dont elle était âprement curieuse, elle la voyait conforme à l’idée que les petits bourgeois de sa petite ville se faisaient du luxe des millionnaires : lambris dorés, sièges dorés, cadres dorés, des bibelots partout et des flots de dentelle. À sa vive surprise, il n’y avait pas d’or dans le petit salon, pas de bibelots, aucune dentelle, presque pas de meubles, et les murs n’étaient pas tendus d’un papier imitant la soie. Ils étaient couverts d’une paille blonde, extrêmement fine, disposée en rayons comme des soleils. Le plafond était argenté, les meubles noirs, et sur le divan traînaient des coussins en soies exotiques, bleues, grises, vertes, rouges, mêlées à des fourrures couleur de fumée. Près du divan, une table de laque supportait un appareil téléphonique, une boîte à cigarettes, un brûle-parfums, des livres, des revues d’art décoratif. Entre les rideaux entr’ouverts d’une baie, on voyait le studio, longue salle aux murs crépis de blanc ivoire, avec de splendides étoffes violettes, et des fauteuils grands comme des lits.

« Eh bien ! ce n’est pas beau », conclut la vieille fille après quelques hochements de tête, « M. Capdenat a raison. C’est le genre américain. Et il n’y a même pas de pendule ! »

Un ricanement intérieur s’étouffait dans le pincement des lèvres, et la volupté de mépriser donnait à Renaude une expression de contentement qui frappa Geneviève lorsqu’elle entra par une porte que Mlle Vipreux n’avait pas vue.

Était-ce bien la fille de Capdenat, celle qui avait pleuré d’humiliation devant la gouvernante, un soir (un soir inoubliable pour Mlle Vipreux), celle de qui la vieille fille pauvre pouvait dire, en comparant leurs origines : « Je suis autant qu’elle. » Non. C’était l’autre Geneviève, la belle Mme Alquier dans toute sa gloire parisienne, celle que Renaude avait entrevue dans ses lingeries de princesse ou de courtisane… Elle sortait de son bain parfumé. Sa femme de chambre venait de la coiffer et de lui donner cette robe chinoise brodée de dragons et de roses d’or. Elle s’avançait, inquiète, vers Mlle Vipreux, qui s’était levée et reprenait son masque impassible.

— Vous, à Paris ? Qu’y a-t-il donc ?

— Rien de fâcheux. Que Madame se rassure.

— Mon père est resté seul ?

Renaude eut le sourire d’un ange méconnu.

— Serais-je partie si je n’avais pu me faire remplacer par une personne que j’ai fait venir de Figeac ? Car Madame ne suppose pas que j’aurais laissé Monsieur aux soins d’un souillon comme la bossue ?… D’autant plus que — Madame le sait — Monsieur est extrêmement difficile.

— Hélas ! je le sais. Asseyez-vous, Renaude.

— Je remercie Madame. Paris me tue. Et ce Métropolitain ! Je ne fais que tours et détours avant de trouver la sortie… Je disais donc à Madame que Monsieur est difficile. Cela tient à son état de santé.

— Il n’est pas plus malade ?

— Pas plus et pas moins. Il suit son régime. Mais il a des ennuis avec ses affaires.

— Quelles affaires ?

— Ah ! Madame, il n’y a que M. Capdenat qui connaisse les affaires de M. Capdenat. Je ne me permettrais pas de l’interroger. On ne trouverait pas beaucoup de personnes qui sauraient le prendre, vivre avec lui et quelquefois le contrarier pour son bien sans le froisser. Moi-même, je crains de succomber à la tâche.

Elle tira un soupir de son estomac.

— Je ne suis pas forte. Je n’ai pas été habituée aux travaux pénibles.

— Il n’est pas question que vous fassiez des travaux pénibles. Ayez une aide.

— Monsieur la supportera-t-il ?

— Il supporte bien Maria.

Renaude eut son petit ricanement.

— Il a voulu s’en séparer. J’ai intercédé pour elle, par compassion. L’infortunée est, si j’ose dire, hystérique. Elle a des crises, des hallucinations… Madame ne me croit pas ? Madame n’a qu’à se renseigner près de la mercière ou venir voir par elle-même.

— Je n’ai jamais constaté que Maria eût des crises.

— Elle en a. D’ailleurs, elle ne m’obéit qu’à regret. Elle n’admet pas que je commande. Cela, Madame, me crée une situation fausse, et j’en souffre, malgré ma volonté de résignation.

— Enfin, que faites-vous à Paris ?

La question, ainsi posée, heurta Renaude,

— J’ai droit à quinze jours de vacances payées, dit-elle aigrement. Mais je n’ai pas besoin de quinze jours pour régler mes affaires. Je suis venue voir Madame pour la mettre au courant de circonstances imprévues qui vont changer tout mon avenir.

— Vous quittez mon père ! s’écria Geneviève.

Elle aperçut immédiatement les dépêches comminatoires, les voyages impromptus, l’entresol des Cornières, Capdenat jurant et sacrant dans son fauteuil.

— Madame pense aux ennuis qu’elle aurait. Je n’y suis pas indifférente. Cependant, je dois songer aussi à moi-même. Un peu… Ce n’est pas mon habitude, puisque j’ai toujours vécu pour les autres. Mais ce qui m’arrive est tellement extraordinaire…

Les mains croisées sur les genoux, le regard perdu dans un monde merveilleux qu’elle semblait voir :

— …Madame se souvient que je n’ai plus de famille proche. Mes pauvres parents m’ont laissée seule, sans un sou, ce qui explique pourquoi je suis descendue à un état qui n’est pas le mien…

Geneviève frémissait d’impatience :

— Je sais… Dites-moi ce qui…

— La bonne Sœur Marie-Madeleine, que Madame connaît bien, me réconfortait. « Pauvre Renaude, me disait-elle. Nous avons tous une famille au ciel. La Sainte Vierge Marie sera votre mère et saint Joseph sera votre père. » Mais la nature humaine est faible, Madame le sait. Les consolations divines ne suffisent pas toujours, à moins qu’on ne soit un saint, et je ne suis pas une sainte. On a besoin d’affection. C’est pour satisfaire ce besoin que j’ai consenti à me charger d’un vieillard, d’un infirme, très infirme. Il peut à peine marcher seul. Bientôt, il sera tout à fait impotent, ce qui ne l’empêchera pas de vivre jusqu’à quatre-vingts ans et davantage… J’avais bien l’intention de ne jamais l’abandonner. M. Capdenat, c’est une famille pour moi qui croyais n’en plus avoir. Il me restait pourtant un cousin éloigné…

« Nous y voilà », pensa Geneviève.

— … Tellement éloigné que j’oubliais son existence. Il habite l’Argentine et il est très riche. Sa fortune nous séparait plus encore que l’océan. Et puis je n’aurais pas eu le courage de lui demander un secours… Je suis fière. C’est peut-être un défaut… Enfin, pour abréger, ce cousin est en France. Il s’est informé de ses parents de Figeac et il a connu mes malheurs. J’abrège encore. Il m’a fait venir à Paris, en me payant le voyage, bien entendu. Nous avons fait connaissance. Je lui ai beaucoup plu. C’est la voix du sang.

Elle souriait, comme se moquant d’elle-même.

— Il m’a dit que la cousine d’un millionnaire ne pouvait pas être une espèce de domestique, et il m’a proposé de m’emmener en Argentine pour tenir sa maison…

Elle regarda Geneviève consternée, ouvrit son sac, prit un mouchoir, le déplia lentement et se moucha.

— … Ou bien de me constituer un capital qui me permettrait de vivre indépendante, si je reste en France.

— Eh bien ?

— Eh bien, je voudrais avoir l’avis de Madame

— Vous seule pouvez décider de ce qui vous convient. Je comprends les sentiments de votre cousin et je vous félicite pour le bonheur qui vous arrive. Est-ce que mon père est averti ?

— Pas encore. J’hésite. Je crains de lui porter un coup.

— Vous nous donnerez bien le temps de trouver une personne qui vous remplacera, à moins que votre amie de Figeac…

— Inutile de compter sur elle.

— J’en chercherai une autre et j’irai l’installer. Tout recommence.

Renaude étudiait, de son regard aigu, le visage soucieux de Geneviève et elle discernait la teinte mauve des paupières, le relief plus accusé des pommettes et du menton. Cela ne suffisait pas à vieillir Geneviève, encore moins à l’enlaidir. Un homme n’y eût trouvé peut-être qu’une grâce plus touchante. La vieille fille ne vit que la femme de trente ans passés, touchée par un doigt mystérieux, et qui, déjà, perdait ses armes.

Elle la laissa s’effrayer elle-même, puis, avec une nuance de gentillesse familière qui étonna Geneviève autant que son étonnante déclaration :

— Allons ! n’ayez pas peur. Je ne serais pas si méchante que de vous laisser dans l’embarras. Madame ne veut pas me donner un conseil ? Alors, je dirai ce que je décide : je ne quitterai pas Monsieur. Oui, tel est mon caractère. Je ne suis pas flatteuse, mais je m’attache aux gens que je sers… — Elle se reprit : « Que je soigne. » — J’ai pitié de ce cher M. Capdenat, qui est plus sensible qu’on ne croit malgré sa rudesse. La fortune ? Qu’en ferais-je ? Le luxe est la nourriture de la vanité, le poison de l’âme. Oui, si Madame m’approuve, je continuerai de soigner Monsieur, de travailler pour Monsieur, de veiller aux intérêts de Monsieur qui sont aussi les intérêts de Madame.

Et riant d’un air affectueux :

— Je mettrai de côté capital et revenus, et, si Monsieur se ruine, je lui prêterai mes économies.

Geneviève considérait Renaude comme si elle la voyait pour la première fois, et elle était singulièrement perplexe, avec un air de douter et de s’excuser de douter.

— Je suis sensible à votre intention si généreuse, mais je… nous… nous ne devons pas accepter ce sacrifice…

— Quel sacrifice ? Je ne perds rien, puisque je recevrai une somme pour moi considérable.

— Votre liberté…

— Elle viendrait trop tard. Qu’en ferais-je ? Je me dévouerai avec plus de joie, puisque je n’y serai pas contrainte par la triste nécessité.

Le débat dura un moment et Geneviève remercia encore Mlle Vipreux. Mais elle sentait, non sans malaise, que la vieille fille avait acquis des droits sur la famille Capdenat et que tous les rapports établis depuis sept mois allaient se trouver modifiés.

— Je dois, m’habiller, dit-elle en se levant. Il faut que j’aille à Versailles où je retrouverai mon mari chez des amis. Vous déjeunerez ici, n’est-ce pas ? Je donnerai des ordres.

— Madame est bien aimable, mais mon cousin m’attend à l’hôtel. Il veut me conduire dans un bon restaurant. Oh ! il me gâte. Cette après-midi, il m’accompagnera dans les magasins. Je ne veux plus lui faite honte, avec mes vieilles nippes qui sont assez bonnes pour Villefarge, mais qui sont ridicules à Paris. Il me gronde : « Soyez un peu coquette, cousine, maintenant que vous êtes capitaliste. » Renaude Vipreux capitaliste ! Hé ! Hé ! Qui l’eût dit ? La bonne chance m’arrive quand je ne m’y attendais plus, comme à d’autres la punition… car il y a une justice, même en ce monde… Madame en doute ?… Elle n’a pas une longue expérience, mais elle verra, elle verra…