Édition de l’Illustration (228-231 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 36-39).


II

À Beaulieu, Geneviève quitta le docteur et loua une voiture pour la conduire à Puy-le-Maure, d’abord, puis à la station la plus prochaine du petit chemin de fer départemental. L’automobile traversa le charmant pays d’Argentat et remonta par la vallée du Doustre. Bientôt, Geneviève vit la façade du château émerger des châtaigneraies.

Mme de l’Espitalet accueillit tendrement sa filleule.

Une visite, hors du temps des vacances où elle recevait ses enfants, c’était un événement pour la solitaire.

À soixante-douze ans, Mme de l’Espitalet était la plus charmante des vieilles dames. Honnêteté, prudence et bonne humeur étaient inscrites dans les rides de son visage éclairé par des yeux intelligents et bons — des yeux qui voyaient loin dans les âmes. Bandeaux gris d’argent, chignon tressé, col montant fermé par une barrette de jais, taille alourdie dans la robe de deuil, tout cela faisait « province », comme le salon meublé en perse à bouquets de bluets, comme les portraits de famille, comme le parc à l’anglaise avec ses tilleuls, son grand cèdre, ses magnolias. La personne de Mme de l’Espitalet s’accordait à sa maison, à sa vie, et l’on avait près d’elle le sentiment, bien rare dans le monde d’après guerre, de l’ordre et de la sécurité. Les gens qui ne connaissaient pas son histoire ne soupçonnaient pas qu’elle avait beaucoup souffert. Les grâces de son esprit cachaient ses vertus. Ses amis l’appelaient : « La sainte, la mère des pauvres. » Et les autres de s’étonner… « Une sainte, cette femme exquise ? » car les hommes n’imaginent les saints que douceâtres ou renfrognés.

Elle vivait à Puy-le-Maure depuis cinquante-trois ans. Elle y avait élevé trois fils et deux filles. Son mari reposait dans le petit cimetière au bout du parc où l’avaient rejoint deux fils tués en 1915. La fille aînée, mère et grand’mère, habitait Poitiers. La cadette était religieuse au carmel de Tulle. Le seul fils vivant commandait un croiseur en Méditerranée. Ainsi, de la couvée tendrement chérie, de tant de pas et de voix qui avaient animé Puy-le-Maure, il ne restait à la septuagénaire que des souvenirs et des tombeaux.

Cependant elle n’était pas triste. La résignation chrétienne l’avait conduite à la sérénité. Son cœur vivait dans le passé, mais sa vive intelligence ne se désintéressait pas du présent. Elle ne faisait pas à tout propos l’apologie d’un temps qui avait été celui de sa jeunesse. Comme les femmes de l’ancienne France, elle pratiquait une vertu sans pruderie, qui savait regarder le mal en face et le définir par son nom.

Elle reprit le tricot qu’elle avait laissé sur sa table à ouvrage, près de la fenêtre du grand salon tendu de perse glacée à mille fleurs.

Geneviève dut lui décrire Renaude Vipreux et raconter le petit drame de son arrivée. Mme de l’Espitalet n’aimait guère M. Capdenat qu’elle tenait pour responsable des malheurs et des fautes de Raymond.

— Je vois, dit-elle, que ton père n’a pas changé… Parle-moi plutôt de ton frère. J’ai toujours eu de l’affection pour lui. C’était un enfant si singulier, si attachant ! Ton mari refuse de le voir. Est-ce à cause des théories politiques de Raymond ? Je croyais que le bolchevisme était bien porté dans votre monde. Il y a, paraît-il, de grandes dames qui ont leur bolcheviste, comme leurs aïeules du dix-huitième siècle avaient leur philosophe.

— Mon pauvre frère n’est pas un révolutionnaire de salon. Si vous voyiez ce que la misère a fait de lui !… C’est une bien cruelle douleur pour moi… Mais, quand j’essaie d’émouvoir Lucien, il me répond : « Je vous ai épousée, je n’ai pas épousé votre famille. » L’expérience qu’il a tentée en acceptant mon père chez nous, pour quelques mois, l’a dégoûté de tout ce qui est Capdenat. Vous connaissez papa. Il prétendait visiter les chantiers de Lucien, critiquer ses méthodes, enfin jouer un rôle dans la maison. Cela ne pouvait pas durer. Ils se sont brouillés, et papa, ulcéré, me garde rancune, comme si j’avais la moindre influence sur Lucien.

— Ton père est sa propre victime. Je le plains, mais je plains surtout Raymond. Bien qu’il écrive des absurdités et qu’il offense ce que j’aime, je le recevrais volontiers à Puy-le-Maure. Il a besoin d’être soigné, ce garçon, soigné, corps et âme, par une vieille amie un peu maman.

Geneviève prit la main ridée qu’elle baisa.

— Mon adorable marraine !… Raymond n’accepterait pas vos soins. Il n’est pas libre. Il n’est pas seul. Et si vous saviez quelle compagne il s’est donnée !… Cela aussi nous sépare. Je ne connais même pas son adresse. Nous correspondons par intermédiaire. Il a des raisons de se cacher, mais il a aussi, j’en suis sûre, la manie de la persécution. Il se défie de moi comme de tout le monde.

Le soleil, masqué par un bouquet de sapins, dégagea un rayon qui frappa les vitres et se brisa en poussière brillante sur la glace d’un trumeau. Le salon paisible s’illumina. Les couleurs jouèrent leur symphonie surannée comme une valse de Strauss. À travers la porte vitrée, on voyait, au delà de la terrasse, le jardinier faucher un pré où paissaient de belles vaches d’un roux ardent.

— Tu admires mes auvergnates, dit Mme de l’Espitalet. Ce sont des salers, une bonne race, à la fois des travailleuses et des laitières. Je les ai achetées tout récemment à ma voisine, Marie-Jeanne Laborderie. Si tu étais restée ici quelques jours, j’aurais prévenu Bertrand, et il nous aurait menées à Saint-Privat.

Geneviève, qui regardait le parc, fit un mouvement.

— …Et tu aurais visité une des plus belles exploitations agricoles de la Xaintrie. Bâtiments, machines, méthodes, tout est moderne et scientifique, trop scientifique pour nos paysans. Ils étaient sûrs que Mme Laborderie perdrait sa peine et son argent. Et elle a réussi, l’obstinée ! Cette petite veuve est de celles qui forcent le destin. Ce qu’elles veulent, elles l’obtiennent.

— Et votre neveu ? dit Geneviève. Est-il aussi un client de Mme Laborderie ?

— Tout au contraire. C’est lui qui vend des bœufs à ma voisine. Ses affaires ne vont pas bien, et cela me préoccupe. Il entreprend trop de choses et il supporte mal les déceptions. Sa vie est difficile, comme celle de tous les propriétaires qui ont donné beaucoup de terre à bail. Les parents de Bertrand avaient fait cette imprudence de renoncer au métayage qui est la règle de nos pays. Les terres que Bertrand n’a pu reprendre lui rapportent un loyer infime.

— Mais il cultive lui-même la Sarrasine.

— Il n’est pas un agriculteur. Il est un amateur. L’expérience lui a manqué. Il est allé dans les tranchées au lieu d’aller à Grignon, et les paysans s’en aperçoivent. Quand je le lui dis, il me répond : « Et Mme Laborderie ? Est-ce qu’elle est allée à Grignon ! » L’exemple de cette jeune femme lui tourne la tête. Mais elle vaut deux hommes comme notre cher Bertrand, Laborderie.

Geneviève parut ne pas entendre.

— Que j’aime Puy-le-Maure ! dit-elle rêveusement. Autrefois, la province m’étouffait. Ces tristes Cornières !… Puy-le-Maure n’est pas Villefarge, avec la mesquinerie, la routine, les cancanages. C’est la paix.

— Une paix qui te lasserait vite. Tu regretterais les plaisirs de Paria et ton bel appartement du boulevard Murat. Mop petit-fils Catelin est revenu émerveillé de la visite qu’il vous a faite. Il y a, paraît-il, un petit salon tout en paille qui est un des chefs-d’œuvre de Lucien Alquer.

— Oui, Lucien a un goût charmant. Pourtant, je n’aime pas ma maison, et même le petit salon de paille. Je n’ai rien choisi selon mon cœur. Alors, il me semble que je vis dans un stand d’exposition. Les choses me sont étrangères. C’est la maison de Lucien Alquier. Ce n’est pas la maison de Geneviève Alquier.

— Aussi, Geneviève Alquier n’y reste guère, si j’en crois la légende. Geneviève Alquier est une jeune femme à la mode, comme on en voit dans ces romans que Louis Catelin m’a fait lire pour me scandaliser, moi, pauvre grand’mère racornie !

Mme de l’Espitalet affectait un ton de badinage un peu artificiel.

— Que voulez-vous dire, marraine ?

— Je veux gronder ma filleule. Elle fréquente les cabarets, les dancings et même les fumeries d’opium… Elle mène une sotte vie. Elle n’a pas le bonheur d’avoir des enfants et je le déplore, mais elle doit — même dans une maison qui ne lui plaît pas — créer son foyer, défendre son foyer et retenir son compagnon dans la douceur de ce foyer.

— On ne retient pas Lucien. On le suit où il veut vous conduire tant qu’on n’a pas le courage de l’irriter. Ou bien, si l’on reste à la maison, l’on y reste seule. Et c’est ce que je fais depuis deux ans.

Mme de l’Espitalet ne plaisantait plus. Elle laissa tomber son ouvrage dans la corbeille placée sur ses genoux.

— Non… Je ne répéterai pas tout ce que dit la légende, reprit-elle en hésitant… Elle est plus injurieuse encore pour ton mari que pour toi, et elle vous calomnie tous deux… Mais, dans la calomnie, il y a parfois une vérité déformée. Prends garde, ma petite Geneviève.

La jeune femme et la vieille femme évitaient de se regarder.

— Ton mari est un imprudent. Il a dix-sept ans de plus que toi. Il a charge d’âme. Pourquoi éveiller dans un jeune esprit des curiosités qui risquent de le salir ? Je sais bien qu’à Paris, dans ce monde bizarre où vous vivez, de bons ménages font la « fêtes » ensemble… Ce qu’on appelle la fête !… L’habitude émousse les sensations dangereuses, mais elle détruit aussi certaines pudeurs… Tu me comprends.

— J’ignore ce qu’on a pu vous raconter et je veux l’ignorer. Il est possible que Lucien ait eu la fantaisie de m’emmener où je n’aurais pas dû aller. Maintenant, j’ose lui dire : « Non ». N’y pensez donc plus, ma bonne marraine. Ce qui a été ne sera jamais plus.

L’heure du départ était arrivée. Ce fut presque un soulagement pour les deux femmes. L’inquiétude de l’une se heurtait désormais au silence de l’autre. Elles avaient trop parlé ou pas assez. Quand l’automobile eut emporté Geneviève, Mme de l’Espitalet rentra dans le salop et reprit ses aiguilles, mais sa pensée ne commandait plus à ses doigts. Une figure obsédante s’imposait à elle : la belle, froide, déconcertante figure de Lucien Alquier, qu’elle avait vu deux fois seulement. Elle entendait Geneviève dire : « Ce qui a été ne sera jamais plus… » Qu’est-ce qui ne serait jamais plus ? Ce qu’avait rapporté le jeune Catelin était tellement monstrueux qu’il avait parlé par allusions, avec des réticences. La femme pure, la chrétienne refusait de comprendre, mais elle sentait l’odeur d’une pestilence inconnue qui l’épouvantait. Calomnie ? Jeux de la méchanceté et de l’envie ? Alquier avait des ennemis qui essayaient de l’atteindre dans sa vie intime. Comment savoir la vérité ? Geneviève ne parlerait pas. Elle se défendait contre tout et contre tous par le silence, cette force des faibles. Elle était de ces créatures qu’on briserait sans leur arracher un aveu. L’amour même ne reçoit d’elles qu’une confidence incomplète… Quand un mot pourrait les sauver, elles pensent encore qu’un mot pourrait les perdre et, roidies dans leur mutisme farouche, elles meurent, les dents serrées sur leur secret.