L’Ennemi des femmes (Sacher-Masoch)/Texte entier

Callmann-Levy (p. 1-313).


L’ENNEMI
DES FEMMES


I

LE HASARD ET L’AMOUR

Nous sommes dans un chef-lieu de la Galicie orientale. Voici le vieux château en pierre grise sur lequel flotte le drapeau jaune avec l’aigle noir à deux têtes. Tout autour, des palais en bois munis de balcons élégants, de perrons gracieux, où de jolies femmes très parées, la plupart drapées dans leurs kazabaïkas bordées de fourrures, mais avec des bas déchirés dans des pantoufles, apparaissent comme des reines nonchalantes et détrônées.

Les rues sont étroites, sales, et assombries par des maisons de couleur sévère. Au milieu de la ville, une grande place garnie de fontaines est égayée par le caquetage des servantes petites-russiennes, aux longues tresses terminées par des nœuds de ruban, et qui, les pieds nus, la chemise bouffante sur la poitrine, viennent puiser de l’eau dans deux seaux suspendus en équilibre à chaque extrémité d’une perche posée sur l’épaule.

La place est plantée d’arbres, sous lesquels jouent les enfants et les chiens, tandis que sur leurs cimes, encore dénudées, piaillent des légions de moineaux.

Dans des espèces de carrioles en jonc tirées par des petits chevaux maigres s’entassent des paysans en habits de grosse toile, la tête couverte de bonnets d’astrakan et des paysannes en turbans blancs ou bigarrés, vêtues de peaux de mouton ; des soldats en pantalon bleu, en tunique blanche, coiffés de shakos en bois noir verni, fument paresseusement d’énormes cigares ; promeneurs et passants se détournent à peine des flaques d’eau bourbeuse qui étincellent au soleil ; çà et là, sur les toits fumeux, une cigogne immobile fait claquer son bec ; tout en haut, dans les airs, filent comme des flèches d’innombrables hirondelles, et, au-dessus d’elles, plane parfois en tournoyant un aigle majestueux.

On est au mois de mai. Un vent printanier, mais piquant, souffle des Karpathes voisins, encore couverts de neige. La bise chante dans les cheminées, et colore les joues des femmes, en moirant, sous un frissonnement, la fourrure épaisse de leurs lourdes pelisses.

La neige vient d’accomplir sa première transformation ; elle n’est pas encore de l’eau, elle est de la boue liquide, et commence à s’écouler librement dans les rues en ruisseaux frétillants.

Les arbres ressemblent encore à de grands balais dont les manches seraient plantés dans la terre. Devant la Zukernia[1] grelottent tristement, dans des caisses en bois, quelques orangers en exil, auprès desquels sont assis des officiers de hussards.

Il est midi ; mais, depuis un an, le cadran qui orne la tour de l’église marque quatre heures et les marquera pendant bien des années encore.

Par la rue principale débouche sur la place un beau jeune homme monté sur un joli cheval aux jambes fines, à l’allure d’un cheval de race. Ce n’est pas un propriétaire foncier, car sa selle est anglaise, neuve, et ses habits ne sont ni fanés, ni d’une mode arriérée. Grand, bien fait, serré dans un frac de drap vert, on dirait qu’il est sorti pour narguer l’air froid de ce jour de mai, et les regards que ses grands yeux noirs lancent aux dames accoudées à leurs balcons prouvent que le printemps rit déjà dans son cœur.

Il s’avance au pas de son cheval, longeant la clôture en planches d’un jardin qui appartient à un palais de bois, à l’angle de la rue. Il a l’air insouciant et radieux d’un être sans remords et sans ambition, content de vivre, aspirant la vie et n’ayant jamais prévu le malheur.

Tout à coup une petite porte s’ouvre, et une belle jeune fille, en kazabaïka cerise garnie d’hermine, en sort avec vivacité. En se retournant pour fermer la porte, elle fait voler ses longues tresses blondes qui viennent frapper le flanc du cheval comme deux coups de fouet.

Le cavalier, saisi de cette brusque apparition, de cette beauté qui lui éclate au regard, arrête son cheval ; mais le cheval que la kazabaïka rouge a ébloui, et que la pression de la main de son maître fait cabrer, se jette si violemment de côté que le cavalier est désarçonné et vient rouler aux pieds de la charmante apparition, comme un dieu amoureux qui se précipite d’un nuage.

La jeune fille pousse un cri perçant. Elle s’incline, avec ses grands yeux enflammés de terreur, vers le cavalier tombé, et lui tend ses deux mains mignonnes pour l’aider à se relever.

Il se soulève sur un genou d’abord ; son chapeau a roulé bien loin ; ses bottes longues, son pantalon gris, son gilet blanc, sont outrageusement contaminés par la boue. Il se redresse, moucheté comme une panthère, le visage riant d’un rire extatique, les cheveux en désordre, ravi de sa chute comme d’un stratagème improvisé, tenant les deux petites mains qu’il a saisies, les yeux enchantés par le regard à la fois confus et sauvage que lui jette la jeune fille :

— Êtes-vous blessé, lui demande-t-elle enfin ?

— Pas le moins du monde !… Et pourtant si, mademoiselle, je crois… je crois que je suis mortellement blessé !

Les petites mains se dégagent avec brusquerie ; la pitié s’éteint dans le regard. Au même instant, une voix se fait entendre derrière la clôture en planches du jardin.

— Petrowna ! Petrowna ! où es-tu ?

La jeune fille salue le promeneur et se retourne vers la petite porte, les deux longues tresses battent l’air ; puis la porte entr’ouverte se referme, la vision a disparu, et le cavalier jeté bas de son hippogriffe, comme il l’a été de son cheval, n’a plus qu’à se mettre, clopin clopant, à la recherche de sa monture, qui, après un temps de galop autour de la grande place, a été arrêtée par un hussard.

L’accident a été vu. Il se fait un rassemblement autour du cavalier, qui n’a besoin de personne et que chacun veut soigner, plaindre ou regarder. On se permet de lui tâter les bras, les genoux ; deux jeunes gens sont sortis du café et vont au-devant du patient qu’ils connaissent et dont ils serrent la main.

— Il est en caoutchouc ! dit l’un d’eux en tortillant sa barbiche noire. Un autre se serait cassé le cou.

— Grâce à Dieu ! cela n’arrivera jamais, — répond en riant le désarçonné, — aussi longtemps que nos sages magistrats municipaux, par égard pour les visions qui traversent les murs, en foudroyant les passants, négligeront de paver les rues.

— Oh ! oh ! reprend le jeune homme à la barbiche, voilà un symptôme effrayant : tu as reçu un coup au cerveau, mon cher Constantin !

— Moi !

— Il n’y a qu’un fou ou un amoureux qui puisse prendre une planche pour un mur.

— C’est vrai, c’est une planche ! reprit Constantin, en entrant dans le café. Mais ce n’est pas au cerveau que j’ai été frappé, mon cher Melbachowski, c’est au cœur !

— Ah ! bah !

— Parle ! Quelle est cette apparition, sortie de la maison que voilà ? quel est ce sylphe ? quelle est cette fée ? Depuis que je suis arrivé dans ce pays voilà la première fois que je la vois. Est-elle mariée ? Si elle est mariée, mon cher, ne me le dis pas ; mais casse-moi plutôt la tête d’un coup de pistolet.

— Quelle exaltation ! repartit Melbachowski. Avant que je te réponde, dis-moi laquelle des deux est ton ange. Tiens, regarde ; elles sont deux sur le balcon.

En effet, deux jeunes femmes ou jeunes filles venaient d’apparaître sur le balcon du palais de bois, d’où l’on pouvait voir et la place et jusque dans l’intérieur du café.

L’une était la blonde fée aux longues tresses ; l’autre était une belle brune, à la peau blanche comme un lys, enveloppée d’une kazabaïka de satin bleu céleste garnie de fourrure sombre. Constantin fit un pas sur le seuil du café, et dit :

— C’est celle qui est en fourrure d’hermine.

— Pauvre ami ! soupira Melbachowski, d’un ton moitié railleur, moitié sérieux, je te plains de tout mon cœur.

— Est-elle donc mariée ?

— Non, dit l’autre jeune homme en clignant ses petits yeux bleus et en retroussant ses cheveux blonds derrière ses oreilles un peu longues ; mais…

— Mais quoi ? demanda Constantin. Si elle n’est pas mariée, elle sera ma femme.

Les deux amis de Constantin gardèrent pendant quelques minutes un silence ironique.

— Ah çà, que signifient ces airs mystérieux ? reprit Constantin, dont la belle humeur s’impatientait.

— Écoute, dit le jeune homme en prenant un ton sentencieux, si tu as été vraiment ensorcelé par cet ange, nous te conduirons chez le seul médecin capable de te guérir.

— Je n’ai pas besoin de médecin.

— Malheureux ! celui-là, je te l’assure, t’empêchera bien d’aller plus avant dans ta folie.

— Quelle folie ? cette jeune fille est-elle donc de mœurs légères ?

— Oh ! pour cela, non ! s’écria Melbachowski, en vidant son verre d’eau-de-vie. Sous le rapport de la vertu, Petrowna est irréprochable.

— Cela me suffit, interrompit Constantin. Je n’ai pas besoin que tu me dises qu’elle est belle. Je l’ai vue et je la vois.

— Alors, tu ne veux plus rien savoir sur son compte !

— Eh ! si, bourreau, parle donc !

— Je te l’ai dit, elle s’appelle Petrowna ; elle est la plus jeune fille d’un vieux gentilhomme, très considéré, M. Pirowski, propriétaire du château de Slobudka, mais qui passe l’hiver en ville, dans sa propre maison. Tu l’as constaté, Petrowna n’est point laide…

— Point laide !… blasphémateur.

— J’aimerais mieux sa sœur, moi. Je continue. Elle a du jugement, de l’esprit, elle est bien élevée…

— Alors ?…

— Attends donc ! je te verse la lumière ; tu auras l’ombre plus tard. On évalue sa dot à environ 80,000 florins, garantis par de belles propriétés… Mais avec tout cela Petrowna est un démon.

— Ce n’est pas vrai, ou tu te moques de moi !

— Cette ingénue de dix-sept ans est d’une audace à faire frémir.

— Qu’a-t-elle fait de si épouvantable ?

— Ce qu’elle a fait ?…

Melbachowski s’interrompit, regarda son verre vide, son camarade blond, hocha la tête, et, après une minute d’embarras :

— Ma foi, je ne me rappelle plus au juste ce qu’elle a fait… Mais si tu veux le savoir, laisse-moi te présenter à celui dont je te parlais, un homme qui connaît le cœur de toutes les femmes de ce pays, le président de notre société.

— Quel président ? quelle société ?

— Mon cher, reprit à son tour le jeune homme blond avec un air de fatuité, nous faisons partie d’une société d’assurance mutuelle contre les perfidies des femmes, et nous avons pour chef un philosophe de premier ordre.

— As-tu entendu parler de Diogène Kamenowitch ? reprit le jeune homme brun.

— Oui, à Lemberg ; je l’ai entendu souvent nommer comme un homme d’esprit, riche, beau garçon… J’ignorais qu’il fût philosophe.

— Il faut absolument que tu fasses sa connaissance. Il t’apprendra tout ce que tu veux savoir.

— Tu crois que c’est nécessaire ?

— Indispensable ! surtout pour un nouveau venu comme toi dans le pays. Diogène donne le ton, la mode.

— Il n’habite donc pas un tonneau ?

— Il a la plus belle maison du pays, et bien qu’il se proclame l’ennemi des femmes, il est remarqué, choyé, adoré de toutes les femmes, qui font aussi profession de l’exécrer. Si tu ne le prends pas pour confesseur, prends garde de l’avoir pour adversaire ; il est plus sorcier que le démon dont tu es amoureux.

— Eh bien, vous me présenterez à M. Diogène.

Tout de suite.

— Oh ! laissez-moi me rendre présentable. Puisque votre Diogène n’est pas un cynique, je ne puis aller le voir ainsi crotté.

— Nous t’accompagnerons.

— Et permettez-moi de regarder encore une fois ma blonde fée.

Constantin resta quelques minutes en contemplation sur la première marche du café ; puis, poussant un soupir :

— Elle est adorable ! et vous ne m’empêcherez pas de l’adorer. Quelle est l’autre ? elle est aussi très jolie, mais elle paraît froide et fière.

— C’est sa sœur aînée, répondit Melbachowski, d’un ton froid, et avec un peu de fierté.

Constantin parut satisfait du renseignement ; il l’était peut-être surtout du ton avec lequel le renseignement était donné.

Les jeunes gens s’éloignèrent ; un hussard conduisant par la bride le cheval qu’avaient fouetté les tresses de Petrowna.

Sur le balcon du palais de bois, avec les deux jeunes filles, se trouvait un beau vieillard, en frac bleu.

— Connaissez-vous ces messieurs, cher monsieur Barlet, demanda Petrowna d’un air indifférent.

— Quels messieurs ? répondit le vieillard avec un accent qui trahissait le français.

— Ceux qui descendent en ce moment de la Zukernia ?

— Oui, mademoiselle.

— N’est-ce pas un propriétaire, pan Melbachowski[2] ce grand jeune homme brun ?

— En effet.

— Et ce jeune homme à la chevelure de filasse ? continua la jeune fille, qui gardait pour la fin la question qui l’intéressait le plus.

— C’est un poète, Jaroslaw. Il est fort jeune, il a vingt ans, je crois, et beaucoup de talent.

— Il fait bien d’avoir du talent, car il est laid comme un singe, repartit vivement Petrowna.

— Un homme d’esprit n’est jamais laid, répliqua le vieux Français ; ce jeune homme est seulement un peu trop blond.

Les deux jeunes filles se mirent à rire.

— Ne suis-je pas blonde aussi ? demanda Petrowna.

— Oh ! c’est autre chose, balbutia le vieillard, le blond est une couleur magnifique.

— Quel est le jeune homme du milieu ? dit enfin Petrowna.

— Il est gentil garçon, n’est-ce pas ? C’est un employé supérieur à la direction du cercle[3]. Il est arrivé depuis peu de jours ; il habitait Lemberg ; il a de la fortune. C’est le fils d’un pope petit-russien.

— Il se nomme ?

— Constantin Jablowski.

Petrowna n’ajouta pas un mot.

— Il a dans la tournure quelque chose de libre, de noble, qui me plaît, dit Léopoldine en s’appuyant sur la balustrade.

— Il a l’air d’un honnête homme, murmura simplement Petrowna.



II

LE NOUVEAU DIOGÈNE

La maison de Diogène était d’une élégance un peu précieuse. Ce philosophe avait fait monter sa philosophie en diamant et la portait avec ostentation.

Il logeait la misanthropie de Byron, la haine d’un cénobite contre les femmes dans le logis d’un petit maître, et ce sanctuaire d’un misogyne était paré comme pour des rendez-vous galants.

Diogène vivait seul, avec un vieux domestique petit-russien, et un cuisinier français.

Sa maison n’avait qu’un étage, avec un large balcon dominant la promenade. Le rez-de-chaussée se composait d’une salle à manger confortable, d’un salon oriental, d’un fumoir parisien, et d’une salle de jeu cosmopolite. Un jardin, tranquille et souriant, entouré de grands murs garnis de lierre, tamisait à travers des arbres magnifiques les rumeurs du dehors.


La chambre à coucher du cynique était capitonnée comme une chambre de jolie femme. On descendait directement de cette pièce dans le jardin, par un escalier de pierre extérieur. Un autre escalier à l’intérieur desservait la chambre, la bibliothèque et une sorte de musée bizarre, prétentieux, que Diogène avait nommé le greffe de l’amour. C’étaient les archives, l’arsenal, les notes secrètes, mises à sa disposition par un vaste espionnage, et contenant, sur toutes les femmes et jeunes filles du pays, les renseignements indispensables à l’œuvre folle que ce bizarre personnage avait entreprise.

Dès que les trois jeunes gens eurent agité la sonnette d’entrée, un guichet s’ouvrit, et une tête de vieillard apparut.

— Ouvre, Ivan, dit Melbachowski, d’un ton amical.

Avant d’ouvrir, Ivan examina les trois visages, et pointant son regard sur Constantin :

— Quel est ce jeune monsieur ? demanda-t-il d’une voix de basse-taille, légèrement fêlée.

— C’est un ami de ton maître.

Cette réponse, faite avec assurance, persuada Ivan. C’était un petit homme trapu, solide, en costume de cosaque, bleu foncé. Il ouvrit la porte, et, après l’avoir soigneusement refermée, gravit devant les nouveaux venus un large escalier de quatre marches, couvert de tapis, et orné à chaque marche d’une statue de nymphe antique.

Les visiteurs furent introduits dans le salon de réception.

Diogène s’y trouvait, comme un souverain toujours prêt à donner des audiences. La présentation se fit dans les formes usuelles.

Constantin n’était pas précisément un grand observateur. Il était d’ailleurs dans des dispositions sentimentales qui rendent l’émotion facile et rapide ; les récits enthousiastes que ses deux amis avaient faits de l’omniscience et de l’omnipuissance de Diogène lui donnaient une timidité que le philosophe comprit et aspira comme un premier hommage.

Diogène était de taille moyenne, mais avait une façon de se tenir et de se redresser qui le parait, à certaines minutes, d’une véritable majesté. Sa taille était svelte, sa tête d’une rectitude de lignes presque agaçante ; l’œil brun et brillant avait une curiosité vague, un peu inquiète, mais qui passait pour la préoccupation d’un contemplateur toujours aux aguets. Le front était élevé, la bouche bien dessinée ; une moustache et une barbiche accentuaient cette physionomie agréable un peu pâle. On se sentait en présence d’un homme d’esprit malicieux, abusant de l’esprit et de la malice, ayant la fatuité de son ironie, et jouant avec lui-même, comme avec les autres ; gesticulant d’une main fine, ecclésiastique, dont les ongles étaient toujours soigneusement maintenus à la même ligne que la chair, pour mieux éloigner l’idée de griffes dans un homme dont la langue égratignait sans cesse.

En se reculant devant les nouveaux venus qu’il saluait, il s’appuya nonchalamment sur le rebord d’une table d’ébène incrustée de nacre, et, après qu’on lui eut nommé Constantin :

— Monsieur est amoureux ? demanda-t-il gaiement.

— Comme il a deviné cela ! s’écria Jaroslaw en battant des mains.

— Parbleu ! ce n’est pas difficile à deviner, reprit Diogène ; monsieur a l’œil fiévreux ; et, si vous me l’amenez, c’est probablement pour que je le guérisse.

— Oui.

— Or, je n’ai, comme médecin, qu’une spécialité.

— Devinerez-vous aussi facilement quel est l’objet de sa passion ? demanda Melbachowski.

Diogène parut se recueillir. Il examinait attentivement Constantin.

— Oui, dit-il, au bout de trois minutes, je connais l’héroïne du poème, c’est Petrowna Pirowski.

Pour le coup, les trois jeunes gens le regardèrent comme un paysan galicien regarde un escamoteur qu’il prend pour un sorcier.

Diogène jouit de ce triomphe ; mais il ne lui convenait pas de trop éblouir le nouveau venu.

— Je pourrais vous dire, reprit-il, que j’ai le don de seconde vue ; j’aime mieux vous avouer que M. Constantin porte sur lui la preuve de son amour.

— Moi ! s’écria Constantin, en s’examinant avec attention.

Diogène quitta la table sur le bord de laquelle il était assis, vint droit au néophyte qu’on lui présentait, et, de sa main délicate, tirant un long cheveu blond engagé sous le col de chemise du jeune homme :

— Voilà, dit-il, un fil d’or qui ne peut provenir que de Petrowna.

— À quoi tient la science ? repartit Constantin en riant, tandis que ses deux amis étaient prêts à tomber en extase, — si j’avais changé de linge, cette preuve vous manquait, et l’augure était en défaut.

— Qu’en savez-vous ? reprit Diogène avec vivacité.

— Au surplus, continua Constantin, c’est moins à votre prescience qu’à votre science que je m’adresse. Mes amis m’assurent que vous pouvez me renseigner complètement sur Petrowna.

— Pour que vous la haïssiez ?

— Non, pour que je l’épouse.

— Le cas est encore plus grave que je ne le pensais, dit le philosophe. Ah ! vous voulez vous marier ! et avec mademoiselle Pirowski ! Eh bien, mariez-vous ! Je ne serai pas votre complice.

— Est-ce le mariage en lui-même que vous blâmez ?

— Certainement. Je ne défends pas d’aimer. Properce a dit que c’était le meilleur moyen d’arriver à la haine.

— Qu’est-ce que les femmes vous ont donc fait ? demanda ingénuement Constantin.

À cette question de Constantin : Qu’est-ce que les femmes vous ont fait ? le visage de Diogène s’assombrit. Il secoua la tête, et son sourire était amer et douloureux quand il reprit :

— J’ai été marié trois ans. Pendant trois ans, j’ai connu le martyre d’un amour légitime.

Constantin fit un mouvement, Diogène se hâta d’ajouter :

— Oh ! ne croyez pas que ma femme m’ait été infidèle, qu’elle ait eu même à se reprocher la moindre légèreté. Non ; elle était aussi irréprochable que spirituelle. Une vertu de bronze ! qui brillait au soleil et qui vibrait aux échos, mais qui pour moi restait toujours du bronze. J’ai été le mari d’une statue. Voilà pourquoi je suis devenu un briseur d’images. Ah ! vous ne savez pas ce que c’est que d’épouser un objet d’art ! Ma femme avait un cœur pour les mendiants qu’elle nourrissait le vendredi, pour les moineaux auxquels elle distribuait des miettes de pain, pour les phalènes qu’elle empêchait de se brûler à la lampe, pour le chien auquel elle donnait de petits coups de pied caressants, — un cœur enfin pour toutes les créatures vivantes, — excepté pour moi !

Diogène s’arrêta, parut étonné d’en avoir tant dit et regarda Constantin, qui l’écoutait avec le demi-sourire d’un Pygmalion bien sûr d’attendrir les statues.

Cette attitude dépita le philosophe, qui reprit avec plus d’aigreur :

— Je vous ennuie de mon histoire ?

— Non, mais vous ne m’effrayez pas.

— Vous êtes dans la ferveur du premier enthousiasme. Mais si votre femme indifférente, ne prenant nul souci de se parer, mettait votre poésie à une épreuve de chaque jour ? Si elle vous apparaissait en bonnet de nuit autant de fois que vous souhaitiez de voir ses beaux cheveux relevés sur son front ? si elle se montrait jalouse, sans s’être montrée jamais aimante ?

— Vous vous êtes séparé d’elle fort à propos, remarqua Jaroslaw avec un regard complaisant.

— Ce n’est pas moi ! s’écria Diogène ; je porterais encore ses chaînes ; je n’aurais jamais eu le courage de la quitter, bien que nous n’ayons pas eu d’enfant, si elle ne s’était pas éloignée de moi… Mais, encore une fois, en voilà assez ! Ce ne fut d’ailleurs ni ma première, ni ma dernière désillusion. Je voulus me consoler, et j’augmentai mes griefs sans satisfaire ma haine. Aujourd’hui, j’ai fait le serment d’Annibal contre les femmes. Si je ne puis empêcher des fous de se marier, je suis toujours prêt à leur fournir la preuve d’une trahison qui légitime une rupture. J’ai amassé des archives qui suffiraient à faire finir le monde, si tout le monde me consultait. Quelques amis convertis à mes idées forment avec moi une société, une espèce de république. On commence à nous redouter dans ce pays. Je suis prêt, monsieur, à vous admettre au nombre des initiés.

— Je suis venu avant tout vous demander des renseignements sur mademoiselle Petrowna, reprit Constantin. S’ils sont de nature à m’empêcher de l’aimer, je me résignerai peut-être à faire un serment comme le vôtre ; permettez-moi de ne vous rien promettre jusque-là.

Diogène s’inclina, et, montrant le chemin, dit à ses trois visiteurs :

— Allons au greffe.

Les sarcasmes d’un homme d’esprit, cruellement blessé dans le vif de son amour et de son amour-propre, s’épanouissaient, avec une exagération bizarre et fantastique, dans la pièce que Diogène nommait le greffe de l’amour.

Il n’était pas un panneau, un meuble, un clou, qui ne fût la déposition d’un témoin irrité contre la perfidie féminine. C’était le musée de la haine composé avec les instruments de l’amour. Des sirènes, des serpents, des Èves impudiques, des Dalilas, des Vénus dans toutes les postures, des Danaés sous toutes les averses, des chaînes, des flèches, des arcs, des bois comme ceux d’Actéon, des devises dans toutes les langues, des blasphèmes contre toutes les grandes amoureuses, étincelaient, rayonnaient, en sculpture, en peinture, en dorure, en ciselure.

Sur une table en mosaïque représentant un chat, probablement une chatte, jouant avec une souris, était placé un encrier fait d’une pantoufle de bronze, et à côté un cendrier taillé dans un cœur en onyx. Des casiers gigantesques appliqués aux murs avec une lettre sur chaque carton, contenaient les archives ; et le squelette brutal d’une courtisane russe ricanait dans ce somptueux cabinet, en face et dans l’attitude de la Vénus de Médicis.

Constantin, choqué d’abord de ce luxe d’un goût équivoque et de cette fantaisie un peu puérile, finit pourtant par en subir l’effet. Le commencement de tout amour est une alternative d’audace et de timidité. Le jeune amoureux se sentait supérieur à cet épouvantail élégant ; mais il avait peur de ce qu’il pouvait apprendre de fâcheux sur la jolie personne entrevue, et à travers le pessimisme de Diogène, il craignait d’apercevoir quelques éléments sérieux d’un scepticisme raisonnable.

Diogène qui observait son sourire et la petite pâleur de ses lèvres souriantes ne voulut pas s’en tenir à la mise en scène ; il résolut d’agir, pour achever de soumettre ce néophyte hésitant.

Il ouvrit un carton et tirant une liasse :

— Voici le dossier de Petrowna Pirowski, dit-il.

Constantin avança la main.

— Attendez ! je vais vous détailler chaque pièce, reprit le philosophe. Les matériaux sont peu abondants, parce que la personne est jeune et n’a pas encore d’histoire ; mais elle promet de curieuses découvertes à la science. Voici d’abord son signalement… Inutile de vous le faire lire. Voilà son acte de naissance, des détails sur sa fortune et sur sa famille, une esquisse de son caractère, une biographie qui date du jour où elle brisa sa dernière poupée. Pauvre poupée ! elle lui fendit la poitrine et lui arracha tout le son. Voilà la date de sa première robe longue, avec une lettre — innocente — à une amie, que j’ai pu me procurer. Voilà le compte de sa couturière de l’année dernière ; il est mesquin. Cette jeune fille sera peut-être avare ! Ah ! je trouve le rapport, recueilli par moi, d’un cocher au service de ses parents. Le malheureux avait commis l’étourderie de faire passer sa voiture sur les jambes d’un gamin qui jouait mal à propos sur la route. Il reçut une vingtaine de coups de fouet, par l’ordre de cet ange, et dut garder le lit huit jours de plus que l’enfant à peine écrasé. Voulez-vous lire les communications d’une vieille dame qui fut témoin d’un acte téméraire ? Un jour, Petrowna se jeta dans le Pruth pour sauver… un jeune chien qui allait se noyer ; et quand elle sortit de l’eau, ses vêtements, collés à ses membres, compromettaient à ce point sa pudeur que la vieille dame, passant par là, eut une syncope. — Il paraît que Petrowna s’endort volontiers au sermon. Elle préfère Gœthe et Byron, un païen et un athée, au pur et doux Schiller. Elle tua un jour, de sa main, d’un coup de revolver, le vautour favori de son père, parce que son père le nourrissait de moineaux vivants. — Je possède une lettre de sa mère, se lamentant sur la résistance de cette jeune fille au joug de la mode ; elle s’obstine à porter des nattes et refuse un chignon français… C’est là tout ce que j’ai, jusqu’ici, à votre disposition !

Constantin poussa un grand soupir d’allègement et se mit à rire :

— Vous voulez donc me rendre amoureux fou de Petrowna ?

Il regarda Diogène et ses deux amis comme pour leur demander s’il n’était pas l’objet d’une mystification.

— Je vous remercie, monsieur, reprit-il gaiement, de m’avoir démontré que Petrowna a de l’énergie, de la simplicité, un goût littéraire raisonné, l’horreur de la coquetterie. J’avais cru n’entrevoir qu’un ange ; en essayant de me faire voir un démon, vous me révélez une femme vraie, ingénue, grande. Encore une fois, merci !

Diogène remettait en place ses paperasses avec le sourire mystérieux d’un homme qui fait crédit à l’ingénuité humaine, mais qui est sûr de prendre sa revanche.

Jaroslaw, en ce moment, s’avisa de lui dire :

— En vérité, Constantin, tu parles de Petrowna, comme si elle était une Nadège Ossokhine !

Diogène poussa un cri de colère, et, se tournant vivement vers le poète :

— Pourquoi prononcez-vous ce nom-là, ici !

Jaroslaw parut décontenancé.

— Ce n’est pas la première fois !…

— C’est possible ; mais, cette fois, ce nom arrive mal à propos.

— Quelle est cette Nadège Ossokhine ? demanda Constantin, fort surpris de l’émotion du philosophe.

Jaroslaw et Melbachowski gardèrent le silence. Diogène, qui avait froncé le sourcil, se rasséréna tout à coup et fit un geste qui permettait à ses amis de répondre.

— Comment ? dit Melbachowski, tu oublies le nom d’une des illustrations de notre pays ? Et pourtant, tu n’es amoureux que depuis trois heures ! Tu n’ignores pourtant pas l’existence du journal la Vérité ?

— Je crois en avoir vu le titre quelque part, mais je ne l’ai jamais lu.

— Il y a quinze jours que madame Ossokhine est arrivée ici, reprit Melbachowski ; elle est encore pour nous une étrangère ; elle rédigeait son journal à Przemvsl. Mais les persécutions du parti aristocratique polonais et du gouvernement l’ont décidée à venir ici, au cœur de la population petite-russienne. C’est une ennemie des hommes, comme notre ami Diogène est l’ennemi des femmes. Nous sommes les témoins de ces deux grands champions, qui paraissent impatients de commencer les hostilités. Diogène la hait beaucoup.

— Moi ! interrompit violemment Diogène, je ne la hais pas. Je l’ai vue seulement une fois, de loin et encore à cheval ! Une amazone est si peu une femme qu’on n’a pas de raisons de lui en vouloir. Je ne sais rien de plus sur elle. Pourquoi la haïrais-je ?

— Est-ce qu’on sait ? Peut-être elle ressemble à une femme que vous haïssez ?

— À ma femme ? repartit Diogène. Qu’en savez-vous ? Non, je ne la hais pas encore. J’ai seulement pour elle une défiance instinctive. Si elle n’est qu’un bas-bleu, je lui pardonnerai d’ajouter un ridicule à son sexe ; si elle prétend mettre au service de l’émancipation des femmes les ressources d’un vrai talent, j’applaudirai peut-être.

— Comment ?

— Eh ! sans doute ! vous ne voyez donc pas que, dans l’état actuel des choses, c’est l’homme qui a besoin d’émancipation, et non la femme. Cette prétendue infériorité des femmes nous tient sous le joug par la pitié, nous particulièrement, Polonais et Russes, au cœur tendre. L’égalité des droits de la femme signifie la délivrance.

— Alors vous êtes l’allié de Nadège ? il n’y paraissait guère !

— Je crains qu’elle ne soit qu’une femme plus jolie, plus coquette, plus dangereuse, par conséquent, que les autres. Mais si elle emploie son prestige à faire triompher des utopies, je n’entraverai pas son œuvre. Tout ce qui virilise la femme la diminue. Le jour où les femmes prétendront plaider, légiférer, commander un régiment, nous serons sauvés de leurs griffes ; ce ne seront plus que des hommes imparfaits.

Diogène acheva la tirade par un éclat de rire bruyant et forcé ; cette conversation le gênait. On parla d’autre chose, c’est-à-dire qu’on médit autrement des femmes.

Constantin se demandait ce qu’il devait penser de ce cynique si facile à troubler. Était-ce un fou ? était-ce un malheureux, trop fier pour laisser voir une douleur profonde, et tordant ses spasmes douloureux en grimaces narquoises ? S’il débitait avec conviction ses lieux communs et ses paradoxes usés, il n’était qu’un sot ; mais si, derrière cette fatuité de sceptique, se cachait un homme de grande intelligence, tourmenté de quelque amer souci, il fallait le plaindre comme un malade.

De toute façon, ce personnage élégant, prétentieux, visant à la domination, et soumis à des rancunes qui dénonçaient un reste d’illusions, était intéressant à étudier, s’il n’était pas tentant à aimer. En outre, cette police jésuitique, qui lui servait à garnir son greffe, pouvait servir Constantin. L’amoureux résolut donc de paraître charmé plus qu’il ne l’était.

Il aura beau faire, — se disait-il intérieurement, — il ne m’empêchera pas d’aimer Petrowna, et je veux qu’il me serve à me la faire épouser !

Peut-être, de son côté, Diogène, mécontent de lui, ce jour-là, se disait-il :

— Voilà un néophyte difficile à conquérir. Mais il ne me résistera pas toujours. J’en ferai peut-être l’amant de Petrowna ; mais je jure bien qu’il ne l’épousera jamais.

Quand, après une longue conversation, Diogène reconduisit ses hôtes jusqu’au péristyle de sa maison, il dit gravement à Constantin :

— Voulez-vous m’aider à compléter le dossier de Petrowna ?

— Comment ?

— J’ai la description de toute sa personne, moins celle de son pied. C’est là une lacune formidable. Le pied en dit plus que la main. Les chinois ont raison de vouloir rendre leurs femmes fidèles, en leur mutilant les pieds. Jusqu’ici, malgré toutes nos ruses, il n’a été possible à aucun de nous de voir le pied de Petrowna. Tâchez d’être plus heureux. Je pourrais vous demander de découvrir les sources du Nil ; ce serait plus facile. Prenez-y-garde ! Petrowna est fille à défendre son pied jusqu’à la dernière extrémité.

Constantin accepta comme une plaisanterie la recommandation de Diogène, et le quitta avec l’agacement nerveux d’un homme qui sort d’une mystification, mais qui veut s’y prêter encore pour ne pas paraître susceptible.


III

MINES ET CONTREMINES

Un personnage comme celui que nous venons de dépeindre, sorte de Byron exagéré et bizarre, n’est possible que dans un pays où la civilisation n’a pas son équilibre, où les passions s’accentuent et se raffinent avant de se généraliser.

Il faut donc admettre que Diogène se croyait le représentant des sophismes français et anglais ; aussi sa mémoire était-elle surtout meublée des moralistes appartenant au pays de la Bruyère et au pays de Shakespeare. Il avait le défaut des gens trop fiers de la mode et qui, en l’important au milieu d’un pays naïf, la rendent exorbitante, faute de critique pour la tempérer.

Constantin passa les jours suivants entre les devoirs de ses fonctions et le siège de la maison Pirowski. Dès qu’il voyait Petrowna, sa sœur et sa mère paraître au balcon, il se rapprochait du palais de bois et faisait sentinelle dans la rue, comme s’il eût attendu qu’on lui jetât l’aumône d’une parole, d’un baiser ou d’un petit cœur tout flambant.

Il avait découvert, dans une planche de la clôture, un trou par lequel il pouvait épier Petrowna, occupée à son travail journalier du jardin. Quittait-elle la maison, il la suivait, à une distance respectueuse.

Au bout de quelques jours, s’il n’était pas encore parvenu à voir son pied, il était devenu absolument épris de sa beauté et du charme piquant que son humeur visible lui ajoutait.

Après une semaine, il se crut certain d’obtenir le renseignement demandé par Diogène ; car un matin, il constata les désastres d’une pluie effroyable. Les rues étaient détrempées, et tout ange mortel était condamné, en laissant son empreinte dans la boue, à laisser apercevoir un peu de son pied.

Constantin arriva sur la place au moment où Petrowna, enveloppée dans son manteau, sortait de chez elle pour aller à l’église.

Il fallait, de toute nécessité, gravir cinq grandes marches battues par la pluie, et sur chacune desquelles l’eau s’était accumulée dans une légère cavité, pour parvenir au porche de l’église. Notre amoureux s’arrêta à quelque distance et, le lorgnon à l’œil, attendit.

Petrowna avait traversé la place à petits pas, tranquilles, mesurés, sans que le bout de sa bottine dépassât, autrement que comme un léger coup de langue, le bord de sa robe et de son manteau. Mais, en montant les marches, que ferait-elle ?

Elle ne fit rien ; elle laissa les pans de son manteau et de sa robe effleurer l’eau ; elle ne se retroussa pas, et gravit l’escalier comme si, à chaque degré, elle eût été soulevée et portée en l’air. Pour le coup, le défi était insolent. Constantin entra dans l’église, se tint derrière un pilier et put voir tous les talons de bottes et de bottines de la population en prière, sans apercevoir rien que les plis rigides obstinément abaissés sur les seuls pieds qu’il voulût connaître. Il suivit Petrowna après la messe, elle entra et sortit, à chaque station, sans que notre curieux fût plus avancé.

Enfin, pour revenir chez elle, Petrowna dut prendre une petite ruelle, abominablement sale, qu’on appelait la ruelle des roses, par antiphrase, uniquement peut-être parce que la jeune fille y passait de temps en temps.

Cette fois, elle s’arrêta devant une flaque d’eau qui ressemblait à un petit lac et qui n’était complètement à sec que pendant la canicule.

Le cœur de Constantin se mit à battre. Il bénit le ciel humide, la boue, et il se bénit lui-même de sa persévérance. Planté quelques pas en arrière, il souriait triomphalement.

Tout à coup, la jeune fille se retourna d’un air résolu, et, toute frémissante, l’interpella vivement :

— Savez-vous bien, monsieur, qu’il est inconvenant de suivre une femme par un temps pareil ?

Constantin se découvrit respectueusement et répondit avec grâce :

— Puisque vous me l’ordonnez, mademoiselle, c’est bien, j’irai devant. Mais je vous remercie de l’autorisation que vous me donnez de vous suivre par le beau temps.

Petrowna eut encore un frémissement de colère.

— Je ne vous autorise pas, en tout cas, à plaisanter avec moi.

Notre amoureux eut peur d’en avoir trop dit. Il passa devant la jeune fille, soupira en songeant qu’elle avait dû relever fort sa robe pour enjamber le lac, et quand il fut sur la place, il s’arrêta, se retourna et salua. Petrowna, comme une biche effarouchée, passa rapidement devant lui. Mais, même en courant, elle ne laissa pas apercevoir le bout de son pied.

Pendant que Constantin mettait ainsi ses talents en œuvre, Diogène réfléchissait et s’exhortait à contrarier un amour qui pouvait aboutir à un mariage raisonnable.

Ces passions, ces roueries sembleront quelque peu naïves aux beaux esprits de France ou d’Angleterre ; mais on ne doit pas oublier que nous sommes dans un pays qui garde encore bien de la sauvagerie ingénue et de l’enfantillage pittoresque dans ses mœurs. Les hommes y sont pleins de contrastes, et les vertus les plus héroïques ont là des envers parfois mesquins, parfois féroces.

Diogène se faisait un point d’honneur de garantir Constantin d’une séduction ; fallût-il pour cela compromettre le repos et la dignité de Petrowna. Cette petite fille insolente lui semblait une ennemie dangereuse. Mais comment la désarmer ?

Après une longue méditation, le philosophe se rendit un jour au café de la place, au moment où il savait devoir y trouver les officiers de hussards.

En entrant, il sourit, car précisément l’homme dont il avait besoin était là.

C’était le major Casimir, un bel homme, le plus bel homme du régiment, disait-on ; toujours amoureux, toujours prêt à le devenir, irrésistible par la toute-puissance de sa tenue, de son port, de ses moustaches, de son visage, de son regard, de son silence, de son bel uniforme.

Ce jour-là, son grand manteau blanc, jeté négligemment sur les épaules, se promenant dans le café, en mâchonnant un cigare d’un air maussade, le major paraissait attendre une mauvaise nouvelle.

— Très bien ! pensa Diogène en l’apercevant ; il doit être à sec ; il aura reçu ce matin la visite d’un créancier ; c’est comme cela qu’il me le faut.

Il aborda le don Juan de la garnison, et, à force de compliments sur sa bonne mine, finit par rasséréner un peu le visage du vainqueur déconfit.

Au bout d’un quart d’heure, le major, caressant sa barbiche noire, longue et soyeuse, dit d’un ton léger.

— Cher ami, connaîtriez-vous, par hasard, un prêteur, un petit banquier, n’importe qui, qui pourrait me procurer un peu d’argent ?

— Ah ! ah ! vous êtes décavé ?

— Que voulez-vous, les bouquets coûtent si cher !

Le major poussa un soupir. Diogène parut chercher, et reprit, après avoir fait attendre sa réponse :

— Je ne connais personne. D’ailleurs, dans huit jours, ce serait à recommencer, n’est-ce pas ?

— Oh ! mon Dieu, oui.

— Je sais un excellent moyen de vous ranger. Pourquoi ne vous mariez-vous pas ?

— Me marier ! y pensez-vous ?

Le major lança un regard éploré au ciel, comme s’il eût redouté de faire trop de veuves ; mais il dit cependant :

— Est-ce que vous auriez un parti à me proposer ?

— Certes, et même un brillant.

— Eh ! qui donc ?

— Petrowna Pirowski.

— Vous plaisantez.

— Je ne plaisante pas. Vous êtes le seul homme qui puisse maîtriser cette petite sauvage, et si vous parvenez à lui plaire, ce dont il ne faut pas douter, vous aurez conquis une jeune et jolie femme, avec 80,000 florins comptant…

— Mais, vous oubliez ma réputation ! dit le major avec un sourire d’effroyable orgueil.

— Je n’oublie pas, au contraire, que les femmes savent vous apprécier. La chronique vous reproche d’être un peu volage. Bah ! vous vous fixerez, et ce défaut-là rend un homme plus intéressant. Les femmes mûres aiment les novices ; mais les jeunes filles ne sont pas fâchées d’apprendre un peu d’histoire, dans leur premier roman.

Le major souffla, étira sa moustache, cligna tour à tour des deux yeux, pour s’assurer sans doute de l’élasticité des paupières et se penchant, comme don Juan en personne, sur l’épaule de Diogène, devenu Leporello :

— C’est que, balbutia-t-il, il y a une circonstance assez grave qui me gêne un peu. Madame Pirowska fut mon premier amour. Oh ! en tout bien tout honneur ! J’étais alors un jeune lieutenant de vingt ans et elle une ravissante femme de trente.

— Cela, interrompit Diogène, ne vous empêche pas d’épouser sa fille.

— Vingt ans se sont écoulés, dit le major d’une voix attendrie, et je ne suis pas sûr…

— Qu’elle ne fasse encore impression sur votre cœur ?

— Non, certainement ; mais que penserait-elle de moi si je me posais en prétendant à la main de sa fille ?

— Fiez-vous à moi, pour arranger les choses !

Le major but un verre d’eau-de-vie, et, quand il l’eut dans l’estomac, sa conscience reprit son équilibre.

— Eh bien, arrangez la chose, dit-il au philosophe en lui serrant énergiquement la main ; je vous ferai honneur.

Il tordit sa moustache, ramena son manteau sur ses épaules et acheva de rentrer en possession de sa gaieté. Il lui semblait que ses créanciers défilaient devant lui en le saluant, et, leur note à la main, allaient frapper à la porte du palais, de l’autre côté de la place.

Précédons le major dans le paradis, dont il se flatte de devenir le serpent.

Le mois de juin est commencé. M. et madame Pirowski prennent, après déjeuner, le café dans un kiosque d’un goût superlativement oriental, construit au milieu de leur jardin. Petrowna vient d’allumer la longue pipe turque de son père, qui se prépare à dormir sur son journal. Madame s’occupe d’un ouvrage de broderie, qu’elle n’a pas commencé et qu’elle ne finira jamais, tandis que Léopoldine dévore, de ses grands yeux, un roman de George Sand.

Les trois dames portent l’élégant négligé polonais, c’est-à-dire une jupe traînante de soie, sans aucun ornement, une kazabaïka, garnie de fourrure, et des pantoufles également en fourrure.

M. Pirowski était toujours en grande toilette. À cheval sur les principes et sur les vieux usages, il était toujours prêt à monter à cheval en réalité sur son petit cheval cosaque. Il ignorait la mode des robes de chambre. Chaussé de bottes en maroquin noir, aux mille plis, vêtu d’un pantalon blanc, avec une veste de drap feutré, bleu et blanc, et une ceinture dorée, il avait vraiment bon air. Son abondante chevelure blanche, soigneusement séparée par le milieu, tombait sur son cou robuste en boucles naturelles qui contrastaient avec sa barbiche noire, étalée sur sa chemise d’une blancheur éclatante.

Petrowna qui, la pipe allumée, s’était occupée du jardin, vint se placer devant le kiosque, et, d’une voix décidée :

— Papa, qu’as-tu donc planté dans ce carré ?

Le ton de la question intimida tout le monde. On craignait la petite sauvage. Elle avait été longtemps négligée par sa mère, opprimée par ses sœurs, taquinée en toute occasion par les domestiques, jusqu’à un certain jour, où, se redressant sous la tyrannie universelle, s’étant fortifiée et émancipée dans le silence de sa solitude, elle imposa à son tour l’autorité de son esprit ferme et hardi, mais franc et adorable, malgré tout.

À cette voix claire et vibrante, M. Pirowski se réveilla ; madame Pirowska planta son aiguille dans sa broderie, et Léopoldine ferma son livre.

— De quel carré parles-tu ? demanda le père.

— De celui-ci, répondit Petrowna, en désignant le carré.

Il paraît que M. Pirowski ne se souvenait plus de ses travaux de jardinage, car il se gratta le front :

— Qu’est-ce que j’ai donc planté là ?

— Des pommes de terre, je crois, dit madame Pirowska, d’un air de doute, pendant que sa belle main portait avec dignité le lorgnon à ses yeux noirs.

— Je le crois aussi, murmura M. Pirowski.

— Des pommes de terre ! s’écria Léopoldine presque indignée : je croyais que c’étaient des roses.

— Ah ! oui, des roses ! il est possible que ce soient des roses ! souffla le père de famille intimidé.

— Tu m’avais promis de planter des fraises, reprit Petrowna d’un air sévère.

— Si je te l’ai promis, j’ai dû le faire, soupira M. Pirowski, s’abandonnant à son sort.

— À moi, tu avais promis des roses ! repartit Léopoldine, qui courut vers le carré en question.

— Oui, je te l’avais promis.

— Mais, moi, dit madame Pirowska d’un ton placidement formidable, je t’avais exprimé le désir qu’il y eût là des pommes de terre !

— Je ne le nie pas.

Une dispute, qui fût devenue sérieuse, si Petrowna ne l’eût pas entrecoupée de grands éclats de rire moqueurs, s’éleva alors. Chacun des trois voulait faire triompher son fruit, sa fleur, ou son légume ; le brave vieux gentilhomme essayait d’apaiser tout le monde, en assurant qu’il avait planté à la fois des pommes de terre, des roses et des fraises quand un domestique vint annoncer, au dernier coup de midi qui sonnait, la visite de Diogène et du major.

Cette annonce calma l’orage intérieur et parut surprendre toute la famille.

Madame Pirowska, qui avait été vérifier le terrain suspect, reprit sa place dans le kiosque. Léopoldine s’assit en face d’elle et commença à descendre très lentement les manches relevées de sa kazabaïka, mettant ainsi en évidence, sous prétexte de les cacher, ses beaux bras dont la blancheur était rehaussée par la sombre fourrure.

Petrowna ne laissa voir que la queue de sa robe blanche et un coin de sa bordure d’hermine, car elle tournait le dos aux visiteurs, et restait obstinément penchée sur le carré dont elle arrachait les plantations.

En apercevant le major, madame Pirowska eut l’éclair rapide d’un sourire douloureux. Son regard se voila, comme si elle eût comparé, dans une seconde, la vision extérieure de ce bel homme, plus dangereux encore à quarante ans qu’à vingt, à la vision intérieure d’elle-même, qu’elle n’osait plus chercher dans le miroir.

Diogène présenta le major, sans trop insister sur le prétexte de cette présentation. Madame Pirowska attribuait la démarche à un tendre et respectueux souvenir. M. Pirowski trouvait tout naturel qu’un homme distingué, comme le major, voulût connaître un gentilhomme de race, comme lui. Petrowna ne s’occupait pas de la visite ; quant à Léopoldine, elle arrêtait sur le major ses grands yeux interrogateurs, remarquant avec satisfaction qu’il n’avait pas seulement une audacieuse moustache noire, mais encore une épaisse chevelure de même couleur ; que son visage, bronzé comme celui d’un bohémien, avait de l’énergie ; que son regard franc avait de la bonté ; que toute la prestance avait de la noblesse.

Elle ne l’étudia pas longtemps, et, quand son examen fut terminé, elle se dit avec un sourire, tout en regardant deux papillons qui s’ébattaient dans un rayon de soleil, au-dessus d’un rosier :

« Voilà mon mari ; je n’en aurai pas d’autre. »

La première visite fut courte. Diogène dirigea la conversation, et la maintint dans un ton d’amabilité légère qui laissa des regrets quand il donna au major le signal de la retraite.

Celui-ci était admis, avec le droit de revenir.

Il en profita aussi souvent que le permettait la bienséance polonaise.

Quand il n’osait pas faire visite, il passait à cheval deux fois par jour, saluait les dames qui se tenaient à la fenêtre ou au balcon, et, ce qui leur était particulièrement agréable, faisait jouer deux fois par semaine la musique du régiment sur la place devant leur maison.

Constantin, cependant, ne demeurait pas oisif. Il ne pouvait songer à Diogène pour être présenté ; il s’était bien aperçu d’ailleurs que le major était introduit dans la place ; mais il était plus jaloux de cette faveur pour la faveur elle-même que par la crainte d’être supplanté auprès de celle qui ne lui avait fait encore aucun aveu.

Il avait son plan, qu’il ne confia à personne, et qui lui paraissait d’autant plus ingénieux que grâce à ce plan, il entrait dans la maison Pirowski sans s’exposer à en être éloigné par une rebuffade de Petrowna.


IV

LE DICTIONNAIRE DE L’AMOUR

Dans le palais de bois demeurait aussi M. Barlet, Français que nous avons déjà entrevu. C’était un ancien officier de la grande armée, qui vivait dans les termes les plus amicaux avec la famille Pirowski. Il enseignait les éléments de la langue française dans les meilleures familles de la ville et chez les propriétaires des environs.

Blessé grièvement pendant la retraite de Russie en 1812. M. Barlet avait été transporté à Cracovie, et, après la déclaration de guerre de l’Autriche à Napoléon, en 1813, on l’avait interné comme prisonnier à Lemberg. À la paix, se souciant peu de retourner dans sa patrie envahie par les Bourbons, il s’établit dans le chef-lieu de X…

Bien qu’il eût quatre-vingts ans, il était resté alerte, frais, de bonne humeur. Ami de tous les hommes lettrés (je veux dire connaissant au moins leurs lettres), il était le confident de toutes les femmes. Il avait lu Voltaire avec les grand’mères, récité Parny avec les mères ; il avait bien de la peine à ne citer ni Voltaire ni Parny aux filles et aux petites-filles.

Un beau matin, Constantin, qui n’avait pas été longtemps sans faire la connaissance de M. Barlet, se rendit chez l’aimable vieillard, et, carrément, lui demanda des leçons de français. M. Barlet, en pantalon gris, en gilet blanc, en frac bleu à boutons d’or, avec une cravate blanche immaculée, était debout, au milieu de sa chambre, et brossait son grand chapeau gris.

Il fit asseoir son jeune visiteur sur un petit canapé, au-dessous du portrait de Napoléon, entre la bataille de Marengo et celle d’Austerlitz ; puis, après un petit discours préliminaire, voulant s’assurer des éléments que possédait déjà Constantin, il le pria de lui lire à haute voix, dans un volume de Béranger, la chanson du Vieux caporal.

Lorsque Constantin eut fini, le professeur sourit et, d’un ton malin :

— Vous connaissez si bien la langue française, que vous n’avez plus besoin que d’un peu d’exercice, c’est-à-dire de conversation et de lecture. Je m’imagine que vous venez chez moi pour causer, mais non pas seulement avec moi.

— Excusez… monsieur Barlet.

— De quoi vous excuserais-je ? D’être jeune et d’être amoureux ?

— Vous avez deviné…

— Parbleu ! je sais bien que je loge au-dessus d’un colombier ! Et quelle est celle ?…

— Mademoiselle Petrowna.

— Je m’en doutais. C’est très bien. Vous êtes un honnête jeune homme, courageux !…

— Il n’y a pas grand courage à aimer !

— Eh ! Petrowna est un joli démon.

— Encore ! Vous aussi, monsieur Barlet, vous la traitez de démon ?

— C’est le plus grand éloge que je puisse en faire.

— Que m’importe, après tout ! Je l’aime, et je veux m’en faire aimer

— Bravo ! vous savez le français par cœur, mon ami. Mais savez-vous comment on fait la cour à une jeune fille ?

— En lui disant qu’on l’aime.

Le vieux soldat haussa les épaules, prit une pincée de tabac dans une tabatière en or, alla chercher dans sa bibliothèque un petit in-8o, relié en maroquin.

— Connaissez-vous cela ? demanda-t-il.

— Qu’est-ce que cela ?

— Le fameux Dictionnaire de l’Amour qui parut à Paris en 1808. Regardez ce dessin et ces vers.

En regard du titre, une gravure représentait une belle femme, peut-être Vénus en personne, agenouillée devant l’Amour.

Qui que tu sois, voici ton maître ;
Il l’est, le fut, ou le doit être.

— Voilà un petit livre que je voudrais propager dans ce pays, reprit le vieux Français avec onction. Vous n’entendez rien à la galanterie ; laissez-moi, mon cher enfant, vous donner des leçons.

— Je le veux bien ! murmura Constantin avec plus de politesse que de conviction ; car il croyait en savoir assez, se sentant le cœur tout brûlant d’amour.

— Vous viendrez me voir tous les jours ; c’est entendu, dit le professeur d’amour. Nous lirons ensemble la Campagne de 1812, par Ségur, qu’un auteur allemand a nommée l’Iliade française ; et, toutes les fois que vous serez embarrassé dans la conversation avec Petrowna, nous chercherons une solution dans le dictionnaire. Maintenant… il faut que j’aille donner mes leçons ; bonjour, et à demain !

Le vieillard mit son chapeau, prit un petit jonc à pomme d’or, et, serrant le Dictionnaire galant dans sa poche :

— Il ne me quitte jamais ; c’est mon bréviaire. On ne sait pas ce qui peut arriver. Un élève peut avoir une question à m’adresser. Et puis ce livre m’aide à me souvenir !

Constantin vint tous les jours, à quatre heures, étudier chez M. Barlet la campagne de 1812, en jetant, de temps à autre, par la fenêtre, un regard dans le jardin, où il voyait la taille souple de Petrowna onduler à travers les allées.

Un hasard malicieux voulut qu’un jour Constantin rencontrât la jeune fille dans l’escalier. Il montait, elle descendait. Il montait assez vivement ; elle descendait en courant, et en chantant le refrain d’une chanson cosaque. Ils étaient l’un et l’autre si étourdiment lancés, qu’ils faillirent se heurter. Petrowna ne put que se rejeter en arrière, par un brusque effort, pour ne pas tomber dans les bras de Constantin.

— Monsieur ! lui dit-elle d’une voix aiguë, osez-vous bien me poursuivre jusqu’ici ?

— Pardonnez-moi, Panna Petrowna, répondit Constantin en saluant avec respect, tout ce que j’ose en venant ici, c’est de prendre des leçons de M. Barlet.

Petrowna devint pourpre, se détourna et descendit plus gravement l’escalier.

Le soir même, le vieux Barlet alla prendre le thé chez les Pirowski. On s’entretint de l’installation prochaine de la famille dans sa propriété de Slobudka.

Le professeur de français parut regretter que ces dames partissent en interrompant des leçons décisives. Mais elles étaient arrivées à un degré de savoir qui se compléterait fort heureusement par la conversation. Il demanda donc la permission de présenter quelques-uns de ses élèves, de fort honnêtes jeunes gens, du meilleur monde.

— Il est certain, dit M. Pirowski, que ce serait avantageux pour ces dames et amusant pour moi.

— Je suis bien sûre que vous ne nous amèneriez que la fleur de la société, ajouta madame Pirowska en grasseyant avec dignité.

— Certainement, repartit le vieux Français. D’abord M. Melbachowski.

— Il est agréable, reprit la dame.

— Ensuite M. Jaroslaw, un jeune poète.

— Un poète !… dit Léopoldine dédaigneusement.

— Enfin, ajouta le vieux professeur, M. Constantin Jablowski, de la direction civile du cercle.

Ce dernier était plus inconnu que les deux autres élèves de M. Barlet ; cependant il fut admis au scrutin, malgré l’opposition de Petrowna, qui déclara que c’était gâter le plaisir de la campagne que d’admettre ainsi trois jeunes gens pour des exercices de grammaire. Elle jura bien qu’elle n’assisterait que le moins possible à ces séances pédantesques, et qu’elle irait se promener à cheval toutes les fois qu’un de ces messieurs se présenterait.

Malgré ses fières résolutions, Petrowna assista à la visite de cérémonie que les élèves de M. Barlet firent au palais de la place, accompagnés et présentés par leur vieux professeur.

Une première soirée de conversation française eut lieu dans le kiosque du jardin. Melbachowski fut fort aimable ; Jaroslaw soupira des vers qu’il traduisit en français, et mâchonna des vers français qu’il écorcha ensuite sous prétexte de les traduire.

Constantin n’adressa pas une seule fois la parole à Petrowna ; il évita même de la frôler d’un regard.

D’abord, elle se montra enjouée, enfantine, presque folâtre. Elle pétrissait, avec la mie tirée des tartines du thé, de petites boulettes de pain qu’elle lançait à Léopoldine engagée dans une intéressante conversation avec Constantin ; puis elle se calma et devint silencieuse en jouant avec ses tresses. Puis elle alla cueillir une rose rouge qu’elle attacha à son corsage, dirigea ses beaux yeux bleus sur Constantin, d’abord timidement, à la dérobée, et enfin fixement.

Pendant le souper, le vieux Barlet, assis à côté d’elle, lui demanda :

— Comment trouvez-vous mes jeunes gens ?

— Comme tous les jeunes gens : prétentieux, infatués ! Ah ! monsieur Barlet, les vieillards sont beaucoup plus aimables.

— Les jeunes gens d’aujourd’hui, reprit le professeur de français, se rendent malheureux ; ils prennent trop au sérieux la vie.

Petrowna éclata de rire et dit à demi-voix :

— Vous ne me ferez pas accroire que M. Jablowski, avec sa belle santé et sa bonne mine, soit bien malheureux !

— Constantin ! il l’est plus que tous les autres.

— Pourquoi ?

— C’est son secret.

La jeune fille regarda le vieux Français, qui avait pris un air de compassion paternelle. Après un instant de réflexion :

— Si j’avais su qu’il fût malheureux, dit-elle sérieusement, j’aurais été moins dure pour lui.

Quand la soirée fut terminée, M. Barlet reconduisit Constantin jusqu’au bas de l’escalier pour lui dire à l’oreille :

— Tout va bien, mon ami ; elle vous croit très malheureux !

— La belle affaire ! Si elle me dédaigne !

— Elle a pitié de vous ; or, mon dictionnaire de l’Amour le dit expressément :

« Quand la pitié se montre, l’amour n’est pas loin. »

Constantin fit un geste de doute ; mais, arrivé au rond-point de la place, il se sépara de ses compagnons qui allaient au café, prétexta un violent mal de tête, et, après une feinte, revint sur ses pas, pour rôder doucement le long des clôtures en planches du jardin Pirowski ; comme si le bois dût être plus perméable aux soupirs d’amour.

La maison devenait silencieuse ; les lumières s’éteignaient à tous les étages : Constantin finit par contempler les étoiles. Un vent doux secouait les arbres ; l’air était plein de senteurs pénétrantes.

— Ah ! si elle était capable de m’aimer, pensait le pauvre amoureux, cette belle nuit parlerait à son âme, comme elle parle à la mienne !

Tout à coup, il entendit une voix qui appelait Petrowna.

— Je suis ici, répondit la jeune fille, du milieu du jardin.

Constantin tressaillit ; il lui semblait que la voix de Petrowna tremblait.

— Monte ! il fait frais ! ordonna la voix de madame Pirowska.

— Il ne fait pas frais pour moi !

— Je veux que tu montes, reprit la voix d’un ton presque suppliant.

— Et moi, je veux rester, répliqua la jeune fille avec décision.

La voix maternelle se tut. Le sable cria sous des pas rapides qui dénotaient de la colère ; et Constantin distingua le frôlement d’une robe de soie contre les arbrisseaux.

— Petrowna ! recommença la voix.

Point de réponse.

— Petrowna !

Le sable lui-même cessa de crier. Madame Pirowska se déclara vaincue. Au bout de cinq minutes, une mélodie douce, voilée, monta du jardin. Ce ne fut d’abord qu’un gazouillement indiscret, puis on put saisir ces paroles d’une polonaise populaire :

Belle jeune fille, aimée et si fière,
Oh ! que ta rigueur se change en bonté ;
Apaise pour moi ton âme farouche !

Il se fit une pause après ces vers ; la voix plus vibrante reprit d’un air moqueur :

Non ! L’amour est un feu terrible
Qui brûle les mains et le cœur.

La chanson se termina à ce couplet. Le craquement du sable sous les pieds devint plus faible ; la robe ne frôla plus les arbres. Et le silence devint complet.

Constantin rentra chez lui, le cœur alourdi des larmes que ses yeux égouttaient.

— Elle sait bien que je l’aime ! peut-être savait-elle que j’étais là à l’écouter, à l’entendre respirer ; elle a voulu me désespérer ! Non, non, elle ne m’aimera jamais. Je suis fou, et Diogène a raison. Ah ! si je pouvais la haïr ! c’est un démon.

En arrivant à la porte, il résuma ses réflexions et ses anathèmes par un soupir, et ses derniers mots furent :

— Cher ange !

Toutefois, sans cesser de paraître aux réunions motivées par l’exercice du français, Constantin s’abstenait de visites, en dehors de ces séances un peu banales.

Un jour, madame Pirowska, rentrant après une promenade, le rencontra sur la place et lui demanda :

— Pourquoi ne venez-vous jamais seul nous voir ? Est-ce un vœu de ne point nous rendre visite ?

Petrowna était avec sa mère ; elle tournait le dos à Constantin, lui laissant admirer seulement ses nattes blondes ; et pendant ce colloque, elle traçait sur le sable, avec le bout de son ombrelle, des dessins fantastiques.

Constantin remercia avec politesse, et s’excusa en alléguant qu’il croyait avoir remarqué que ses visites n’étaient pas agréables à mademoiselle Petrowna.

Elle se retourna vivement et, le regardant avec ses yeux pétillants d’une indignation un peu forcée :

— Croyez-vous vraiment, monsieur Constantin, que vous puissiez m’être agréable ou désagréable ?

Constantin salua.

— Je vous remercie, mademoiselle. Puisque je vous suis si absolument indifférent, je ne craindrai plus d’aller voir madame votre mère et mademoiselle votre sœur.

Petrowna releva son petit nez mutin, entr’ouvrit dédaigneusement ses lèvres purpurines, qui laissèrent voir deux rangées de charmantes petites dents blanches comme des dents d’écureuil. Mais elle ne répondit pas un mot.


V

STRATÉGIE PERDUE

Dans tous les pays du monde, et à toutes les époques de la civilisation, la stratégie des amoureux est la même : essayer de l’indifférence, de la jalousie, du dépit ; tracer autour du cœur dont on fait le siège des lignes de circonvallation très étendues ; s’approcher de la place par des ruses naïves dont se rend presque complice l’adversaire qui feint de se laisser tromper ; ne démasquer ses batteries que quand on risque d’être repoussé ; et faire capituler, quand on annonce qu’on va lever le siège. Voilà, pour les amoureux des deux sexes, les roueries honnêtes que les différences de costumes, de mœurs et de langage, ne peuvent changer.

Constantin, autorisé par la déclaration d’indifférence de Petrowna, à devenir assidu dans la maison Pirowski, en fut bientôt, non-seulement le visiteur quotidien, mais le familier, une sorte d’officieux vague, au service de tout le monde.

Léopoldine, qui observait le major et qui jouait avec lui le jeu classique du dédain, paraissait accepter pour elle, et accaparer la bonne volonté de Constantin, qu’elle chargeait de toutes ses commissions.

Esclave avec la belle hautaine jeune fille, confident filial de M. Pirowski, Constantin fournissait la bibliothèque de Léopoldine, lui dévidait ses laines, lui choisissait ses dessins de broderie, lui portait son éventail, la berçait, par les soirs étouffants, dans son hamac, lui mettait des coussins sur les bancs trop durs du jardin, au moindre geste allait lui chercher ou reporter sa kazabaïka, selon qu’il faisait un peu frais ou un peu trop chaud.

Constantin n’avait de repos qu’en jouant au piquet avec M. Pirowski ; mais il fallait subir les longues dissertations politiques du vieux seigneur, lui rallumer vingt fois sa pipe, qui s’éteignait vingt fois.

Quand Léopoldine et M. Pirowski lâchaient leur victime, la fière madame Pirowska le chargeait, dans les petites promenades, de tout ce qu’elle trouvait superflu dans sa toilette et, si le souper se faisait attendre, quand il restait à souper, elle lui demandait d’aller presser les gens du même air que Philippe II avait dû prendre pour envoyer le duc d’Albe dans les Pays-Bas.

Petrowna était la seule qui ne demandât rien, qui n’acceptât rien, qui passât, silencieuse, indifférente, au milieu de tous ces mouvements du pauvre amoureux ; battant l’air de ses tresses blondes, comme avec les lanières d’un fouet, à chacun de ses gestes vifs et mutins, s’élançant d’un bond vers tout ce qui lui appartenait, et que Constantin pouvait être tenté de lui offrir, quand elle en avait besoin.

Un jour, elle entra dans le jardin, comme Léopoldine en sortait, après un entretien qui paraissait avoir été très animé, entre elle et Constantin.

Petrowna hésita une seconde ; mais elle ne voulut pas paraître fuir, et, s’avançant résolument, saluant à peine le pauvre amoureux intimidé, elle alla droit à un massif de groseillers et se mit à en casser de petites branches, au risque de se déchirer les doigts.

Constantin, absolument dans son rôle, s’approcha et lui dit :

— Mademoiselle Petrowna, je vois bien maintenant que vous me détestez.

Elle répondit sans le regarder :

— Je ne veux pas vous gêner.

— Me gêner ?

— Ne viens-je pas d’interrompre une conversation, fort intéressante sans doute, avec Léopoldine.

— Fort intéressante, en effet ; nous parlions de vous.

— De moi ?

Elle haussa les épaules avec incrédulité, mais elle ne put empêcher qu’un faible sourire tourmentât les deux extrémités de sa jolie bouche.

— Oui, de vous ; rien que de vous.

— Ah ! si les arbres et les fleurs parlaient, je suis sûre que le jardin tout entier vous démentirait.

Elle dit cela avec un rire clair, argentin, moqueur. Constantin commit une faute de stratégie. Il voulut lui prendre la main.

Elle sauta vivement au milieu même des groseillers, et quand elle sortit du massif par une contre-allée, elle avait laissé, comme un agneau sa laine, de petits flocons d’hermine de sa kazabaïka aux arbrisseaux.

Une heure après, Constantin disait à M. Barlet :

— Elle me fuit trop ! Je commence à croire sérieusement qu’elle m’abhorre.

Le vieux Français tira de sa poche son Dictionnaire de l’amour, et lut sentencieusement ce passage :

« C’est le rôle des femmes de fuir les hommes, même lorsqu’elles ont envie de se laisser prendre. » — Montaigne.

— Voilà votre cas, ajouta le professeur de français et d’amour.

— Oui, je me dis cela, repartit Constantin, mais Petrowna paraît si sincère dans son éloignement !

— Comme vous paraissez sincère dans votre adoration pour Léopoldine.

— Ah ! si je pouvais croire que Petrowna se méprend à ce jeu !…

— Laissez-la se méprendre ; vous êtes dans la bonne voie !

Le lendemain, Constantin apprit que toute la famille était partie brusquement pour Slobudka, le matin même. Cette annonce lui fut faite par un vieux cosaque resté au logis, pour tout mettre en ordre avant de rejoindre les émigrés.

Le major Casimir était là, quand Constantin reçut cette réponse. Ils se regardèrent avec des airs différents. Constantin était triste ; le major souriait. Le plus spirituel des deux croyait que tout était compromis par ce départ ; le plus sot s’imaginait qu’on le fuyait pour l’attirer.

Je n’ai rien dit des visites quotidiennes du major, parce qu’il n’y avait rien à en dire. Il arrivait solennellement, se postait en face de madame Pirowska, comme s’il eût voulu continuer la romance commencée vingt ans auparavant, et restait là, comme un ornement de salon, n’étant habile que pour mettre au courant le raffiné Diogène, auquel il racontait tous les matins ses prétendus succès de la veille, en concluant toujours : — Je fais du chemin, je fais du chemin !

Diogène hochait la tête, le renvoyait à son poste et attendait.

Le philosophe pensait intérieurement :

— Le niais se fera aimer de madame Pirowska ; mais la mère, qui est une femme habile, et avec laquelle je pourrai m’entendre quand il le faudra, sous menace d’un scandale, forcera l’héroïque Petrowna à se dévouer pour elle. J’aurai fait le bonheur du major, j’aurai préservé ce béat de Constantin, et j’aurai vengé une fois de plus les hommes des méchancetés de petites vipères comme Petrowna.

Le philosophe se fiait à l’inspiration du moment pour corriger sur le champ de bataille les défectuosités de sa stratégie de cabinet. On verra que, tout aveuglé qu’il était par sa fatuité d’ennemi des femmes, Diogène fit assez de mal à nos héros, pour sauver son amour-propre.

C’était Petrowna qui avait fait décider tout à coup le départ de la famille pour la campagne. Le bon M. Barlet répara le tort que cette retraite pouvait faire au plan de Constantin. Il maintint les droits de ses élèves à continuer, ou par correspondance ou de vive voix, les conversations nécessaires au perfectionnement de leurs études.

M. Pirowski tenait d’ailleurs à revoir bientôt son allumeur de pipe ; Léopoldine ne renonçait ni à son esclave, ni à la vue du major ; madame Pirowska n’aimait pas la campagne et se prêtait à tout ce qui pouvait rappeler la ville.

Petrowna fut donc vaincue dans ses projets de solitude, et les visites furent non-seulement tolérées, mais redemandées.


VI

NADÈGE

Un personnage comme Diogène, je l’ai dit et j’aurai souvent besoin de le répéter, mélange d’esprit, de noblesse, de perversité candide, de petitesse, serait impossible partout ailleurs qu’en ce pays de Galicie, où, plus encore qu’en Russie, la civilisation n’est souvent que le vernis de la barbarie, où l’esprit ne va pas sans une affectation d’excentricité, où la fierté a des tyrannies étranges, où la haine descend parfois à la puérilité.

Je crois également qu’une femme comme Nadège Ossokhine, d’une grâce extérieure qui serait effroyablement dangereuse avec un peu de coquetterie, d’un stoïcisme de sentiment qui arriverait bien vite à l’insensibilité, calme avec des yeux ardents, simple avec une beauté souveraine, excentrique par tempérament, modérée par raison, écrivant d’une plume virile, sans perdre rien de son charme féminin, luttant pour les intérêts populaires avec une aisance de grande dame, prête à tout souffrir pour ses idées, avec un sourire sans provocation, décidée à tout oser pour son honneur et son indépendance, sans se départir de sa dignité ; une pareille femme n’est également possible que dans ce pays, à la fois si vieux et si jeune, où tant d’aspirations, enfouies comme les vapeurs d’une terre puissante mal cultivée, s’exhalent de tant d’esprits ignorants, et produisent une nuée lumineuse quand elles sont traversées par une âme intelligente, savante et pure !

Dans un appartement d’une élégance sobre, mais réelle, Nadège Ossokhine avait installé le bureau de rédaction de son journal. À vrai dire elle était à peu près son seul rédacteur.

Sa vieille nourrice, une servante petite-russienne qui savait écrire assez bien pour écrire sous la dictée de sa maîtresse ; une vieille fille, grande et sèche, Panna Scharow, institutrice de l’école communale et remplissant l’office de secrétaire : tel était le personnel gravitant autour de la directrice du journal la Vérité.

Le titre eût paru prétentieux en France, et, pourtant, c’était une idée française qui avait inspiré Nadège. Elle prétendait avoir trouvé de cette façon le moyen de devenir journaliste, sans être infidèle au miroir.

Depuis bientôt deux mois, Nadège agitait et émerveillait le cercle. Les femmes avaient été un peu lentes à découvrir en elle une alliée qui leur faisait honneur. En revanche, les hommes avaient deviné bien vite, non pas une ennemie, mais un juge, ce qui les effrayait davantage. Aussi, les uns, les néophytes de l’école de Diogène, s’étaient-ils hâtés de la haïr, de la cribler de leurs sarcasmes ; tandis que les autres s’étaient mis plus adroitement à l’adorer pour désarmer sa justice.

Elle avait vingt-huit ans. Elle était dans tout le rayonnement d’une beauté qui devait sans doute à des douleurs éprouvées par la réflexion cet achèvement que la mélancolie donne à la rectitude et à la finesse des traits.

Nous la surprenons le matin, à l’heure où, tout en buvant par petites gorgées son café, la directrice de la Vérité parcourt ses lettres et ses journaux.

Ses cheveux bruns répandus sur ses épaules, encadrent son visage au teint mat. Un peignoir blanc dont les larges manches s’agitent comme des ailes au moindre mouvement, en faisant frissonner les papiers qu’elles effleurent, laisse deviner, sous ses plis flottants un buste admirable, une taille bien prise, et laisse voir des bras d’une perfection absolue.

La chambre est maintenue dans un demi-jour par des jalousies baissées ; un petit jet d’eau, fort à la mode, entretient un peu de fraîcheur dans la pièce en éparpillant la poussière humide sur des fleurs rapportées d’une grande promenade faite la veille à la campagne.

Nadège est assise dans un fauteuil bas, de cuir de Hongrie. Elle a un guéridon couvert de papiers à côté d’elle ; les pieds nus, par une habitude orientale, sortent, au moindre mouvement, de deux petites pantoufles d’hermine et se posent sur un coussin de velours brodé d’or.

Nadège lit et rit. Elle laisse tomber sur ses genoux la grande lettre qui a provoqué son hilarité.

Au même moment, la porte s’ouvre et mademoiselle Scharow trouble l’harmonie de ce tableau par l’introduction de son visage jaune et osseux.

— Panna, dit-elle d’une voix respectueuse, mais peu habituée au respect, voici une dépêche de Vienne. Il me manque encore deux cents lignes pour achever le journal.

— Cherchez-les là dedans ! répond Nadège en soulevant sur la table les journaux et les lettres, et comme elle s’aperçoit que mademoiselle Scharow jette un regard interrogateur sur la lettre restée sur ses genoux :

— Oh ! cela ! dit-elle, ce n’est pas pour le journal. Mon correspondant de Lemberg, qui m’avait promis des révélations importantes, m’envoie, devinez ?… une déclaration d’amour en quatre pages.

— Oh ! les hommes ! murmura la vieille fille scandalisée.

— Ce n’est pas de sa faute, reprit Nadège, avec un sourire sérieux, c’est de la mienne. Une femme qui se permet d’écrire en faveur de la liberté autorise, paraît-il, toutes les licences. C’est égal, nous supprimerons à l’avenir ce correspondant, puisqu’il ne m’envoie rien de bon… Ah ! vous laisserez entrer cette jeune fille qui m’a écrit hier pour m’annoncer sa visite.

— Oui, panna. Il y a en bas un homme qui attend, depuis une heure, la faveur d’une audience.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas renvoyé ? qui est-ce ?

— Un paysan, un vieillard.

— Voilà, ma chère, deux raisons pour ne pas le faire attendre. Le travail et la vieillesse n’ont pas le temps de faire antichambre. Dites-lui de monter.

Mademoiselle Scharow partit en emportant les papiers ; et, deux minutes après sa sortie, un petit homme maigre, chétif, au nez pointu, mais aux yeux extraordinairement brillants, parut sur le seuil de la chambre.

Le costume de ce petit-russien annonçait une certaine aisance ; car, malgré l’étouffante chaleur de ce jour-là, il ne portait pas de vêtements de toile, et au lieu d’aller pieds nus, il était chaussé de grandes bottes noires. Sur une large culotte bleue tranchait son gilet rouge ; son pardessus de drap noir tondu, aux coutures écarlates, complétait l’ajustement. Il tenait d’une main un grand chapeau de paille, qu’il avait probablement fabriqué lui-même, et de l’autre un sac de toile bleue dans lequel s’agitait un volatile.

En entrant dans la chambre, le petit vieillard jeta autour de lui un regard de religieux effarement, comme s’il eût pénétré, par une faveur prodigieuse, dans un sanctuaire ; puis, attiré par le sourire de Nadège, il s’agenouilla et s’avança dévotement devant elle.

— Que faites-vous ? lui demanda la jeune femme surprise.

— J’avais promis de faire cela, répondit le paysan d’une voix tremblante.

Il ouvrit son sac, en tira un poulet dont les pattes étaient solidement attachées, et le déposa à terre comme une offrande devant la statue d’une divinité.

Nadège, que cet hommage embarrassait, essaya de plaisanter :

— Vous voulez me le vendre ? Combien ?

— Non, je ne le vends pas ; acceptez-le, et je vous remercierai, dit le paysan en joignant les mains.

— Avant tout, relevez-vous, mon ami.

Le vieillard se releva, et, après deux secondes de contemplation muette :

— Ainsi, c’est vous qui écrivez un si beau journal ?

— Vous le lisez ?

Le vieux paysan eut un froncement de sourcil.

— Pour cela, non, madame. Qui donc m’aurait appris à lire ? Mais, je sais écouter, et j’ai là, — ajouta-t-il en se frappant la poitrine — de quoi comprendre. Nous sommes cinq qui, les dimanches, nous réunissons le soir autour d’un baril de bière. Le chantre nous fait la lecture, et nous croyons être à l’église. Vous dites de belles choses pour nous autres, gens du peuple. Vous voulez nous grandir. Je n’ai pu résister à l’envie de vous voir, de vous dire que nous ne perdons aucune de vos paroles. Il paraît que le gouvernement a peur de votre douceur, de votre bonté ; si jamais il vous tourmentait, nous serions là pour vous défendre, vous venger. Excusez-moi d’être venu, et puisque vous êtes bonne, ne refusez pas ce poulet. Je n’ai pas osé vous offrir plus, car vous auriez cru que j’y mettais de la vanité, et je n’ai voulu y mettre que de la reconnaissance.

Le petit discours du vieux paysan fut débité nettement, simplement, avec onction et sans humilité. Nadège fut émue.

Cet écho populaire était à la fois de la gloire et quelque chose de plus : une sympathie humaine. Nadège se détourna pour ne pas laisser voir que ses yeux se troublaient.

Puis elle traversa la chambre, alla prendre, sur une sorte de crédence orientale, un grand verre dans lequel elle versa du vin, le porta à ses lèvres, et, d’un geste plein de grâce, le tendit au paysan.

Le vieillard accepta cette offre de communion.

— Que Dieu vous accorde de longues années ! dit-il d’une voix forte.

Il vida le verre, le posa avec précaution sur le meuble et reprit d’un ton plus assuré :

— Je m’appelle Macini Gaskine. Je suis fermier à Troïza. Si jamais vous avez besoin de provisions… je suis tout à votre service.

— Je vous remercie.

— Je vous demanderai seulement la permission de venir de temps en temps vous faire une petite visite pour soulager mon cœur. Ah !… j’en ai gros là dedans ! Quand on a beaucoup vécu, on a vu beaucoup d’injustices ; on a rêvé bien des révoltes ! ce n’est pas seulement moi qui souffre ; moi, je suis presque un heureux parmi les malheureux… Mais si vous saviez quelle misère !

— Je sais ! dit Nadège pensive.

— La misère des habits, des meubles, ce n’est rien encore ; mais la misère des âmes ! Puisque vous écrivez pour nous, il faut que vous sachiez tout ce qui nous concerne… Il y a des choses !… oh ! des choses que je vous dirai mal, mais que vous écrirez si bien !

— Je vous serai reconnaissante, monsieur Gaskine.

— La reconnaissance ! c’est notre affaire. C’est peut-être un grand bonheur pour les paysans que leur avocat soit une femme, une femme douce, bonne et belle comme vous ! Vous leur porterez bonheur, et vous les empêcherez de perdre jamais patience !

Nadège adressa alors quelques questions au vieux fermier sur la condition des paysans. Elle fut frappée de la netteté, aussi de la prudence avec laquelle il répondait.

Quand il eut fini, elle lui dit en lui serrant la main :

— Vous êtes un homme intelligent, monsieur Gaskine.

— Il nous en faut, de la malice, repartit le fermier, se méprenant par modestie sur la réponse de Nadège ; nous avons tant d’ennemis ! tant de gredins qui nous rongent, nous torturent !

— Vous regrettez de ne pas savoir lire : vous avez raison, reprit Nadège. Faites étudier vos enfants. Des écoles pour vos fils, des écoles pour vos filles : voilà le salut, la victoire des pauvres et le rachat des riches. Avez-vous des enfants ?

— Le paysan hésita à répondre, puis lentement il dit :

— J’ai un fils, pour vous servir.

Il sembla que la voix de Gaskine faiblissait.

— Que fait-il ? demanda Nadège.

Le vieillard garda le silence.

— Votre fils cultive-t-il la terre ? Est-il soldat ?

Gaskine s’essuya le front avec sa manche ; il était rouge.

— Pourquoi ne me répondez-vous pas, mon ami ? Ne craignez pas de me dire tout. N’ayez pas de honte avec moi.

— C’est que je ne veux pas mentir, surtout à vous, et que je ne puis vous dire la vérité.

— La vérité ! c’est la devise de mon journal, et celle de mon cœur.

— Ah ! je n’ai pas su faire de mon fils ce que j’aurais voulu en faire. Il sait lire, lui, écrire ! Il écrit trop. Vous le connaissez peut-être.

— Alors, vous n’avez pas de raison pour me taire son nom.

— Une autre fois, si vous le permettez. Quand je reviendrai. Aujourd’hui, je veux être tout à la joie de vous voir. Je vais raconter à mon fils comme vous êtes belle, aussi belle que bonne !

— À bientôt donc, monsieur Gaskine.

Le paysan s’agenouilla de nouveau, baisa le bas la robe de Nadège, et sortit.

Nadège avait reconduit le vieillard jusqu’à la porte.

Elle revint à son fauteuil, rêveuse.

— Voilà la vraie récompense ! se dit-elle ; ah ! c’est un bonheur de se dévouer pour ces cœurs naïfs.

Elle eut un soupir, et reprit en remuant la tête :

— Hélas ! cela ne fait pas oublier ! Le cœur peut guérir les autres cœurs ; mais ne se guérit jamais. La douleur le rend bon, mais ne l’apaise pas.

Elle reprit sa place dans son fauteuil et parut se laisser entraîner dans une songerie lointaine, qui l’emportait loin du journal, loin de sa maison, loin de sa solitude.

Elle resta près d’une demi-heure dans cette méditation, dont elle fut tirée par des coups discrets frappés à la porte de la chambre.

Sa servante petite-russienne lui annonça qu’une jeune dame voilée, arrivée dans une britschka arrêtée à la porte, demandait à lui parler.

Nadège se souvint de la lettre qu’elle avait reçue la veille et donna l’ordre de laisser monter.

Un instant après Petrowna — car c’était elle — était introduite auprès de madame Ossokhine.


VII

LA CONSULTATION

Nadège fut surprise et charmée de l’aspect de la jeune fille, quand celle-ci, soulevant son voile, sembla découvrir une aurore.

Le sentiment de sa démarche hardie, l’émotion d’aborder une femme célèbre, la joie d’un acte réfléchi, le doute de ce qu’elle allait apprendre répandaient sur la physionomie de Petrowna une lueur transparente, pour ainsi dire, à travers laquelle on retrouvait pourtant sa jolie petite mine d’enfant mutine et gâtée.

Madame Ossokhine se leva et lui tendit la main.

Petrowna voulait montrer beaucoup de sang-froid et de dignité. Mais ses genoux fléchirent ; elle s’inclina, comme avait fait Gaskine, et baisa la main charmante qui s’offrait à elle.

— Qui êtes-vous, mademoiselle ? et que voulez-vous de moi ? demanda Nadège.

Petrowna balbutia d’abord quelques paroles confuses, puis elle donna son nom, celui de sa famille, et ajouta :

— Madame, vous êtes la mère de toutes les âmes qui souffrent. Je souffre et je viens à vous.

Nadège sourit :

— Vous êtes bien jeune pour souffrir. Quel âge avez-vous ?

Petrowna dit son âge. Nadège la fit asseoir auprès d’elle :

— Je vois ce que c’est, reprit Nadège avec une indulgence maternelle. Et, se penchant à l’oreille de Petrowna : Vous aimez quelqu’un, n’est-ce pas ?

Petrowna, qui venait pour parler de cet amour, parut confuse de la question. Son joli visage s’empourpra, elle baissa les yeux ; puis, les relevant aussitôt avec un effort :

— J’ai peur, murmura-t-elle, d’être disposée à aimer.

— Vous avez peur d’un devoir et d’un bonheur ?

— Ah ! madame, répliqua vivement la jeune fille, si un prêtre avait pu me comprendre, je serais allée me jeter à ses genoux. Voilà la première fois que je pense tout haut. Il m’a semblé que vous, dont l’esprit est si haut, la vertu si pure, la bonté si parfaite, vous qui êtes trop grande pour n’avoir pas déjà souffert, vous devineriez mieux que tous ce qui se passe en moi, et me donneriez un conseil que je jure de suivre.

— J’ai souffert, oui, mon enfant, dit Nadège ; mais je n’ai que mon expérience à mon service et je la redoute. J’ai peut-être mérité de souffrir… Voyons, racontez-moi votre poème, votre roman, ou votre histoire, et j’essayerai de vous donner l’avis d’une mère ou d’une sœur aînée.

Petrowna aspirait depuis trop longtemps à cette confidence pour pouvoir d’abord raconter avec ordre, ce qui se passait en elle et autour d’elle. Ses premiers mots furent entrecoupés de soupirs, puis peu à peu son énergie naturelle lui revint assouplie.

Elle fit le récit complet de sa vie, de son enfance, de sa jeunesse, de son éducation. Elle peignit avec sincérité, et avec un peu de malice involontaire, l’intérieur paternel. Elle avait deux sœurs, dont l’une était mariée à quelques lieues de la ville, et dont l’autre était impatiente de mariage. Elle avoua que Constantin avait produit sur elle une impression étrange, mêlée de tendresse, de défiance, de colère ; mais elle sentait bien que ce sentiment confus n’était pas de la haine.

— Bref, j’ai peur d’aimer et j’ai peur d’être aimée, dit-elle pour conclure.

— Avez-vous donc peur de vous sacrifier ?

— Oh ! non, c’est, au contraire, ce désir d’immoler ma fierté, ma volonté, qui à la fois me tourmente et m’encourage. Mais peut-être M. Constantin croit m’aimer et ne m’aime pas ! Peut-être n’aurai-je pas à me dévouer !

Nadège regarda Petrowna, comme une coquette enfiévrée regarde son miroir.

— Chère enfant, lui-dit-elle, vous parlez comme j’aurais dû penser à votre âge !

— Vous me comprenez bien, n’est-ce pas ? Non, continua la jeune fille avec orgueil, je ne veux pas aimer pour être méconnue. Oh ! vous qui savez tant de choses, dites-moi donc s’il y a un secret pour donner à celui qui doit être votre mari l’âme qu’on lui souhaite.

— C’est un sortilège que vous me demandez, dit Nadège en entourant de son bras la taille de la jeune fille.

— Vous êtes un si grand esprit ! murmura Petrowna avec un regard suppliant.

— Je ne suis pas un grand esprit, mon enfant, je suis une femme qui a mal commencé et qui ne peut corriger sa vie. J’ai eu vos vanités, vos scrupules ; j’ai été fière, farouche et tendre, comme vous. J’ai cru avoir conquis l’estime de celui dont j’avais l’amour. Il a cessé de m’aimer en continuant de m’estimer ; et cette estime est devenue pour lui aussi odieuse que la haine. Je ne puis vous conseiller de faire ce que j’ai fait ; car, cela m’a bien mal réussi ; et je ne puis vous conseiller non plus le contraire de ce que j’ai fait ; ne serait-ce pas diminuer votre fierté ?

— Alors, madame, la vie des femmes est un hasard.

— Elle est surtout une épreuve.

— Je me tuerais, si je m’étais trompée ! s’écria Petrowna.

— Et si vous étiez trompée ?

— Ce serait la même chose. Peut-être tuerais-je celui qui m’aurait trahie.

La jeune fille sauvage, soi-disant méchante, reparaissait dans ces paroles. Ses yeux jetaient des éclairs ; sa bouche avait des plis de menace.

M. Constantin est un homme d’honneur, reprit madame Ossokhine.

— Oui, mais il a de mauvaises connaissances.

— Comment ! mignonne, vous savez cela ? dit Nadège en riant.

— Sans doute, répliqua Petrowna avec simplicité. J’ai appris par M. Barlet, un de nos vieux amis, que M. Constantin est l’ami de M. Diogène Kamenovitch.

— Ah ! dit Nadège devenue sérieuse.

— Vous savez, reprit Petrowna, ce que c’est que cet homme ?

— Je crois le savoir.

— C’est l’ennemi des femmes ; il a formé, dit-on, une société abominable dans laquelle on jure d’empêcher ou d’empoisonner le mariage. Toutes les femmes de la ville sont très alarmées de l’influence de M. Diogène sur les jeunes gens. J’aimerais mieux vieillir, mourir fille, que de fournir à M. Constantin l’occasion d’appliquer les maximes de son ami. Dites-moi, madame, vous en qui j’ai toute confiance, ce que je dois faire.

— Il faut avant tout vous calmer, dit Nadège en mettant un baiser sur le front de Petrowna. Il faut ne vous préoccuper que de votre conscience et de celle de M. Constantin. S’il vous aime, vous le saurez bien ; si vous l’aimerez, vous le savez déjà. Aimez-le sans coquetterie, sans malice ; mais qu’il sache bien que vous l’aimez. C’est là le secret difficile à deviner et impossible à enseigner. L’amour est le seul sentiment qui contienne son génie. Toute l’intelligence ne le donne pas, et il suffit à élever le cœur au-dessus de toutes les intelligences.

Petrowna, qui avait mis ses deux mains sur sa poitrine, releva la tête :

— Je pensais tout cela, dit-elle, mais je craignais presque de le penser.

— Ne redoutez pas l’amour, mon enfant, si vous avez le courage de souffrir, reprit Nadège, en l’embrassant encore ; on se sauve et l’on sauve les autres avec cela. Soyez simple avec M. Constantin. En n’ayant ni coquetterie ni malice vous saurez plus vite s’il vous aime, puisque vous ne provoquerez pas sa vanité. Moi, je vous promets de prendre des informations sur son compte. Il paraît que M. Diogène a sa police. J’ai la mienne. Ne redoutez rien de ce grand ennemi des femmes. Toutes les traditions du monde sont pour nous. S’il est un serpent, nous l’écraserons. Revenez me voir ; ou plutôt, comme je ne veux pas que vous sembliez fuir la maison maternelle pour venir me demander un conseil, c’est moi qui irai vous voir. Voulez-vous m’annoncer à madame Pirowska ?

— Si je vous emmenais ? dit tout à coup Petrowna.

— Pas aujourd’hui, mon enfant. J’ai beaucoup à travailler. Mais demain, j’irai vous rendre votre visite, et demander le pardon que vous méritez pour la visite que vous m’avez faite. À moins que madame votre mère n’ait horreur des bas bleus ?

Petrowna regarda naïvement les pieds de Nadège, sans bas, dans les pantoufles d’hermine, et répondit :

— Ma mère sera fière de vous recevoir ; mon père vous adorera, et Léopoldine, j’en suis sûre, me rendra jalouse.

— Ayez courage, mon enfant. Ah ! votre mère est bien heureuse d’avoir une fille noble, sincère et courageuse comme vous !

Petrowna se mit à rire.

— Ma mère me croit entêtée, méchante.

— Vous lui donnez toute la verdeur de votre jeunesse, et vous gardez le miel pour un autre. C’est dans la nature. Il faut bien que nous commencions par être ingrats envers nos parents, pour avoir plus tard, dans nos chagrins, la ressource de revenir à eux, quand ils sont là, et de nous consoler par leur tendresse.

L’entretien se prolongea pendant une heure encore, entre Nadège et la jeune fille. Quand celle-ci, rassurée, encouragée, fortifiée, remonta en voiture, elle emporta la foi.

Madame Ossokhine, en se retrouvant seule, retomba dans sa rêverie.

— J’ai savouré aujourd’hui, se dit-elle avec un sourire mélancolique, les deux gloires auxquelles je peux prétendre : la piété d’une âme simple qui croit à la vérité que je proclame, et la confidence d’une âme tendre qui devine la douleur que je cache. Qu’ils soient bénis, ces deux admirateurs ! Brave homme ! brave enfant ! Oui, je lutterai pour la délivrance de tes pareils, vieux Gaskine. Oui, je me dévouerai à ton bonheur, Petrowna. Je saurai triompher du vieux monde, et j’aurai raison, je l’espère, de Diogène. Il se croit l’ennemi des femmes, le malheureux ! S’il disait vrai, il serait le plus effroyable ennemi des hommes. Heureusement il se trompe ; je le lui prouverai.


VIII

LES SOTTISES D’UN HOMME D’ESPRIT

Diogène apprit la visite de Petrowna à Nadège et en conçut du dépit.

Puisque cette petite prenait une pareille auxiliaire, elle méritait une guerre plus savante que celle dont l’inoffensif major Casimir était le symbole. Il laissa à tout hasard le don Juan de la cavalerie évoluer dans la maison Pirowski ; c’était un en-cas ; mais il voulut agir directement sur Constantin.

La médisance employée d’abord pour tâter le terrain n’avait pas réussi. Diogène affecta de s’avouer vaincu et déclara que, décidément, il n’avait rien découvert contre Petrowna. Il insinua que par son intelligence elle s’élevait au-dessus des méfiances ordinaires. Ce n’était pas une coquette ; c’était mieux, ou pis que cela, une future femme supérieure !

Lorsque Constantin lui eut raconté que Nadège devenait l’amie de la famille Pirowski et se rendait à Slobudka au moins une fois par semaine, au jour où les visiteurs introduits par le vieux Barlet n’étaient point attendus, Diogène affecta un émerveillement si naïf et parut croire à une collaboration si prochaine entre Petrowna et la directrice du journal la Vérité, que Constantin, ébloui d’abord de cet hommage indirect rendu par le grand railleur à celle qu’il aimait, en vint bientôt à des craintes de diverses sortes.

Il n’avait jamais songé que Petrowna eût la vocation d’une muse. Il s’alarma très vite d’une rivalité possible et, cette fois, plus redoutable que celle du major. Il surprenait souvent la jeune fille rêveuse devant le journal de Nadège. Il est vrai qu’elle devenait, en même temps, plus simple, plus douce, plus affectueuse, plus familière avec lui. Mais, au lieu d’accueillir, comme un symptôme heureux, cette sérénité croissante, Constantin craignait qu’elle ne fût la preuve d’un dédain qui s’augmentait et s’élevait de jour en jour.

On ne parlait plus que de Nadège dans la maison Pirowski. C’était un affolement général. Le vieux gentilhomme la trouvait superbe et digne de ses hommages. Madame Pirowska consentait à reconnaître qu’elle était l’honneur de son sexe. Léopoldine la copiait dans sa toilette et dans ses attitudes. Quant à Petrowna, elle se bornait à dire : « Je l’aime bien », avec un sourire qui désespérait Constantin.

Pourtant il trouvait dans son instinct, dans l’exhortation de son honnête et saine nature, un contre-poids aux chimères qui l’assiégeaient. S’il avait le cœur gros toutes les fois que l’éloge de Nadège s’échappait de la jolie bouche de Petrowna, il se disait aussi qu’il était impossible à une créature parfaite comme cette jeune fille, si vivante, si épanouie, de devenir sans combat une des vestales du journal la Vérité, quand le bonheur et l’amour la sollicitaient.

La jeunesse qui brûlait ses veines lutterait contre les subtilités de son imagination.

Il vécut pendant quelques semaines dans une agitation que Petrowna attribuait aux mauvais conseils de Diogène, et qu’elle augmentait elle-même, sans s’en douter, par sa douceur, en paraissant ne pas vouloir s’en offusquer.

Ce malentendu ravissait le philosophe. À travers l’amour de Constantin, il voulut atteindre son ennemie, cette Nadège Ossokhine. Elle le gênait, elle l’irritait, elle le provoquait, en semblant l’ignorer.

Il eut un jour l’idée, uniquement pour la combattre, de donner une organisation, en quelque sorte franc-maçonnique, à cette société d’ennemis des femmes dont il était l’inspirateur et le chef.

Il se souvint de la République secrète, fondée au XVIe, dans un but analogue, par Stanislas Pschouka, sous le règne du roi Sigismond Auguste, et que, du nom du village de Babine qui lui appartenait, le fondateur avait appelée la République Babinique. Il en remania les statuts, et les soumit en conseil à ses amis.

Mais cette folie polonaise ne trouva pas d’écho autour de lui, et l’indifférence de ses amis le préserva de cette nouvelle aggravation de paradoxes qui troublait sa cervelle.

Comme il craignait d’être insuffisamment renseigné par Constantin, et comme la perpétuelle satisfaction du major ne lui apprenait rien de plus sur ce qui se passait à Slobudka, il exploita une admiration vague, surprise dans le cœur de Melbachowski, pour Léopoldine Pirowska, et s’arrangea de façon à ce que cet ami de Constantin l’accompagnât désormais dans toutes ses visites à la campagne.

Il s’inquiétait peu de savoir si Melbachowski, un de ses adeptes, était ou deviendrait sérieusement amoureux de Léopoldine ; il se croyait sûr de le reprendre. En tout cas, il courait le risque de le voir infidèle à sa haine. Il tenait avant tout à avoir dans cette citadelle, où Pallas Nadège trônait désormais, un témoin, un agent inconscient, oserai-je dire un espion ?

Tout cela est sans doute mesquin, puéril, et étonnera des lecteurs français ; mais, quand on songe que ces marivaudages s’exercent dans un pays où la violence est souvent aussi extravagante que la plaisanterie, et qu’il fallait peu de chose pour que ces complots méchants et vulgaires prissent tout à coup les proportions d’un vrai crime ou d’une véritable catastrophe, on pardonne à l’auteur, qui n’est qu’un historien véridique, d’insister sur ces petites fouilles d’insectes, faites dans un terrain qui peut s’effondrer tout à coup et découvrir un abîme.

La Hollande a peur des termites. Toute l’existence d’un peuple tient à des insectes blottis dans le bois des digues. Diogène, depuis le jour, qui nous sera révélé, où son cœur s’était déchiré sous un coup dont il ne voulait pas s’accuser, contraignait son esprit à ce travail de rongeur, et en arrivait peu à peu à n’avoir plus de scrupules, à se concentrer dans une haine maladive, nerveuse, féminine par le tempérament si elle était antiféminine par son objectif.

Un jour que Diogène fumait, et que dans l’espoir de s’endormir, il avait permis à Jaroslaw, le poète aux cheveux blonds, de lui réciter des vers, il fut surpris de l’accent byronien, de l’âpre éclat, du sentiment absolument pessimiste affecté dans cette poésie.

— Vous avez un grand talent, dit-il au poète charmé, pourquoi ne publiez-vous pas un volume ?

Jaroslaw avoua qu’aucun éditeur ne lui avait encore fait de proposition, et que, pour donner de lui-même son livre à un imprimeur, il n’était pas assez riche.

— Je ferai les frais d’une première édition, dit Diogène.

Jaroslaw, malgré son respect pour le philosophe, faillit s’élancer à son cou.

— Je pose cependant une condition, dit Diogène.

— Laquelle ?

— Je trouve dans tout ce que vous m’avez récité l’indignation des grandes âmes contre l’amour ; mais il manque une pièce qui résume ce que la fierté masculine peut revendiquer contre la tyrannie des femmes. Écrivez cette pièce-là, un réquisitoire contre nos mauvais génies, et je vous prédis un grand succès. Acceptez-vous la condition ?

Jaroslaw promit volontiers un chef-d’œuvre. Il passa la nuit à composer un poème violent, insensé, mais séduisant après tout pour le vulgaire, par une sorte de verve capiteuse. Sans recevoir d’indication précise, il avait deviné qu’il fallait faire allusion aux femmes écrivains, à celles qui, sous prétexte d’émancipation populaire, justifient leur propre trahison envers les lois de la pudeur, du ménage, de l’amour.

Le pamphlet était odieux. Diogène en l’écoutant eut la sueur de honte qu’un vrai lettré et qu’un homme d’esprit devait se sentir au front.

— C’est très bien ! dit-il néanmoins, quand Jaroslaw eut fini. Allez vite à l’imprimerie !

Un mois après, Jaroslaw pouvait lire son nom aux vitrines des libraires. Son recueil était discuté dans tous les cafés ; les journaux de Cracovie l’avaient reçu ; et dans la ville on parlait du nouveau poète proclamé par Diogène.

Le journal la Vérité ne fit pas attendre son jugement. Il fut sévère, non pas seulement dédaigneux, mais implacable en détail. Comme si elle eût deviné la main perfide qui essayait de l’atteindre à travers ce volume, Nadège s’appliqua à tourner en raillerie, à flétrir, par instants avec une éloquence hautaine, ces prétendus ennemis des femmes, qui n’étaient, pour la plupart, que des infidèles éconduits ou des présomptueux évités.

Elle fit justice de ce byronisme passé de mode, et, après avoir désenflé l’orgueil de ces moralistes démoralisateurs, elle aborda, par une critique littéraire, vive, serrée, incisive, l’œuvre poétique de Jaroslaw.

Elle montra combien il était facile, à cette heure du dix-neuvième siècle, de faire illusion au public, avec quelques vers imagés, quelques expressions pittoresques ; mais elle restitua à Byron, à Goethe, à Heine, à Shelley, toutes les plumes que le paon Jaroslaw avait empruntées. Elle prouva, par des énumérations de poètes, que le dilettantisme littéraire de l’époque donnait de grandes facilités pour s’exprimer avec goût sur toutes choses, mais qu’il resterait toujours un secret interdit aux écrivains uniquement doués de mémoire ; que le génie était un don, et non une prime à conquérir par une gymnastique savante ou élégante. Elle fit dégringoler le malheureux poète de son mât de cocagne et pulvérisa le piédestal qu’il se faisait offrir.

Tous les rieurs furent du côté de Nadège. Diogène lui-même ne put s’empêcher, pour dégager son amour-propre, de trouver qu’elle avait raison. Mais quand Jaroslaw vint le trouver, tout déconfit, tout palpitant, il feignit d’être très indigné.

— Si l’auteur de l’article était un homme, vous devriez le souffleter, dit-il imprudemment.

— Mais, c’est une femme ! s’écria Jaroslaw sans trop de regrets apparents.

— Eh bien, toute femme qu’elle est, prouvez-lui qu’elle ne vous fait pas peur. Allez la trouver. C’est une coquette qui voulait un hommage. Rendez-le lui. Vous nous donnerez le spectacle d’une palinodie féminine.

Jaroslaw n’était pas très disposé à croire qu’une visite suffirait pour changer l’opinion de madame Ossokhine. D’un autre côté, il lui était impossible de ne pas faire la démarche demandée par Diogène. Comment refuser quelque chose à son Mécène ?

Quant au philosophe, il était absolument persuadé de l’inutilité de la démarche qu’il conseillait ; mais elle pouvait être l’occasion d’un scandale. Elle exaspérerait Nadège, et c’était autant de satisfaction accordée à ses sentiments haineux.

En conséquence, Jaroslaw se fit très beau, se parfuma, car, après tout, son adversaire était une femme, médita le discours à la fois digne, spirituel, galant et ironique dont il accablerait Nadège et se présenta ainsi armé de pied en cap au bureau de la Vérité.

Il s’attendait à des formalités pour être introduit. Mais dès qu’il eut prononcé son nom, la porte s’ouvrit à deux battants, et Nadège plus belle, plus calme, plus souriante que jamais, lui dit de sa voix mélodieuse :

— C’est très bien à vous de venir me voir ; cela me prouve que je vous ai bien jugé, et que vous valez mieux que votre poésie !

Le poète s’inclina sans oser faire la grimace.

Madame Ossokhine l’invita à s’asseoir, tout près d’elle. Décidément, elle n’en avait pas peur.

— Vous m’en voulez beaucoup ? lui dit-elle, vous êtes furieux !

— Je suis étonné surtout, madame, répliqua Jaroslaw avec un peu de fierté. Je connaissais votre impartialité.

— N’ai-je pas été impartiale ? J’ai rendu justice à votre savoir, à votre mémoire. Vous n’avez rien oublié de ce que vous avez appris ; mais…

— Mais vous trouvez que je n’ai pas de talent, murmura le malheureux avec un soupir qui ressemblait à un dégonflement.

Nadège allongea la main vers un vase turc, prit du tabac et du papier, roula dans ses jolis doigts une cigarette, qu’elle tendit à l’infortuné ; en fit une autre pour elle-même, qu’elle alluma après avoir donné du feu à Jaroslaw ; puis se renversant dans son fauteuil :

— J’ignore si vous avez du talent en prose, lui dit-elle ; mais vous n’avez que de l’habileté en vers. Au lieu de ces lieux communs contre les femmes, que vous ressassez après tant de mauvais maris et de piteux amants, que ne vous appliquez-vous à chercher ce qu’il y a de bon, de grand, d’utile dans les cœurs des deux sexes ? La vraie poésie est le vrai amour ; ce n’est pas la haine. Avez-vous une mère ? une sœur ? Vous êtes trop jeune pour avoir beaucoup de trahisons à venger. Au lieu de vous faire le champion des maladroits torturés par des coquettes, pourquoi ne cherchez-vous pas à découvrir une âme féminine digne de compléter et d’agrandir la vôtre ? On dirait que vous répétez une leçon apprise, tant vous avez peur des moindres retours de conscience dans vos satires. Vous débitez tous ces anathèmes sans vous arrêter, comme si vous redoutiez de ne pouvoir continuer, à la moindre réfléxion. Avouez-le-moi, vous ne pensez pas tout que ce vous avez dit ?

Jaroslaw était cramoisi. Il lui semblait qu’un soleil s’épanouissait devant lui pour l’aveugler. Il n’avait pas prévu les beaux yeux de Nadège. Il se sentit soudainement converti, prêt à trahir Diogène, à tomber aux pieds de cette belle femme qui se moquait doucement de lui.

Il balbutia des paroles confuses, parla des exagérations permises en poésie, s’entortilla dans des explications qui n’expliquaient rien et finit par proposer à la directrice de la Vérité d’écrire spécialement pour elle un grand roman.

Madame Ossokhine l’écoutait sans le décourager. Elle pensait que si le terrible Diogène n’avait pas d’autres soldats à armer contre elle, la victoire serait facile.

Mais, au moment où elle allait lui répondre, la porte s’ouvrit, et le petit vieillard Gaskine entra vivement.

Le bonhomme Gaskine alla droit à Nadège pour s’incliner, s’agenouiller devant elle, ou, selon la mode respectueuse du pays, pour lui embrasser l’épaule, quand il aperçut Jaroslaw.

Le poète pâle, effaré, s’était levé et reculé. Les deux hommes s’adressèrent presque involontairement la même interrogation :

— Que fais-tu ici ?

— Vous connaissez monsieur ? demanda Nadège étonnée.

Le paysan de Troïza commençait un signe pour dire oui. Il s’interrompit, ne parut pas avoir entendu, alla vers une table, ouvrit son paquet, en tira un gros morceau de beurre et des œufs, étala complaisamment son offrande, sourit et dit :

— J’ai pensé que cela vous ferait plaisir, panna Nadège.

— Merci, monsieur Gaskine, répondit Nadège, dont les yeux allaient du vieillard au poète ; mais je vous ai adressé une question. Connaissez-vous monsieur ?

Le vieillard regarda Jaroslaw d’un œil froid, dur, et ne répondit pas.

— Alors c’est de vous, monsieur Jaroslaw, reprit Nadège, que je veux savoir le mot de ce mystère.

Jaroslaw avait les yeux bas et errants d’un loup pris au piège. Il devint très pâle, ouvrit la bouche et la referma sans parler.

— Eh bien ?

— C’est mon père, balbutia le poète d’une voix basse et sourde.

— Votre père !

Le vieux Gaskine sembla pétrifié ; il restait immobile, morne, sans un geste.

— Pourquoi vous appelez-vous Jaroslaw ? demanda Nadège d’un ton sérieux.

— C’est mon nom… aussi.

— Oui, mais vous supprimiez l’autre.

— Je ne voulais pas…

— Vous avez eu tort, il fallait porter fièrement votre nom paternel ; c’est celui d’un honnête, loyal et bon citoyen, qui ne méritait pas d’être désavoué. Il faut lui demander pardon, monsieur Jaroslaw.

— Ne le grondez pas, panna Nadège, reprit avec émotion le brave fermier. S’il n’avait pas redouté les moqueries des beaux messieurs qu’il fréquente, c’est moi qui lui aurais ordonné de supprimer mon nom. Je n’aimais pas le métier qu’il voulait faire ; je sais maintenant que j’avais bien raison de ne pas l’aimer.

— Que savez-vous donc, monsieur Gaskine ?

— Je sais, reprit Gaskine en hochant la tête, qu’il a écrit des choses indignes. On m’a lu votre article, panna Nadège. Je n’ai pas très bien saisi tout ce que vous dites de ses vers, mais j’ai compris qu’il insultait les femmes belles, savantes, utiles à la patrie, comme vous. Et ce que vous ne lui avez pas dit, je veux le lui dire, en mon nom, et au nom des braves gens qui me lisent votre journal : c’est lâche, entends-tu, Jaroslaw ? Au nom de ta mère qui est là-haut, et qui eût béni cette femme-ci comme une sainte, au nom de l’honnête fille qui est là-bas, que tu méprises et qui t’aime toujours, je te le dis, tu as commis une mauvaise action. Tu t’es révolté contre l’honneur, contre la beauté, contre la justice, contre la patrie. Tu as raison de ne pas t’avouer pour mon fils, car j’ai honte d’être ton père.

Jaroslaw passa la main sur ses cheveux blonds qui dégouttaient de sueur. Le vieux Gaskine huma l’air. Sa poitrine se soulageait. Il continua avec moins de sévérité :

— Vous savez maintenant, madame, ce que je n’ai pas voulu vous dire à ma première visite. J’avais, d’ailleurs, encore un peu pitié de lui. On ne peut pas s’arracher les enfants du cœur comme on arrache un arbre ; il y a toujours un peu des racines qui repoussent. On me disait que le fils d’un paysan pouvait être méprisé à la ville. Alors, je passais à côté de lui, quand il y avait du monde dans la rue, sans le reconnaître. Mais j’ai été si surpris de le voir ici, quand j’y venais précisément pour vous demander pardon de son sacrilège, que je n’ai pu retenir ma langue. Gardez-nous le secret, madame.

— Je ne veux plus qu’il y ait de secret, reprit Nadège. Il faut que vous puissiez vous regarder en face, l’un et l’autre, et vous embrasser devant toute la ville. Gaskine, vous êtes une nature forte et juste ; Jaroslaw est une nature faible et indécise. Tendez-lui la main et tendez-lui le cœur. Il s’appuiera sur vous et deviendra fort.

— Je ne peux plus en faire un paysan, murmura le vieillard.

— Vous pouvez en faire un citoyen, et s’il a la vocation d’un poète, il le prouvera, en demandant des inspirations directement à la nature, à la maison natale, en racontant les misères dont il sera le témoin, l’interprète et le vengeur.

Madame Ossokhine avait parlé avec animation. Jaroslaw tressaillit, releva la tête. Une étincelle l’avait touché au front. Son père contemplait Nadège, comme il écoutait la lecture de son journal, la figure extasiée.

— Oh ! panna Nadège, comme vous parlez bien ! Vous croyez que je n’ai pas commis un grand malheur, sans remède, en lui faisant apprendre… tout ce qu’il sait ?

— Non, au contraire.

— Vous avez raison, il est faible ; tout petit il m’épouvantait, avec ses cheveux de fille. Il n’était pas bâti pour la charrue, pour tenir le fouet, pour chausser les grosses bottes. Il avait la tête ouverte à toutes sortes d’idées. Sa mère me conseillait de le faire étudier. J’y consentis. Je croyais qu’il exprimerait un jour ce que je pensais, ce que je ne pouvais pas dire, ce que vous dites, et que je pourrais me donner la joie de m’entendre en l’écoutant. Mais, dès qu’il s’est cru savant, il a méprisé le village ; il est venu s’installer à la ville, et nous sommes convenus de nous renier… Ah ! j’ai fait souvent bien du mauvais sang ! j’ai eu souvent de bien grandes colères contre lui ! Jamais autant que quand j’ai appris qu’il avait osé…

— C’est bien, monsieur Gaskine, interrompit Nadège, vous m’avez dit cela, n’en parlons plus. Tout peut se réparer. Nous avions déjà fait la paix ensemble. Faites-la à votre tour. Jaroslaw, il faut quitter la ville et retourner avec votre père.

Jaroslaw s’inclina.

— Mais qu’est-ce qu’il fera chez nous ? demanda le fermier d’un air grognon, qui n’était pas très sincère, car il luttait contre une joie envahissante.

— Il écrira sous vos yeux, sous votre dictée, bon père, des articles pour mon journal. Le premier ne sera peut-être pas excellent, le second vaudra mieux. En étudiant les graves et douloureuses questions qui menacent l’avenir, il lui viendra peut-être l’inspiration de la grande poésie, et alors, nous pourrons nous féliciter quelque jour d’avoir contribué à doter la patrie d’un véritable écrivain, d’un vrai poète, d’un vrai patriote.

Le vieux Gaskine tremblait d’orgueil.

— Vous croyez cela possible, panna Nadège ?

— Oui, s’il le veut.

— Le veux-tu ? demanda le paysan en se tournant vers son fils.

— Oui, répondit simplement celui-ci.

— Voilà la première parole de joie que tu me donnes depuis longtemps. Ainsi, je t’emmène ?

— Non, je veux le garder encore, dit madame Ossokhine, j’ai toutes sortes de conseils à lui donner. Il faut bien qu’il sache ce que j’attendrai de lui, quand il sera mon correspondant. Dans quelques jours, je vous le conduirai, n’est-ce pas monsieur Jaroslaw ?

— Vous feriez cela ? reprit le fermier, en se mettant presque à ses genoux. Vous viendriez chez moi ?

— J’irai manger de votre beurre et de vos œufs sur place, oui.

— Ah ! puisque tu me vaux cette gloire-là et ce grand bonheur, j’oublie tout et je te bénis ! dit Gaskine à son fils.

Il lui tendit les bras. Jaroslaw s’y précipita. Ils restèrent enlacés pendant deux minutes ; c’était assez pour les baisers, ce n’était pas de trop pour les larmes qu’ils voulaient cacher.

Nadège jouissait de son triomphe et avait aussi les yeux humides. Elle n’avait pas seulement pris une revanche contre Diogène. Elle croyait avoir conquis une intelligence précieuse pour la cause qu’elle défendait. Jaroslaw avait assez de talent en germe pour en avoir beaucoup après des études sincères. Elle regardait avec une sorte de ravissement maternel et héroïque cette réconciliation, et je ne crois pas faire tort à l’idée que je veux faire concevoir de cette femme supérieure, en disant qu’elle voyait un symbole, dont son âme palpitait, dans cette réconciliation de l’homme de la terre et de l’homme de l’esprit, dans cette accolade paternelle donnée par le paysan au poète ; car elle était bien sûre de faire un poète de ce versificateur, puisqu’elle allait faire un homme de cet enfant en retard.

Nadège, en retenant Jaroslaw quelques jours auprès d’elle, voulait fortifier la conversion du poète, le détacher, sans retour, de Diogène et savoir en même temps par lui toutes les précautions qu’elle aurait à prendre contre la haine de l’ennemi des femmes.

La soumission du jeune Gaskine avait été trop enthousiaste et trop subite, pour ne pas exposer ce caractère faible à une rechute. Il était urgent de cicatriser vite la blessure faite à sa vanité.

Madame Ossokhine mit de la coquetterie dans son œuvre.

Elle commença par faire acheter toute l’édition du volume de vers, sans paraître l’acheter elle-même.

Cette façon de le supprimer ménageait, extérieurement au moins, l’amour-propre de Jaroslaw, lui permettait de se libérer envers Diogène, et ajoutait une riposte habile à la parade spirituelle qu’elle avait déjà faite.

Jaroslaw ne fut pas la dupe de son succès apparent, mais il le subit avec bonne grâce. La mièvrerie factice que son séjour à la ville avait ajoutée à la faiblesse de sa nature disparut en un jour, et la peur d’être faible, sans recourir aux façons mondaines de paraître fort, le contraignit à un héroïsme, à une franchise dont Diogène fut très surpris.

Il s’agissait, en effet, de reporter au philosophe l’argent qu’il avait avancé. Au premier abord, Diogène essaya de flatter le poète et de s’émerveiller de son succès. Mais la modestie froide de Jaroslaw le démonta.

— Comment, lui dit-il, vous vous arrêtez à votre premier triomphe ? Vous renoncez à une seconde édition ?

Jaroslaw avoua, avec la candeur d’un néophyte qui s’offre au bourreau, que l’ingénieuse sollicitude de madame Ossokhine avait remplacé, dans cette circonstance, la faveur du public.

Tous les exemplaires de son volume avaient été achetés, en effet, mais par une seule personne.

Diogène changea d’attaque.

— Vous le voyez ! je vous l’avais prédit, vous lui avez fait peur !

— Non, je lui ai fait pitié.

— Pitié ! et vous acceptez la pitié ? Vous pouviez la faire trembler, et c’est vous qui tremblez devant elle ?

Il affecta de se moquer de celui qui l’étonnait. Il déclara que les poètes étaient d’un sexe intermédiaire, au-dessous de l’homme ; qu’on ne pouvait pas compter sur eux pour une résolution vigoureuse ; puis, s’échauffant, il demanda jusqu’où Nadège avait poussé la coquetterie pour charmer le satiriste.

Jaroslaw ne lui permit pas de continuer. Il releva la tête et interrompant rudement son Mécène :

— Prenez garde, Diogène. Je vous ai payé ma dette, nous sommes quittes. J’en ai contracté une maintenant envers madame Ossokhine ; je ne permettrai pas que vous l’insultiez.

— Vous êtes fou, mon poète.

— J’ai été fou et je me suis cru poète ; mais il m’a suffi de voir Nadège pour reconnaître ma folie, et de l’entendre parler pour me convaincre que je ne suis pas poète.

— Alors, vous êtes amoureux d’elle ?

Diogène avait dit cela avec un accent si furieux que Jaroslaw, sans être devenu tout à coup un grand observateur, fut frappé de cette violence. Il le regarda en face et osa sourire au terrible ennemi des femmes.

— J’en suis peut-être moins amoureux que vous ! lui dit-il nettement.

Diogène blêmit, se rejeta en arrière, et, riant d’un rire nerveux :

— Amoureux, moi ! C’est parce que je la déteste que vous supposez cela ?

— Vous la haïssez trop ! c’est invraisemblable !

— Je ne la haïrai jamais assez.

— Pourquoi ?

Diogène se mordit la lèvre, tordit sa moustache, regarda Jaroslaw pendant une minute d’un air indécis, se demandant s’il n’allait pas le souffleter, le chasser, ou le prendre pour confident.

Puis, haussant les épaules :

— Que m’importe, après tout, s’écria-t-il durement, votre opinion sur elle, sur moi ? et que vous importe mon secret ? Elle vous a mis un ruban au cou. C’est bien : soyez son épagneul, faites le beau devant elle. Rampez, vivez, mourez à ses pieds ! vous m’aidez, plus que vous ne le croyez, en la rendant ridicule ! Dans deux jours tout le cercle saura que le poète Jaroslaw, vilipendé par elle, s’est couché sous le fouet pour devenir son esclave.

— On ne dira pas cela, reprit Jaroslaw. Je quitte la ville.

— Ah ! c’est à merveille ; elle vous envoie en mission !

— Elle me rend au devoir, que j’avais déserté.

Et il ajouta avec un véritable accent de dignité :

— Vous ne savez peut-être pas, monsieur, que je suis le fils d’un paysan !

Diogène le toisa des pieds à la tête et répondit avec hauteur :

— Je m’en doutais !

— Eh bien, reprit Jaroslaw, je redeviens un paysan. Je ferai la chasse aux loups — et aux renards.

— Avec quelle poudre ?

— Avec celle que les paysans de la Galicie ont brûlée quelquefois contre les nobles, monsieur Diogène.

— Bonne chasse, monsieur Jaroslaw !

Diogène tourna le dos au poète et descendit en sifflant dans son jardin. Jaroslaw jeta un regard dédaigneux à cette maison élégante, qui lui parut tout à coup laide, prétentieuse et sotte comme sa propre poésie.

Puis il sortit d’un pas ferme, le front radieux, comme s’il eût fait une révolution dans la Petite Russie.


IX

LE TRIOMPHE DE LA VÉRITÉ

Ce fut un grand jour pour le village de Troïza que celui où le vieux Gaskine, assis devant sa porte, par un dernier beau jour d’automne, vit enfin apparaître au loin, sur la route, la vision qu’on lui avait promise et que, d’après une lettre de son fils, il attendait depuis le matin.

Il aperçut, de ses petits yeux qui voyaient loin, une femme, belle comme une sainte, à cheval comme une reine du temps passé, se détachant comme une image d’église sur le fond d’or que le soleil mettait derrière elle. Elle était coiffée d’un petit bonnet cosaque, posé fièrement sur sa tête. Son amazone ample se soulevait au galop de son cheval.

— C’est elle ! mes amis, — dit le vieux Gaskine au chantre et à trois autres personnes qui se tenaient comme lui aux aguets. — Ne lui faites pas peur ! elle serait capable de s’en retourner, si elle se doutait que vous voulez lui faire accueil. Laissez-moi la recevoir seul. Vous la verrez quand elle partira ; d’ailleurs, voilà mon fils qui vient me prévenir.

Le vieux Gaskine avait de l’autorité. Le chantre et les trois lecteurs de la Vérité se retirèrent, jaloux de ce que le grand honneur de recevoir Nadège échût au seul des abonnés qui ne savait pas lire son journal.

Jaroslaw en effet, qui accompagnait madame Ossokhine, avait tout à coup pris les devants et arrivait, bride abattue.

Il sauta de cheval, embrassa son père, sans lui rien dire, et le voyant si correctement habillé de ses habits de fête, avec des bottes luisantes qui envoyaient des rayons devant elles, il comprit qu’il était inutile de donner aucun ordre. Tout était prévu et réglé pour la réception de la grande femme.

Pendant qu’il remettait son cheval à un valet de la ferme, Nadège, à qui Jaroslaw avait désobéi, et qui craignait d’être trop bien reçue, arrivait à son tour.

Le vieux Gaskine tomba à genoux, en courbant l’échine, pour offrir son dos comme marchepied. Mais Nadège fit faire deux pas de plus à son cheval et sauta à terre. Elle releva le vieux fermier, et l’embrassa cordialement sur les deux joues.

— Bonjour, père Gaskine. Voilà l’enfant prodigue, admirablement guéri, je vous l’assure.

— Ah ! madame, quel bonheur pour moi que je l’aie tant gâté !

Nadège sourit, lui prit le bras et entra par un spacieux vestibule dans une grande pièce qui était, à coup sûr, le salon de réception de la ferme.

Quatre petites fenêtres, ayant de véritables petits carreaux de verre, donnaient un jour doux et gai au plancher fraîchement lavé, aux murs blanchis à la chaux.

Un canapé antique qui craquait un peu, quand on s’appuyait trop au dossier, était couvert d’une percale à fleurs, et faisait vis-à-vis à trois chaises dont les dossiers représentaient des lyres rustiques.

Une table en bois, soigneusement cirée, tenait le milieu de la chambre.

Une armoire en chêne, frottée d’encaustique, avec des ferrures gigantesques, défiait de sa prestance une étagère en face chargée de jolie vaisselle et de curieux vases d’étain. Au-dessus de l’étagère, une horloge à balancier sonore parut hausser le ton à l’arrivée de Nadège Ossokhine.

Le portrait de l’empereur, dans un cadre doré, dominait le canapé et attestait la soumission du vieux Gaskine à l’autorité. D’autres images, violemment coloriées, étaient suspendues au mur. Le rouge de toutes les manières, pourpre, sang, feu, dominait dans ces enluminures. Devant l’incendie de Moscou, étincelait la destruction de la flotte turque à Navarin. Le massacre de la noblesse polonaise par les pays[sans] et les Cosaques petits-russiens, faisait pendant à la sainte Olga, en pelisse rouge. Mais, sur un panneau isolé, un christ effroyablement blessé, saignant par tous les membres, et la couronne d’épines sur la tête, paraissait là pour terrifier un chardonneret dont la cage était accrochée tout contre son cadre, près d’une fenêtre qu’on n’ouvrait pas, de peur sans doute d’enrhumer ce corps tout nu et tout meurtri.

Une caille apprivoisée courait dans la chambre.

Gaskine invita Nadège à s’asseoir sur le canapé, qui, bien frotté le matin, fut encore essuyé par lui, à l’aide de son mouchoir de poche bleu. Il s’installa en face de madame Ossokhine, sur une chaise, ayant son fils à sa droite, et, étendant naïvement les mains pour empêcher qu’on parlât, il resta une minute en adoration muette, contemplant son miracle, c’est-à-dire la belle, la grande Nadège, chez lui.

Une jolie servante, en chemise bouffante de grosse toile, en robe de percale bleue, avec un collier de corail au cou, et ses longues tresses brunes lui tombant sur les reins, entra, pieds nus, couvrit la table d’une nappe blanche et apporta ensuite un salmigondis de victuailles excellentes, telles que de la crème aigrie, du miel, du lard, des saucisses, des fruits, de l’eau-de-vie, du pain noir, des gâteaux aux prunelles et de la soupe aux betteraves.

Nadège mangea de bon appétit, et ravit son hôte, qui ne comprenait pas qu’une créature pareille se contentât de si peu.

L’inspection de la ferme, de toutes les écuries, du verger, suivit le repas, et, après l’inspection, on causa de la vie nouvelle de Jaroslaw.

— N’avez-vous pas dit, monsieur Gaskine, le jour où vous avez rencontré votre fils chez moi, — demanda Nadège en traversant un petit jardin devant la ferme — que ce grand enfant prodigue avait laissé ici quelqu’un… qui l’attendait.

— Oui, panna Nadège.

— Ne puis-je la voir ?

— Elle est là ; mais elle n’ose se montrer.

— Comment ! elle se cache ? de qui a-t-elle peur ? de moi ou de Jaroslaw ?

— Peut-être de tous les deux, répondit le fermier avec un gros rire de contentement.

— Pour ma part, je vous atteste qu’elle me ferait injure.

Le vieux Gaskine alla frapper à une petite porte, près de la cuisine, et une jeune fille sortit d’une chambre, la seule dont on eût épargné la visite à madame Ossokhine, et qui était une espèce de lingerie.

La muse dédaignée de Jaroslaw paraissait plus jeune que lui de deux ou trois ans. Elle avait la figure large, blanche, le front bombé, le menton proéminent. De beaux yeux noirs vivifiaient cette figure placide. Une intelligence droite et positive, une volonté ferme, une patience à toute épreuve se lisaient sur cette physionomie qui était non pas belle, mais charmante.

La jeune fille s’avança simplement, sans crainte exagérée. Elle démentait les raisons données par le vieux Gaskine, qui avait peut-être plutôt voulu la tenir à l’écart que satisfaire sa modestie en la laissant enfermée. Elle salua Nadège, et dès qu’elle put ne regarder que Jaroslaw, elle se satisfit naïvement.

Elle était vêtue d’une robe à longues raies larges, éclatantes, chaussée de bottes de maroquin vert, et par-dessus sa chemise bouffante elle portait une peau d’agneau richement brodée. De longues nattes épaisses de cheveux noirs descendaient jusqu’à ses jarrets.

— Comment vous nommez-vous ? lui demanda Nadège.

— Olga Karsova, pour vous servir.

— Le nom est respectable, reprit madame Ossokhine, puisqu’il vous vient de votre père ; mais ne l’échangeriez-vous pas contre un autre ?

— Oui, s’il plaît à sainte Olga et à Jaroslaw, répondit nettement la jeune fille.

— Je ne doute pas de la volonté de sainte Olga, reprit Nadège, et je compte sur celle de Jaroslaw.

Le poète rougit et sourit. Il était dans la phase héroïque de la soumission. La jeune fille s’agenouilla et baisa la main de Nadège ; quand elle se releva, Jaroslaw lui mit un baiser sur la bouche.

Quelques heures se passèrent encore dans une causerie qui intéressait autant la femme écrivain qu’elle charmait le vieux Gaskine.

Tout en arrangeant l’avenir de travail de son collaborateur, Nadège faisait une enquête sur toutes choses ; et quand elle demanda son cheval pour repartir, elle en savait plus sur l’histoire des paysans galiciens, sur leur misère, leur ignorance, leurs préjugés, que si elle avait lu dix volumes spéciaux… qui n’existent pas.

— Vous ne partirez pas seule ! lui dit Gaskine.

— Pourquoi donc ? La route est sûre, le trajet est court, et qui oserait m’attaquer ?

— Vous ne partirez pas seule, répéta le vieux fermier ; ce serait une honte pour le pays.

— Oh ! le pays !…

— Croyez-vous qu’on ne sache pas que vous êtes ici ?

— Ah ! vous m’avez trahie !

— Oui, comme on trahit les saintes le jour de leur fête, panna Nadège, en leur faisant la surprise d’un amour qu’elles n’attendaient pas.

En disant cela, Gaskine allait ouvrir les deux battants de la porte. On vit alors, sur une sorte de place, le chantre, les trois autres abonnés de la Vérité et une foule bigarrée d’hommes, de femmes, d’enfants, dans tous les accoutrements et dans tous les degrés de nudité, qui attendaient, rangés sur une ligne épaisse, tandis que le domestique de Gaskine tenait le cheval de Nadège tout brillant du lustre qu’il avait reçu par des caresses multipliées.

Une acclamation unanime, un hourrah formidable retentit.

— Jaroslaw, dit madame Ossokhine avec un sourire à demi sérieux, vos amis se compromettent. Si l’on savait que vous recevez ainsi un écrivain de l’opposition !…

Qui le saura ?

— Je veux qu’on le sache, interrompit Gaskine. N’est-ce pas, vous autres, que vous êtes prêts à tout endurer pour l’honneur de Nadège Ossokhine, et pour la Vérité ?

— Oui, oui, s’écria la foule, qui était en général toujours de l’avis de Gaskine, et à qui le chantre avait fait la leçon.

— Mes amis, dit Nadège avec douceur, mais avec cette solennité que le triomphateur le plus simple ne peut réprimer en lui quand il s’enivre de l’émotion qu’il cause, j’espère ne vous exposer jamais à aucun péril. Je défends votre bonheur. Je prêche l’union des hommes de cœur avec les femmes dévouées ; l’émulation aux ignorants pour qu’ils apprennent, la soumission aux savants pour qu’ils enseignent ; je n’excite aucune haine ; je ne veux aucun désordre ; je vous exhorte à travailler avec moi à la paix et à la concorde, en servant la justice et la vérité. Il n’y a rien là de séditieux.

— Peut-être ! dit Gaskine, en hochant la tête. Mais si jamais on osait vous menacer, je vous l’ai dit et je le répète, nous serions là tous pour protester… On aurait peur. Seulement, je souhaite pour vous, panna Nadège, que les puissants vous laissent agir pour les sauver, et que les petits vous comprennent pour se sauver eux-mêmes.

Madame Ossokhine souriait à tous pour ne pas paraître trop émue. Des vieilles femmes, qui ne savaient pas trop au juste quel personnage c’était que cette belle dame si honorée par le père Gaskine et les fortes têtes du pays, poussaient vers elle les petits enfants pour qu’elle les bénît. Les paysans avaient pris des branches de sapin vert, et quand Nadège se mit en marche, seule, à cheval, au milieu de la population à pied, ils lui firent comme une escorte triomphale.

On l’accompagna ainsi jusqu’à l’entrée de la ville. Lorsque, par respect pour sa volonté, car elle redoutait l’effet de cette ovation sur des spectateurs plus sceptiques, on la quitta, elle dut laisser embrasser ses deux mains par tout le monde et promettre de revenir.

— Jaroslaw, dit-elle au jeune poète, qui se tenait près d’elle, vous voyez les sillons que je vous livre. Ensemencez-les, jeune laboureur de l’idée. Ah ! mon ami, quelle riche moisson vous pouvez faire !

— J’essayerai, madame.

— Vous me préviendrez pour les fiançailles, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle à voix plus basse.

Jaroslaw la regarda avec soumission.

— Fixez-les vous-même, dit-il.

— Non. Vous ne vous mariez pas seulement pour m’obéir, répliqua-t-elle vivement ; je vous ai mis en présence du devoir, simple et facile. C’est à vous à consulter votre cœur, puisque vous n’avez plus à consulter votre conscience. Aimez d’abord, pour aimer après, pour aimer toujours. Ne perdez pas de temps ; mais ne vous pressez pas.

Nadège dit un dernier adieu à ses admirateurs et fouetta son cheval un peu fatigué d’avoir été au pas.


X

LA COUPE DES FIANÇAILLES

Le soleil se couchait, comme Nadège entrait dans la ville ; le crépuscule violet étendait un tapis lumineux sous les pas de sa monture, pour ajouter une illusion à la réalité de cette journée triomphale. Nadège fit lentement le chemin qui lui restait à faire. Il lui semblait qu’au seuil de sa maison de veuve, toute cette pompe dont son cœur était illuminé allait s’évanouir.

En effet, dès qu’elle se trouva seule dans son salon, sa joie se fondit en mélancolie.

— Faut-il accepter ce bonheur d’aujourd’hui comme un présage, ou comme une consolation, pour un bonheur à jamais perdu, se dit-elle. Si je fais de Jaroslaw un homme, ne puis-je faire d’un autre ce qu’il devrait être, un homme supérieur ? Combien me faudra-t-il briser d’instruments dont il se sert pour me menacer, avant de l’atteindre ? Toutes ces volontés que je soumets m’enseigneront-elles à vaincre son orgueil ?

Elle prit avec un soupir les lettres et les journaux arrivés pendant son absence, les parcourut avec distraction, jusqu’à ce qu’une petite écriture la réveillât tout à coup.

— Que veut Petrowna ? se dit-elle. Ah ! c’est une bonne idée qu’elle a eue de m’écrire ! Son image s’ajoute à tous mes enchantements pour les prolonger.

Elle déchira l’enveloppe et lut ce qui suit :

« Mon bel ange gardien,

» Il se passe ici quelque chose d’extraordinaire. Papa veut donner une fête à Slobudka. Maman, qui vient de recevoir de France une robe neuve, ne voit aucun inconvénient à ce projet. Léopoldine est ravie. Le major assure qu’un bal à Slobudka fera le plus grand honneur à la famille Pirowski. M. Melbachowski, qui veut jeter de la poudre aux yeux de Léopoldine, se charge du feu d’artifice. M. Barlet fera la liste des invitations, et M. Diogène allumera les lanternes.

» Viendrez-vous ? Que dites-vous de cette idée ? Faut-il faire manquer la fête par une catastrophe, par un meurtre, un suicide, un incendie ?

» J’ai peur de ce bal qui veut annoncer à l’univers que papa a deux filles à marier. J’ai peur de savoir que M. Diogène applaudit à ce projet ; que c’est lui qui l’a suggéré en grande partie ; qu’il s’est chargé de l’emploi de maréchal de bal, garantissant que tout se passerait à la vieille mode polonaise. J’ai peur de moi qui vais être obligée d’être aimable. Écrivez-moi, rassurez-moi, conseillez-moi, et surtout promettez-moi de venir.

» J’oubliais de vous dire que M. Constantin n’a réclamé aucun emploi. Il se contentera de danser. Sa modestie me rassure ; mais elle pourrait devenir bien exigeante, si elle se bornait à me faire toujours danser, et à ne danser qu’avec moi.

» Je vous embrasse, mon bel ange ;

» Votre démon,
» Petrowna. »

Nadège s’empressa de répondre à sa jeune amie :

« Monsieur Pirowski est un gentilhomme de génie. Le bal est une idée sublime. C’est notre champ de bataille à nous autres femmes. Il faudra bien que nos ennemis y mordent la poussière, à deux genoux ; faites-vous belle, soyez aimable et ayez confiance.

» Je ne vous promets pas d’aller danser. J’ai les pieds lourds, depuis que j’ai les mains agiles à écrire. Je m’imagine d’ailleurs que ce bal n’aurait de pièges que pour moi. Ce sera une première victoire, que de déjouer sur ce point les calculs de notre grand ennemi.

» Mais j’irai voir votre toilette, la veille, et vous viendrez tout me raconter le lendemain.

» Je baise vos cheveux blonds pendant qu’ils sont encore nattés. Plus tard je les bénirai.

» À bientôt.

» Votre autre mère,
» Nadège Ossokhine »

Madame Ossokhine, malgré les instances de la famille Pirowski, persista dans son refus de venir à la fête projetée ; mais elle persista également dans l’applaudissement accordé à ce projet.

On verra si son génie féminin l’avait trompée en laissant le champ libre à Diogène.

Pendant trois jours, le château fut en rumeur, agité par des apprêts magnifiques. On avait fait venir des cuisiniers de la ville. On sortit du fond des armoires l’argenterie deux fois séculaire, et nous verrons par un regard rapide à travers les somptuosités du programme que Diogène avait eu un crédit sans limites.

C’était bien une bataille qui se préparait ; rien n’y manquerait, ni l’artillerie des yeux et des sourires, ni les armes réelles. Toute cette société, ardente au plaisir, se disposait au bal comme à une sorte de volupté guerrière.

Enfin, le grand jour arriva.

Vers cinq heures, le défilé des voitures venant du chef-lieu et de celles qui arrivaient au galop, malgré des ornières formidables, des châteaux voisins, commença dans la cour d’honneur.

M. Pirowski avait rajeuni pour la circonstance le vieux costume de bisaïeul, qui lui donnait l’air d’un portrait héroïque descendu de son cadre. Madame Pirowska avait eu l’esprit de respecter sa toilette française et de n’y rien ajouter, ce qui la mettait à la mode de toutes les époques et de toutes les civilisations.

Léopoldine et Petrowna étaient belles surtout de leur beauté, ce qui était pour la première un raffinement de coquetterie et pour la seconde un effet naïf de son instinct, ou le résultat du conseil de madame Ossokhine.

Il ne fallut pas moins d’une heure pour que les invités, que leurs hôtes recevaient sur le perron, eussent fini d’emplir le vaste salon. C’était un spectacle éblouissant que cette variété de costumes, que ces étoffes polonaises aux vives couleurs pour les femmes, que ces diamants pour les deux sexes, que ces sabres orientaux, que ces ceintures d’or, que ces touffes de plumes de héron sur les hauts bonnets polonais pour les hommes, que ces éperons d’argent qui faisaient scintiller des étoiles sur le parquet, que ces satins, ces velours, ces fourrures en pelisses !

La vieille Pologne était ressuscitée : la Pologne galante féodale et brutale. Diogène l’avait voulu en encourageant M. Pirowski. Était-ce pour jeter encore un défi à madame Ossokhine ?

La musique des hussards, mise, par le major, à la disposition des ordonnateurs de la fête, avait reçu un costume turc, et pour plus de couleur locale elle débuta par la marche des Janissaires.

Alors, toute la compagnie se mit solennellement en marche, par couples, se dirigeant vers une tente gigantesque dressée dans le jardin. Les invités trouvèrent là une table servie, avec un luxe extravagant, par des domestiques habillés, une partie à la vieille mode polonaise, une partie à la mode cosaque.

Un maître d’hôtel armé, ou orné d’un bâton d’argent, présidait à la cérémonie.

Le repas fut gai et prépara l’entrain du bal.

Diogène semblait vouloir enivrer et affoler tous les assistants. Il fut d’une verve intarissable ; porta dix ou douze toasts, et n’interrompit les fusées de son esprit que quand Melbachowski donna le signal du feu d’artifice dressé à l’extrémité d’une pelouse.

Après le bouquet, la marche de Dombrowski se fit entendre ; les hourrahs éclatèrent, et Diogène réclama le privilège de conduire, selon l’antique usage, la Polonaise.

En France, l’exercice violent qui porte le nom de polonaise, et les danses qui suivirent, eussent semblé bien superflues après ce tumulte, ce repas, ces griseries de toutes sortes. En Galicie, la danse a besoin de ce prologue, de ce premier délire qui prépare l’autre.

Diogène marchait donc en tête de la farandole polonaise. Madame Pirowska lui avait donné deux doigts de la main droite, tandis que de la main gauche elle relevait délicatement, comme une châtelaine du temps passé, ses jupes traînantes. Elle était seule habillée d’une jupe longue. Toutes les jeunes femmes et quelques jeunes filles avaient des robes très courtes, qui laissaient voir leurs pieds chaussés de petites bottes de couleur, avec des éperons d’argent. Elles étaient vêtues de jaquettes fermées devant, richement bordées de fourrures et de velours, dont les manches entaillées flottaient sur le dos. Des nattes, entremêlées de rubans, sortaient de petites casquettes carrées surmontées d’aigrettes en plumes de héron.

Ce n’est pas une petite affaire, que de conduire la polonaise ; de commander ces centaines de manœuvres, d’entrelacements, et de dénouer à l’improviste ces nœuds enchevêtrés, de conduire travers les allées du jardin, dans la maison, par les corridors, par les chambres, par les escaliers, ce gigantesque serpent à musique retentissante.

Lorsque le sceptique qui présidait gravement à cette folle manœuvre eut ramené toute la bande bariolée, étincelante, dans les salons, il fut acclamé, félicité ; il salua, abdiqua ; on n’avait plus maintenant qu’à danser d’une façon cosmopolite.

— Est-ce que nous ne verrons pas votre amie, madame Nadège ? demanda-t-il à madame Pirowska en la saluant.

— Non, elle n’a pas voulu venir. Je crois qu’elle a eu peur de vous rencontrer.

— Si j’avais été prévenu, c’est moi qui aurais décliné l’honneur de votre invitation, madame, pour ne pas vous priver du plaisir de la recevoir.

— Vous savez bien que ce n’était pas possible.

— Peut-être madame Ossokhine s’est-elle seulement trouvée embarrassée d’un costume. Elle n’a pas osé venir dans son costume professionnel.

— Quel costume ?

Diogène reprit avec un rire amer et presque douloureux :

— Celui de la Vérité. C’est dommage.

Madame Pirowska se mit à rire d’un petit rire scandalisé.

— Cet excellent M. Pirowski doit être bien désolé de l’absence de madame Ossokhine, continua Diogène.

— Sans doute, il la regrette comme moi. Elle eût été facilement la plus belle du bal.

— Oh ! oh ! c’est généreux à vous de la regretter.

— Moi, je suis une vieille femme.

— Ne dites pas cela à votre mari ! il n’est déjà que trop amoureux de la belle Nadège.

— Amoureux ! lui ?

Madame Pirowska eut un petit rire incrédule et méprisant.

Diogène l’affronta sans s’y associer, et, reprenant son thème, assura gravement que M. Pirowski était à la veille de commettre les plus grandes folies pour madame Ossokhine. — D’autant plus, ajouta-t-il, qu’à une attraction naturelle se joint une arrière-pensée de vengeance conjugale.

— Que voulez-vous dire ? demanda madame Pirowska surprise.

Diogène insinua doucement, charitablement, de ce ton galant qui fait pénétrer la confidence en ne semblant qu’effleurer l’esprit, que M. Pirowski avait été probablement averti de l’amour ancien du major Casimir pour la belle madame Pirowska. En voyant revenir le major chez lui, il avait pu croire à la reprise d’un sentiment mal éteint. La conscience du mari se croyait dégagée par la coquetterie supposée de sa femme.

Il en est de la calomnie comme de la flatterie. La plus grosse a autant de chances que la plus fine. J’ai besoin de faire cette remarque pour expliquer toutes les manœuvres de Diogène, assez méprisant pour compter sur la sottise humaine beaucoup plus que sur son habileté personnelle. Ce conte absurde débité d’un ton léger produisit, malgré tout, une impression sur madame Pirowska.

Selon la logique de la passion féminine (le mot passion veut dire simplement ici regret ou dépit), madame Pirowska en voulut à son mari des griefs vraisemblables qu’il avait contre elle ; et quand Diogène la quitta, après ces piqûres, elle était bien décidée à taquiner, à exaspérer cette jalousie de M. Pirowski, à faire du major son complice autant qu’elle le pourrait, sans se compromettre, et à contrarier de toutes ses forces cette admiration béate du vieux gentilhomme pour Nadège.

Diogène était en verve d’humeur âpre et sardonique. En s’éloignant de sa première victime, il rencontra Léopoldine. Il lui offrit galamment le bras.

— Est-ce pour une valse ou une mazurka ? lui demanda la hautaine jeune fille.

— Non, c’est pour causer.

— Oh ! c’est trop d’honneur ! Je n’ai pas le temps de causer ce soir.

— Vous avez peur de faire des jaloux ?

— Peut-être !

— Mais si j’avais une permission de Melbachowski ?

Léopoldine le regarda fièrement.

— Qui vous a dit que Melbachowski avait plus qu’un autre le droit d’être jaloux ?

— Ce n’est donc pas lui le préféré ?… Ah ! tant mieux !

— Que veut dire ce tant mieux ?

— C’est que c’est bien assez de la rivalité de Melbachowski et de Constantin, sans la compliquer encore de la rivalité des deux sœurs !

— Ah ! vous croyez que c’est pour Petrowna que M. Melbachowski vient ici ?

— Je ne le croyais pas, bien qu’il me l’eût presque affirmé. Je pensais que son aveu était une ruse d’amoureux. Mais puisque vous m’assurez qu’il vous est indifférent, il faut bien admettre qu’il a dit vrai.

— Vous êtes une mauvaise langue, monsieur Diogène !

— C’est possible, car je suis une langue sincère.

— Mais, avec moi, vous perdez votre temps.

— Je suis alors comme ce pauvre major avec Petrowna. Il est désespéré.

— Ah !

— Certainement. Il parle de changer de garnison. Petrowna, me disait-il hier, est la seule femme au monde que je puisse aimer !

— Ce n’est pas à moi, c’est à Petrowna qu’il faut aller dire cela. Vous êtes un confident bien discret !

— Je suis un ami charitable. Si vous essayiez de consoler le major ?

— Je m’en garderai bien ! dit Léopoldine dépitée.

Au même moment, Melbachowski s’approchait de Léopoldine pour l’inviter à valser. Il fut reçu par un regard enflammé. Elle s’excusa, refusa l’invitation par quelques paroles brèves, et, lui tournant le dos, alla s’asseoir en agitant furieusement son éventail.

— Qu’est-ce qu’elle a donc ? demanda Melbachowski stupéfait.

— Tu es arrivé mal à propos ! répondit Diogène. Tu es cause qu’elle ne valsera pas cette fois-ci. Elle avait promis sa première valse au major. Il n’est pas venu la réclamer ; elle est désolée.

— Tu voudrais me faire croire qu’elle fait attention à ce bellâtre ?

— Je te dis ce que je sais ; je ne dis rien de plus. Crois ce que tu veux !

— Ah ! si le major l’invite, et si elle accepte !…

— Ferais-tu la sottise de te fâcher ? Va plutôt inviter Petrowna.

Melbachowski quitta brusquement son ami, furieux de ce qu’il lui avait dit, mais disposé malgré tout à le croire, car il avait une foi obstinée dans sa pénétration.

Diogène, qui se sentait en verve méchante, n’avait aucune raison pour épargner le major. Il alla droit à lui.

Le beau Casimir, se dégageant autant que possible de la cohue, restait dans l’embrasure d’une porte, comme dans un cadre naturel qu’il emplissait de sa gloire. Il se tenait debout, superbe, imposant, raidi par les broderies de son uniforme, les regards projetés au loin, savourant en satrape cette mêlée de jolies personnes qui semblaient ne danser et ne valser que pour attirer son sourire.

— Vous ne valsez pas, major ? lui demanda Diogène.

— Mademoiselle Petrowna craint de se compromettre en valsant avec moi, répondit-il en fermant à demi les yeux d’un air naïf et supérieurement modeste.

— Je la croyais moins peureuse ! N’est-ce pas plutôt que Constantin lui a défendu de valser avec vous ?

— Lui ! si je savais cela !

— Feriez-vous la sottise de vous fâcher ? répéta Diogène à celui-là comme à l’autre. À votre place, je punirais Petrowna en la rendant jalouse. Pourquoi n’invitez-vous pas sa sœur ?

— Vous avez raison ! c’est une bonne ruse de guerre !

Le major rit d’un rire épais et sonore, fit sonner ses éperons par un coup de talon sur le parquet, tendit le jarret, et se dirigea vers Léopoldine.

Fort heureusement pour le scandale, malheureusement pour la railleuse combinaison de Diogène, il rencontra madame Pirowska dans le trajet. Elle lui sourit avec un sourire qui la rajeunit de vingt ans… Il vit dans les yeux câlins de la dame une flamme s’allumer, qui lui rappela ses succès d’autrefois, et, s’inclinant avec grâce, il sollicita la faveur de devenir son cavalier.

— Très volontiers, répondit madame Pirowska en lançant un éclair qui remua des cendres dans le cœur du major.

Diogène, qui suivait la manœuvre, se mit à rire.

— Soit, dit-il ; ce sera pour une autre fois.

Modifiant aussitôt la stratégie, il alla se placer à côté du bonhomme Pirowski.

Le vieux gentilhomme jouait dans son bal le rôle du vieux Capulet, le père de Juliette, excitant la jeunesse à danser, ajoutant le petit rire de sa voix, aigrelette comme un air de fifre, au grand orchestre qui emplissait de bruit son salon.

— Voilà une fête qui vous fait honneur ! lui dit Diogène.

— Elle fait surtout honneur à la jeunesse et à la beauté.

— Mais la jeunesse et la beauté, dans leurs plus heureuses manifestations, c’est à vous qu’on les doit, M. Pirowski. Quelles jeunes filles sont plus belles que mesdemoiselles Léopoldine et Petrowna ?

— C’est vrai ! dit le vieux gentilhomme, en se rengorgeant avec une conviction naïve.

— Sans compter, ajouta Diogène, que madame Pirowska semble leur sœur aînée.

— Oh ! leur sœur ! leur sœur ! murmura M. Pirowski avec un scepticisme conjugal qui n’était pas exempt de fierté.

— Oui, je dis le vrai mot, leur sœur. Regardez comme elle valse bien ! Quelle grâce ! quelle élégance ! Le major paraît ravi.

— C’est un beau valseur aussi, dit ingénuement Pirowski.

— On voit bien que ce n’est pas la première fois qu’il valse avec elle.

— En effet, nous avons beaucoup rencontré le major, autrefois, dans le monde, il y a vingt ans.

— Ce devait être alors un beau cavalier ?

— Sans doute.

— Galant avec les dames ?

— C’était son devoir.

— Fait pour rendre les maris jaloux ?

— Peut-être.

— Je suis sûr que vous avez été jaloux ?

— Jamais !

M. Pirowski avait repoussé les attaques de Diogène à sa jalousie et à son amour-propre avec une fermeté qui ne lui était pas habituelle. Décidément, il était invulnérable, ou bien, si le trait l’atteignait plus qu’il ne le laissait voir, il n’accordait pas, en tous cas, d’avantage immédiat à la malignité de Diogène.

— Il serait singulier que ce bonhomme, parmi tous ces fous, fût précisément le plus difficile à rendre ridicule ! se dit tout bas le sceptique.

Il n’avait pas osé jusque-là s’attaquer à Constantin. Pourtant, il lui semblait indispensable de tenter quelque chose contre cet amoureux infatué.

Fallait-il essayer de lui faire croire que Petrowna n’était pas la plus jolie personne du bal, quand l’évidence et le consentement unanime prouvaient le contraire ? Pouvait-on le rendre jaloux, quand Petrowna, simple comme elle ne l’avait jamais été, bien pénétrée des conseils de Nadège, faisant un grand effort sur elle-même, pour n’avoir ni coquetterie, ni caprice, souriait à tout le monde sans remarquer particulièrement personne, et désarmait d’avance toute épigramme par sa douceur ?

Diogène se sentait mordu d’un désir secret, violent, insensé, de troubler cette placidité de deux âmes épanouies dans leur confiance réciproque.

Cette loyauté le provoquait et le torturait. Son ironie implacable était en déroute.

Qu’était donc devenu cet orgueil toujours en révolte de Petrowna ?

Était-ce Constantin qui avait opéré le prodige d’une réforme si absolue ? Non ! l’honneur de ce miracle ne revenait pas tout entier à l’amour loyal d’un honnête homme ; il fallait plutôt en attribuer le mérite à cette Nadège Ossokhine, si sûre de son influence qu’elle ne venait pas en surveiller les effets et qu’elle se contentait de jouir de loin de sa domination !

Diogène, dans la fureur de ses sophismes, se trouvait provoqué par cette douceur de Petrowna, et croyait revoir, dans les yeux de la blonde jeune fille, cette lumière insolente qu’il détestait dans les yeux de Nadège.

Pendant trois quarts d’heure, se promenant à travers le bal, ricanant, cachant son dépit sous un verbiage spirituel, dont il secouait les flammèches à travers les danseurs et les danseuses, il cherchait en lui une médisance, non pas infaillible, mais seulement possible, à risquer contre ce couple, uni d’avance sans un aveu explicite, et qui paraissait si certain d’arriver à l’amour, qu’il dédaignait de se hâter.

Il devenait plus fou que tous les fous dont il se moquait et dont il prétendait faire ses marionnettes. Ces deux candeurs ingénues émoussaient toute sa science et toute sa malice.

Il regardait Petrowna, de loin, à la dérobée, avec des yeux d’oiseau de proie. Pendant quelques minutes, il eut l’idée bizarre, saugrenue, de lui faire la cour pour son propre compte.

— Qui sait, se disait-il, si cette orgueilleuse ne serait pas fière de croire à ma défaite ! Elle me redoute. Elle sait bien que je vaux tous ces cavaliers à éperons d’or ou d’argent. Quand même je n’en ferais pas ma dupe, il suffirait qu’elle voulût me prendre au piège, et se moquer de moi, pour que la confiance de Constantin fût entamée.

Mais, à peine Diogène songeait-il à ce jeu satanique qui démentait son dédain habituel, qu’aussitôt il rougissait de lui et que la crainte d’avoir le lendemain devant lui, pour champion de Petrowna, l’invincible Nadège, éteignait l’ardeur de ce projet.

Furieux, vaincu, impuissant, menacé dans son scepticisme par cette irradiation de la pensée de madame Ossokhine, filtrant à travers les consciences de ces jeunes amoureux, Diogène, ne sachant plus que faire, s’en alla boire.

On avait dressé un buffet formidable, dans un petit salon, qui servait aussi de fumoir, et des tables qui permettaient aux buveurs et aux fumeurs de se reposer du brouhaha du bal. On jouait peu, mais on buvait beaucoup.

Diogène s’attabla dans un coin, en face d’une bouteille de vin de Champagne, qu’il regardait, comme si elle eût été le pistolet d’un suicidé, et qu’il étranglait de ses doigts nerveux, comme s’il eût voulu en étouffer l’âme, impuissante à le griser.

Comme il était là, depuis vingt minutes environ, il vit entrer Constantin, rouge, essoufflé, haletant, s’éventant de son mouchoir.

Pendant qu’il se faisait servir, Diogène l’aborda avec son verre plein.

— Permettez-moi, monsieur Constantin, de boire à vos succès,

— Quels succès ? répondit gaiement le jeune homme en s’essuyant le front. Buvez plutôt à ma fatigue ! Je viens de danser une mazurka qui comptera dans ma vie.

— Avec la belle Petrowna ?

— Non. Elle a refusé pour cette fois. Elle a voulu que je fisse politesse à cette belle Arménienne, dont le mari a tant de diamants aux doigts et à la chemise. Je n’ai pas pu refuser. Mais si cette orientale est une belle statue, elle n’a pas l’habitude de la danse. Je suis brisé.

— Voilà une des charges de votre emploi ! répondit Diogène d’un rire aigu. N’avais-je pas raison de vous dire que les femmes sont fatigantes ?

— Les femmes des autres, c’est possible ! répliqua Constantin en vidant un grand verre de vin de Champagne.

— Les femmes des autres ! reprit Diogène. Ne dirait-on pas que vous êtes déjà marié ?

Constantin se tut, se repentant peut-être d’un accès involontaire de présomption.

— Cette Arménienne est donc une grande amie de mademoiselle Petrowna ? demanda Diogène.

— Non ; mais elle est l’amie de madame Ossokhine, et c’est la même chose.

— Ah ! repartit le philosophe, qui réprima un tressaillement nerveux de la bouche, c’est bien généreux à elle de vous avoir mis une si belle créature entre les bras !

— Dites : sur les bras ! c’est trop de générosité ! s’écria Constantin qui riait aux éclats.

— Avec un amoureux moins loyal que vous, continua Diogène, c’eût été fort imprudent. Je m’imagine que, sans vous en douter, vous avez subi une épreuve.

— C’est possible !

— Une double épreuve, physique et morale !

Constantin rougit, sourit, et garda le silence.

— Seulement, se hâta d’ajouter Diogène, que ce silence semblait contredire, si l’Arméniene s’est aperçue qu’elle vous a lassé, elle aura peut-être une fâcheuse opinion de la jeunesse galicienne, et peut-être bien qu’on se moque de vous là-bas.

— Je ne crois pas ! dit Constantin, en saluant le philosophe et en rentrant dans le bal, avec la pétulance distraite d’un danseur qui n’est pas venu pour philosopher.

Diogène décidément n’était plus en verve.

Petrowna était adossée au chambranle d’une des grandes portes du salon, vis-à-vis du fumoir. Elle avait vu sortir, elle vit rentrer Constantin, du même air sérieux qui cachait un sourire, comme ces ciels voilés derrière lesquels on sent le soleil. Elle ne fit pas un geste pour l’appeler ; elle abaissa même ses longs cils sur ses yeux pour ne pas laisser voir qu’elle l’attendait ; mais elle ne douta pas qu’il ne vint tout de suite vers elle.

Un peu rafraîchi, mais troublé, Constantin lui dit, étourdiment, ingénuement, avec un accent presque enfantin :

— Est-ce que vous m’en voulez, panna Petrowna ?

— Pourquoi vous en voudrais-je ?

— De ce que j’ai été un peu… fatigué de cette dame, votre amie.

Il dit cela d’un ton comique. Petrowna se mit à rire.

— Elle danse mal ! Je l’ai vu.

— C’est-à-dire qu’elle ne danse pas. Cette belle et forte statue veut qu’on la déplace, en mesure.

— Je vous demande pardon, monsieur Constantin.

Petrowna avait cessé de rire, en disant cela. Elle avait même pris un petit air grave qui remua le cœur de Constantin. Il n’avait pas à pardonner ; il ne répondit pas directement à la question de la jeune fille.

— Savez-vous, dit-il, ce que prétend M. Diogène !

Petrowna le regarda fixement.

— J’écoute, dit-elle.

— Il prétend qu’en me faisant danser avec cette majestueuse Arménienne, vous m’avez imposé une épreuve.

Petrowna eut un froncement des sourcils et un tressaillement de bouche.

M. Diogène ne sait ce qu’il dit, repartit-elle doucement. J’ai disposé de vous comme j’aurais disposé d’un frère, pour faire honneur à une invitée. Je vous remercie. C’est la loi de la vieille hospitalité polonaise. M. Diogène qui veut que, ce soir, tout se passe à l’ancienne mode, aurait dû s’en souvenir.

Constantin fut frappé de l’accent tranquille et pourtant décidé de ses paroles.

— Je vous remercie, Petrowna, dit-il, de m’avoir traité comme un frère.

Petrowna se hâta d’ajouter :

— … Et comme un homme fidèle aux vieilles traditions qui sont l’honneur de notre pays !

Constantin eut tout à coup une inspiration, une illumination. Il se souvint d’une coutume polonaise qui pouvait l’aider à fixer sa destinée. Un peu pâle, car le cœur lui battait fort, il baissa les yeux, et sembla s’apercevoir d’une incorrection dans la toilette de Petrowna.

— Permettez-moi, mademoiselle, dit-il d’une voix altérée, de vous rendre un léger service ; votre soulier est dénoué.

Avant que Petrowna eût pu s’assurer de la réalité de cet accident, de réfléchir à l’étrangeté de cette sollicitude, Constantin s’était mis à genoux, et, par un mouvement brusque, saisissant le pied de Petrowna par les chevilles, il lui retirait son petit soulier de satin blanc.

À quoi tient souvent le culte des vieilles traditions historiques ! Si Petrowna avait été chaussée d’une bottine, cette déclaration, selon le rituel polonais, n’eût pas été possible.

— Que faites-vous ? s’écria la jeune fille effarée, en voyant Constantin se relever radieux, avec le soulier de satin, dont les petits rubans flottaient comme les ornements d’une marotte.

Le mouvement de Constantin avait été remarqué et compris. Un hurrah retentit dans le salon. Les dames s’interrompirent, Constantin courait vers le fumoir, et Petrowna restait entourée de jeunes filles, qui riaient et la soutenaient, car son pied déchaussé hésitait à se poser sur le parquet.

Diogène était assis à la même table et buvait toujours.

— Eh bien, lui dit Constantin, rayonnant, vous m’aviez défié de voir le pied de Petrowna ? Je l’ai vu, je l’ai tenu ! Venez boire à nos fiançailles, voilà mon verre.

Saisissant une bouteille de vin de Champagne, il en vida une partie dans le soulier qu’il tenait à la main, et rentrant comme un fou dans la salle de bal :

Vivat Petrowna, regina mea ! s’écria-t-il dès le seuil.

Puis il vida d’un trait ce qui pouvait rester dans le soulier de satin, à travers lequel filtrait le vin de Champagne, et alla se mettre à deux genoux devant Petrowna.

Diogène, pâle, mordant ses lèvres, s’était avancé jusqu’à la porte du fumoir.

— Quelle sotte coutume ! murmura-t-il, avec amertume.

— Cela devait rentrer pourtant dans votre programme ! lui répliqua Melbachowski, placé à côté de lui. Car c’est une déclaration d’amour authentique, à la vieille mode polonaise.

Tous les assistants poussaient des acclamations frénétiques ; les hommes allaient chercher des bouteilles de vin de Champagne pour répliquer au toast de Constantin. Peut-être que plus d’une danseuse essayait de se déchausser. L’orchestre fit entendre une fanfare ; tandis que Petrowna, confuse et rougissante, palpitait, fermait les yeux et tendait la main en avant, pour s’appuyer à l’épaule de Constantin, ayant peur de tomber et croyant rêver.


XI

L’AMOUR ET LA HAINE

Le lendemain du bal qui s’était prolongé très tard, avant que personne fût levé dans le château, Petrowna, qui n’avait pas dormi tout en rêvant beaucoup, et qui pourtant ne ressentait aucune fatigue, partait en voiture pour la ville, accompagnée d’une domestique cosaque, et allait se jeter dans les bras de madame Ossokhine.

Nadège n’eut pas besoin d’autre confidence que les baisers, que les rires légèrement troublés de sa jeune amie, pour tout apprendre et pour tout deviner.

— Je vous le disais bien, mon enfant, que ce bal était une bataille et que vous auriez la victoire.

— Est-ce la victoire pour toujours ? demanda Petrowna, dont les yeux étincelaient, et qui, étonnée de son bonheur naïf, essayait, par une taquinerie mutine, d’en douter pour en être persuadée de nouveau.

— Ah ! vous n’êtes pas coquette, ma chérie ! lui répondit Nadège.

— C’est que je ne sais pas si je dois m’attribuer le mérite… de ce qui s’est passé. Si vous aviez vu les vilains regards moqueurs que me lançait de loin ce Diogène ! et c’est précisément après une conversation avec lui que M. Constantin s’est déclaré…

— Voyons, dites-moi comment cela s’est passé.

Petrowna raconta la scène du soulier.

— Eh bien, reprit madame Ossokhine ; c’est plus qu’un aveu, plus même que des fiançailles, c’est un engagement d’honneur pris avec tous les invités. Vous ferez mon compliment à M. Pirowski. Il voulait une fête selon la vieille mode polonaise ; il l’a eue, et rien n’aura manqué au programme.

Il y eut un moment de silence. Petrowna baissait les yeux, pensive. Nadège la regardait en souriant.

Enfin Petrowna releva la tête, et, d’une voix émue :

— Ainsi, reprit-elle, vous croyez que je puis avoir confiance ?

Petrowna était admirable de timidité, de confusion en disant cela. Qu’était devenue la jeune fille brusque, farouche, impérieuse ? Nadège souriait de cet attendrissement subit, de cette double pudeur qui épaississait d’un voile la pudeur primitive.

— Oui, oui, dit-elle, ayez confiance, ma chère fille, car, je le vois, vous aimez, et dans l’amour vrai d’un cœur fier et pur il y a une force invincible que rien ne peut vaincre.

— Vous croyez qu’il suffit d’aimer pour n’avoir rien à redouter de l’amour des autres ? demanda la jeune fille d’une voix peureuse.

Un nuage passa sur les yeux de Nadège. Elle pâlit légèrement.

— Je le vois, dit-elle tristement, celles qui ont été abandonnées ne se sont peut-être pas assez appliquées à aimer. Il y a dans les femmes, mon enfant, une vanité native que les hommes encouragent et dont ils abusent, pour se venger plus tard. Nous croyons que tout amour nous est dû, et nous ne nous appliquons pas assez nous-mêmes à aimer. Vous, ma chère Petrowna, vous êtes une de ces créatures privilégiées que les paradoxes d’une éducation futile n’ont pas gâtée ; votre hésitation même, votre révolte juvénile, votre terreur pieuse à l’approche de l’amour, ce changement rapide et en même temps profond dans votre caractère, soudain devenu si soumis et craintif, tout révèle une vocation à laquelle il faut vous abandonner. Ah ! ma fille, soyez heureuse de n’avoir pas besoin d’élever votre cœur au-dessus du simple amour humain ! Constantin me semble d’ailleurs un cœur sincère et loyal.

— Oui, mais je crains sa faiblesse.

— Vous serez sa force. Savez-vous bien que ce qu’il a fait hier est un acte de rebellion, de protestation éclatante contre Diogène ?

— Diogène cherchera à se venger.

— Soyez tranquille, chère enfant, dit Nadège avec amertume, je connais sa finesse et son habileté, il se vengera sur d’autres, non sur vous.

— D’ailleurs, reprit Petrowna, vous me conseillerez encore. Toujours vous serez là.

Le front de Nadège s’assombrit de nouveau.

— Il se peut que je quitte le pays, dit-elle d’une voix assombrie.

— Vous ! pourquoi ?

— Oh ! ce ne serait pas volontairement.

— Vous feriez un voyage ? Vous partiriez bientôt ?

Madame Ossokhine hésitait à répondre. Petrowna, devant une résistance imprévue, allait reprendre ses habitudes d’enfant mutine et volontaire, quand la porte s’ouvrit, et le vieux Gaskine entra dans le salon.

Cette fois, il n’apportait aucune offrande. Il était très ému, très inquiet ; il vint droit à Nadège et lui dit :

— J’arrive de Lemberg… Je sais la nouvelle…

— Nous parlerons politique plus tard, monsieur Gaskine, dit Nadège ; puis se tournant vers Petrowna :

— Ne connaissez-vous pas, ma chérie, M. Jaroslaw ?

— Sans doute, madame.

— Voilà son père, un de mes amis. Je veux qu’il soit le vôtre. — Eh bien, monsieur Gaskine, reprit-elle, à quand les fiançailles ?

— Oh ! rien ne presse !

— Si, tout presse, au contraire. Vous direz à votre fils que je lui permettrai de faire des vers pour le mariage de son ami Constantin et de Petrowna ma pupille. Quant à vous, mignonne, vous direz à M. Constantin que je vous invite tous les deux à la noce de Jaroslaw Gaskine. Il y aura deux belles fêtes, puisqu’il y aura deux unions loyales. Si je ne pouvais y assister, je les bénirais de loin.

Petrowna ouvrait des yeux surpris ; Gaskine fronça les sourcils.

— Il n’y aura pas de fêtes chez moi, reprit-il en grondant, si vous n’êtes pas là pour en donner le signal.

— Vous avez tort, Gaskine, de tenir tant à ma présence. Voilà une enfant qui peut vous raconter une belle fête, donnée hier sans moi, et qui n’a peut-être réussi que parce que je n’y étais pas.

— Méchante ! murmura Petrowna, en lui jetant les bras autour du cou.

— C’est possible ! repartit le paysan entêté. Mais, moi, vaille que vaille, et coûte que coûte, je vous attendrai.

Nadège qui craignait que, malgré les clignements d’yeux et les interruptions, le vieux Gaskine ne vint à aborder devant Petrowna le sujet de sa visite et de son inquiétude, enlaça doucement la jeune fille, lui fit de nouveaux compliments et la reconduisit jusqu’à la porte.

En recevant le dernier baiser de son amie, Petrowna lui dit :

— Je sais bien que je suis trop jeune pour avoir vos secrets ; mais me faudra-t-il attendre l’âge de M. Gaskine pour les mériter ?

— Non, mignonne, repartit Nadège ; et elle ajouta en riant : — Quand vous serez la femme de Constantin, vous saurez tout ce que je vous cache.

Petrowna rougit. Elle ne pouvait promettre de se marier assez vite pour que son amitié fût bientôt satisfaite. Mais elle pensa qu’elle forcerait bien Constantin à s’informer, et à lui dire la vérité sur le mystère qui occupait Nadège.

Constantin ne manqua pas d’accourir à Slobudka, quelques heures après l’avoir quitté. Il fallait qu’il fit ratifier de sang-froid ses fiançailles. Il arriva comme Petrowna revenait de sa visite à madame Ossokhine.

Il faut pardonner à la jeunesse si, dans le premier quart d’heure du tête-à-tête de ce beau jeune homme et de cette belle jeune fille, Petrowna ne put trouver une occasion de parler de la tristesse et du mystère qu’elle avait surpris dans la physionomie, dans les paroles, dans toute l’attitude de Nadège. Elle était trop émue de l’air radieux de Constantin, elle était trop embarrassée de ses émotions et de son inexpérience, pour soutenir le rôle qu’elle avait voulu jouer jusque-là. Elle fut simple, aimante et faible devant les sommations renouvelées de ce vainqueur. Elle lui abandonna sa main, dans laquelle il sentait palpiter son cœur. Elle baissa les yeux, quand il lui renouvela l’assurance de son amour.

— Pourquoi, lui dit-il sans reproche, mais avec un sourire, pourquoi m’avez-vous fait souffrir, Petrowna ?

— Vous ai-je fait souffrir, balbutia-t-elle, charmée non d’avoir été cruelle, mais d’avoir à racheter une cruauté involontaire.

— Oui, beaucoup, je vous le jure.

— C’est que, dès le premier moment, j’ai compris que vous m’aimiez.

— Vous ne vouliez donc pas m’aimer, Petrowna ?

Elle hésita à répondre ; puis relevant la tête qu’elle avait baissée pendant une seconde, et prenant pour ainsi dire son élan :

— C’est qu’aussi, répondit-elle, je sentais bien que je ne pourrais faire autrement que de vous aimer, et j’avais peur de moi, plus que de vous.

Ils se regardèrent avec des yeux brillants qui pénétraient réciproquement leurs âmes ; leurs lèvres s’unirent, et ils ne trouvèrent plus un mot de commentaire à ajouter.

Quand cette explication, qui avait duré quelques minutes et qui semblait résumer de longues heures, fut terminée, Petrowna pria Constantin de s’informer de ce qui pouvait tourmenter madame Ossokhine. Il promit de ne rien négliger à ce sujet, bien qu’il fût secrètement disposé à un peu d’ingratitude envers cette grande amie de Petrowna.

C’est là l’injustice éternelle des cœurs amoureux ! Disons à la décharge de Constantin qu’il ignorait tout ce qu’il devait aux excellents conseils de la directrice de la Vérité. Mais il avait, malgré lui, pendant qu’il attendait l’aveu de Petrowna, accueilli les préventions de Diogène contre madame Ossokhine. Il avait cru longtemps à une rivalité, à une hostilité, dans cette infaillible amie, et son bonheur était encore trop récent pour qu’il fût devenu impartial ou généreux.

M. Pirowski était ravi de son futur gendre. Peut-être, dans le premier moment, lui sut-il moins de gré de ce qu’il avait choisi sa fille que de ce qu’il l’avait proclamée sa fiancée selon la vieille mode polonaise.

Il avait fait mettre dans un buffet, comme une coupe précieuse, le soulier de bal de Petrowna, se réservant de le faire figurer, en ornement essentiel, au repas solennel des noces.

Madame Pirowska tenait moins aux coutumes antiques, et dans l’accueil qu’elle fit à Constantin, on sentait une protestation indirecte contre ces mœurs barbares. Jamais en France, où régnait, depuis plusieurs siècles, la fine loi de la galanterie, on ne se fût avisé de boire dans une chaussure.

— J’espère bien, monsieur Jablowski, dit-elle à Constantin, quand il sollicita son consentement, j’espère que vous rendrez ma fille heureuse… à la mode française.

Constantin, dans ce moment-là, avait le cœur assez agrandi, pour en faire le Panthéon de toutes les amours. Il promit tout ce que la sollicitude maternelle et précieuse de madame Pirowska exigeait ; mais quand, plus tard, il vit le vieux Barlet, il lui demanda en riant quelle était la mode française pour rendre une femme heureuse.

— C’est de l’aimer avec raison, et de s’en faire aimer à la folie !

Constantin secoua la tête.

— Je crains bien, répliqua-t il, que Petrowna ne soit la sagesse et que je ne sois la folie !

— Cela peut encore s’arranger, dit le vieux professeur. En matière de sentiment, les règles sont surtout faites pour donner du prestige aux exceptions.

Huit jours après le bal, la famille Pirowski quitta la campagne et revint au palais de bois. Constantin, sans fatuité, eût pu croire que Petrowna avait hâté ce retour, afin de rendre les visites de son fiancé plus faciles ; mais une certaine tristesse, ou plutôt un vague malaise que Constantin surprit, lui fit supposer qu’on n’avait déserté Slobudka que pour fuir l’ennui.

M. Pirowski, en effet, devenait morose et taciturne, surtout quand le major faisait sa station quotidienne.

Madame Pirowska accueillait au contraire Casimir avec un empressement solennel qui ne profitait guère au don Juan de la cavalerie, car c’était pour l’abandonner à lui-même et le délaisser complètement dès que M. Pirowski avait quitté le salon.

Léopoldine boudait tout le monde. Melbachowski semblait chercher une occasion de querelle avec le major, et celui-ci, jugeant lui-même inutile, après la déclaration de Constantin, de lui disputer sa conquête, se réservant peut-être pour plus tard, après le mariage, soupirant en disponibilité, allait et venait dans le palais de bois, adressant des compliments à Léopoldine, qui dédaignait de lui répondre, et n’ayant la chance d’être écouté de madame Pirowska que pour en être ensuite plus tourmenté.

On le voit, les grains semés par Diogène germaient dans toutes les âmes. Constantin et Petrowna seuls étaient heureux.

Même entre eux il y avait un nuage. Constantin avait eu des renseignements sur madame Ossokhine, il les avait communiqués à Petrowna, et il était étonné et contrarié de l’intérêt qu’elle prenait à des désagréments qui étaient purement politiques.

On parlait, en effet, vaguement dans la ville de menaces suspendues sur la tête de Nadège. Le gouvernement, irrité de la propagande que faisait son journal dans les campagnes, après un avertissement resté inutile, était décidé, assurait-on, à sévir énergiquement.

Petrowna, en apprenant ces nouvelles, avait couru chez madame Ossokhine ; mais, soit prudence pour elle-même, soit précaution pour ses amis qu’elle ne voulait pas compromettre, madame Ossokhine était devenue invisible.

Petrowna fut désolée et agitée des dangers que courait son amie. Elle alla à Troïza trouver le vieux Gaskine, qui lui dit avec un éclair dans les yeux :

— Si tous étaient comme moi, le gouvernement se garderait bien de toucher à cette sainte. Les jeunes gens de la ville sont des lâches.

En revenant, Petrowna dit avec un accent héroïque à Constantin stupéfait :

— Ne me parlez pas d’amour, tant que madame Ossokhine sera menacée.

— Mais si elle est condamnée ?

— Vous permettriez qu’on la condamnât ?

— Comment faire pour l’empêcher ?

— Alors, monsieur Constantin, nous porterons le deuil, jusqu’à ce qu’elle soit libre.

— Mais si elle est condamnée à un an, à deux ans de prison ?

— Nous attendrons un an, deux ans.

En recevant cette réponse, et malgré son ardent amour, ou plutôt, à cause de son amour, Constantin ne put s’empêcher de se rappeler certaines remarques ironiques de Diogène sur le caractère de Petrowna.



XII

UN RÉDACTEUR EN CHEF IDÉAL

Un jour, la ville de *** apprit avec stupeur que le matin, de très bonne heure, avant l’aurore, madame Ossokhine avait été arrêtée et conduite en prison.

Ce fut un deuil, et aussi une grande colère dans toute la population.

Malgré les bruits menaçants qui circulaient, on avait espéré que le gouvernement reculerait devant une brutalité pareille à l’égard d’une femme et qu’il se contenterait d’une assignation.

Mais à cette époque, dont il est inutile de préciser la date, le gouvernement de la Galicie ressemblait beaucoup à celui du légendaire Gessler, en Suisse, et différait essentiellement de celui de Vienne qu’il avait la mission de représenter.

La plus grande province de la monarchie était régie par un gouverneur qui, pendant qu’il représentait l’empereur d’Autriche, jouait lui-même au roi de Pologne. Les décrets partis de Vienne changeaient d’allure, de couleur, d’intention, en arrivant au despote, chargé de leur donner une interprétation constitutionnelle.

C’était, il faut le dire, le moindre de ses soucis. La Constitution, qui accordait à toutes les religions et à toutes les races indistinctement des droits égaux, était outrageusement violée, et c’était faire partie de l’opposition radicale, en ce pays comme en certains autres, que de se proclamer le défenseur des lois. Les petits-russiens juifs et allemands, qui forment les deux tiers de la population, étaient bafoués et opprimés par l’autre tiers polonais.

C’était le temps où l’on chassait à coups de bâton de l’hôtel de ville de Lemberg les électeurs juifs, afin d’obtenir par la force, dans les élections pour la Diète, les députés exclusivement dévoués au gouverneur polonais.

Une fermentation dangereuse, dont le gouvernement central était avisé, mais dont on se gardait bien de lui dire les causes, couvait dans les populations juives et petites-russiennes. L’ordre arriva de Vienne de veiller avec soin. Les tyranneaux n’en demandent pas davantage. C’était, selon la méthode d’interprétation du gouverneur, lui accorder un blanc-seing pour tous les actes d’arbitraire qu’il jugerait à propos de commettre.

S’il n’eut pas à réprimer une révolution, ce ne fut pas sa faute, car il fit tout ce qu’il put pour la fomenter. À propos d’un peu de tumulte et de quelques conciliabules, dans divers districts de l’Est, il fit manœuvrer les troupes comme en pays conquis.

Des voix courageuses, indignées, s’élevaient de toutes parts et osèrent dénoncer ce système de provocation ; mais, en même temps, elles invitèrent, avec tant d’énergie, le peuple à la patience et à la modération, que le gouvernement local fut obligé de reculer devant l’effusion du sang. On lui refusa tout prétexte de le verser.

Nadège fut un des plus éloquents défenseurs des droits du pays, des vérités universelles, en même temps qu’un des plus fermes soutiens de la paix publique.

Naturellement, la presse en Galicie, comme partout, dut payer pour la sagesse du peuple, honteusement provoqué. Le journal de madame Ossokhine était désigné au premier rang de ceux qu’il importait de châtier, d’intimider ou de séduire. N’était-ce pas déjà une audace révolutionnaire insupportable que l’action d’une femme jeune, belle, éloquente, tenant la plume avec autant de grâce qu’elle tenait l’éventail, avec autant de courage qu’un homme eût tenu l’épée ? L’autorité morale qu’elle s’était acquise, en quelques mois, faisait dépendre d’elle la tranquillité des rues. Quel gouvernement pourrait supporter une pareille usurpation ?

Si on avait pu la déshonorer, ou seulement la diffamer, on se fût bien gardé d’employer contre Nadège la moindre violence. Mais sa vertu était une déception et aussi un grief. La police, dans tous ses rapports, affirmait que cette femme subversive avait des mœurs irréprochables : ce qui ne faisait que doubler son prestige et, par suite, son influence dangereuse.

Ses articles avaient la même perfidie que sa conduite. Ils étaient d’une modération, d’une humilité, et, en même temps, d’une grâce qui refusaient tout avantage à la susceptibilité du pouvoir. Ils n’étaient lus nulle part avec plus d’avidité et d’attention qu’à la police. On les faisait passer par une étamine si serrée, qu’on avait déjà recueilli quelques parcelles d’accusation et de calomnie, quand un jour, par imprudence, par générosité, par calcul peut-être, pour contraindre le pouvoir à un acte arbitraire, la Vérité inséra la lettre très éloquente et très substantielle de faits et de chiffres, d’un soi-disant instituteur de Lemberg, réclamant contre l’oppression du gouvernement. Ce fut le signal attendu et longtemps guetté.

Enfin ! on tenait un appel à l’équité, qui pouvait passer pour un appel à l’insurrection. Cette fois, la victime s’offrait et ne pouvait s’échapper, et comme on avait tout le loisir de la frapper, on feignit de procéder envers elle avec une apparente courtoisie. On ne l’arrêta pas le premier jour ; on débuta par la saisie du journal ; puis on fit une perquisition minutieuse, dans les appartements privés de Nadège, et dans les bureaux du journal.

Par un raffinement exquis, la perquisition eut lieu la nuit, tout à coup. Quelle bonne fortune, si, par hasard, cette vertu éclatante avait été surprise en veillée équivoque ! Mais l’autorité acquit au moins la preuve que la police était bien faite, et avait eu raison de dénoncer madame Ossokhine comme une honnête femme.

En entendant frapper à sa porte, Nadège n’eut que le temps de se vêtir et d’endosser une kazabaïka. Elle avait un peu prévu cette malice. La curiosité désappointée, quant à la personne, se dédommagea quant aux choses, et la maison fut fouillée avec un acharnement sans résultat.

Nadège croyait à une arrestation immédiate ; mais on la laissa sous le coup de cette menace, pensant qu’elle irait demander grâce au gouverneur lui-même, curieux de la connaître.

Ce fut pendant cette période de terreur préliminaire, que Petrowna vint la voir et que le vieux Gaskine, prévenu par la rumeur publique, s’était mis à sa disposition, prêt à la défendre, à l’enlever, à la cacher.

Nadège refusa tous ces secours, plus avantageux pour le gouvernement que pour elle, puisqu’ils la supprimaient, en épargnant au pouvoir l’odieux d’une persécution. Elle ferma sa porte résolument à ses amis, ne voulant l’ouvrir qu’à ses ennemis.

Pourtant un jour, un homme, grand, maigre, avec de longs cheveux gris et un visage qui racontait des combats douloureux contre la vie, insista avec tant de fièvre pour parler à madame Ossokhine, que mademoiselle Scharow reçut de Nadège l’ordre de lever pour cette fois la consigne donnée à la porte.

Le visiteur était l’instituteur de Lemberg, l’auteur de l’article incriminé. Il venait exprimer sa douleur, ses regrets, et, bien qu’il fût le père de onze enfants, il offrait de se dénoncer, de se faire juger à la place de Nadège.

Madame Ossokhine le consola, le rassura, et n’eut pas de peine à lui persuader que son sacrifice, meurtrier pour sa famille, serait absolument inutile à l’adversaire, choisi intentionnellement par le pouvoir.

— On me tient, lui dit-elle judicieusement ; on ne me lâchera pas. On feint de croire que je n’ai pas eu de correspondant et que c’est moi qui ai imaginé le récit que vous m’avez fait des douleurs du corps enseignant. Retournez auprès de votre femme et de vos enfants, mon ami. Ils ont besoin de vous, et vous me seriez nuisible. On m’en voudrait peut-être autant de ce que je me défendrais, bien qu’on affecte de m’en vouloir avant que j’aie essayé ma défense. La persécution qui me menace ne peut être ni bien longue, ni bien pénible. Vous, on vous accablerait ; pour moi, on mettra, vous le verrez, de l’ironie dans la vengeance, et si je le veux bien, je suis certaine qu’on affectera de me pardonner.

Ces raisons, données avec douceur et fermeté, s’ajoutaient à la voix des onze enfants du malheureux instituteur. Il se laissa persuader, se prosterna devant madame Ossokhine et partit confus, mais sans remords.

L’arrestation de Nadège fut le second acte du drame.

Nadège, dans son interrogatoire, accorda ce que l’on souhaitait par-dessus tout. Sans mentir explicitement, elle ne protesta pas quand on l’accusa d’être l’auteur de la lettre. Elle déclara que, si on la laissait libre, elle se tiendrait pour le jour du procès à la disposition de la justice ; et, après une occasion de fermeté, elle fournit au pouvoir un prétexte de galanterie.

On la renvoya, en l’assignant à trois jours de là.

La justice galicienne est particulièrement lente ; mais, dans cette circonstance, elle mit des ailes à ses pieds boiteux, et trois jours après cette assignation, Nadège Ossokhine était jugée et reconnue coupable par un jury polonais, à l’unanimité moins une voix. On sut depuis que cette voix opposante était celle d’un tailleur juif de la Cracowska.

Le tribunal, après la lecture du verdict, condamna madame Ossokhine à un an de prison.

Cette condamnation excessive, en dépit des conseils de prudence de Nadège, causa une rumeur de tempête dans la contrée. Peu s’en fallut qu’on n’allât briser les vitres du tribunal.

Une ovation triomphale, donnée au juré qui avait voté l’acquittement et qui s’était vanté de son vote, avertit l’autorité que, pour cette fois, elle avait peut-être dépassé la mesure.

Nadège en appela du jugement, et, trois jours après son appel, l’arrêt, confirmé en principe, fut prudemment adouci, quant à la peine, qu’on réduisit à trois mois de détention.

C’était encore beaucoup pour froisser le sentiment populaire. Mais le pouvoir, devenant aimable, fit aussitôt, par l’entremise d’agents officieux, une démarche conciliatrice auprès de Nadège, en lui offrant la remise complète de sa peine et des abonnements, par ordre, à son journal, si, modifiant quelque peu sa ligne de conduite, elle acceptait le rôle de médiatrice entre le gouvernement et les populations. Quel beau rôle pour une femme que celui d’apaiser les passions, de faire cesser un antagonisme funeste entre les petits-russiens et les polonais, tout naturellement par la soumission des premiers aux seconds, puisque les seconds étaient en général plus instruits, plus riches et plus faits pour diriger le pays que les premiers !

Nadège ne fit qu’une réponse à cette insinuation ; elle demanda à subir immédiatement sa peine. Ce qui lui fut accordé.

Elle voulut d’elle-même, librement et fièrement, se constituer prisonnière.

Un matin, trompant la surveillance de ses amis qui voulaient lui faire cortège, madame Ossokhine sortit furtivement de chez elle, avec la palpitation inquiète d’une femme qui va à quelque rendez-vous. Elle prit des rues détournées pour gagner la gare du chemin de fer, la tête cachée sous un voile, et elle ne respira que quand, ayant payé sa place pour Lemberg, la porte du wagon se referma sur elle, comme une première porte de la prison.

Elle souleva son voile, et jeta un regard souriant d’adieu à la ville qu’elle quittait pour trois mois, et où elle laissait son œuvre, entre des mains à coup sûr fidèles, mais inexpérimentées et maladroites.

Tout à coup, elle se recula dans le wagon avec un tressaillement qui ressemblait beaucoup à un frisson ; car elle venait d’apercevoir, sur le quai de la gare, des yeux fixes, ardents, qui l’avaient suivie sans doute dans la rue, et qui venaient s’assurer de la réalité de son départ.

— Lui ! murmura-t-elle, en abaissant de nouveau son voile.

C’était Diogène, dans une attitude étrange, inexplicable, qui se tenait là, comme à un poste d’agent de police, les bras croisés, la tête haute.

L’ardeur de ses regards était-elle une flamme d’ironie peu vaillante ? un défi jeté à la femme héroïque qui allait, seule et simple, s’offrir à ses persécuteurs ? un témoignage de respect à ce cœur modeste qui se dérobait au triomphe ?

Après deux minutes de contemplation, d’arrêt, Diogène fit un mouvement pour se rapprocher du wagon. Mais le sifflet donna le signal du départ. Alors, il leva le bras et l’agita, et Nadège crut entendre une voix sifflante, aiguë, mêlée à celle de la locomotive, qui lui criait de loin : au revoir !

Madame Ossokhine fut songeuse pendant une partie du voyage. Elle se demandait ce qu’il fallait supposer de cette singulière apparition de son ennemi. S’était-il fait l’auxiliaire du gouvernement dans la persécution commencée ? Sa haine absurde, insensée, était-elle descendue jusque-là ? Venait-il jouir platement d’un succès de méchanceté et de perfidie ? Ou bien, en adversaire loyal et implacable, venait-il saluer sur le terrain celle qu’il détestait, mais qu’il consentait à admirer, pour se maintenir dans le droit et le devoir de la combattre sans faiblir ?

Pendant que Nadège se dirigeait vers Lemberg, Diogène errait à travers la ville dans une humeur farouche, hargneuse. Ses yeux brillaient toujours ; mais, cette fois, d’une malice aiguë. Malheur à celui qu’il allait rencontrer !

Sur la place, ce fut Petrowna qui, descendant de l’église, se trouva la première devant lui.

D’ordinaire, Diogène se contentait de saluer, et, autre part que chez ses parents, Petrowna ne lui adressait jamais la parole. La jeune fille elle-même se souciait peu, habituellement, d’attirer l’attention de l’homme qu’elle haïssait et qu’elle redoutait. Elle le regarda fièrement ; comme il la saluait, elle fit un léger mouvement de la tête, puis se détournant brusquement, elle parut se diriger du côté de la maison de madame Ossokhine.

— Vous ne la verrez pas ! lui dit Diogène en la rejoignant et d’une voix railleuse.

Petrowna continua sa route sans répondre.

— Vous ne la verrez pas ! car elle est partie !

Petrowna tressaillit, s’arrêta, et, se retournant résolument vers Diogène :

— Vous savez donc où je vais ?

— Je sais tout.

Petrowna leva sa jolie tête mutine, qu’un air de bravoure rendit étincelante, et aiguisant les mots entre ses lèvres amincies :

— Vous qui savez tout, savez-vous ce que je pense de vous, monsieur ?

— Oui, mademoiselle, que je suis un monstre.

— Un monstre ? non, pas tant que cela.

— Eh bien, un scélérat.

Cette fois, Petrowna garda malicieusement le silence, comme si elle n’avait rien à ajouter à cet aveu.

Diogène reprit.

— C’est à madame Ossokhine que vous devez cette bonne opinion sur moi ?

— Non, monsieur, car madame Ossokhine vous juge trop sévèrement pour vous craindre.

— Eh bien, quand vous la verrez, reprit Diogène, dites-lui que jamais, autant qu’aujourd’hui, je ne me suis félicité d’avoir le cœur en cendres et d’être incapable d’une illusion. Car, sur ma parole d’honneur, avec son air crâne, sa démarche stoïque, elle était capable de se faire admirer.

— Vous l’avez vue partir ? demanda vivement Petrowna. Comment saviez-vous qu’elle partait ?

— Il y a plusieurs jours que je me ménageais le plaisir de la voir monter en wagon.

— Elle vous laisse le champ libre, n’est-ce pas ?

— Au contraire, son absence même m’embarrasse.

— Est-ce que vous lui avez dit cela ?

— Je me suis bien gardé de lui parler. J’aurais été capable, par politesse, de lui faire compliment.

— Sur quoi ?

— Sur son imprudence, sa naïveté. À quoi lui sert de tenir la plume avec tant de finesse pour qu’elle expie ensuite les sottises d’un collaborateur d’occasion ?

— Que voulez-vous dire ?

— Que l’article pour lequel on l’a condamnée n’est pas d’elle ; que l’instituteur existe bien réellement. Je l’avais deviné. Je le connais.

— Elle a eu tort, — répondit Petrowna d’un ton dédaigneux, — de ne pas laisser punir cet homme. Elle est peut-être tombée dans un piège que vous lui avez tendu.

— On dira cela !… C’est possible ! — s’écria Diogène avec un haussement d’épaules. — En tout cas, elle n’a pas voulu ruiner un père de famille.

— Et il souffre une pareille injustice, cet homme-là ?

— Elle aura trouvé le moyen de le rendre lâche, en lui persuadant qu’il était un héros. Après tout, quelle injustice a-t-on commise ? madame Ossokhine est coupable. Pourquoi a-t-elle accepté la prose de ce cuistre mendiant ? De quoi se mêle-t-elle ? Qu’elle marie les gens ! à la bonne heure. Un mariage est une intrigue féminine. Mais vouloir régenter les gouvernements, cela dépasse sa compétence.

Petrowna avait rougi à cette dernière allusion. Un scrupule superstitieux l’empêcha de répliquer. Elle resserra sa kazabaïka autour de sa taille, par un mouvement déterminé, et passa devant Diogène en continuant son chemin. Il la suivit des yeux pendant une minute :

— Tu auras beau faire, Petrowna, murmura-t-il entre ses dents, toute ta petite malice ne t’élèvera jamais à la hauteur de Nadège… fort heureusement pour ce pauvre Constantin, s’il doit t’épouser ! ce qui n’est pas encore fait.

Une semaine s’était écoulée ; la Vérité avait continué de paraître, sous la direction réelle, mais anonyme, de la fidèle mademoiselle Scharow.

Hélas ! la pauvre vieille fille avait plus de bonne volonté que de tact. Elle était si affligée de l’absence de madame Ossokhine, si effrayée des mesures et des menaces du gouvernement, qu’elle ne savait plus que dire, que laisser dire, et qu’en moins de huit jours le journal devint un insupportable verbiage, qui n’avait de féminin que son intarissable frivolité, sans sel, sans trait, sans éclair.

Nadège, dans sa prison, lisait avec une douleur qui atteignit bientôt la consternation son journal ainsi abaissé. On lui permettait de le recevoir, mais on ne lui permettait pas de le diriger. Comment, d’ailleurs, eût-elle pu, à travers la curiosité du greffe et de la police, envoyer des conseils énergiques et utiles ?

Elle sentit que son œuvre allait, sinon périr, du moins languir et se diminuer dans l’estime des libéraux. Elle comprit que son journal n’était plus qu’un instrument officieux du pouvoir ; car il suffirait de la moindre pression pour achever ce que la pusillanimité de mademoiselle Scharow et des autres collaborateurs avait commencé.

C’était le vrai supplice, le raffinement de tous les autres, le seul auquel le courage ne puisse vous soustraire, et qui s’augmente, en proportion même de la fierté.

Mais comment faire ?

Un jour, madame Ossokhine fut surprise dans son inquiétude et dans sa mélancolie par la visite du vieux Gaskine. Il avait trouvé le moyen d’obtenir l’autorisation d’une visite d’un quart d’heure, et, selon son habitude, il s’était empressé d’apporter dans un sac de toile bleue toutes sortes de provisions, miel, beurre, œufs, fromage, saucisson, sans paraître avoir calculé que ce superflu, ajouté à l’ordinaire de la prison, irait peut-être plus vite au buffet du geôlier, qu’à l’armoire de la captive.

Mais Gaskine était bien trop malin pour ne pas savoir que les exagérations même des provisions seraient un excellent passeport, pour les deux ou trois petites choses qu’il avait à communiquer à Nadège. Son sac bleu était le sac à la malice, et le miel était pour les cerbères de la police.

Nadège l’accueillit en souriant. Elle voulut surmonter sa tristesse. Elle s’informa de ce qui se passait à la ferme. Comment Jaroslaw acceptait-il sa vie nouvelle ?

— Il devient un homme, répondit le paysan.

— Il n’écrit plus de vers ?

— Je crois que non ; il est raisonnable ; mais il écrit toujours, et il me lit ce qu’il écrit ; j’en suis content.

— C’est dommage, reprit madame Ossokhine avec un soupir, que je n’aie pas prévu, un mois ou deux mois à l’avance, le petit désagrément qui m’arrive ; j’aurais partagé mes pouvoirs entre votre fils et mademoiselle Scharow !

— Vous auriez eu tort, panna Nadège. Mon fils est encore trop fraîchement guéri, et votre demoiselle Scharow est inguérissable. Si vous voulez dire que le journal ne va pas bien, depuis votre départ, vous avez raison. C’est une douleur pour nous. Le chantre me le disait hier : Ah ! ce n’est pas comme cela qu’il faut se tenir devant les Polonais ! Je me doutais bien que vous aviez de la tristesse, j’en avais tant moi-même ! C’est surtout pour cela que j’ai voulu venir. Car, Dieu sait que vous n’avez pas tant besoin de mes œufs et de mon beurre, que d’une provision de bon esprit pour l’expédier là-bas !

— C’est vrai, Gaskine ; mais que faire ?

— Je le sais. Il faut rassurer ceux qui tremblent. Tenez ! écrivez sur un coin de ce papier que j’ai apporté tout exprès : « Faites ce que Macini Gaskine vous commandera », et signez. Je vous réponds que tout marchera comme vous le voudriez !

— Par quel moyen ? que comptez-vous faire ?

— Nous n’avons pas le temps de discuter cela ; les minutes vont vite : on me mettra dehors bientôt. Panna Nadège, écrivez de confiance et je réponds de tout.

Malgré l’accent d’autorité du paysan, malgré sa confiance en lui, Nadège hésitait.

Le vieux Gaskine continua gravement :

— Quelquefois, des batailles que l’on croyait perdues, faute d’un petit sentier pour sortir d’un cercle d’ennemis, ont été gagnées par le fait d’un petit soldat ignorant, que l’instinct conseillait, qui a osé prendre la parole pour dire au général : — Passez par là, je connais le chemin ; j’y ai mené mes vaches ! — Vous êtes mon général ; je suis moins qu’un soldat ; et cependant, laissez-moi faire ! Je reviendrai dans huit jours. Si vous êtes mécontente, je retournerai à mon bétail. Si le vieux Gaskine a bien mené le vôtre, vous le laisserez continuer. Est-ce dit ?

— C’est dit, repartit Nadège entraînée, et qui savait tout ce que cette écorce de paysan illettré cachait de droiture, de volonté saine, d’honneur et de raison.

— D’ailleurs, pensait-elle avec une dernière concession à sa tristesse, l’intervention de Gaskine ne peut pas faire aller les choses plus mal qu’elles ne vont.

Elle n’eut que le temps d’écrire la ligne demandée et de signer. Le guichetier, ponctuel, entrait et annonçait que le quart d’heure était expiré.

Gaskine baisa respectueusement Nadège sur l’épaule, sortit en roulant son sac bleu autour de son bras, se rendit en droite ligne au chemin de fer, prit le premier train, et arriva le soir au chef-lieu.

Il fut bientôt dans le bureau de rédaction du journal. Jaroslaw l’y attendait, sur un ordre que son père lui avait donné avant de partir pour Lemberg.

— Loué soit Jésus-Christ ! dit le paysan en entrant et en ôtant avec une sorte d’humilité narquoise son bonnet cosaque.

— En toute éternité ! amen ! répondirent les assistants ; c’est-à-dire mademoiselle Scharow debout devant un pupitre élevé, et trois collaborateurs sans âge, dont l’un avait la barbe grise et dont les deux autres n’avaient pas de barbe.

— Eh bien, mon père, quelles nouvelles de madame Ossokhine ? demanda Jaroslaw.

À cette question, tout le monde dressa la tête et regarda le fermier, dans une sorte d’extase jalouse. Il avait vu Nadège !

Gaskine, avant de répondre, posa son sac sur une chaise, tira sa petite pipe de sa poche, la bourra d’un abominable tabac noir, s’assit et dit enfin :

— Elle va bien ; mais elle trouve que son journal va mal.

Mademoiselle Scharow savait que le vieux Gaskine était un grand ami de Nadège. Elle était, en toute occasion, disposée à avoir pour lui beaucoup d’égards. Mais, sa façon de répondre, sa façon de s’installer, en bourrant sa pipe, offensaient trop les convenances autant que la fierté de la rédaction, pour qu’elle ne répliquât pas d’une voix aigre :

— C’est vous qui êtes chargé de nous donner des conseils ?

Gaskine était occupé à battre le briquet ; il alluma sa pipe, en tira plusieurs bouffées, et quand il se fut assuré que le feu sacré ne courait pas le risque de s’éteindre, il dit simplement :

— C’est moi !

L’assurance avec laquelle Gaskine avait lancé ce mot, entre deux bouffées, était singulièrement impertinente, comique ou menaçante. Mademoiselle Scharow, qui réservait, sans doute pour ses relations intimes l’aigreur qu’elle mitigeait si précautionneusement dans ses relations avec le pouvoir, eut une suffocation de colère, qu’elle mit sur le compte d’une suffocation de tabac.

— Nous ne sommes pas ici à l’estaminet ! monsieur Gaskine, dit-elle en pinçant son nez par un geste superflu.

— Bon ! bon ! vous vous y habituerez avec le temps ! répliqua Gaskine en entrecoupant chaque mot par une aspiration énergique, car je ne bougerai plus d’ici !

Jaroslaw fit un mouvement de surprise et allait pousser une exclamation. Son père le prévint :

— Je ne te demande pas ton avis, à toi ! Va, si tu veux, à la ferme, retrouver mes poules. Mais, si tu restes, sache qu’on est ici pour bien écrire et pour peu parler.

— C’est peut-être vous, monsieur Gaskine, s’écria mademoiselle Scharow en agitant les mains, comme fait une oie qui bat de l’aile ; c’est peut-être vous qui serez notre rédacteur en chef ?

— Vous l’avez dit, ma bonne dame !

— Mais…

— Oui, je ne sais pas écrire ? Mais mon fils, que voilà, n’est bon qu’à ça. Il écrira pour moi. Je ne sais pas lire ? Mais vous savez sans doute, les uns et les autres, lire vos écritures ? Je dicterai, on écrira. Vous lirez et j’écouterai ! Ce n’est pas plus difficile que cela.

Un silence de stupeur, qu’éraillait faiblement une sorte de rire mystérieux, suivit ces paroles.

Mademoiselle Scharow n’était ni vaincue ni convaincue.

— Vous dites que madame Ossokhine vous a chargé de la remplacer ?

Gaskine déplia le papier signé, et le mettant sur la table, bien étalé :

— Tenez ! vous êtes bien sûre que je suis incapable d’écrire un faux. Est-ce son écriture ?

— C’est son écriture ! balbutia mademoiselle Scharow.

— Et sa signature ?

— Et sa signature !

Gaskine reprit le talisman, qu’il serra précieusement dans sa poitrine ; puis posant sa pipe sur son sac, comme un sceptre sur un coussin, et se croisant les bras :

— Eh bien, oui, je suis allé à Lemberg d’abord pour la voir et puis aussi pour me plaindre du journal. On dirait que les Polonais vous ont payés pour le faire tomber. Elle était aussi mécontente que moi. Vous l’avez fait pleurer ; je l’ai vu. Elle souffre, la chère créature. Elle trouve que vous êtes des poltrons, des têtes faibles ou des traîtres ! J’ai promis de mettre ordre à cela ; et me voilà !

— C’est insensé ! dit mademoiselle Scharow.

— Qu’est-ce qui est insensé ? repartit le vieux paysan. Nous ne sommes plus jeunes, ni l’un ni l’autre, panna Scharow ; nous sommes d’âge à nous entendre. Écoutez-moi donc. Il me semble qu’il ne me sera pas plus difficile de comprendre ce que vous penserez de bien ou ce que vous direz de mal, quand vous me le conterez avant de l’imprimer, au lieu que je l’entende lire sur une page d’impression. Demandez à mon fils, il vous dira que je réfléchis avant de parler et d’agir. Je sais ce que je veux, je sais ce que je peux. Vous ferez de mon gros bon sens ce que vous pourrez, mais je jure par sainte Olga que vous ne ferez pas, de vos belles phrases, de la bière pour griser mon bon sens. Voilà déjà trop de temps perdu. Je suis ici au nom de votre maîtresse, et celui qui ne m’obéira pas peut s’en aller.

Tout le monde se regarda ; mais personne ne bougea.

— Monsieur, dit mademoiselle Scharow tremblante, quand commencerez-vous vos fonctions ?

— Il me semble que je les ai déjà commencées. Continuez ce que vous faisiez. Pour aujourd’hui, cela ira encore à la grâce de Dieu ; car je ne veux pas vous faire veiller trop tard, et j’ai l’intention d’aller coucher toutes les nuits à Troïza. C’est mon cabinet de réflexion. Je vous en rapporterai des idées. Mon garçon restera ici en permanence. C’est entendu, n’est-ce pas ? À propos, on va faire des élections. Vous n’y avez pas songé ?

Les collaborateurs échangèrent entre eux des regards surpris.

— Non, murmura mademoiselle Scharow.

— J’en étais sûr ! si bien que votre journal, qu’on attendait pour voter, aurait laissé les paysans dans l’embarras. Je vous dirai demain comment je crois la bataille possible. Pour aujourd’hui, tirez au clair vos propres sentiments, et habituez-vous à mon tabac. Je ne peux pas en changer, ni m’en passer.

Après ce discours, Gaskine, comme un sauvage qui reprend son calumet, ralluma sa pipe et se mit à fumer en silence. Au bout d’une heure ou deux, chacun avait fini la besogne.

Le vieux fermier se fit lire tous les articles ; approuva les uns, se moqua des autres ; fit deux ou trois observations qui étonnèrent, par leur sagacité et leur sens pratique ; quand le numéro fut prêt, il se leva et dit à son fils :

— Fais attention à ce qu’on ne s’avise pas de changer un mot de tout cela ! Loué soit Jésus-Christ ! mes enfants, ajouta-t-il en saluant de son bonnet.

— Amen ! répondit mademoiselle Scharow d’une voix perçante, en oubliant sans doute, par une inspiration du cœur, d’ajouter la formule ordinaire : en toute éternité !


XIII

LA VÉRITÉ SANS PHRASES

Le lendemain, Gaskine était à son poste, et je l’affirme pour les lecteurs qui ne peuvent soupçonner la misère de certains journaux dans certaines contrées, il sembla qu’une intelligence rompue à toutes les subtilités et forte de toutes les fiertés du métier, présidât à la rédaction de la Vérité.

Le bon sens du paysan de Troïza inspirait, électrisait jusqu’à mademoiselle Scharow elle-même. Le courage était revenu.

L’étrangeté même de cette direction avait cessé d’humilier et commençait à enorgueillir les collaborateurs d’un véritable phénomène. Jaroslaw, pour sa part, admirait naïvement son père.

Il s’efforçait de donner un tour à la fois éloquent, énergique et original aux idées paternelles, et les lecteurs s’émerveillaient de l’esprit inconnu qui tenait si bien la place de madame Ossokhine.

Le vieux paysan songeait aux élections prochaines. Il avait assisté à diverses réunions sans bien se garder d’avouer l’appui que le journal la Vérité pouvait apporter à certaines candidatures. Quand son fils le pressait d’entamer la campagne électorale :

— Patience ! — répondait le fermier, qui cherchait un piège infaillible à tendre aux candidats officiels.

Le gouverneur du Cercle, avec la présomption des pouvoirs sans contrôle et infatués de leur toute-puissance, offrit lui-même l’engin que le vieux paysan avait de la peine à trouver.

Un matin, le plus beau, le plus cravaté, le mieux botté des polonais employés à l’administration du Cercle, vint, avec des favoris étalés majestueusement et une moustache finement relevée, demander à parler à la personne chargée de remplacer au journal madame Ossokhine.

Sans aucun doute, ce fonctionnaire en mission s’imaginait avoir à saluer et à séduire quelque femme de lettres, jeune et jolie, ou seulement passable. De toute façon, soit que sa galanterie fût sincère, soit qu’elle fût simplement de commande, elle devait être irrésistible, et le parfum de ses cheveux, la glace de ses gants frais, étaient les amorces d’une politique raffinée.

Le secrétaire de la direction du Cercle, car c’était lui en personne, recula de deux pas, et fut stupéfait, quand il vit entrer, dans le petit salon où il attendait, un vieillard aux allures et au costume rustiques, qui s’assit tout d’abord, comme Attila pour recevoir les envoyés des rois, en souffrant seulement que le fonctionnaire s’assit devant lui.

— Je croyais, balbutia le diplomate, que la personne chargée de remplacer madame Ossokhine était une femme.

— Une vieille fille ! interrompit Gaskine ; mais elle m’a cédé la place. Oh ! vous ne perdez pas grand’chose ; nous sommes du même âge.

Le secrétaire ne pouvait reculer. Il s’imagina d’ailleurs qu’il aurait plus facilement raison de ce paysan mal dégrossi que d’une femme. Il venait, dit-il, causer, avec le principal journal du Cercle, des prochaines élections.

Gaskine ne parut pas effarouché.

— Est-ce que vous avez des candidats à nous donner ? demanda le paysan.

Le messager répliqua qu’il n’entrait pas dans l’intention du gouverneur d’imposer ses choix. Il pensait seulement que madame Ossokhine, si cruellement éprouvée, par suite d’un méfait dont elle n’était peut-être que la complice, saurait comprendre qu’il était plus avantageux pour elle et pour son journal de paraître incliner du côté des candidats du gouvernement que du côté de ceux de l’opposition. On ne lui demandait pas de palinodie ; l’impartialité du journal suffisait.

— Ce ne serait pas assez d’être impartial — répondit le vieux Gaskine, du ton le plus naïf qu’il put prendre. — Puisque vous nous voulez du bien, nous serons reconnaissants. Je m’engage, pour le journal, à ne publier qu’une liste, qu’une seule ! celle que vous m’apportez !

— Son Excellence n’en demandait pas tant.

— C’est possible, mais j’ai l’habitude, au marché, de donner toujours plus que la mesure.

Le diplomate parut enchanté ; il loua l’excellent esprit conservateur que Gaskine avait apporté de la campagne. Comme il était facile de s’entendre avec la logique rurale ! Il laissa la liste des candidats officiels et partit en bombant sa poitrine, qui semblait gonflée d’une urne électorale.

L’entretien avait été secret. Gaskine, après le départ du tentateur, entra dans la salle de rédaction et plaça la liste sur la table :

— Voilà nos candidats ! dit-il.

— Quoi ! des polonais ! les créatures du gouvernement ? repartit mademoiselle Scharow, qui avait parcouru le papier d’un regard rapide.

— Sans doute, des polonais, dévoués ostensiblement au gouverneur, à sa famille, à sa fortune.

— Et vous voulez nous faire publier cette liste ?

— Je le veux.

— Oh ! pour cette fois, monsieur Gaskine, permettez-moi de le dire, c’est absurde.

— Ce qui est absurde, panna Scharow, c’est de me résister, — répliqua le vieux paysan d’un ton ferme et doux. — Toi, Jaroslaw, arrange ce que je vais te dire, et, autant que possible, ne change pas grand’chose à ma dictée.

Se redressant alors, comme s’il eût singé le fonctionnaire qui sortait, une main dans sa ceinture tandis que de l’autre il répétait à plusieurs reprises le geste horizontal d’un homme qui trace une ligne, qui conclut un marché, il dicta la phrase suivante :

« M. le directeur du Cercle nous a fait le très grand honneur de nous envoyer M. son secrétaire, qui nous a très poliment engagés à publier les noms qui suivent, comme ceux des candidats à la députation du district. Nous avons promis de faire ce que désire M. le gouverneur. Voilà donc les noms. Voter pour eux, c’est faire plaisir à l’autorité. »

Jaroslaw sourit en arrangeant, sans en détruire la naïveté équivoque, cet entrefilet ; il ne doutait pas de l’habileté de son père.

Huit jours après cette annonce, qui fit beaucoup jaser dans le pays, les élections eurent lieu.

Pendant le scrutin, Gaskine dit, en bourrant sa pipe :

— C’est aujourd’hui que les Petits-Russiens l’emportent ! Vous verrez cela ! pas un Polonais ne sera élu.

— Vous les avez cependant recommandés, les candidats polonais, répliqua mademoiselle Scharow.

— Moi ! Je les ai dénoncés.

Le soir et le lendemain, les télégrammes apportèrent la nouvelle que partout les candidats du gouvernement avaient échoué.

— Eh bien, s’écria Gaskine, en frappant sur l’épaule pointue de mademoiselle Scharow, suis-je un âne ?

— Un âne ! je n’ai jamais dit cela.

— Un bouledogue, n’est-ce pas ? Mais vous voyez bien que non, puisque je n’ai pas sauté à la gorge de l’envoyé du gouverneur, puisque j’ai fait le dos rond comme un chat, et que j’ai réussi. Voilà de la politique ! Avouez donc que je suis un homme. Un homme, entendez-vous ?

— Je l’entends. Oui, vous êtes un homme, monsieur Gaskine, répondit mademoiselle Scharow en fermant à demi les yeux, comme si ce témoignage coûtait quelque chose à sa pudeur.

Gaskine se mêlait aussi de la critique littéraire et dramatique du journal.

Un roman venait d’arriver de Cracovie. Le paysan commanda qu’on ouvrit le volume au hasard. On tomba sur la description d’un coucher de soleil. L’auteur assurait qu’il avait vu le ciel rouge, l’eau couleur d’orange, les arbres dorés, les herbes noires et les montagnes violettes.

— En voilà assez ! interrompit Gaskine. L’auteur est un farceur ou un aveugle. N’en parlez pas.

Une troupe de comédiens arriva au chef-lieu et donna des représentations au grand hôtel du Figuier. Ce qu’on joua importe peu ; mais Gaskine, qui n’avait jamais été au théâtre, y alla le premier et en sortit le dernier. Il se contint, et nul ne sut ce qu’il pensait pendant la représentation. Mais, en sortant, il donna un libre cours à son indignation, parce qu’une vieille actrice avait joué le rôle d’une ingénue, d’une fiancée.

— Elle a déshonoré les cheveux blonds et les cheveux blancs ! s’écria-t-il.

Il exigea un article implacable, et déclara qu’il était immoral de montrer des jeunes gens assez aveugles pour se pâmer devant des fiancées de cinquante ans passés.

L’article fut lu dans tous les cafés, où il suscita des éclats de rire inextinguibles. La malheureuse actrice, bafouée, fût obligée par son directeur à une visite au terrible journaliste.

Gaskine la vit apparaître, trois jours après l’article, en robe de soie voyante, en pelisse dont la fourrure s’ébouriffait comme un chat en colère, avec des joues enluminées à faire peur, avec des yeux entourés de tant de charbon qu’ils finissaient par avoir une petite étincelle, et avec un voile qui jetait un semblant d’illusion sur ce visage travaillé. Le fermier salua de la main qui tenait la pipe, et demanda à la belle ce qu’elle voulait.

L’ingénue quinquagénaire se souvint de ses rôles de grande coquette. Elle commença par déclarer qu’elle apportait ses remerciements pour les excellents conseils qu’on lui avait donnés.

— Vrai ! cela ne vous a pas fâchée ? — répondit le fermier. — Vous avez le caractère bien fait.

— Seulement, — ajouta la Célimène, — la critique s’est trompée sur un détail… sur mon âge.

— Prouvez-moi cela, et je rabats les mots qu’il faut rabattre, repartit gaiement Gaskine.

— Mais, quand je vous assure…

— Allons donc ! je vais vous comparer à panna Scharow qui en a cinquante-cinq. Vous laverez votre figure, et nous verrons.

— Monsieur, vous n’êtes pas galant !

— S’agit-il d’être galant ? Non. Vous vendez votre mine tous les soirs : eh bien ? ne frelatez pas la marchandise.

— C’est horrible ! — s’écria la dame — une mère de famille ainsi insultée !

— Ce qui est horrible, c’est de faire l’enfant gâtée quand on est mère et peut-être grand’mère ; c’est de croire que nous n’y voyons pas, que nos yeux, nos oreilles nous trompent. Jouez des rôles de vieille, et, si vous les jouez bien, on applaudira ; mais laissez les petites mines aux petits minois.

L’actrice, suffoquée, ne trouva plus un mot à répliquer.

Elle avait fait le mouvement de relever son voile, pour attendrir ou séduire l’inflexible Gaskine. Elle le ramena et l’assujettit sur son visage, et sortit en haussant superbement les épaules.

— C’est bon — dit le vieux paysan. — Elle a reçu sa leçon. Maintenant, quand elle jouera les rôles de grand-mère, j’irai la voir, et je vous dirai ce qu’il faut en penser.

Gaskine, on le voit, tournait légèrement au despote.

Fort heureusement, son règne devait être court et ne pouvait que profiter à la vérité.

Cette esquisse, très réelle et très historique, d’un rédacteur en chef du Danube, dont on se souvient encore en Galicie, ne serait pas complète, si je ne l’achevais par le récit non moins véridique du désintéressement de Gaskine.

Le conseiller d’une administration de chemin de fer, sur une ligne qu’on allait prochainement inaugurer dans le Cercle, vint solliciter la bienveillance du journal.

— Je ne promets rien, — dit Gaskine ; — on verra l’exploitation.

— Moi, je promets, repartit le conseiller, un gros homme, à grosse tête, à grosse voix, en frappant sur son gousset.

— Et que promettez-vous ?

Engagé par la franchise, la rectitude du paysan, l’administrateur voulut jouer, comme on dit, cartes sur table. Il fit nettement ses offres, et assura que les bénéfices de l’exploitation seraient partagés avec le journal.

Pendant qu’il parlait, Gaskine relevait lentement ses manches. Au dernier mot du tentateur, le fermier de Troïza cracha dans ses mains ; puis, sans dire un mot, il saisit le gros homme par le collet, lui envoya quelques bourrades, et le lança net hors de la chambre avec un coup de pied, comme jamais fonctionnaire fonctionnant n’en a reçu.

Le visiteur dégringola l’escalier, car la scène s’était passée au premier étage ; au bas de l’escalier, il se retourna, furieux, et vociféra des injures, prenant à témoin les deux ou trois personnes de la maison, accourues au bruit, et, quand il fut à la porte de la rue, les gens quelconques qui passaient.

Mais Gaskine le suivait, poli, humble, comme doit l’être un bon paysan petit-russien, devant un omnipotent fonctionnaire polonais. Il ramassa le chapeau que le conseiller avait laissé tomber dans sa retraite rapide, et il le lui tendit délicatement en disant :

— Votre très humble serviteur, pan. Je suis bien sensible à votre visite.

Le conseiller en question porta aussitôt sa plainte au tribunal de police. Gaskine et ses témoins furent assignés. Ce fut là que le génie du paysan éclata dans toute sa splendeur.

Il dédaigna de se défendre, et s’en référa absolument à ce que diraient les témoins.

Or les témoins furent unanimes à déclarer qu’ils avaient entendu l’administrateur du chemin de fer menacer, injurier le vieillard ; mais que celui-ci, pour toute réponse, lui avait très poliment ramassé et rendu son chapeau, et l’avait accompagné jusqu’à la porte de ses compliments les plus empressés.

Il fut impossible de condamner Gaskine.

Ce fut ainsi que le paysan de Troïza, qui ne savait ni lire, ni écrire, dirigea et, l’on peut dire, rédigea la Vérité, à la satisfaction de Nadège, autant qu’à la satisfaction des abonnés et des lecteurs.


XIV

UNE SÉRIE D’ORAGES

L’admiration involontaire de Diogène pour madame Ossokhine, qui s’était trahie par quelques paroles adressées à Petrowna et par une agitation un peu farouche de quelques jours, s’aigrit bien vite et tourna en colère.

Il avait ri des maladresses du journal, dans les premiers jours d’absence de Nadège. Il fut déconcerté de l’attitude simple, habile et spirituelle que la Vérité prit tout à coup sous la direction singulière de Gaskine, et, quand il sut que c’était un paysan qui maniait l’opinion publique, qui avait fait échouer les candidats du gouvernement, il eut une explosion d’ironie qui emplit la ville et exaspéra le gouvernement lui-même.

Naturellement, Diogène, comme adversaire naturel de madame Ossokhine, et en qualité de sceptique transcendant, se donnait pour être du parti du pouvoir. Mais il avait, avec un mépris plus grand de ceux qu’il défendait que de ceux qu’il attaquait, un instinct de destruction infaillible, et un génie de l’anarchie, qui s’en tenait à la bagatelle, mais qui pouvait devenir féroce et compromettant pour la paix publique, à un moment donné.

Il ne tarit pas sur le compte des niais qui acceptaient les oracles du fermier Gaskine et du faux poète Jaroslaw, comme ils avaient accepté les sentences de Nadège. L’expérience prouvait que le talent, l’éloquence ne faisaient rien au prestige ! C’était la vocation des béats qui constituait toute la sublimité de Dieu !

Ces railleries blessaient moins les lecteurs du journal que les gens du pouvoir, dont la défaite était ainsi accentuée et empoisonnée.

Le gouverneur ne pardonnait pas le tour qui lui avait été joué dans les élections. Selon une habitude invariable et universelle, il chercha et demanda des victimes, pour soulager son dépit, n’osant s’attaquer directement, une seconde fois, au journal, pendant que son rédacteur en chef était encore en prison.

Dans une conversation en apparence étrangère à la politique, le directeur du Cercle apprit, on ne sut par qui, qu’un de ses principaux employés, Constantin, était lié avec la famille Pirowski, et fiancé même à Petrowna ; or, il était de notoriété que le Palais de bois, sur la place, était la petite chapelle exclusivement consacrée au culte de Nadège Ossokhine.

Constantin fut mandé, vertement tancé, et menacé presque de destitution.

Il n’hésita pas à protester, par l’offre de sa démission. Il devait bien cela à son amour loyal, à son amitié pour madame Ossokhine.

Le directeur du Cercle, devant une si noble susceptibilité, changea de ton, assura Constantin que la rigueur des reproches n’était que le résultat d’une appréhension paternelle ; qu’on n’exigeait pas de lui qu’il sacrifiât son avenir. Seulement, ne pouvait-il pas, par un peu de prudence, de réserve, refuser un prétexte à ces espions de tout fonctionnaire, acharnés à les dénoncer ?

Le Cercle était dans une crise passagère ; Constantin n’avait qu’à la laisser passer. Dans quelques semaines, il serait parfaitement libre de ses allures.

Il n’y a rien de plus dangereux au monde que la paternité, invoquée par un supérieur, pour désarmer et garrotter un inférieur.

Constantin, qui, sans être intéressé, tenait après tout aux émoluments de sa place et les faisait entrer en ligne de compte dans son contrat futur, se félicita d’en être quitte à bon marché, et, sans rien promettre au directeur, qu’il fut obligé de remercier, tout en sortant de cet entretien aussi fier et en apparence aussi libre qu’en l’abordant, il se promit à lui-même d’être prudent et réservé. Petrowna en ajournant leur mariage, et pour ainsi dire leur amour, jusqu’à la mise en liberté de Nadège, ne l’autorisait-elle pas à mettre un peu d’intervalles dans ses visites ?

Il commença donc à ne plus venir que tous les deux ou trois jours au Palais de bois. Quand Petrowna lui fit un petit reproche à ce sujet, il eut le tort de le prendre en riant, et, comme la jeune fille insistait avec la vivacité qu’elle mettait en toute chose, subitement alarmé de l’émotion de Petrowna, perdant un peu la tête, incapable de mentir, il avoua ce qui s’était passé, les conseils paternels du directeur du Cercle, et la nécessité pour lui de mettre pendant quelque temps un peu de diplomatie dans son amour.

Petrowna fut étonnée. Elle dit, en ouvrant ses grands yeux :

— Ah ! c’est pour cela que vous venez plus rarement ?

Elle sourit faiblement, parut pardonner à son fiancé ; mais son sourire ne soulageait pas son cœur, et son pardon était dédaigneux.

Depuis qu’elle aimait et qu’elle se savait aimée, elle vivait dans une fièvre héroïque. Elle se sentait offensée, comme femme et comme amie, de la persécution endurée par Nadège. Elle eût rêvé, sans jalousie, dans Constantin un champion intrépide de cette noble femme. Elle lui eût pardonné toutes les extravagances, sa démission d’abord, puis une rébellion ouverte contre le pouvoir. Il ne lui eût pas déplu de partir avec Constantin, chassés tous deux, poursuivis, proscrits.

Cette prudence de son fiancé, ce calcul positif et raisonnable lui donna une sorte de désenchantement, qu’elle n’osait pourtant avouer ; car elle était elle-même trop sensée par moments pour ne pas comprendre qu’il agissait dans l’intérêt de son avenir et de son ménage futur.

Mais il y a des heures d’épanouissement dans les âmes féminines, dans les âmes aimantes, dans toutes les âmes, peut-être, où le bon sens paraît une misère mesquine de la vie, et presque une profanation.

Petrowna fut triste de cette explication, n’osa pas donner le motif de sa tristesse, la cacha, la garda, et l’augmenta.

À quoi tiennent les nuages entre amoureux ! Celui-là paraissait bien léger ; il pouvait pourtant contenir des ouragans et la foudre. Tout dépendait de l’électricité que des influences extérieures ajouteraient à son électricité latente.

D’autres soucis pénétraient dans le Palais de bois avec les brises de l’hiver.

Un jour, M. Pirowski reçut une lettre anonyme qui calomniait l’assiduité du major et qui racontait, sans doute avec beaucoup d’exagération, le culte professé vingt ans auparavant par un des plus beaux hommes de l’armée pour une des plus belles femmes du pays.

M. Pirowski avait précisément besoin d’allumer sa pipe au moment où il reçut cette lettre. Il s’en servit, à cet effet, et n’y pensa plus de la journée.

Le lendemain, un nouveau message, plus précis, plus moqueur, lui parvint encore. Il le déchira en mille morceaux, et le jeta au feu. Il garda la troisième lettre ; à la cinquième il ne mangea plus, et à la sixième il avait perdu le sommeil.

Personne ne remarqua d’abord le changement d’humeur du brave homme ; le major, qui n’était observateur, ni par droit de naissance, ni par droit de conquête, ni par profession, le remarqua moins que personne.

Le malheur voulut que ces dénonciations arrivassent précisément au moment où le major, dédaigné par Petrowna, traité froidement par Léopoldine, redoublait de soins pour madame Pirowska.

Un soir, après la retraite du beau Casimir, M. Pirowski, demeuré silencieux depuis le souper, eut un soupir d’allégement si visible et si significatif, que Petrowna dit à son père, doucement, car elle sortait elle-même d’une rêverie douloureuse :

— Qu’est-ce que t’a donc fait le major ? tu sembles le trouver insupportable.

— C’est vrai.

— Il est pourtant bien complaisant, bien obéissant, bien inoffensif.

— Ah ! vous trouvez cela ?

— Oui.

— C’est aussi mon avis ! dit Léopoldine.

Pirowski se tourna vers sa femme avec des yeux enflammés d’inquiétude, d’anxiété, de colère.

— Moi, dit nonchalamment madame Pirowska à cette interrogation muette, je trouve que le major serait un mari modèle.

— Il fallait vous dire cela, il y a vingt-cinq ans, madame.

Madame Pirowska trahit un vague étonnement. Son mari, son esclave fidèle essayait-il donc de secouer sa chaîne ?

Léopoldine se mit à rire.

— Ne dirait-on pas que papa est jaloux du major ?

Madame Pirowska haussa les épaules, déclarant qu’elle ne savait rien.

Il était tard ; les deux sœurs se retirèrent ; leur mère, demeurée seule, allait se lever de son divan pour en faire autant, quand M. Pirowski rentra brusquement, une liasse de papiers à la main. C’était le dossier des dénonciations anonymes. Il le jeta sur les genoux de sa femme.

— Que répondrez-vous à cela, madame ?

L’imposante madame Pirowska parcourut d’un air de dédain ces réquisitoires officieux, et répondit ce qui est la réponse fatale en pareil cas :

— Vous croyez des lettres sans signatures ?

— Évidemment celui qui m’écrit est un méchant homme ; mais il a bien l’air de me servir la vérité.

— C’est un méchant qui vous a pris pour un fou.

— Les détails qu’il donne sont précis, nombreux.

Madame Pirowska se leva majestueusement :

— Je ne prétends ni discuter, ni nier tout ce qu’on dit dans ces lettres ; mais si vous me faites l’injure d’en croire un mot, de les garder, je partirai demain, au point du jour. J’irai à Slobudka. Ce domaine que je vous ai apporté en dot m’appartient personnellement assez, pour que j’aie le droit de m’y renfermer. J’attendrai là que la raison vous soit revenue, ou si elle ne doit pas revenir, j’y vivrai débarrassée de vos injurieux soupçons.

M. Pirowski n’avait pas été, dans sa colère, jusqu’à prévoir ce dénouement brutal, une séparation.

— Partir ! Vous partiriez ? — dit-il très ému. — Mais que penserait-on ? Vos filles ?…

— Mes filles choisiront entre vous et moi.

Le vieux gentilhomme se retira précipitamment, à bout de logique et d’argument.

Le lendemain matin, sa femme et ses filles apprirent avec étonnement que c’était lui qui était allé cuver sa colère dans la solitude et s’enfermer en plein hiver dans son château.

M. Pirowski ne donnait pas personnellement beaucoup de gaieté au Palais de bois. Son départ fut plutôt un symptôme, une invitation à la douleur qu’une douleur même. C’était le signal d’une fatalité qui s’augmenta.

Le major fut consigné. Sa présence eût gêné tout le monde. Petrowna devenait triste ; et Léopoldine, moins accessible à ces tentations de la sensibilité, s’apercevait depuis quelque temps que Melbachowski, devenu railleur, affectait de braver les préjugés, en venant rendre visite aux amies de madame Ossokhine et se refroidissait considérablement à son égard.

Il faut se rappeler que Melbachowski était un ami, un adepte de Diogène ; qu’il avait eu, en quelque sorte, une permission du philosophe, pour venir flirter, selon le mot anglais, dans l’intérieur Pirowski ; que son goût pour Léopoldine ne s’était jamais élevé au delà d’une affabilité banale ; qu’il eût trop exigé pour se déclarer véritablement épris, et que les théories desséchantes de Diogène avaient une prise facile sur son esprit présomptueux.

Petrowna partagea, avec une vivacité qui dépassait la mesure de son amitié de sœur, le dépit de Léopoldine. N’osant s’irriter contre Constantin, qui la négligeait, elle s’irrita contre Melbachowski ; et ne voulant faire aucune avance à l’ingrat fonctionnaire du cercle qui semblait mettre tant de précautions dans son amour, elle fit pour le compte de Léopoldine la coquette avec Melbachowski, en essayant contre Constantin la plus téméraire, la plus dangereuse entreprise qu’elle pût imaginer.

L’hiver était dans son plein. On organisa dans la ville une grande partie de traîneaux. Il s’agissait de courses à volonté dans les prairies couvertes de neige : c’était un prétexte aux élégantes toilettes.

— Nous irons, dit Petrowna à sa sœur.

Madame Pirowska, qui prenait son veuvage au sérieux ou plutôt qui ne pardonnait pas à son mari son étrange bouderie, déclara que les convenances l’obligeaient à rester chez elle ; mais elle laissait toute liberté à ses filles.

Le matin de cette fête, Léopoldine vint chercher Petrowna, en lui annonçant que le vénérable traîneau de famille était prêt.

— Pars sans moi, répondit la capricieuse jeune fille. Je te rejoindrai ; mais je ne veux pas qu’on nous voie comme une paire de filles à marier que leurs parents envoient au marché des maris. J’ai mon projet ; à tantôt !

Léopoldine, habituée aux caprices de sa sœur, n’insista pas et partit, sous la conduite d’un vieux domestique cosaque, qui rendit l’ardeur à de vieux chevaux des Carpathes.

À midi, au rond-point de la place, tous les traîneaux étaient rangés, attendant le signal et subissant l’examen, le contrôle, l’admiration ou la critique de la foule.

La plupart de ces chars retournés et sans roues, représentaient, selon l’usage antique, les animaux privés, sauvages ou fabuleux que la tradition, l’érudition et l’imagination pouvaient offrir comme modèles. Des ours blancs ou noirs, des cygnes, des cerfs, des sangliers, des griffons, des dragons, des paons, et même des tigres se mêlaient amicalement. Des chevaux de toute provenance piaffaient, luisaient sous les rayons d’un soleil de décembre. Des attelages pesants de chevaux allemands ; des couples de chevaux anglais de haute stature ; des paires de petits trotteurs de l’Ukraine, impétueux et s’agitant dans leurs longues crinières ; de magnifiques arabes, de maigres haridelles de la Galicie faisaient sonner des clochettes d’argent de tous les timbres, suspendues à des harnais de velours.

Les femmes étaient enveloppées de pelisses précieuses de toutes les couleurs, coiffées de casquettes à la cosaque ou de kasfederaski ; les hommes étaient habillés soit à la mode polonaise, soit à la mode française ; mais tous, uniformément, drapaient sur leurs épaules le grand manteau gris.

De lourdes couvertures débordaient des traîneaux, des peaux d’ours, de loup, de renard. Les cochers vêtus à la mode cracovienne, avec la plume de paon sur la casquette, faisaient prendre patience à leurs attelages, en sifflant et en faisant claquer leurs fouets.

Un char magnifique, traîné par douze chevaux et portant toute la musique de la ville, prit la tête du cortège.

Au premier rang, le major, dans un traîneau emblématiquement décoré d’un serpent, tenant une pomme qu’il offrait à toutes les Èves de l’horizon, faisait admirer son beau costume de peau et semblait la statue de don Juan, par un jour de neige.

Léopoldine était seule, rechignée dans le traîneau modeste des Pirowski. Petrowna n’avait pas paru au départ. Constantin, par le plus malencontreux des hasards ou par la plus maladroite des faiblesses, avait accepté une place, à côté du directeur du cercle ; peut-être n’avait-il pas osé la refuser. Ce fut comme une volée de cygnes sur les routes couvertes de neiges. En une demi-heure, tous les équipages avaient atteint la plaine où les courses devaient avoir lieu.

À peine le signal de la halte était-il donné, que l’on vit accourir, bride abattue, un attelage attardé composé de quatre magnifiques chevaux noirs, que conduisait Melbachowski. Petrowna, en pelisse de velours bordée de chat sauvage, la mine au vent, les yeux étincelants, les cheveux flottants, libres et sans nattes, était installée fièrement dans le traîneau, défiant les regards et semblant ne s’être mise en retard que pour produire un plus grand effet.

Une grande rumeur d’étonnement, aiguisée par des rires, siffla comme une bise au milieu de l’assemblée.

Constantin pâlit en voyant Petrowna. Léopoldine se mordit les lèvres de colère. Petrowna vit Constantin, le regarda sans un tressaillement de la bouche, et salua avec calme toutes les figures de connaissance.

Presque aussitôt, les courses commencèrent. Petrowna pria Melbachowski de descendre du traîneau, de la laisser seule diriger l’attelage, et lançant les quatre chevaux noirs au grand galop, les joues roses, les yeux vifs, avec des éclairs qu’on pouvait prendre pour des éclairs de joie, brandissant son fouet, la lèvre entrou’verte par un petit cri continu, elle fit si bien, qu’elle arriva la première et qu’elle remporta le prix.

Les exercices occupèrent toute la journée. Vers le soir, avant de retourner à la ville, on se reposa. Des bouteilles de vin de Champagne furent tirées des traîneaux ; on but aux victorieux, aux victorieuses. Personne, évidemment, ne songea à porter un toast selon la vieille mode polonaise ; car il eût fallu emplir les bottes de ces dames, au lieu de leurs souliers de bal ; ce qui eût donné d’effroyables proportions à la galanterie.

Constantin trouva le moyen de s’approcher de Petrowna et de l’attirer un peu à l’écart.

— Si vous m’aviez dit, balbutia-t-il d’un ton de reproche, doux et suppliant, que vous désiriez venir à cette fête, je vous aurais offert de vous conduire.

Petrowna le regarda de cet air d’ironie méchante qu’elle prenait autrefois, et qui la rendait si jolie, en la rendant plus haïssable :

— Vous auriez eu tort, répondit-elle. Vous vous seriez privé de la gloire de partager le traîneau de M. le directeur.

— Que vous ai-je fait, Petrowna, pour que vous me traitiez ainsi ?

— Je vous traite, il me semble, de façon à ne pas nuire à votre avancement.

— Ne remontez pas, je vous en conjure, dans le traîneau de Melbachowski.

— Pourquoi donc ? Melbachowski est un homme charmant, inoffensif ; c’est un grand ami de Diogène, le terrible ennemi des femmes ; il est votre ami aussi.

— Je vous en supplie, Petrowna, ne jouons pas à ce jeu de coquetterie.

— Un jeu ? Qui vous a dit que ceci était un jeu ? repartit l’effroyable enfant. N’étais-je pas libre de venir à cette fête, dans la compagnie de mon choix ?

— On sait que nous sommes fiancés.

— Oui, mais on sait aussi que nous ne sommes pas mariés.

— Que va-t-on supposer, Petrowna ?

— On supposera ce que l’on voudra. M. le directeur du cercle vous fera son compliment…

— Je ne suis pas seul à souffrir, Petrowna, de votre étrange démarche.

— Ah ! qui donc ai-je blessé ?

— Votre sœur.

— Ma sœur ! Je me charge de la rassurer. Est-ce tout ?

— Je vais défendre à Melbachowski de vous reconduire.

— Ah ! si vous faites cela !… s’écria la jeune fille avec un véritable accent de colère et en serrant avec force le fouet qu’elle tenait à la main.

Constantin n’eut pas peur pour lui de l’effet de la menace de Petrowna. Mais son amour fut prudent. Il redouta pour celle qu’il adorait une de ces prouesses qui avaient fait déjà à Petrowna une réputation d’excentricité. Il parla doucement, simplement, essayant de convaincre cette jolie entêtée, n’osant lui dire qu’elle se faisait du tort, de peur de l’exaspérer et n’osant trop se plaindre de peur de lui faire pitié.

Quand il vit que l’on se préparait au départ :

— Au revoir, Petrowna, lui dit-il, en la saluant.

— Bon ! Vous me dites au revoir, comme si vous me disiez adieu.

— Est-ce donc là ce que vous voulez comprendre.

— Moi, je ne veux rien.

— Si je vous disais : adieu, Petrowna ?

— Je vous répondrais : adieu, Constantin.

— Je vous jure que je vous aime, Petrowna ; que si j’ai eu des torts, je veux les expier. Je vous jure aussi que j’ai cru que vous m’aimiez.

— Prenez garde, imprudent ! vous avez voulu me prendre la main. Le directeur nous regarde ! Il serait capable de croire que nous faisons un pacte et que nous conspirons contre le gouvernement.

Constantin salua encore, fièrement, tristement ; et s’éloigna sans se retourner.

Il eut tort de ne pas se retourner ; car il eût deviné, sans doute, au regard inquiet de Petrowna, que l’imprudente ne pouvait pousser l’épreuve plus loin, qu’elle était à bout de roueries, et il eût abjuré toute jalousie. Qui sait si la téméraire enfant qui jouait ainsi son amour et son bonheur, n’attendait pas ce retour, pour lui tendre les mains et pour lui dire, avec la pantomime d’un baiser :

— Pardonnez-moi !

Il s’éloignait résolument ; Petrowna lui en voulut de cette obéissance et de l’estime qu’elle-même en ressentait. S’obstinant dans sa coquetterie, elle remonta d’un air de déesse dans le traîneau, comme s’il eût été le char de Junon traîné par des paons ! Diogène était arrivé, après tout le monde, avec un attelage splendide. Son traîneau, étincelant de dorures et de peintures, était orné d’un buste de femme couronnée, mais mâchant un mors dans sa jolie bouche, et ayant des serpents enroulés au lieu de bras.

Diogène se trouva sur le passage de Constantin.

— Eh bien, lui dit-il, est-ce demain que vous m’apportez de nouveaux documents, pour mes archives, de quoi compléter le dossier de Petrowna ?

— Ni demain ni jamais.

— Elle vous a donné votre congé ?

— En aucune façon.

— Alors vous lui préparez le sien ?

— Je n’y songe pas.

— Vous êtes patient.

— Je m’efforce d’être raisonnable.

— Ce qui m’étonne, s’écria Diogène, c’est que, voulant vous punir et se moquer de vous, elle n’ait pas choisi le major pour cavalier. C’est pourtant le vengeur breveté. Le choix de Melbachowski prouve une intention sérieuse. Si elle se moque de vous, il vous est facile de la contraindre bien vite au repentir. Vous souvenez-vous de votre belle danseuse de cet automne ? de l’Arménienne, si lourde à faire valser ? La voilà, c’est la reine de la fête ! Je me charge d’offrir une place au mari dans mon traîneau. Montez dans celui de la belle. Vous lui ferez honneur et plaisir ; elle veut se mettre à la mode ; votre hommage la lancera.

Constantin avait besoin, pour l’heure, qu’on lui fit perdre de sa dignité. Petrowna avait donné l’exemple. La diplomatie la plus banale est souvent la plus efficace en amour. Depuis la première bouderie d’amoureux, cette simple manœuvre a souvent réussi. Constantin, poussant un soupir, alla présenter ses hommages à la belle Arménienne.

Précisément son mari, banquier et diplomate, était au mieux avec le directeur du Cercle, et avec le gouverneur de la Galicie. On le croyait capable, et chargé de toutes sortes de missions. On ne doutait pas de son influence, non plus que de celle de sa femme.

Petrowna vit d’abord cette petite stratégie avec un sourire fier. Elle avait remarqué de loin l’échange de quelques paroles entre Diogène et Constantin.

Elle se dit tout bas que le railleur avait conseillé cette démarche. Sa haine de ce grand ennemi des femmes ne fit que s’en accroître ; peut-être son ressentiment envers Constantin ne s’en fût-il pas augmenté, si elle n’avait entendu dire assez haut par plusieurs jeunes gens :

— Constantin est un adroit ambitieux. Il va du gouverneur à la belle du gouvernement !

Petrowna devint rouge de honte à ces paroles. Quoi ! son fiancé pouvait être soupçonné d’un calcul pareil ! Ce n’était là qu’une calomnie, mais une calomnie rendue vraisemblable.

— Il en avait d’autres à choisir avant celle-là, s’il avait à me rendre jalouse, — pensa-t-elle. — Celle-là est plus compromettante pour la fierté de son caractère que pour la dignité de son amour.

Ce fut avec ce sentiment âpre de dépit qu’elle reprit la route de la ville. Le traîneau de l’Arménienne, attelé de chevaux arabes, frôla celui de Melbachowski. Petrowna saisit violemment le fouet, dans les mains de son compagnon, et l’agitant avec frénésie, comme si la lanière eût lancé la foudre, elle frappa à coups redoublés les quatre chevaux noirs, espérant peut-être atteindre l’attelage de la belle Arménienne, qui se disposait à dépasser le sien.

Constantin, de son côté, voulut répondre à cette provocation et, pendant un quart d’heure, un galop vertigineux, fantastique, qui semblait le résultat d’une gageure, rapprocha les essieux des deux traîneaux dans le même tourbillon, faisant craindre qu’ils ne se touchassent pour se broyer réciproquement, tandis que les chevaux emplissaient d’une vapeur, bruyante comme celle de plusieurs locomotives, le brouillard blanc, argenté de neige, du crépuscule.

Melbachowski fumait et riait, s’amusant de cette scène et pensant qu’il faisait bien de ne pas aimer sérieusement Léopoldine, car elle perdrait trop à être comparée à sa sœur.

Petrowna descendit toute frémissante, devant la porte du palais de bois, se croyant satisfaite de sa journée.

Léopoldine ne rentra que beaucoup plus tard ; elle était revenue lentement, languissamment, escortée par le traîneau du major qui, dans cette bataille sur la neige, n’avait pas trouvé d’autre emploi de sa galanterie chevaleresque.

Petrowna attendait sa sœur. Léopoldine, froissée, ne voulait pas lui parler ; mais Petrowna la suivit de force dans sa chambre.

— Voilà, ma chère, — lui dit-elle avec éclat, — une journée décisive pour nos deux destinées. Remercie-moi. Je sais au juste ce que vaut ton ancien soupirant Melbachowski. Félicite-moi, j’ai mesuré l’héroïsme de M. Constantin.

— Que veux-tu dire ? repartit Léopoldine, qui ne comprenait pas.

— En demandant à Melbachowski de me conduire, je voulais lui faire des reproches ; je lui en ai fait qu’il n’a pas compris. Je voulais aussi pénétrer le fond de cette grande philosophie de Diogène, dont mon compagnon de route est le premier adepte, et essayer la patience de Constantin. Tout m’a réussi. Guéris-toi bien vite, ma chère ; Melbachowski est un esprit gâté qui te trouve jolie, et même belle, qui te sait riche, qui t’épouserait à la rigueur, un jour qu’il n’aurait pas trop peur de Diogène ; qui serait fier de toi pendant un an, mais embarrassé de son ménage pendant toute sa vie. Ne l’épouse pas ; ne l’aime pas. Il n’avait aucune raison de te faire de la peine, et quand je lui ai demandé une place dans son traîneau, il a paru charmé de te taquiner. S’est-il excusé ? Non ; c’est un être sans cœur ; tu peux le haïr ; mais contente-toi de le mépriser.

— Merci, Petrowna, dit mélancoliquement Léopoldine.

— Quant à moi, — reprit Petrowna, — je suis sûre d’être aimée, mais je ne suis pas certaine de l’être autant que l’ambition. Constantin est un honnête homme, timide, hésitant, qui affronte le risque de me déchirer le cœur, parce que Diogène lui a donné ce conseil. S’il n’est jamais que de la race des fonctionnaires, jamais je ne l’épouserai. J’aime mieux souffrir de n’être pas sa femme que de le sentir au-dessous de mon rêve, et de l’idée que je me suis faite d’un mari. Voilà pourquoi j’ai été dans le traîneau de Melbachowski ; pourquoi j’ai scandalisé la ville qui médit de ma coquetterie, quand jamais, au contraire, je ne me suis sentie si disposée à n’être point coquette.

Rentrée dans sa chambre, Petrowna perdit l’assurance d’amazone qu’elle avait eue en parlant à sa sœur. Elle eut beau se roidir contre elle-même, les pleurs finirent par éteindre la flamme de ses yeux, et tout l’orgueil déployé dans la journée se fondit dans un sanglot.

— Je suis bien malheureuse ! — s’écria-t-elle, — et Nadège est bien heureuse de ne plus aimer !

XV

LA DÉLIVRANCE

Dans les premiers jours de janvier, madame Ossokhine sortit de prison.

Le chef-lieu se prépara à la recevoir, comme s’il se fût agi d’une fête nationale. Gaskine avait convoqué, non seulement les habitants de Troïza, mais, par la voix du journal, tous les paysans petits-russiens, à dix lieues à la ronde.

Dès le matin du fameux jour, qui était comme une Pâques d’hiver, on vit arriver des bandes de Petits-Russiens endimanchés, à pied ou à cheval, avec des chapeaux et des casquettes en peau de mouton, des rubans à la coiffure, portant de grands drapeaux, et marchant accompagnés d’une violente musique.

Le vieux Gaskine, l’œil sombre, car la joie le rendait farouche, vêtu de ses plus beaux habits, la moustache retroussée comme celle d’un général, recevait les arrivants, leur donnait des ordres, leur assignait leurs places, réglait tous les détails du programme.

À midi, un télégramme, adressé au bureau de la rédaction de la Vérité, annonçait que madame Ossokhine, par ordre de la police, ne pourrait arriver que par un train du soir.

— Ah ! ah ! — dit Gaskine qui se dérida, car il était surtout content quand il avait un prétexte de mauvaise humeur ironique. — Ah ! ah ! ils veulent nous priver d’une fête au grand jour ! Ils auront une fête aux flambeaux !

— Mais où prendre tant de flambeaux ? demanda Jaroslaw.

— On allumera des branches de pins, et, s’il le faut, on ira couper tout mon petit bois de Troïza.

Les paysans, avertis du retard, attendirent patiemment. Le Petit-Russien ne s’exalte pas aussi facilement que le Polonais, mais son enthousiasme, plus lent à naître, se tient plus longtemps au diapason. Rien ne peut lasser son héroïque placidité.

Enfin l’heure de l’arrivée sonna.

Quand le train entra en gare, Gaskine, Jaroslaw et mademoiselle Scharow, avec toute la rédaction, étaient sur le perron extérieur. La foule en demi-cercle attendait à une certaine distance.

Le wagon s’ouvrit. Nadège en descendit ; elle sourit de confusion et s’arrêta, modestement effrayée, à l’aspect de cette affluence.

— Qui attend-on ? demanda-t-elle avec coquetterie.

Gaskine, au lieu de répondre, s’avança vers elle, la prit dans ses bras robustes et la porta à son traîneau, en criant : Hurrah !

Ce cri fut répété par trois mille paysans Petits-Russiens, et la ferveur que les poitrines mettaient dans ce cri le faisait ressembler à une menace de guerre. On eût dit le formidable hurrah des Cosaques se précipitant sur l’ennemi.

Le traîneau fut un peu de temps avant de pouvoir sortir de la gare. On se pressait autour de Nadège ; sans une vénération, quasi superstitieuse, on l’eût enlevée et portée. On se contentait de la regarder avec des yeux avides de vouloir toucher sa main, ses vêtements. Des députés, des employés, des bourgeois, des juifs, et même des polonais qui, à travers les préjugés de partis, gardaient l’amour national et le sentiment de la justice, l’environnaient, se faisaient connaître d’elle et se disputaient la faveur d’en obtenir un mot, un sourire.

Comment Petrowna put-elle franchir cette muraille humaine qui emprisonnait la prisonnière délivrée ? C’est ce qu’il serait difficile d’expliquer. On eût dit que, déployant sa kazabaïka comme deux ailes de cygne, elle s’était envolée et avait passé au-dessus de toutes les têtes inclinées, pour tomber dans les bras de Nadège.

— Comme vous êtes pâle ! — lui dit madame Ossokhine, entre deux baisers. — Je vois bien que j’aurai à vous gronder.

— Ah ! grondez-moi si vous voulez, chère sœur, je n’attends plus que de vous un conseil et une consolation.

L’entrée dans la ville fut une marche triomphale. Les paysans marchaient en avant avec les drapeaux. La musique jouait la marche nationale. Les branches de pin enflammées secouaient des clartés mouvantes sur le cortège. Nadège, enveloppée d’une grande pelisse, pareille à une czarine qui rentre dans sa capitale, avait Petrowna serrée contre elle dans son traîneau. Des hommes de la ville et de la campagne, à cheval, les escortaient de côté, devant, derrière. Tout le monde dans les rues était aux fenêtres ; la plupart des fenêtres étaient illuminées, et, devant sa maison, Nadège trouva un arc de triomphe en branches de sapin.

Elle eut bien de la peine à garder son sourire, que tourmentait son émotion. Quand elle sortit du traîneau, ses jambes fléchissaient sous elle. Il lui fallut, par un geste charmant, s’appuyer sur l’épaule de Petrowna.

Sur le seuil, elle envoya, de sa main portée à ses lèvres, comme un baiser collectif à tous ses admirateurs.

— Merci, merci, — mes amis, leur dit-elle. — Je n’ai pas mérité tant d’honneur.

Puis, prenant la main du vieux Gaskine qui, la tête nue, restait incliné devant elle :

— Mes amis, — reprit-elle, — voilà celui qu’il faut honorer. Il a gardé fidèlement le poste que j’ai été obligée de quitter pendant trois mois. Il l’a rempli avec fidélité, courage, intelligence. C’est l’âme de la vieille Galice toute pure qui a présidé à la rédaction de notre journal. Vous avez entendu le génie même du peuple vous parler. C’est à lui surtout que vous devez votre reconnaissance. Qu’il vive beaucoup d’années[4] !

— Beaucoup d’années ! crièrent les personnes pressées autour de Nadège.

— Beaucoup d’années ! répétèrent des milliers d’échos.

Ce fut à grand’peine que madame Ossokhine put entrer chez elle et se trouver seule avec ses amis. Pendant qu’on lui préparait le thé, elle se mit rapidement au courant de ce qui intéressait le journal, très satisfaite des renseignements qu’on lui donna ; et quand elle les eut reçus, elle dit à Petrowna :

— À nous deux, maintenant !

Petrowna confessa les tristesses du palais de bois, le départ de M. Pirowski, la solitude dans laquelle on y vivait, la désertion de Melbachowski, la quasi-désertion de Constantin, qui n’avait pas reparu depuis la fête des traîneaux.

— Tout cela n’est pas grave, — reprit Nadège, — j’arrangerai tout cela.

— Excusez-moi, panna, ceci est grave, — repartit Gaskine qui se rapprocha, — car ce qui se passe dans la famille Pirowski s’est passé dans d’autres, pendant votre absence. Il y a une épidémie sur les amours. On ne se marie plus. Un mauvais génie semble s’être emparé des cœurs pour les emplir de fiel. Un seul être a fait cela. C’est celui qui vous a dénoncé. Ah ! si vous le permettez, j’aurai bientôt vengé vous, panna Petrowna et les autres.

Gaskine serrait les poings et mordait ses lèvres avec colère.

— Laissez-moi faire, mon bon Gaskine, — dit Nadège, qui avait rougi en entendant ces menaces. — Je me charge, je le répète, de réparer le mal qui a été fait. Je suis un peu lasse ce soir, mes bons amis ; vous m’accablez de bonheur ; mais demain je serai reposée ; la liberté m’aura rendu toutes mes forces. Nous commencerons le combat contre le méchant. Il n’est pas invincible, je vous l’assure, et vous verrez que je ne suis pas moins entêtée que lui.

Elle embrassa Petrowna, se laissa baiser la main par Gaskine et parvint enfin à se reposer dans sa maison solitaire, la seule qui fût obscure dans la ville lumineuse, pendant que la foule défilait dans un tourbillon de fumée et de flammes, devant la porte, en l’acclamant toujours.

Nadège, dès le lendemain, se mit à l’œuvre.

— Le plus pressé, — dit-elle à mademoiselle Scharow, — ce n’est pas d’humilier les mauvais, c’est de rassurer les bons.

Montant dans un traîneau, elle se fit conduire rapidement à Slobudka, força la consigne et trouva Pirowski dans une sorte de stupeur languissante, avec le remords d’un juge paterne qui s’est irrité une fois et qui craint de s’être fourvoyé.

— Vous êtes la dupe de ce mauvais génie de Diogène, lui dit-elle.

— Qui vous a dit cela ?

— Ce n’est pas bien difficile à deviner.

— Pourquoi me voudrait-il du mal ?

— Vous aviez le tort d’être un homme heureux en ménage, d’être le père de deux filles charmantes. Diogène ne pardonne pas à ceux qui se font aimer.

— Ah ! si vous saviez ce qu’il m’a écrit !

— Je ne veux rien savoir de plus que ce que je sais, monsieur Pirowski. Vous aviez une maison entourée de l’estime et du respect de tous. Vous étiez le garant de l’honneur de votre femme, et votre femme garantissait les mérites de vos filles. Une jalousie rétrospective, sans cause, j’en suis sûre, sans à-propos et sans dignité, a mis le trouble dans votre intérieur, vous a rendu brutal, ingrat envers vingt-cinq années de paix et de soumission et expose vos deux filles à ne plus trouver de maris. Déjà Melbachowski, qui paraissait disposé à vous demander Léopoldine, s’est retiré ; et Constantin n’a plus reparu depuis quelques jours.

— Mes pauvres filles ! balbutia Pirowski, attendri et enchanté d’avoir trouvé un prétexte d’attendrissement.

— Dites aussi : Ma pauvre femme ! continua Nadège.

— Que faut-il que je fasse ?

— Revenir avec moi, dans mon traîneau et rentrer chez vous.

— C’est ma femme qui aurait dû venir me chercher ! Vous envoie-t-elle ?

— Ah ! monsieur Pirowski, ne lui reprochez pas sa fierté qui la justifie et qui vous laisse un rôle de générosité apparente. Vous ne nous pardonnez pas, vous autres hommes, d’être fières, — continua madame Ossokhine avec un soupir, — et pourtant vous nous mépriseriez d’être esclaves. L’estime vous gêne, et vous ne pouvez vous en passer. Oui, madame Pirowska n’est pas la seule qui se soit séparée de celui qu’elle voulait toujours aimer, pour n’avoir pas voulu jouer la comédie sentimentale d’une maîtresse qu’on frappe et qui vous adore, en raison des coups qu’elle a reçus.

— Oh ! je ne l’ai jamais menacée, même d’une chiquenaude, — s’écria le pauvre mari. — Je suis un gentilhomme !

— À la bonne heure ! Eh bien, partons-nous ?

— Je suis prêt, dit Pirowski.

Nadège le fit monter dans son traîneau et le ramena à la ville. Quand on fut arrivé au Palais de bois, M. Pirowski tremblait comme un amoureux naïf après une scène de dépit. Il entra dans le salon où était sa femme, et ne trouva rien de plus éloquent à lui dire que d’aller s’agenouiller devant elle.

Madame Pirowska sourit involontairement avec plus de douceur qu’elle n’eût voulu en mettre dans son sourire, si Nadège n’avait pas été là.

— Relevez-vous, dit-elle à son mari.

— Aidez-moi ! dit le pauvre homme, dont les genoux étaient raidis.

— Vous voyez bien que vous ne pouvez pas vous passer de moi ? reprit madame Pirowski, en riant tout à fait.

Cette réconciliation avait été une victoire facile pour madame Ossokhine. Il avait suffi qu’elle montrât son beau visage, ses yeux éclairés d’une flamme paisible, qu’elle dît quelques mots avec ce charme tout-puissant de l’honnêteté qui s’épanche.

La seconde œuvre, un peu plus délicate, était le bonheur de Léopoldine. Quand je dis que l’œuvre était plus délicate, j’entends pour la conscience de Nadège ; car l’indolence de la jeune fille, plus froissée dans son amour-propre que dans son amour, rendait la tâche de la consoler et de la sauver plus facile.

Madame Ossokhine, après une demi-heure d’entretien, savait à quoi s’en tenir. Léopoldine avait la vocation du mariage, mais sans avoir celle de l’amour dans le mariage. Elle tenait à l’étiquette décente, à la tenue d’un mari, beaucoup plus qu’aux qualités brillantes ou profondes.

Madame Ossokhine pensa que le major était le mari convenable pour Léopoldine, et ce mariage qui consacrerait la réconciliation de M. Pirowski avec sa femme aurait encore le grand avantage de donner, par la reconnaissance, le major pour allié à madame Ossokhine dans ses petites manœuvres stratégiques contre Diogène.

— Chère petite, — dit-elle à Petrowna, — comment se fait-il que le major, qui vous brûle un encens perdu, n’ait pas songé à votre sœur ?

— Parce que M. Diogène m’avait sans doute livrée aux calculs de ce héros.

M. Diogène aura son tour ; nous en aurons raison, je vous le jure. Et vous, mignonne, je veux vous réconcilier avec M. Constantin.

— Ah ! chère sœur, réconciliez-moi aussi avec moi-même ! J’en veux beaucoup à M. Constantin ; mais je ne sais si, par moments, je ne m’en veux pas davantage encore.

— Voilà un bon sentiment. Laissez-moi faire.

Qui expliquera jamais les bizarreries du cœur humain et les malentendus des âmes les mieux faites pour s’aimer et se comprendre ?

Il semblait tout naturel qu’avec son autorité quasi-maternelle madame Ossokhine fît honte à Constantin de sa fierté malavisée, et à Petrowna de sa malencontreuse coquetterie. Mais Constantin, qui avait une secrète rancune et un préjugé violent contre la femme de lettres, reçut mal ses observations, attribua à ses idées indépendantes la révolte de Petrowna, et déclara que, n’étant coupable en rien, il ne retournerait au Palais de bois que quand Petrowna lui aurait manifesté par un mot, par un signe, qu’elle désirait le revoir.

Petrowna se révolta contre cette prétention, et jura qu’elle aimait mieux renoncer pour toujours à Constantin que de subir ses exigences.

— Enfant ! — lui dit Nadège. — Fort heureusement vous avez des années de printemps à gaspiller.

Laissant les deux amoureux à leur colère, ajournant leur réconciliation qu’elle croyait infaillible, sinon plus qu’à moitié faite, elle alla porter ailleurs, dans la ville, le secours de sa bonté et de sa raison.

Elle constata de grands ravages. Les doctrines dissolvantes de Diogène s’étaient infiltrées dans bien des familles. Mais elle redoubla d’éloquence, de zèle, d’amitié, et bientôt elle put songer uniquement à la lutte définitive, ouverte, loyale, qu’elle avait promise et qu’elle voulait engager contre Diogène.

Avant d’aborder cet épisode dramatique et de laisser seuls en présence ces deux adversaires dignes de se combattre, il faut dire en deux mots comment Nadège conquit le major.

Nadège avait appris que le beau Casimir, tourmenté par ses créanciers, que fomentait peut-être Constantin, se désespérait de ne pouvoir prétendre à la main de Petrowna. Un jour qu’elle recevait sa visite et ses plaintes, Nadège lui dit :

— Pourquoi ne vous déclarez-vous pas ?

— Croyez-vous que j’aie des chances ?

— Je crois que vous êtes un galant homme ; que Petrowna est le cœur le plus franc qu’un homme puisse rêver ; que si vous n’avez pas de chances maintenant, vous n’en aurez jamais, et qu’un brave comme vous doit affronter un refus, plutôt que de rester éternellement à soupirer.

— Vous avez raison, — repartit le major, — électrisé par cet appel à son courage.

Il baisa respectueusement la main de Nadège et alla immédiatement endosser son bel uniforme pour se rendre au Palais de bois.

Dès qu’il fut seul avec Petrowna :

— J’ai besoin, mademoiselle, d’être encouragé à un aveu.

— Je suis prête à vous entendre, major.

— Je vous aime, panna Petrowna.

— Et moi aussi, major, je vous aime… de bonne amitié.

— Oh ! moi, ce n’est pas d’amitié !

— Alors vous m’aimez mal et vous perdez votre temps !

— Quoi ! je m’exposerais à un refus ?

— Oui, major, — interrompit vivement Petrowna. — Seulement, je vous refuse pour moi et je ne vous refuse pas pour ma sœur.

— Votre sœur ?

— Certainement, vous désirez vous marier. Léopoldine a toutes les qualités qui conviennent à la femme d’un homme comme vous. Elle aura la même dot que moi ; elle a un meilleur caractère que moi. Vous auriez tort d’hésiter.

— Mais si je vous préfère, Petrowna ?

— Erreur ! votre prétendu amour pour moi n’est que la forme de votre dépit.

Le major étonné, troublé, tirait ses moustaches.

— Mademoiselle, — reprit-il, — permettez-moi de réfléchir.

— Je vous donne jusqu’à ce soir !

— Jusqu’à ce soir ? c’est un délai bien court.

— Bah ! vous avez fait sur le champ de manœuvre des changements de front plus rapides. À ce soir, major !

Casimir, éconduit, mais invité à aimer une majestueuse personne qui pourrait faire pendant à sa dignité, se retira solennellement. À deux pas de la maison, il était décidé, son parti était pris. Mais, puisqu’on ne l’attendait que le soir, au Palais de bois, il se promena par toute la ville, caressant au physique sa moustache, et, au moral, l’idée d’épouser la belle Léopoldine, comme il avait caressé, le matin, l’idée d’épouser Petrowna.

Celle-ci courut avertir Nadège du résultat de sa conversation.

— C’est très bien, mignonne.

— Quoi ! c’est là un mari ! — soupira Petrowna. — Ai-je donc fait un rêve trop difficile, moi ?

— Non, mais vous vous y êtes mal prise, mon ange, pour le réaliser. Constantin, je le crois, est digne de vous, comme vous êtes digne de lui. Ce qui vous manque aujourd’hui, c’est une amitié entre vos deux amours. Je suis suspecte à M. Constantin. Il ne veut pas vous recevoir de moi, et il est trop imbu des idées de son monde, pour me demander de vous l’amener. On croit que ce n’est rien que la politique, dans les affaires de sentiment ! C’est un ingrédient moral comme les autres, qui trouble toutes les émotions du cœur et de la conscience. Attendons et espérons ! Quand nous aurons abattu l’idole, vous verrez tous les païens en déroute. Refoulez vos larmes, et quoi qu’il arrive, ne doutez pas de l’amour que vous avez en vous. Je veux vous prouver, moi, qu’avec un amour indéracinable dans le cœur, on a raison de tout, même de la haine parasite qui peut s’y mêler.

— Ah ! je voudrais vous croire !

— Croyez-moi et espérez !

— Comme vous êtes belle, Nadège, en parlant ainsi !

— Comme vous êtes jolie, mon enfant, en m’écoutant de cette façon !

Elles s’embrassèrent avec tendresse, et Petrowna, surmontant sa mélancolie, l’empêchant de s’aigrir, revint vers sa sœur, pour la prévenir de la visite et de la déclaration du major.


XVI

MENSONGE ET VÉRITÉ

— Avez-vous lu dans la Vérité l’article contre Diogène Kamenowitch ?

Telle était la question que l’on se posait, huit jours après le retour de madame Ossokhine.

Jamais dans ses plus courageuses attaques contre le gouvernement, dans ses plus indépendantes critiques, Nadège n’avait obtenu un pareil succès de curiosité d’abord, d’émotion et de sympathie ensuite. Toutes les consciences avaient enfin trouvé leur interprète, leur vengeur. Elles se dilataient désormais dans une atmosphère d’honneur et de franchise.

Diogène, dans ce fameux article, n’était pas nommé, mais il était admirablement et impitoyablement peint. Nadège s’était surpassée. Aujourd’hui encore, on parle dans la ville et dans ses alentours de cet article, resté une date, un événement considérable dans les annales du journal.

L’écrivain commençait par s’étonner de la facilité avec laquelle on traite vulgairement de philosophe tout être blasé, ou plutôt inutile au bonheur des autres, qui se venge de son infériorité pratique par de l’ironie contre les gens utiles. Ces gens-là ne sont pas seulement les fruits secs de la vie sociale ; ils sont les fruits gâtés d’une éducation incomplète. Décrivant une individualité qu’elle feignait de construire avec des traits pris à plusieurs physionomies, s’attaquant en apparence à un être fantastique et symbolique, Nadège se représentait un de ces railleurs trop faibles pour se relever d’un échec subi par leur vanité, trop présomptueux pour douter jamais d’eux-mêmes, trop naïfs pour ne pas se duper, en voulant duper les autres, se vengeant sur la foule du mal qu’ils se font à eux-mêmes.

Dominé par un orgueil colossal, prenant les rêveries pour des faits acquis par l’expérience, faisant provision de sophismes, tenant magasin de cancans, hâbleur, pris pour menteur, calomniant quand il est à bout de médisance, ce tyran de l’opinion est le martyr de la confusion de ses idées et aussi de sa détestable mémoire.

Il voit tout ce qui lui est arrivé dans le passé, à l’envers, comme sur la plaque d’un photographe ; et parce que c’est de la photographie, il affirme l’authenticité de l’image ; il se croit infaillible, sans vouloir reconnaître qu’il ne demande jamais à sa conscience de redresser les images.

Il fait la guerre aux femmes par dépit, par honte d’avouer qu’il voudrait en être aimé sans les mériter ; il feint de les mépriser, pour se venger d’avoir estimé une honnête femme. Il se pose en mari malheureux, incompris, maltraité et trahi, sans s’apercevoir qu’il fait le procès de son infaillibilité conjugale. Maladroit à l’excès, il ne doit qu’à la patience de l’honnête femme outragée le vain prestige dont il abuse et qu’un rayon de vérité ferait évanouir.

Madame Ossokhine insistait sur le ménage d’un pareil homme qui, avant son incrédulité affectée, était d’une jalousie maladive, inquiète, ne permettant à personne d’admirer sa femme, croyant l’avoir créée, parce qu’il l’avait choisie, et voulant thésauriser maladroitement les mérites d’une créature qui lui donnait tout son amour, mais qui ne pouvait pas lui donner toutes ses pensées.

Le monde, — disait l’écrivain, — s’étonne des prétendues révoltes des femmes, qui prennent un jour la plume pour oublier ou pour raconter les amertumes de leur ménage. Mais ces indiscrètes échappent ainsi, en immolant quelque chose de leur modestie, au suicide de leur âme, après le meurtre de leur bonheur. Si elles semblent usurper sur les devoirs virils, sur les vocations masculines, la faute de cette usurpation doit être attribuée aux hommes qui n’ont pas su, dans le ménage, leur réserver la part discrète du conseil intime, d’une collaboration intellectuelle.

Combien de philosophes qui, ayant méconnu ou redouté l’esprit de leur femme, le nient, cherchent à l’étouffer, ou le calomnient, pour n’en pas subir la bienfaisante influence ? Combien de haines conjugales qui naissent d’un amour vaniteux de la part du mari, d’un sentiment légitime de fierté, de la part de la femme !

L’écrivain de la Vérité avait connu un philosophe de ce genre qui s’était tout à coup jeté dans la dissipation, dans l’amour vagabond ou vénal, pour échapper à l’obligation continue d’un amour déçu qu’il eût été obligé de traiter à l’égal de son admiration pour lui-même. Il affectait d’imposer une simplicité patriarcale à sa femme et se ruinait follement pour des créatures qui le corrompaient sans le venger de ses remords.

Un jour, ce raffiné nerveux, élégant et fourvoyé, poussé à bout par des remontrances, en vint à la brutalité la plus choquante et osa lever la main sur sa femme. Depuis ce jour, ils ne se sont jamais retrouvés face à face ; mais le coupable jouant au martyr, trahi et maltraité par les femmes galantes, se fit une joie méchante de faire autant de mal aux femmes honnêtes qu’il en avait éprouvé dans le commerce des autres. Il se donna la mission d’empêcher les mariages raisonnables, de troubler les intérieurs paisibles, de prêcher la haine des femmes. S’il l’eût osé, si cet homme qui se croit sans préjugés et qui subit celui de l’attention publique, n’eût craint d’être sifflé, il fût devenu le chef monstrueux et ridicule d’une secte, analogue à celle des nihilistes ; il eût fait jurer à ses adeptes leur avilissement et la fin de la famille.

Âpre aux bavardages, entremetteur de scandales, pourvoyeur de haine, il divise les honnêtes gens, et, par l’activité seule de son scepticisme affecté, s’élève à la hauteur d’une calamité publique. Platon voulait bannir les poètes ; il serait plus urgent de chasser les contempteurs de toute poésie.

Il est temps, — disait madame Ossokhine avec véhémence, — que la coalition des cœurs loyaux et probes fasse justice de ces perturbateurs sournois, amis de la force et conservateurs tremblants du gouvernement. Pour sa part, Nadège était résolue à ne plus permettre qu’un seul de ces impudents osât se livrer à sa propagande désastreuse, et, puisque de pareils attentats ne relevaient pas de la police, elle se chargeait de leur infliger, en toute occasion, le châtiment qui n’avait pas été prévu par les lois.

L’article éclata comme un tonnerre. À chaque ligne, chacun lisait le nom de Diogène et s’émerveillait de la sûreté de touche avec laquelle madame Ossokhine l’avait peint et mis au carcan. Seulement, on s’épouvantait à la pensée des représailles qu’un pareil homme pouvait exercer.

Diogène voulut subir stoïquement ce pilori. Il eut un rire sarcastique dont il fit parade, et dont il illumina son visage pendant le premier jour. Mais la compassion dédaigneuse avec laquelle on le regardait l’exaspéra, et le lendemain il satisfit autrement son dépit.

Il se rendit à Lemberg, et, dans un journal du gouvernement, il répondit par un article court, violent, injurieux, au portrait du Philosophe, par l’esquisse de la femme sans préjugés.

Il ne discuta pas les détails du portrait auquel il répondait. Il les traita en bloc de mensonge. Il déclara insolemment que la vocation d’écrire n’était chez certaines femmes que la vocation de prostituer leur âme, pour achalander leur beauté. Imitant ou parodiant les conclusions de l’article de madame Ossokhine, il regretta que la police qui ramasse les femmes ivres ou éhontées dans la rue, ne pût se charger de l’exécution de ces journalistes interlopes, et il fit allusion à un châtiment manuel très outrageant, qu’il offrait d’appliquer à l’auteur d’un si impertinent article, la première fois qu’il la rencontrerait.

À peine cette diatribe écumante eut-elle paru, qu’on attendit avec stupeur la réplique de Nadège.

Petrowna, dès qu’elle eut connaissance de cette réponse sauvage, distribuée à profusion dans la ville, accourut en toute hâte, fut surprise de trouver Nadège, calme, presque souriante, et, dans son indignation, elle s’écria que les hommes étaient des lâches, s’ils toléraient un pareil attentat ; que quant à Constantin, elle ne le reverrait jamais, s’il hésitait à aller souffleter Diogène.

Le vieux Gaskine arriva également de Troïza avec des armes ; il était sombre, résolu. Ce n’était plus le paysan narquois et rusé ; c’était le paysan en révolte contre la ville, prêt à se battre. Il n’admettait pas que le droit de tuer Diogène pût être douteux une minute. Nadège le gronda, se fâcha presque ; Petrowna, au contraire, se mit à l’unisson de sa férocité, et comme le fermier savait quelque chose des déceptions de la jeune fille :

— Fiez-vous à moi ; lui dit-il. Votre Constantin ne vaut peut-être pas mieux que ce Diogène. Je saurai le mettre à la raison, s’il est susceptible de se corriger.

Contrairement à l’attente et à la curiosité générales, madame Ossokhine ne répliqua pas. Mais, après quelques heures de réflexion solitaires, elle fit prier le major et le vieux professeur de français Barlet de passer chez elle, s’enferma avec ces deux hommes d’honneur, et, après une demi-heure de conversation, les congédia stupéfaits, émerveillés, attendris et exaltés, mais singulièrement solennels.

Quel conseil avait-elle pu leur demander ? N’étaient-ils pas, pour cette femme supérieure, d’étranges confidents ?

Il faut avouer qu’ils étaient, dans ce cas particulier, d’admirables garants devant l’opinion publique. Ils avaient, l’un avec son grand âge, ses souvenirs héroïques, sa qualité de Français, l’autre avec son grade, sa prestance, sa réputation de courage, un prestige considérable dans la ville.

Qui sait d’ailleurs, si madame Ossokhine, mettant un peu de malice dans sa vengeance, ne voulait pas humilier deux fois Diogène, par la démarche bizarre qu’elle avait résolue, et par le choix des intermédiaires qu’elle avait choisis pour la réaliser ?

Quoi qu’il en soit, le lendemain de leur conférence avec Nadège, le major et le vieux Barlet, en costume sévère, en tenue d’étiquette, frappaient à la porte de Kamenowitch et demandaient à lui parler.

Le philosophe, un peu étonné de la coïncidence de ces deux visites, s’imaginant que le major, dont la gravité le frappa, venait lui raconter les rebuffades de Petrowna, et que le vieux Barlet venait lui demander grâce pour le beau sexe, reçut les visiteurs avec cette grâce hautaine et souriante qui lui était habituelle.

— Monsieur, — commença le major, — en refusant par un geste d’accepter le fauteuil qu’on lui offrait, vous savez sans doute que le fameux article paru dans la Vérité, et qui a eu tant de succès, est de madame Nadège Ossokhine.

— Je le sais, répondit Diogène en roulant une cigarette.

— Vous avez eu le tort, dit à son tour le vieux Barlet, en prenant une prise, pour opposer la démonstration du tabac râpé à celle du tabac haché, vous avez eu le tort de vous reconnaître dans ce portrait.

— Dites dans la caricature ! interrompit dédaigneusement Diogène.

— Si ce n’était qu’une caricature sans ressemblance, — continua le vieux Français en secouant ses doigts, — vous êtes d’autant plus coupable de vous être fâché et d’avoir répondu par une attaque directe, injurieuse.

— Prétendez-vous me donner une leçon ? demanda Diogène en se reculant et en les liant tous les deux par le même regard dur et flexible.

— Peut-être ! riposta Barlet.

— Ne discutons pas ! reprit le major, qui tenait beaucoup à prononcer les paroles décisives, en se cambrant ; nous ne sommes pas venus pour ergoter. Monsieur Diogène Kamenowitch, madame Ossokhine, dont nous sommes les représentants, exige que vous lui fassiez, immédiatement et explicitement, des excuses qu’il dépendra d’elle et de nous de rendre publiques.

— Vraiment ! des excuses ! et si je ne consens pas ?

— Alors, monsieur, nous sommes chargés d’exiger une réparation par les armes.

— Au nom de qui ?

— Je vous l’ai dit, au nom de madame Ossokhine.

Diogène eut un éclair de fureur ; puis partant tout à coup d’un grand éclat de rire :

— C’est une plaisanterie ? n’est-ce pas ?

— Elle serait de moins mauvais goût que votre article, riposta Barlet.

— Je ne plaisante jamais sur cette question-là, ajouta le major.

— Voyons, messieurs, sérieusement, vous m’apportez un cartel de la part de la belle Nadège ?

— Oui, monsieur, reprit Casimir.

— Mais, on ne se bat pas avec une femme !

— Trouveriez-vous qu’il soit plus fier de la battre ? demanda Barlet.

Diogène se mordit les lèvres.

— Ce duel est une invention grotesque.

— Vous l’avez rendu inévitable.

— Moi !

— Vous annonciez dans votre article qu’à la première rencontre, vous frapperiez madame Ossokhine.

— Ai-je dit frapper ?

— Vous avez dit : fouetter, répliqua le major, exact et formaliste.

— C’est la même chose, reprit Barlet. Or, madame Ossokhine, de son côté, est bien résolue, si vous refusez la satisfaction qu’elle réclame, à vous cravacher, la première fois qu’elle vous rencontrera. Vous serez donc forcé à un pugilat dans la rue, ce qui me semble plus grotesque et moins digne d’un homme que l’échange d’un coup de pistolet avec une femme qui a autant de courage et plus de talent qu’un homme ?

Diogène était presque décontenancé.

— Décidément, vous voulez me contraindre à jouer la comédie.

— Il ne fallait pas accepter le rôle dans un prologue. Le public est aux premières places. Il attend un dénouement. Nous ne sortirons pas d’ici que nous n’en ayons arrêté le plan.

— Monsieur, s’écria Diogène pendant tout à fait son sang-froid et serrant les dents, à travers lesquelles sifflaient ses paroles, je ne crois pas qu’en France un homme d’esprit acceptât jamais la mission dont vous vous êtes chargé.

— C’est qu’il ne se trouverait pas en France un homme d’esprit pour s’oublier, jusqu’à la rendre nécessaire.

— Major, provoquez-moi plutôt en votre nom, j’aurais du plaisir à vous casser la tête.

— Moi, je n’en aurais pas à vous tuer, Kamenowitch, répondit majestueusement le major ; mais pour aujourd’hui, il ne s’agit pas de moi.

— Eh bien, soit, s’écria de nouveau Diogène, en frappant du pied et en jetant sa cigarette qu’il avait laissée s’éteindre, vous me poussez à une folie ; je m’en vengerai. J’accepte. Dans une heure, je vous enverrai mes témoins.

— Nous les attendrons ! dit Barlet.

— Nous les attendrons, répéta le major, qui ne voulait pas laisser le dernier mot au vieux Français.

Les deux mandataires de madame Ossokhine se retirèrent avec solennité.

Le lendemain de cette visite du major et de M. Barlet, de grand matin, Diogène se trouvait avec ses deux témoins, Melbachowski et un comte polonais, dans une prairie entourée de forêts, près de Troïza.

Le philosophe était pâle, furieux, hautain. Il avait eu de la peine à trouver son second témoin, et il avait dû s’armer de l’autorité de ses vieilles relations pour obtenir la présence de Melbachowski. L’adepte était devenu plus sceptique que le maître, et répugnait à prendre au sérieux la provocation d’une femme. Cependant il était impossible de refuser à Kamenowitch ce qu’il exigeait, et l’infidèle soupirant de Léopoldine finit par accepter un rôle dans ce drame, impossible partout ailleurs qu’en Galicie.

Huit heures sonnaient à l’horloge lointaine de Troïza, lorsqu’un bruit de grelots annonça l’arrivée de Nadège et de ses témoins.

Un grand traîneau amenait madame Ossokhine, le major, Barlet, et un chirurgien du régiment de hussards.

Rien, on le voit, ne devait manquer à la mise en scène de ce duel ironique et terrible.

Le major, qui conduisait le traîneau, arrêta les chevaux à cinquante pas de Diogène. Nadège descendit, soigneusement voilée, enveloppée d’une longue pelisse noire, coiffée d’une casquette cosaque en fourrure noire, et se tint droite, attendant le signal, les pieds scellés dans la neige.

Diogène, en voyant venir son adversaire, devint subitement sérieux. Lui aussi eut, pendant les préparatifs, une attitude de statue. Melbachowski lui ayant demandé s’il ne fallait pas tenter une démarche, pour achever cette étrange rencontre sans le simulacre d’un combat :

— Non, dit Diogène d’un ton sec, il faut que cela soit.

— Mon cher, — ajouta le comte polonais en s’adressant à Melbachowski, — pourquoi nous priver d’un spectacle original dont on parlera beaucoup ?

Diogène lança un regard presque féroce à son témoin ; sa moustache frémit, comme s’il allait proférer une menace.

Cependant, le major et M. Barlet s’avançaient gravement. On se salua de part et d’autre, dans les règles. On mesura la distance. Personne ne prononça une parole de plus que celles qui étaient nécessaires pour régler les conditions du duel.

Le major et Melbachowski chargèrent les pistolets et les deux singuliers adversaires marchèrent l’un contre l’autre.

Il faut le répéter ; non seulement une pareille rencontre est possible sur le théâtre de cette histoire ; mais elle est absolument et rigoureusement historique.

Malgré son stoïcisme, le major faillit pousser un cri, et, malgré son fanatisme chevaleresque, malgré les souvenirs de la romance du beau Dunois, Barlet devint rouge de honte, en voyant une femme s’exposer ainsi, avec son consentement, en sa présence.

Diogène avait reçu du sort le droit de tirer le premier. Il leva son pistolet et le déchargea en l’air.

Nadège abaissa son arme.

— C’est rendre le duel impossible ! dit-elle d’une voix rigide.

Au son de cette voix, assombrie pourtant par le voile, Diogène tressaillit visiblement ; il commença un geste vague, comme pour palper son cœur, et éleva sa main gauche jusqu’à sa moustache qu’il étira.

— Je ne puis cependant pas tuer une femme ! dit-il avec un éclat involontaire.

— Vraiment ! murmura Nadège.

— Je vous en supplie, madame, laissez-moi prendre votre place, s’écria le major.

— Ou moi, se hâta d’ajouter le vieil officier de Napoléon.

Nadège secoua la tête.

— Il faut que M. Kamenowitch tire sur moi, ou se rétracte, dit-elle fièrement.

— Je ne puis me rétracter, — répliqua Diogène que cette menace rendit à sa colère ; — j’ai dit la vérité, et c’est vous qui l’avez trahie.

— Moi, j’aurais menti ! moi ! repartit Nadège, en s’approchant de lui d’un pas ferme et en écartant lentement son voile.

— Diogène baissa d’abord les yeux pour ne pas voir le visage qui le provoquait ; puis il les releva et les ouvrit tout grands, comme sous l’effort d’un magnétisme invincible, et alors il se passa quelque chose de bien plus extraordinaire que la provocation, que le duel. Une sorte d’épouvante mystérieuse se répandit sur la figure du philosophe, à mesure qu’il recevait pour ainsi dire le reflet de ce beau visage sévère et placide, de ces yeux bleus profonds qui le fascinaient. Il resta une seconde pétrifié ; puis il recula, en balbutiant des mots que personne ne comprit, jeta son pistolet dans la neige et finit par se couvrir les yeux de ses deux poings, en disant à Melbachowski :

— Soutenez-moi donc ? Ne voyez-vous pas que la terre tremble, et que je vais tomber ?

Nadège laissa retomber son voile avec la même lenteur, se retourna et dit au major :

— Partons !

Diogène n’écarta les poings de ses yeux, ne recouvra la parole, que quand le son des grelots du traîneau qui emmenait Nadège se fût éteint derrière la forêt.

— Où avais-je l’esprit ? — dit-il à demi-voix, d’un air égaré, — et se ranimant aussitôt : Comment ? vous m’avez laissé venir ici, faire cela ? Comment ? j’ai été assez sot, assez lâche pour l’outrager ? Comment ? vous n’avez pas deviné mon secret ? Ah ! fou que j’étais ! C’est maintenant, seulement, que je devine moi-même ! Elle peut me fouler aux pieds, me tuer ! car si elle m’épargne, c’est moi qui me tuerai !

— Monsieur, expliquez-vous, dit le comte polonais, fort surpris et presque vexé d’assister à une scène sentimentale, au lieu du drame promis.

— Il n’y a rien à expliquer ! répartit Diogène avec violence.

— Vous qui la haïssiez tant ! dit Melbachowski.

— La haïr ! moi ! Vous avez cru que je la haïssais ? Vous ne vous connaissez ni en haine, ni en amour. Oui, j’ai dit que je la haïssais ; mais je mentais, autant que quand je l’ai calomniée. Je me vantais de la mépriser, et vous avez cru à ces vanteries. Oh ! qui donc me délivrera de la vie ? Faut-il me tuer, pour proclamer une dernière fois ma niaiserie ?

Il piétinait dans la neige, sur son pistolet, comme s’il eût voulu écraser la tête de quelque monstre.

— Je me flattais d’être un philosophe ! — reprit-il ; — j’étais un sot ; ce major, cet imbécile, a plus d’esprit que moi, puisqu’il l’admire naïvement et qu’elle se sert de lui pour défendre son honneur. Moi seul, je n’ai plus le droit d’aimer, d’honorer cette femme.

— Pourquoi ? demanda le Polonais.

Diogène le toisa avec un étonnement méprisant.

— Comment ? — lui dit-il, en crispant ses mains l’une dans l’autre, — vous n’avez pas deviné que c’est ma femme ?

— Votre femme !

— Eh oui ! ma femme ! celle que j’ai méconnue, qui me méprise et que j’adore !


XVII

UN ENLÈVEMENT

En rentrant dans la ville, après sa rencontre bizarre avec sa femme, Diogène fit rapidement ses préparatifs de départ, et, le soir même, il avait quitté le chef-lieu.

Il avait conçu tout à coup des plans de grand voyage. Quand l’homme se sent dans une situation morale équivoque, il croit souvent en sortir en changeant de pays, comme si la conscience avait des frontières et comme si en s’éloignant des témoins de son tort on se débarrassait des griefs de la justice et de la loyauté.

Diogène voulait se fuir, tout autant que fuir les propos médisants, les commentaires de la ville. L’idée de se retrouver en face de Nadège lui paraissait effroyable, et l’idée de vivre sans la voir, quand il n’aurait que deux ou trois rues à traverser pour se trouver près d’elle, le désespérait.

Il partit pour Bucharest et alla jusqu’à Odessa. Il voulait parcourir l’Orient, en traversant la Crimée et le Caucase ; mais une fièvre qu’il n’avait pas prévue le retint tout à coup à Odessa, et nous verrons ce qui advint plus tard de cette maladie subite.

Madame Ossokhine ne fut pas étonnée de ce départ ; elle parut s’y être attendue.

— C’est bien, — dit-elle. — Il prend le meilleur parti pour lui et pour moi.

Elle avait redouté quelque reprise violente de la vanité de son mari, quelque éclat funeste dans la ville. Son éloignement était un aveu, un acte de soumission.

Nadège avait l’âme trop grande, pour que la satisfaction de la victoire obtenue ne fût pas mêlée d’une profonde tristesse. Il n’y a jamais de colère dans un cœur féminin, sans l’arrière-pensée d’un grand acte de réconciliation et de miséricorde. Restait-il de l’amour dans ce cœur endolori, pour celui qui l’avait toujours si obstinément déchiré ? Malgré les violences, les préjugés, les faiblesses, disons le mot, les vilenies, les lâchetés de Diogène, cette femme qui n’avait peut-être un réel génie politique que parce qu’elle avait un vrai génie féminin, devinait-elle, voyait-elle distinctement ce qui restait de bon, de généreux, de naïf en lui ? Faisait-elle le rêve chimérique de le vaincre encore par la tendresse, après l’avoir vaincu par sa fierté et son courage ? C’est ce que l’avenir nous dira.

L’histoire du duel avait valu à madame Ossokhine une série d’ovations contre laquelle sa modestie et son bon goût étaient impuissants à la défendre.

Les saluts courtois des hommes étaient devenus plus respectueux ; les révérences des femmes étaient empreintes d’un vague sentiment religieux. Comme elle traversait, par une après-midi, la place de la ville, pendant que le major passait la revue de ses dragons, le chevaleresque Casimir commanda qu’on présentât les armes à cette femme vaillante, et les cavaliers agitèrent leurs grands sabres, en acclamant Nadège Ossokhine.

Elle rentra chez elle, le cœur gros, et les yeux gonflés de larmes.

Le triomphe qui la virilisait, quand elle sentait sourdre en elle toutes les délicatesses féminines longtemps refoulées, quand elle écoutait les conseils d’une indulgence charmante, qui lui conseillait d’être bonne, de laisser battre son cœur retrouvé sous son armure d’amazone, la troublait et l’humiliait. Les grandes femmes ne sont souvent que des femmes qui s’obstinent à rester dans la vérité stricte de leur rôle naturel.

Est-il besoin de dire que Petrowna était la plus fervente admiratrice de Nadège ? Son amitié était devenue un culte superstitieux, mais un culte dangereux ; car elle puisait dans la contemplation de madame Ossokhine une ambition de force, un désir de vengeance martiale qui pouvait l’exposer à un acte de folie.

Quinze jours après le duel de Nadège, il se passa un fait étrange sur lequel la police ne put jamais obtenir, ou ne parut pas avoir obtenu de renseignements précis.

Constantin boudait toujours le Palais de Bois. Les réconciliations les plus difficiles sont généralement celles qui n’ont aucun grief sérieux à immoler. Constantin exigeait une avance de Petrowna, un seul mot qui l’autorisât à tenter la première démarche. Petrowna, depuis surtout que l’honneur de son sexe avait été exalté et sublimé par la courageuse attitude de madame Ossokhine, exigeait une soumission sans réserve, une obéissance sans condition.

Le vieux Gaskine, intimidé par la mélancolie de madame Ossokhine, osait moins souvent lui parler, mais était devenu le confident familier de Petrowna. Ces deux natures droites et brutales s’entendaient à merveille, à travers les différences de leur éducation.

D’ailleurs, le vieux fermier avait aussi un problème d’amour à résoudre. Il n’était plus content de son fils. Jaroslaw semblait se lasser de sa soumission. Il n’était pas revenu ouvertement à la poésie, mais il ne parlait plus de se marier, et dans son enthousiasme pour madame Ossokhine on sentait un secret désir d’aspirer à l’amour d’une femme de la ville, plus civilisée, plus délicate, plus élégante et plus héroïque à l’occasion que la fiancée de Troïza.

Gaskine dit un matin à Petrowna :

— Les hommes de ce temps-ci ne valent rien, et mon fils ne vaut pas mieux que les autres. Je vois bien que je serai forcé de le battre, pour qu’il épouse Olga Karsowa.

— C’est un mauvais moyen, père Gaskine ; répondit Petrowna en fronçant le sourcil.

— C’est le seul moyen, panna Petrowna. Voyez ce qu’a fait Nadège ; elle nous a donné un exemple qu’il faut suivre. Quand on pense que cet homme orgueilleux, ce Diogène Kamenowitch, a eu peur !

— Constantin n’aurait pas peur ! soupira Petrowna.

— Lui ! il a peur déjà. Ne craint-il pas de nuire à son avancement et de déplaire au gouvernement en vous épousant ?

— Qui a dit cela ? s’écria Petrowna, blessée d’entendre formuler tout haut ce qu’elle n’osait s’avouer à elle-même.

— On le dit partout, répondit Gaskine.

— Ah ! si cela était vrai ! repartit la jeune fille !

— Que feriez-vous ?

Petrowna devint pâle et serra ses petits poings.

Après un silence, pendant lequel il l’observait, le vieux Gaskine lui dit :

— Voulez-vous me permettre de faire ce que je crois utile ?

Petrowna interrogea le fermier, et comme l’entretien dura longtemps, fut très vif de part et d’autre, je ne saurais, sans allonger le récit, le reproduire textuellement ; mais ce que je puis dire, c’est qu’il eut pour conséquence l’événement auquel j’ai fait allusion plus haut.

Constantin, à trois jours de là, reçut un billet mystérieux ainsi conçu :

« Une personne qui a des communications de la plus haute importance à vous faire, qui s’intéresse à votre avenir, à vos amours, à votre bonheur, vous attend ce soir, à dix heures, dans le faubourg Zalesthschiler, auprès de la Taverne rouge. »

Constantin, en recevant ce billet, ne douta pas qu’il ne fût envoyé par Petrowna. Sans être fat, il s’imagina que l’excentrique jeune fille voulait le frapper par le mystère de ce rendez-vous, le contraindre à une démarche romanesque qui eût ménagé l’amour-propre de la jeune fille, sans toutefois qu’elle parût céder.

Depuis le duel de madame Ossokhine, il y avait dans l’air une atmosphère de fantaisie élégante et audacieuse. Il est vrai que le faubourg indiqué était un endroit un peu désert, et que la taverne était un endroit assez mal famé.

Mais l’impatience de réconciliation qui le tourmentait fit passer Constantin par-dessus ces motifs de douter et de prendre garde, et à dix heures précises il était à l’endroit indiqué.

La nuit était froide, silencieuse, solennelle ; le ciel, d’une limpidité merveilleuse, étincelait d’étoiles. La terre semblait couverte d’un tapis de duvet blanc, comme on en cloue dans la chambre à coucher des Polonaises élégantes. Les arbres, poudrés de neige, se dressaient de chaque côté du chemin comme de grandes statues de plâtre. Le toit de la Taverne rouge paraissait saupoudré de sucre. La taverne elle-même, seulement éclairée par une petite lumière qui tremblait derrière une vitre, avait un air de joujou énorme ou de pièce de confiserie préparée pour un dessert gigantesque.

Ce fut sous ces impressions agréables que Constantin se promena pendant vingt minutes. Au bout de ce temps, une anxiété curieuse le tourmenta, puis l’impatience lui vint, et ne voyant arriver personne, commençant à craindre d’avoir été mystifié, il alla frapper à la porte de la taverne. Il faut bien avouer d’ailleurs qu’il avait très froid et qu’il espérait trouver de quoi se réchauffer.

La porte s’ouvrit ; mais un homme, dont il était impossible de distinguer le visage, à demi caché sous un gros bonnet cosaque, lui barra le passage, et, au lieu de le laisser entrer, le poussa dehors en refermant la porte.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Constantin.

L’homme ne lui répondit pas, mais leva la main. C’était un signal. Au même instant, Constantin se sentit saisi par les bras ; on lui appliqua un mouchoir sur la bouche, et on en fit un bâillon ; on jeta sur sa tête un sac qui l’aveugla complétement et avant qu’il eût pu se débattre, sans qu’il lui fût possible de pousser un cri, il était étroitement garrotté et emporté par deux hommes robustes, jusqu’à un large traîneau où il fut mis, en bas du siège, en travers, comme un paquet.

Un pied robuste se posa sur lui, non pour ajouter un supplice nouveau à ce traitement brutal, mais sans doute pour le maintenir immobile ou pour l’empêcher de tomber. Un sifflement, un trille guttural se fit entendre, et le traîneau partit emporté par deux chevaux vigoureux.

Constantin n’était pas placé commodément pour réfléchir. Mais la réflexion était si fatale, qu’il s’y abandonna aussitôt avec fureur, en se demandant si vraiment Petrowna était pour quelque chose dans ce singulier enlèvement.

L’idée que des voleurs, des brigands s’étaient emparés de lui pour le dépouiller était absurde et ne pouvait le préoccuper.

S’il n’eût pas su que Diogène avait quitté la ville, il eût plus vraisemblablement supposé une épreuve bizarre, une plaisanterie d’un goût douteux, mais originale, de ce grand sceptique, toujours sur le point d’imposer les formules de l’initiation à ceux qu’il voulait endoctriner.

Constantin ne s’était arrêté à aucune conjecture raisonnable et vraisemblable, quand le traîneau lui-même s’arrêta. Il fut enlevé comme il avait été déposé. Il comprit qu’on le descendait dans une cave, qu’on le plaçait sur une sorte de banc ; puis, on lui enleva le sac qui lui couvrait le visage, et, à la clarté d’une lanterne, il aperçut devant lui le vieux Gaskine qui le regardait d’un air narquois et dur.

Constantin secoua la tête avec violence.

Le fermier lui dénoua le mouchoir qui le bâillonnait, mais lui laissa les mains et les bras attachés, et se reculant un peu lui dit :

— Maintenant, parlez !

— Qu’est-ce que cela signifie, père Gaskine ! qui vous a donné le droit de commettre une pareille violence ?

— Le droit, je l’ai pris dans mon amitié pour quelqu’un que vous offensez, — répondit le vieux paysan. — Il se passe dans ce pays des choses abominables. Les plus nobles créatures sont tourmentées et dédaignées. Pan Diogène Kamenowitch a reçu une leçon qui lui servira. C’est à votre tour maintenant.

— Est-ce que vous allez me proposer un duel, au nom de Petrowna ?

— Je n’en sais rien, c’est elle qui décidera.

— Ainsi c’est elle qui m’a fait enlever ?

— Non. Seulement elle a confiance en moi, et je me suis fait son serviteur. Elle sait que je ne puis tolérer l’injustice et la trahison. Elle m’a dit qu’elle voudrait pouvoir vous parler tout à fait seule, loin des mauvaises langues. Je lui ai promis cet entretien. Je la préviendrai demain matin que vous l’attendez. Vous ne sortirez d’ici que quand vous lui aurez juré de ne plus la faire souffrir.

Constantin écoutait, ébahi, partagé entre la tentation de rire et celle de s’indigner.

— Savez-vous bien, monsieur Gaskine, que vous avez commis là un acte fort grave ?

— Je le sais.

— Que si la police l’apprenait !…

— Elle ne l’apprendra pas !

— Vous supposez alors que je trouverai la chose toute simple et que, quand je sortirai d’ici, je n’irai pas me plaindre.

— Oui.

— Vous faites trop d’honneur à ma générosité.

— Je fais crédit à votre amour pour panna Petrowna.

— À mon amour ?

— Sans doute, si vous l’aimez, vous me pardonnerez ma façon de vous réconcilier, et si vous ne l’aimez pas…

— Eh bien !

Le vieux Gaskine fronça le sourcil, se mordit la bouche.

— Si vous ne l’aimez pas, je n’aurai pas de scrupule. Vous êtes un ennemi naturel ; vous êtes du gouvernement. Il y a ici trois cents personnes au moins qui se feraient les complices de tout ce que j’aurais décidé.

— Alors, Gaskine, ce que vous m’offrez, c’est l’amour ou la mort !

Gaskine ne répondit pas.

— Prévenez Petrowna le plus rapidement possible. Il me tarde de savoir quel rôle elle remplira dans cette aventure. Est-il nécessaire que je garde ces cordes autour des mains et que je courre le risque d’une maladie dans une cave humide ? Si je vous donnais ma parole d’honneur de ne pas m’enfuir, ne pourriez-vous pas m’accorder une hospitalité moins incommode ?

Gaskine réfléchit.

— Quelle parole d’honneur me donnerez-vous ? dit-il d’une voix moqueuse, celle qui a déjà servi à Petrowna ? On va vous apporter à souper, vous dresser un lit ; on vous déliera les bras. Résignez vous à passer la nuit de cette façon ; demain, nous verrons.

Gaskine salua, se retira, et Constantin entendit qu’il fermait soigneusement la porte au dehors.

L’aventure était ridicule et, avec un vieil entêté comme Gaskine, pouvait être tragique.

Constantin prit le seul parti qu’il pût prendre, celui de se résigner, remettant à plus tard les effets d’un dépit qu’il ressentait vivement.

Il n’était pas fâché, d’ailleurs, en subissant cette folle épreuve, d’en faire aussi une contre-épreuve du caractère de Petrowna.

Si cette jeune étourdie ratifiait les violences de Gaskine et si elle n’était pas toute confuse du procédé de celui-ci pour lui assurer un mari, Constantin, dût-il se faire tuer, hacher en morceaux, se guérirait de son amour et ne donnerait jamais son nom à une si maladroite imitatrice de Nadège.

Pauvre Constantin ! Il ignorait deux choses : la première, c’est qu’on ne peut pas plus se guérir volontairement de l’amour qu’on ne se guérit d’une vraie maladie de poitrine. Les poitrinaires qui croient échapper à la fatalité de la phtisie se sont trompés sur les symptômes, et les amoureux qui s’imaginent se guérir, n’ont jamais autant aimé, ni autant souffert de l’amour qu’ils avaient l’illusion de le croire et la fatuité de le laisser croire.

Le second point ignoré par Constantin, c’est que quand on a le bonheur ou le malheur d’être amoureux, les griefs même qu’on peut avoir envers celle qu’on aime sont souvent des motifs de l’aimer davantage. Les imperfections attachent en déchirant, et les folies sont plus faciles à imiter que la sagesse qu’on admire.

Peut-être, encore, dans un autre ordre d’idées, Constantin ne se doutait-il pas de l’excellent effet du régime cellulaire sur les passions. Il ne les calme pas, ce qui pourrait faire mourir, il les exaspère, ce qui augmente l’énergie de vivre, et comme, dans ce cas particulier, l’amour était surtout sa passion, son amour, mis au frais dans la cave du père Gaskine, avait plus de chance de fermenter que de se refroidir.

L’aventure, après tout, si étrange qu’elle fût, n’était pas sans antécédents. À force de réfléchir, pendant la première partie de la nuit, Constantin se rappela des enlèvements tout à fait semblables au sien. Les jeunes femmes, dans l’est du pays slave en Pologne ou en Russie, ont un privilège d’excentricité, de domination, qui autorise de leur part les actes violents pour lesquels elles sont chéries, quand elles seraient détestées en France. Six mois auparavant, une jeune personne avait, le pistolet au poing, forcé un amant infidèle à l’épouser. Le mariage s’était célébré à Cracovie avec un grand éclat, puis les deux époux étaient partis pour la France.

Mais aux dernières nouvelles, on assurait, et Diogène Kamenowitch avait été le premier à certifier le fait, que le climat de la France et le séjour de Paris avaient singulièrement modifié les dispositions réciproques des deux époux. La femme plaidait en séparation, et le mari, marié par force, se trouvait si heureux de son esclavage, qu’il se révoltait uniquement pour obliger son tyran à le maintenir sous le joug.

Constantin eut le loisir de songer à cette histoire, ainsi qu’à quelques autres qui avaient défrayé la chronique du cercle, pendant la longue nuit qu’il passa dans le carcere duro du père Gaskine.

Il est juste de dire qu’on lui avait délié les bras, dressé un lit, servi un souper, dont un prisonnier d’État se fût à coup sûr contenté, et, qu’à part la liberté, il pouvait tout demander à l’équité du vieux Gaskine. Celui-ci poussa même la condescendance jusqu’à lui envoyer une pipe et du tabac.

La matinée du lendemain était déjà assez avancée, quand Constantin entendit ouvrir la porte de sa prison. Gaskine parut, précédant Petrowna.

La contenance de la jeune fille dérouta absolument les prévisions du prisonnier. Il s’était attendu, ou à une soumission charmante, ou à une révolte altière. Petrowna entra simplement, grave, recueillie, comme si elle avait accepté la responsabilité de ce qu’avait fait Gaskine, sans avoir à s’en vanter ou à s’en excuser.

— Bonjour, Constantin, — dit-elle ; — il paraît que vous désirez une explication. Cela se trouve bien ; je voulais vous en demander une. Que voulez-vous savoir ?

— D’abord, pendant combien de temps vous songez à me maintenir ici ?

— J’ignorais que mon vieil ami Gaskine vous eût amené ici ; mais c’est un homme droit, auquel on ne peut en vouloir. Si le jardin de la ferme n’était pas couvert de neige, je vous prierais de monter avec moi. Nous causerions en nous promenant. Il fait froid dehors, il fait chaud ici. Nous sommes mieux pour nous expliquer. Personne ne nous écoutera.

— Personne ? demanda Constantin, en tournant ses yeux vers Gaskine.

— Personne, répéta Petrowna.

Gaskine comprit. Il laissa la lanterne posée à terre, salua et se retira.

Dès que les deux fiancés furent seuls :

— Comme il y a longtemps, — reprit la jeune fille avec douceur, — que nous n’avons pu nous parler !

— C’est vrai ! mais est-ce ma faute ?

— Sans doute, repartit vivement Petrowna, vous ne venez plus à la maison, vous me fuyez !

— J’avais la conviction de vous être désagréable.

Petrowna haussa les épaules.

— Depuis que vous êtes devenue une si grande amie de madame Ossokhine, continua Constantin, avec un accent d’ironie.

— Ah ! ne parlez pas mal de Nadège ! interrompit la jeune fille avec exaltation. Elle vaut mieux que nous toutes. Si nous sommes brouillés, Constantin, c’est que je n’ai pas suivi ses conseils, ou que je les ai mal compris. C’est aussi que vous n’avez pas parmi vos amis un homme dont le cœur soit égal à celui de Nadège, pour vous conseiller. Non, non, dites du mal de moi ; dites que je suis coquette, méchante, cruelle, capricieuse ; que je suis incapable d’aimer, indigne d’être aimée ; j’aime mieux cela. Mais ne dites pas de mal de Nadège, car vous outrageriez plus que mon amour, c’est-à-dire mon âme et ma foi !

Cet enthousiasme, ce fanatisme étonna d’abord Constantin et finit par l’éblouir. Quel plus beau feu que celui qui jaillit de la colère de celle qu’on aime ! Constantin ne pouvait se méprendre à cette admiration de Petrowna pour Nadège. Elle tenait à une vocation féminine, ardente, superbe.

— Je ne veux dire aucun mal de madame Ossokhine, — répondit-il, — seulement je suis jaloux d’elle.

— Vous, jaloux ?

— Oui. Vous l’aimez d’amitié comme je voudrais être aimé d’amour. Quoi qu’elle fasse, vous ne doutez d’aucune de ses actions, de ses paroles. Elle ne vous a pas juré, comme moi, de ne vivre que pour vous, et, si elle l’exigeait, vous ne vivriez que pour elle !

L’accent que Constantin avait mis dans ces paroles fut un coup droit au cœur de Petrowna ; elle tressaillit ; leva la tête ; son regard s’embrasa.

— Quand m’avez-vous donc juré de ne vivre que pour moi, dit-elle avec une ardeur telle que le pauvre amoureux étendit les bras, comme si sa fiancée, repentante, eût été prête à s’y jeter.

— Le jour où je vous ai proclamée, devant tous, la plus belle, la meilleure, la plus sainte, — reprit-il en se levant, — je vous ai donné ma vie, et je ne l’ai pas reprise.

— Bien vrai ? dit Petrowna d’une voix frémissante et en se reculant.

— Ah ! si vous ne m’avez pas cru, si vous ne me croyez pas encore ! — s’écria le jeune homme, — c’est que vous êtes incapable d’aimer.

Petrowna était enveloppée dans une longue pelisse qui cachait sa kazabaïka. Elle fit quelques pas dans la cave, les bras serrés sur sa poitrine, et revenant vers Constantin, elle lui dit, avec une confiance absolue en elle-même, sans s’apercevoir qu’elle était presque à sa discrétion, dans ce lieu solitaire :

— Si j’ai douté de vous, Constantin, c’est que sans méconnaître aucun de vos mérites, j’ai pensé que vous n’étiez pas, comme je veux, mon ami, mon mari, non seulement prêt à vivre pour moi, mais aussi prêt à mourir avec moi, s’il me plaisait de mourir.

Constantin fit un bond en arrière ; il regarda Petrowna avec un air de méfiance involontaire, presque de terreur. Que signifiait cette exaltation ? Était-ce un piège ? Ou bien la fierté héroïque mise à la mode par madame Ossokhine avait-elle enivré à ce point la raison de Petrowna que celle-ci eût le délire du suicide.

Elle était adorablement jolie, en parlant de la mort, avec ses jolies tresses blondes que le moindre mouvement de la tête agitait, en remuant des lueurs dans l’ombre de la cave. Constantin répondit, en essayant de racheter, par l’accent de ses paroles, une hésitation de deux secondes.

— Je mourrais pour vous, et avec vous, Petrowna, si, vous et moi, nous devions échapper par la mort à une tyrannie qui prétendit rendre notre mariage impossible. Mais, pourquoi parler de mourir, puisque nous sommes jeunes, puisque personne ne s’oppose à notre amour, puisque je n’ai pas cessé de vous aimer ?

Petrowna parut réfléchir. Elle laissait glisser sur elle l’électricité des paroles tendres, sans vouloir en être émue. Elle reprit :

— Croyez-vous, Constantin, qu’il ne vaudrait pas mieux mourir jeunes, croyant, l’un et l’autre, à l’amour, que de vivre, pour mourir désespérés ?

— Pourquoi redouter le désespoir ?

— Oh ! — repartit la jeune fille d’un air profond, — j’ai vu pleurer la plus noble des femmes qui n’a pas su, avec son génie et sa tendresse, garder l’amour de son mari. Cet exemple m’effraie. J’ai peur, car je me sens faible.

— C’est un génie funeste, Petrowna, que celui qui donne la peur de la vie !

— Et celui qui fait douter de l’honneur et de la vertu des femmes, Constantin ?

— Oh ! celui-là, je le maudis !

— Alors, vous vous maudissez vous-même. Mais, le mal est fait, je vous l’ai dit. Je ne suis point venue pour vous attendrir. Vous êtes libre de sortir, de repartir sans moi, pour la ville. Je suis venue seulement vous demander ceci : si je voulais mourir, consentiriez-vous à mourir avec moi ?

Décidément, Petrowna avait une idée fixe. Elle regardait son fiancé avec des yeux qui voulaient pénétrer jusqu’au fond de sa conscience. Constantin subissait un supplice étrange. Tout en se disant, en se répétant qu’avec cette insistance lugubre Petrowna était absolument déraisonnable, il éprouvait peu à peu ce vertige auquel une imagination polonaise n’a jamais su résister. La contagion du délire le gagnait.

— Si vous étiez à moi, ma chère Petrowna, je consentirais à mourir, et le feu de votre baiser sur ma bouche suffirait à me tuer.

Petrowna battit avec les longs cils de ses yeux la flamme inquiète et effarouchée que cette protestation de Constantin avait allumée dans ses prunelles, puis, redoublant de gravité :

— Je ne serai pas à vous, Constantin, et je veux mourir !

Elle se dégagea de sa pelisse, en montrant alors des pistolets qu’elle avait dissimulés jusque-là.

Constantin pâlit. Le cas devenait délicat. L’extravagance de cette proposition acheva de l’étourdir. Si Petrowna jouait un jeu, la moindre hésitation lui faisait perdre à lui la partie ; si le fanatisme apparent était sincère, devait-il abandonner à sa fièvre celle qu’il aimait depuis cinq minutes plus qu’il ne l’avait jamais aimée ?

Constantin était de sa race. L’abîme l’attirait.

— Soit, dit-il résolument, comme s’il se fût jeté dans un gouffre, mourons ! et il tendit la main.

Petrowna lui donna le pistolet, comme elle lui eût donné une fleur de son bouquet, et le regardant fixement, sans qu’une fibre de son visage tressaillit, elle continua de le mettre au défi.

Devant cette férocité ou cette fantaisie, Constantin eut un éclair double de désespoir et d’amour insensé. Petrowna valait-elle qu’on mourût pour satisfaire son caprice, ou qu’on se tuât plutôt que de l’aimer ?

Il plaça intrépidement le canon du pistolet sur sa poitrine, à l’endroit du cœur, et, sans ajouter un mot, il lâcha la détente. La capsule prit feu, mais ce fut tout.

— Le pistolet a raté, dit-il. Donnez-moi l’autre.

Mais Petrowna jeta l’arme qu’elle tenait, et, débarrassée de sa pelisse, se précipita au cou de son fiancé, qu’elle entoura de ses deux bras, lui disant, entre deux baisers, avec un rire vibrant comme une chanson d’oiseau :

— Il n’était pas chargé !

Constantin s’était-il douté de la supercherie ? Il dissimula, en tout cas, sa joie de vivre, sa confusion d’avoir été dupe ou sa fatuité d’être tombé volontairement dans un piège prévu, et serrant avec force Petrowna contre sa poitrine :

— Vous vouliez donc vous moquer de moi ? lui dit-il.

— Je voulais savoir si vous étiez capable d’autant de folie que moi.

— Eh bien, maintenant, êtes-vous satisfaite ?

— Oui, vous êtes le fou que j’aime : aussi, je suis à vous.

— Pour toujours ?

— Je vous le jure !

Constantin fut assez spirituel, assez maître de lui, pour résister à la tentation de déclarer que cette épreuve singulière était inutile. S’appuyant au bras de Petrowna, il sortit avec elle de sa prison souterraine et rejoignit le vieux Gaskine, qui attendait avec solennité, en fumant sa pipe, dans son petit salon, l’effet de sa rigueur et de sa sagesse.

— Hurrah ! — cria-t-il, quand il vit entrer le couple amoureux. — Je disais bien que j’avais pris le meilleur moyen.

Constantin se garda bien de contredire le vieux fermier, mais au dedans de lui il songeait que le procédé du paysan n’était pas infaillible et qu’il s’en était fallu de bien peu que l’épreuve ne réussit pas.

— Eh bien, ne vous ai-je pas dit, monsieur Constantin, que vous ne vous plaindriez pas à la police ?

— Vous aviez raison.

— Et pourtant, je vous affirme que la police est en campagne. Ah ! les belles noces que nous allons faire au printemps !

— Pourquoi au printemps ? demanda vivement Constantin.

— Parce que je n’aime pas la neige sur des couronnes de mariées. Mais si vous voulez partir les premiers, à votre aise, mes enfants.

— Les premiers ? vous songez donc à d’autres noces, père Gaskine.

— Sans doute. À mon compte, il en faut quatre.

— Quatre ?

— La vôtre, celle de Jaroslaw, celle de mademoiselle Léopoldine, et puis une autre encore…

— De qui donc ?

— En ménage, comme au Paradis, il y a plus de fête pour le pécheur repentant que pour celui qui n’a pas besoin de pénitence.

— J’entends, vous croyez que Diogène ?…

— Il reviendra !


XVIII

OÙ L’ON TRINQUE ENTRE FIANCÉS

Le vieux Gaskine avait prévu l’issue de l’entretien entre Petrowna et Constantin ; car il avait fait dresser la table et préparé un repas, un peu moins somptueux que celui qu’il avait offert à Nadège, lors de sa visite, mais suffisant pour l’appétit de la jeunesse heureuse et amoureuse.

Constantin parut très surpris de ne voir d’abord que trois couverts.

— Est-ce que mon ami Jaroslaw n’est pas ici ? demanda-t-il.

— Il y est.

— Ne m’avez-vous pas parlé de son prochain mariage ?

— Oui.

— Alors pourquoi ne vient-il pas me faire son compliment et recevoir le mien ?

— Vous le verrez, dit le vieux Gaskine, du ton sévère qu’il prenait toujours, quand il avait une sentence à prononcer ou un jugement à exécuter.

Constantin n’insista pas. Il était d’ailleurs dans un renouveau d’égoïsme qui devait lui faire bien vite oublier ce qui intéressait les autres, pour ce qui le concernait exclusivement.

Il s’assit donc à côté de Petrowna, qui réparait de son mieux la folie de son épreuve, sa mélodramatique réconciliation, par sa douceur, sa simplicité, le terre-à-terre aimable et décent de son humeur.

Le père Gaskine faisait à lui seul, sur un côté de la table, vis-à-vis aux deux convives.

Après avoir prononcé gravement le benedicite, il frappa dans ses mains pour qu’on servît, et un domestique, en costume petit-russien, entra dans la salle, tenant à la hauteur de sa tête, comme pour s’en masquer, un plat fumant de viande bouillie.

Constantin regardait venir le plat ; mais il remarqua surtout le domestique.

— Comment ! — s’écria-t-il, dès que celui-ci se fut approché, — c’est Jaroslaw !

Il fit un mouvement pour se lever. Le vieux Gaskine l’arrêta d’un geste.

— C’est Jaroslaw, dit-il, mon serviteur.

— Votre fils ?

— Mon fils ? oui, mais mon serviteur et le vôtre.

— Qu’est-ce que signifie ce déguisement.

— Ce n’est pas un déguisement. Il porte l’habit que j’ai porté et que mon père a porté. Jaroslaw était déguisé quand il habitait la ville ; quand il s’habillait aux modes allemandes ou françaises ; quand il faisait de la poésie ; quand il écrivait contre les femmes ; quand il méprisait son père et sa fiancée. Aujourd’hui, il est vêtu comme doit l’être le fils du père Gaskine ; il fait ce que doit faire le fils d’un fermier qui reçoit des hôtes comme vous, et il n’aura pas à rougir, quand je lui donnerai ma bénédiction de paysan.

— C’est égal, monsieur Gaskine, — reprit Constantin, — je ne peux pas oublier que Jaroslaw a été mon ami.

— C’était beaucoup d’honneur pour lui. Il était aussi l’ami, l’obligé de M. Diogène Kamenowitch.

Constantin s’était levé.

— Je ne m’assiérai, monsieur Gaskine, que quand Jaroslaw se sera assis à côté de nous.

Le vieux Gaskine regarda Petrowna. Celle-ci se leva également en pressant le bras de son fiancé.

— Je veux boire au mariage de M. Jaroslaw, — dit-elle avec grâce. — Qu’il prenne un verre, et si sa fiancée est ici, qu’il nous l’amène. Si elle n’est pas dans la maison, comme elle doit être à Troïza, qu’il aille la chercher.

Jaroslaw, pâle d’émotion, de honte, d’effort qu’il faisait sur lui-même, pour ne pas éclater en sanglots ou en cris de rage, avait posé le plat sur la table et attendait, immobile, que son père eût prononcé. Le vieux Gaskine tenait la tête baissée. Après avoir réfléchi quelques minutes :

— Obéis à panna Petrowna, dit-il simplement à son fils.

Jaroslaw salua, sortit de la salle et revint quelques minutes après, tenant par la main Olga Karsowa.

La jeune fille portait les mêmes bottes de maroquin vert et la peau de mouton sur l’épaule. Seulement, en guise de cadeau de fiançailles, sans doute, elle avait reçu un collier, une parure en filigrane d’argent qu’elle portait au cou. Elle s’avançait modeste, mais fière pourtant, sous sa modestie, avec le sentiment du devoir rempli.

Petrowna alla lui prendre les deux mains, l’embrassa et la contraignit à s’asseoir près d’elle. Le vieux Gaskine, voyant la justice satisfaite, l’équité établie, l’autorité écoutée, consentit à se départir de son humeur rigide. Il montra la gaieté, qu’il tenait enfermée comme un oiseau frileux dans une atmosphère rigide, consentit à boire, à laisser boire aux amours, aux mariages des deux couples ; seulement, il dit au dessert d’une voix presque sacramentelle, comme s’il eût prononcé une prière :

— Il est bien entendu que ces choses ne se feront que quand Nadège Ossokhine sera heureuse, réconciliée avec son mari, ou veuve. Il n’est pas juste que ceux qui ont profité de la victoire se réjouissent, quand le vainqueur est en deuil.

Chacun s’inclina de bonne foi, ou par politesse, devant l’arrêt du vieux paysan, qui reprit au bout de quelques instants :

— Jaroslaw, fais atteler le grand traîneau, celui qui vous a amené, pan Constantin, et tu conduiras M. Jablowski et panna Petrowna à la ville. Tu iras dire à madame Ossokhine, à qui je m’étais plaint de toi, que je suis satisfait de ta docilité ; tu diras, si tu veux, à mademoiselle Scharow que je lui souhaite de trouver un mari, et tu n’oublieras pas de passer chez Simon Swinkeles, pour recevoir deux cents florins qu’il me doit d’une vente de grains, et qu’il aurait dû me payer il y a trois jours.

Jaroslaw s’inclina devant son père, n’osa rien laisser paraître de la joie qu’il ressentait de cette occasion de se trouver libre avec Constantin et alla faire préparer le traîneau, pendant que Petrowna causait avec Olga, et la félicitait de son prochain mariage.

— C’est à mon père Gaskine que je devrai mon bonheur, dit la jeune fille pieusement.

Le père Gaskine accepta l’éloge, sans sourciller.

— C’est lui, — continua Olga, — qui a amené la paix, l’ordre. Père Gaskine peut tout ce qu’il veut, et veut tout ce qu’il peut. Je crois même, — ajouta-t-elle avec un joli sourire, — qu’il pourrait davantage, et s’il lui plaisait que la neige fondît, que les arbres portassent des fleurs, je crois que le printemps reviendrait aussitôt.

Gaskine trouva le compliment excessif.

— Ma fille, — dit-il un peu froidement, — je ne suis qu’un homme ignorant, mais de bonne volonté, que Dieu exauce. Je fais le devoir : je ne songe pas à faire des miracles, et c’est m’offenser en offensant Dieu que de me supposer l’orgueil d’un sorcier. J’ai rendu Jaroslaw à la raison. Vous le maintiendrez raisonnable, et j’espère qu’il vous fera heureuse, si vous méritez le bonheur, par la soumission, la modestie et le silence.

Le bruit des grelots avertit que le traîneau était attelé et attendait devant la porte.

Constantin et Petrowna montèrent vivement et s’assirent l’un à côté de l’autre. Jaroslaw salua son père et sa fiancée, prit le fouet et lança les chevaux au galop.

L’hiver a des gaietés et un luxe que le printemps pourrait lui envier. La vaste plaine couverte de neige était inondée d’un soleil magnifique que ne voilait aucun nuage ; elle étincelait comme une mer de diamants. Les chaumières semblaient tressaillir sous les rayons de cette lumière qui fondait la neige aux angles des toits ; les sapins découvraient leur verdure cachée, et aux branches des buissons, aux margelles des puits, aux gouttières des fermes, on voyait s’allonger et s’amincir des stalactites de glace que le soleil irisait.

La campagne avait une parure de mariée. Ce fut Jaroslaw, redevenant toujours un peu poète, quand il s’éloignait de la maison paternelle, qui fit le premier cette remarque.

— Voilà pourtant un gros point noir, une tache de mauvais augure dans le ciel ! dit Constantin.

Jaroslaw regarda le point indiqué. C’était un corbeau gigantesque, aux ailes déployées, qui planait, immobile.

— Ce n’est pas un augure, — dit-il, en satisfaisant une fois de plus la verve poétique qui le taquinait. — C’est un blason, un grand oiseau héraldique ; c’est l’estampille que le gouvernement veut mettre au bas de la page blanche de nos contrats. Regardez si tout n’est pas en fête !

Il montrait des bandes d’alouettes qui couraient sur la grand’route, picorant les graines que les traîneaux chargés de sacs avaient pu laisser tomber en passant. Une petite belette, dans son blanc vêtement d’hiver, sortait d’un tas de pierres et regardait passer ces heureux ; tandis que tout au loin, derrière la forêt, on entendait un hurlement vague, celui de quelque loup affamé qui n’osait sortir et se mettre en chasse, par ce temps prodigieux et éblouissant.

— Sais-tu, Jaroslaw, — reprit Constantin, après un intervalle de silence, en redoublant de familiarité avec son ancien compagnon, depuis que celui-ci semblait vouloir établir de la distance entre eux, — sais-tu que ta fiancée Olga Karsowa est fort jolie.

Jaroslaw jeta un regard légèrement inquiet et jaloux sur Petrowna, et répliqua avec un soupir :

— Oui, dans Troïza on dit qu’elle est belle.

— Elle a du cœur, ajouta Petrowna.

— Oui, oui, elle a aussi soixante-dix iochs de terre, quatorze vaches, quatre chevaux, huit bœufs, soixante brebis et dix-huit ruches ! Oh ! j’en sais le compte. Mon père me l’a répété assez souvent.

— Si vous ne l’aimez pas, il ne faut pas l’épouser pour sa fortune, — dit vivement Petrowna. — Vous n’êtes pas à vendre.

— Je crois bien que je l’aime ! repartit Jaroslaw.

— Il y a encore des doutes dans votre esprit ?

— Ce sont peut-être moins des doutes que les derniers ressentiments de mon amour-propre de poète. Ah ! mon père a été rude, et si je lui ai obéi, c’est que j’avais à expier mes torts envers Nadège. Mais, tout en soupirant, en laissant partir les dernières bouffées de mon orgueil, je dois reconnaître pourtant que madame Ossokhine a eu raison de me détourner de la poésie ; que le régime paternel a été décisif, et que la charrue a du bon. Je m’y ferai les mains, mieux que je ne me les étais faites à la lyre. Le père Gaskine a une infaillibilité de bon sens contre laquelle il n’est pas facile de protester. Je sens que je serai heureux, d’un bonheur continu, dans l’horizon de Troïza ; c’est peut-être cette perspective qui m’effraye.

— Résignez-vous au bonheur, — repartit Petrowna avec un éclat de rire superbe. — Il faut trop de génie, pour posséder l’art d’être malheureux et d’en tirer des inspirations. Moi qui ne suis pas poète, monsieur Jaroslaw, j’ai voulu aussi essayer de pleurer, de souffrir, pour me hausser à l’épaule de Nadège. Je renonce à cette fausse vocation. C’est fini ! c’est bien fini !

Le traîneau déposa Constantin et Petrowna devant la maison Pirowski ; puis Jaroslaw alla faire les commissions dont son père l’avait chargé, et il fut assez fier, malgré tout, de parcourir la ville en toilette de fermier que l’on sait riche et qu’on salue avec respect, pour son importance.

En entrant dans le salon du Palais de bois, les deux fiancés parurent avoir troublé ou plutôt interrompu, fort à propos, un tête-à-tête pénible entre le major et Léopoldine.

Celle-ci, nonchalamment étendue sur un divan, les yeux au plafond, balançant avec son pied droit une petite pantoufle de velours rouge, brodée d’or, qui tombait parfois et qu’elle rattrapait avec la pointe du pied, sans se baisser, paraissait fatiguée, impatientée d’une longue conversation qu’elle avait eue avec le beau Casimir.

Quant à lui, assis droit sur une chaise, il tenait ses deux gants pliés dans sa main gauche, qu’il appuyait fortement sur son genou, et de la main droite caressait, étirait sa barbe noire, en roulant de gros yeux.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? demanda Petrowna, en s’arrêtant devant le couple silencieux et boudeur.

— Il y a, dit le major, que mademoiselle Léopoldine a refusé ma main.

En disant cela, le héros remuait sa main, comme pour la faire miroiter, ainsi qu’un miroir d’alouettes.

— Est-ce vrai ?

— Je veux au moins attendre, avant de répondre, dit Léopoldine.

— Attendre quoi ? — s’écria Petrowna, en frappant du pied. — Dans huit jours, dans un mois, dans six mois, tu n’en sauras pas plus que tu n’en sais aujourd’hui, sur ton cœur et sur les qualités du major.

Celui-ci eut un exhaussement subit des sourcils qui mimait un acquiescement solennel aux judicieuses réflexions de Petrowna. Constantin, lui, souriait de l’ironie évidente des paroles de sa malheureuse fiancée.

— Au surplus, — ajouta Petrowna, — tu es mon aînée, ma chère, et tu as, sans doute, plus d’expérience que moi. Libre à toi de me laisser marier avant ton tour !

— Ah ! dit Léopoldine en se redressant, vous êtes d’accord ?

— Oui, je m’étais trompée. Constantin n’a eu aucun tort ; je lui ai demandé pardon, et c’est fini !

— Tu as demandé pardon ? Tu te maries ? répliqua Léopoldine très étonnée et un peu piquée.

Elle fit deux tours dans le salon, pour user son impatience, puis revenant se placer devant le major :

— Eh bien, puisque c’est la mode aujourd’hui, dans la maison Pirowski, je vous demande pardon de vous avoir mal reçu. Je ne suis pas si prompte, cependant, que Petrowna à prendre un parti définitif. Je suis, en effet, son aînée, je lui dois l’exemple de la sagesse et de la réflexion. Je veux donc réfléchir encore, pendant quelques jours ; mais je vous autorise, major, à venir me voir et à aider mes réflexions. Vous me ferez toujours beaucoup d’honneur.

— Moi, je dis pour elle, puisqu’elle s’obstine dans sa fierté, que vous lui ferez beaucoup de plaisir ! dit Petrowna.

Le major s’inclina, et baisa la main de Léopoldine, avec autant de componction, de grâce et de respect, que s’il eût baisé la main de son empereur.

— Allons ! voilà encore une bataille gagnée contre l’ennemi des femmes ! s’écria Petrowna.

— Oui, mais lui ? quand sera-t-il définitivement vaincu ? ajouta Constantin.


XIX

UNE RECHUTE QUI PRÉPARE LA GUÉRISON

On commençait à s’étonner de l’absence de Diogène, et l’hiver était près de finir, quand, tout à coup, on apprit qu’il était revenu.

Madame Ossokhine eut la première nouvelle de ce retour par le vieux Gaskine. Le fermier, voyant Nadège inquiète, sous sa tranquillité apparente, ne lui parlait jamais de son mari. Mais s’il eût pu aller le trouver, le saisir, le garrotter, ainsi qu’il avait fait de Constantin, l’enlever, le frapper, le dompter, l’assouplir, selon sa méthode, le fermier de Troïza n’eût pris conseil que de lui-même. Il était à l’affût, comme un bon chien de garde. Un jour, il vint dire à madame Ossokhine :

— Je l’ai vu !

Nadège n’eut pas besoin de lui demander le nom de celui qu’il avait vu.

— Quel air a-t-il, mon bon Gaskine ? reprit-elle, avec un peu de rougeur.

— Il a l’air d’un malfaiteur qui sort de prison, ou d’un malade qui sort de la mort. Il a maigri et pâli.

— Il a donc bien souffert ?

— C’est ce qu’a dit Yvan, son vieux cosaque, que j’ai rencontré au marché. M. Diogène a eu la fièvre à Odessa. Il s’est arrêté là.

Nadège ne poussa pas plus loin la question. Elle se réservait de s’informer discrètement tous les jours de la santé de Diogène, quand, le lendemain de cet entretien avec le père Gaskine, elle apprit que Diogène pouvait fournir lui-même au premier venu la preuve de son désir de vivre, de reprendre ses forces, toutes ses allures d’autrefois.

Il sortait beaucoup, allait au café et paraissait un habitué du théâtre monté dans la cour de l’hôtel de l’Aigle.

Le bruit même se répandit qu’il était amoureux de la première actrice, une espèce de tzigane arrivée dans la ville en même temps que lui.

La coïncidence de ces deux arrivées était sans doute la seule raison de cette rumeur. L’ennemi des femmes se compromettant avec une créature de cette espèce, quelle invraisemblance ! à moins que Diogène n’eût voulu attester plus solennellement son mépris pour toutes les femmes, en feignant d’aimer la moins respectable de toutes.

Nadège reçut l’écho de ces rumeurs. Elle alla un soir au théâtre, dans un coin obscur, bien enveloppée, pour ne pas être reconnue.

Elle observa, par elle-même, toute la soirée, Diogène, qui, au premier rang des spectateurs, riait, gesticulait, applaudissait à outrance, toutes les fois que la fameuse actrice était en scène et semblait vouloir corroborer ainsi les bruits qui circulaient.

— Le malheureux ! pensa Nadège, avec une pitié profonde, est-ce qu’il devient fou ?

Le lendemain, elle retourna au spectacle, se plaça dans une loge apparente. Diogène feignit de ne pas la voir ; mais la malignité des regards de tous les spectateurs établissait entre les deux époux, je veux dire entre les deux adversaires, une communication fatale, nécessaire, et, en dépit de sa résolution, Diogène ne put s’empêcher, vers le milieu de la soirée, de céder à l’attraction.

Il regarda Nadège. Les éclairs de leurs yeux se heurtèrent et dégagèrent une étincelle. Diogène voulut sourire, mais fit une grimace, et étant sorti de la salle, dans un entr’acte, il ne revint plus à sa place.

Le major accompagnait Nadège. Le public ne savait pas, relativement au beau Casimir, ce qui s’était passé dans le Palais de bois de la place, et comme on ignorait que ce don Juan fût à la veille de devenir un mari correct, on supposait qu’il galantisait auprès de madame Ossokhine. Je dois ajouter qu’on était loin de le blâmer et de blâmer Nadège.

Deux jours après, Diogène, qui s’était subitement dégoûté du spectacle, passant dans la matinée sur la place de la ville, aperçut Nadège à cheval, dans un élégant et sévère costume de drap noir bordé de martre, avec une casquette polonaise également en martre.

Le major l’accompagnait en souriant. Ils semblaient partir pour une promenade.

Diogène, dans un premier mouvement de dépit dont il ne se rendit pas compte, faillit s’élancer au devant d’eux, sans savoir ce qu’il dirait ; puis il eut honte de se donner ainsi en spectacle.

Il se dissimula, du mieux qu’il put, derrière les arbres, laissa passer les promeneurs, et, dès qu’ils eurent pris la route qui conduit à la plaine, se mit à les suivre, de loin, les dents serrées, une main dans sa poitrine pour palper son cœur, l’œil sanglant, le front en feu.

Au sortir de la ville, Nadège et le major, qui allaient au pas, mirent leurs chevaux au galop. Diogène essoufflé ne put les suivre. Il s’arrêta, et se trouva tout à coup si las, qu’il s’assit naïvement sur les marches d’une taverne, qu’il ramassa un peu de neige, la mit sur son front et resta quelques minutes absorbé, hébété, cherchant ses idées, sans pouvoir, et presque sans vouloir les ressaisir.

Quand enfin le sang-froid et un peu de force lui furent revenus, il se leva.

— Comment ! se dit-il, je serais jaloux ! moi, Diogène Kamenowitch, jaloux du major ? c’est le dernier terme de l’ineptie et de la lâcheté !

Il voulut se moquer de lui-même ; il chercha dans l’arsenal de ses théories, de ses sophismes, de quoi se combattre et se corriger.

Il se rappela qu’il avait, pendant une année, très sérieusement souhaité que Nadège prît un amant, pour qu’il eût un droit plus manifeste de la haïr, de la mépriser, de l’insulter publiquement de son mépris.

— Eh bien, se dit-il, si mon souhait se trouvait réalisé, aurais-je à me plaindre ? Ma vengeance ne serait-elle pas d’autant plus complète que le choix de Nadège serait plus ridicule et plus sot ? Ce major, ma créature, mon pantin, qui conspire contre moi ! Est-ce assez niais ? Ah ! je le casserai ce joujou inepte et révolté ! Il t’en faudra un autre, je t’en avertis, Nadège, et prends garde à bien choisir ; car je les tuerai, s’ils ne me tuent pas.

Ce fut dans ces dispositions extravagantes, homicides, qu’il rentra chez lui, effrayant son vieux domestique par sa pâleur et le tremblement de tous ses membres.

Pendant ce temps-là, madame Ossokhine et le major caracolaient dans la plaine, ne se doutant pas du nouvel acte de folie que méditait le philosophe, dont la philosophie était en déroute.

Le major était un matin au café, occupé à lire les journaux, ou peut-être simplement occupé à la comédie d’une lecture qui n’était que bien superficielle, car ses rêves de fortune et ses espérances de prochain mariage suffisaient à alimenter son imagination en lui mettant incessamment sous les yeux des articles de contrat, plus séduisants que tous les articles de politique ou de polémique, quand Diogène entra et alla droit à lui.

— Est-ce un article de madame Ossokhine que vous lisez avec tant d’attention ? demanda le philosophe.

— Non, je n’en sais rien, je ne crois pas ! répondit le major, doublement surpris de la question et du ton dont elle était faite par le mari même de Nadège.

— Ah ! vous ne savez pas ? — reprit Diogène en allumant un cigare qu’il se mit à mâcher plutôt qu’à fumer. — C’est peut-être par modestie que vous me répondez ainsi. Je parierais que l’article est de vous ?

— De moi !

— Parbleu, il faut bien que l’apprentissage que vous faites, du métier de journaliste, finisse par vous rendre habile à écrire.

— Mais je vous jure, dit le bon major en souriant, que je n’apprends pas ce métier.

— Bah ! vous mentez !

Il y a des mots qui sont effroyables, ou tout à fait innocents, selon l’air et l’accent avec lesquels on les prononce. Le mot mentir est de ceux-là. Le major était habitué de si longue date aux plaisanteries de Diogène, il était si loin de supposer à celui-ci une intention de provocation, qu’il sourit d’abord, au lieu de s’irriter à ce mot équivoque. Mais, en regardant Diogène, il lui vit le front si plissé, le regard si moqueur, et le philosophe affectait d’envoyer si violemment devant lui la fumée de son cigare, que le beau Casimir ploya son journal avec soin, en amincissant les plis avec ses ongles, et, se levant gravement, dit à Diogène :

— Kamenovitch, auriez-vous l’intention de me chercher querelle ?

— Vous êtes curieux ; tâchez d’être perspicace.

— Je n’ai pas tant d’esprit que vous, Kamenovitch.

— Vous êtes pourtant à bonne école.

— Auprès de vous ?

— Non, auprès de Nadège.

— Eh bien, supposez que j’aie mal profité des leçons et éclairez-moi, car je ne suis qu’un soldat.

— Voulez-vous dire par là que vous vous réservez le privilège de n’être qu’un sot !

Tout en faisant cette réponse, Diogène s’était très habilement reculé. Aussi, quand le major étendit la main pour donner un soufflet à son ami Kamenovitch, ne put-il souffleter que le vide ; mais il avait un gant entouré autour d’un doigt de sa main gauche ; il le saisit et le jeta au visage de Diogène.

Cette fois encore, le major avait compté sans la prestesse de Diogène ; celui-ci saisit le gant au vol, et le laissant tomber :

— C’est bien, Casimir, vous aurez la visite de mes témoins ; choisissez les vôtres.

— Le choix ne sera pas long à faire.

— C’est possible, mais, je vous en prie, ne prenez pas Nadège pour vous assister. C’est bien assez du duel ridicule auquel vous m’avez obligé. Je ne veux pas qu’elle se mêle à un combat sérieux.

— N’ayez pas peur ! répliqua naïvement le major. Madame Ossokhine ne saura rien de notre rencontre.

Diogène parut satisfait : il tourna le dos à Casimir, se mit à fumer, plus lentement et plus raisonnablement, son cigare et, après une minute, sortit du café pour aller demander à Melbachowski et au comte polonais de lui servir de témoins dans un duel qui serait la revanche de l’autre.

Le lendemain, Diogène et le major se trouvaient en présence, dans un fourré, tout près de Troïza. Les témoins chargèrent les armes, réglèrent les distances et donnèrent le signal. Il n’y eut pas cette fois de générosité calculée : les deux coups partirent en même temps.

Quand la petite fumée bleuâtre qu’un frais brouillard maintint pendant une seconde sur le théâtre du duel se fut dissipée, on vit le major debout, immobile, très pâle, aussi blanc que sa veste blanche : Diogène était tombé, et la neige rougissait à côté de lui.

Pendant que Melbachowski et le comte polonais, avec le chirurgien qui avait été amené sur le terrain, se baissaient sur Diogène, les deux officiers qui avaient assisté le major se tenaient près de lui et lui serraient la main. Ils attendaient.

— Est-il mort ? demanda Melbachowski à voix basse ; et pourtant la question fut entendue du groupe placé à vingt pas.

Le chirurgien palpa le cœur, examina la blessure, fit attendre sa réponse pendant une longue minute et dit enfin, à voix haute :

— Non, mais la blessure est grave.

— Je n’ai pas voulu le tuer, murmura le major à ses témoins.

Il salua et, n’ayant plus rien à faire, se retira avec les deux officiers.

Au bruit de la détonation, les paysans de Troïza accoururent sur le terrain, et avant que le chirurgien eût opéré un premier pansement, ils avaient offert de transporter le blessé au village. Ils improvisèrent un brancard, et avec les peaux de mouton que quelques-uns portaient sur les épaules, ils firent un lit assez doux ; puis on se mit en route pour la ferme du père Gaskine. C’était la maison la plus commode pour le blessé, mais c’était aussi la plus étrangement désignée par les circonstances pour abriter l’homme que le vieux fermier considérait comme un coupable et comme un justiciable.

Quand Diogène eut été placé sur un excellent lit, dans la plus belle chambre de la ferme, le médecin procéda à l’extraction de la balle, qui avait pénétré sous la dernière côte ; mais elle n’avait atteint aucun organe essentiel ; le médecin, mieux éclairé dès lors, affirma que, toute sérieuse qu’elle était, la blessure n’avait rien de mortel.

Diogène, qui était revenu de son évanouissement, pendant le sondage de sa plaie, et qui avait supporté avec un grand courage cette douloureuse opération, en entendant dire qu’il ne mourrait pas fatalement, essaya de sourire et dit :

— Tant pis !

Le vieux Gaskine était peut-être tenté d’en dire autant. Il se trouva presque provoqué par cette réflexion sceptique et il lui répondit :

— On pourra recommencer.

— Ah ! c’est vous, Gaskine ! — dit Diogène — c’est chez vous que je suis ? décidément je n’ai pas de chance ! où est Jaroslaw ?

— À la ville.

— Est-ce qu’il est allé déjà porter la bonne nouvelle ?

— Non, il est au marché.

Diogène essaya de rire ; mais la douleur le contraignit à se contenter d’un sourire, et portant la main à son flanc :

— Allons — dit-il en parodiant l’exclamation suspecte attribuée à l’empereur Julien — Galiléens, vous avez vaincu !

Ce fut son dernier mot, ce matin-là ; il s’évanouit de nouveau, et quand il revint à lui, il commençait à avoir la fièvre si fort, que ses idées étaient troublées, et que le médecin n’eut pas de peine à le contraindre au silence.


XX

LA CRISE

Dans la journée, Diogène eut un violent délire, et quand son vieux domestique Yvan, prévenu par un exprès, arriva en toute hâte pour le soigner, Diogène, qui sentit ses larmes sur la main, ne le reconnut pas et dit :

— Ne pleure pas, Nadège, tu me ferais mourir !

Vers le soir, la fièvre s’abattit un peu ; elle recommença pendant la nuit ; mais, au matin, Diogène se sentit mieux, et, après la visite du médecin, le vieux Gaskine envoya, avec cette autorité qui ne connaissait aucune résistance, Yvan se reposer, pendant qu’il tiendrait compagnie au blessé.

— Cela vous fait plaisir de me voir ainsi ? dit doucement Diogène au paysan.

— Oui, répondit laconiquement Gaskine.

— Par malheur, il paraît que je peux guérir.

— Cela me fera plaisir encore.

— Vraiment ! vous vous intéressez donc à moi ?

— Oui, à vous, à la justice et à la vérité aussi.

— Oh ! la justice voudrait peut-être que la blessure fût mortelle ! Quant à la vérité, je ne vois pas ce qu’elle gagnerait à ma guérison.

— La justice a voulu que vous fussiez frappé, — reprit gravement le fermier qui aimait à pontifier, — et la vérité attend de vous que vous la confessiez publiquement.

— Quelle vérité ?

— Celle qui affirme que la femme est la vertu de l’homme, que l’homme qui est l’ennemi des femmes est l’ennemi de sa conscience.

— Ah ! vous croyez que, quand je serai guéri, j’irai proclamer cela.

— Je le crois.

Diogène ne répliqua pas ; il feignit de s’assoupir, mais il rêvait, il réfléchissait. Au bout d’une heure, il dit à Gaskine :

— J’avais toujours projeté de vous rendre une visite ; mais je ne m’attendais pas à m’introduire chez vous de cette façon encombrante.

— Moi, je vous attendais.

— Vraiment ? vous êtes donc sorcier ?

— Non, mais je pensais que ce qui est arrivé arriverait. Un homme d’esprit ne peut sortir d’une position ridicule que par une soumission toute simple ou par un grand désespoir.

Diogène regarda le paysan avec un étonnement profond.

— Savez-vous bien que vous parlez comme un livre ? lui dit-il.

— Je ne sais pas lire, pourtant.

— Non, mais vous avez été à une grande école, et cela vous a plus profité qu’à ce maladroit de major.

Kamenowitch avait usé sa dernière étincelle de raillerie dans cette réplique ; car, tout aussitôt, il devint sérieux. Gaskine guettait le blessé du coin de l’œil.

— Vous avez tort, — dit-il, — d’appeler le major un maladroit. Il vous a fait tout juste la blessure qu’il voulait vous faire, et non une autre, une petite saignée.

— Ah ! alors, c’est moi qui suis un maladroit.

— C’est vrai, dit Gaskine.

La blessure allait bien ; mais il semblait en revanche que la raison de Diogène eût été atteinte. Le médecin déclara, au bout de trois jours, que l’état de son blessé, fort satisfaisant, n’expliquait pas la fièvre et les instants de délire qui lui étaient revenus.

Gaskine, après chaque visite du chirurgien qu’il reconduisait jusqu’au milieu du village, rentrait chez lui soucieux ; un jour, il appela son fils :

— Je vois qu’il faut que je m’en mêle, lui dit-il avec son air d’infaillibilité. Ils ne le guériront pas ; je vais à la ville chercher mes remèdes.

Un quart d’heure après, il était en route.

Le soir, Diogène, qui était resté seul pendant plusieurs heures et qui se trouvait dans un état de rêverie vague, flottante, entre le rêve et la veillée, vit entrer dans sa chambre le vieux Gaskine, dont l’absence, pendant tout le jour, l’avait fort ennuyé.

— D’où venez-vous donc ? — lui demanda-t-il ; — vous m’abandonnez ?

— Je vous abandonne si peu que j’ai fait une course pour vous.

— Ah !

— J’ai été vous acheter une image.

— Une image ?

— Vous savez que nous autres paysans nous croyons à l’efficacité des prières débitées devant certaines patronnes. Ce qui vous manquait pour aller tout à fait bien, c’était votre image de sainte ; je l’ai.

Diogène essaya de se soulever sur son lit. Le sourire qu’il voyait, ou plutôt qu’il devinait, sur les lèvres de Gaskine, car il l’apercevait mal, dans l’ombre de la chambre éclairée par une chandelle, ce sourire l’intriguait et l’inquiétait.

— Où est-elle, votre image ? — demanda-t-il avec une sorte de prière timide. — Dans votre poche ?

— Non, elle est trop grande ; elle est là, derrière la porte !

Diogène eut la force de se soulever tout à fait, de se mettre sur son séant. Il agita la main, car il n’avait plus le pouvoir de parler ; il fit signe qu’on ouvrit la porte. Gaskine lui obéit ; mais auparavant il alluma sur la table trois flambeaux qui ne servaient que dans les occasions solennelles et qui paraissaient faits pour contenir des cierges ; puis il ouvrit lentement la porte de la chambre.

Diogène était penché hors de son lit, curieux, avide, haletant.

Dans l’encadrement sombre, une femme apparut ; elle avait une longue pelisse noire, un voile.

— Gaskine, Gaskine, aidez-moi à me lever, — murmura Diogène ; — c’est à genoux, à deux genoux, que je veux la revoir !

Gaskine ne lui répondit pas. Nadège s’avançait doucement : elle vint au lit, souleva son voile, et tendant la main au blessé :

— Tu m’attendais donc ? dit-elle d’une voix douce, profonde.

— Je t’appelais tout bas, mais je n’osais t’espérer.

Elle s’assit. Diogène avait remis sa tête sur l’oreiller, dans cet état de béatitude qu’on ressent après la délivrance d’une grande angoisse ; il la regardait sans lui parler, n’ayant pas la force de demander pardon, de lui adresser une parole de tendresse, se contentant d’attirer doucement sa main, qu’il portait à ses lèvres.

Le vieux Gaskine, ravi de ce tableau qui menaçait un peu son stoïcisme, voulut sortir pour ne pas laisser surprendre son attendrissement.

Nadège l’entendit marcher.

— Restez, Gaskine, lui dit-elle.

— J’ai peur de vous déranger, panna, répondit-il.

— Non. Je vous le demande, restez ! Je n’ai rien à dire que vous ne puissiez entendre.

— Ce n’est qu’une visite ? demanda Diogène.

— Une première visite, — répliqua madame Ossokhine. — Je reviendrai tous les jours ; mon devoir est ici.

— Ah ! ne me quitte pas !

Elle sourit, mais garda le silence.

— Tu ne me pardonnes pas, Nadège ?

— Il ne s’agit encore que de guérir cette blessure-là, — reprit-elle avec bonté, mais avec fermeté ; — plus tard, nous verrons.

— Ah ! tu es toujours la même, Nadège. Il faut t’obéir ou se révolter ; je ne me révolte plus ; j’obéis.

Nadège ne parut pas triompher de cette soumission. Elle se leva, se débarrassa de sa pelisse, de son voile, et ne s’occupa plus que des soins à donner au blessé. Quand il voulut l’obliger à s’asseoir de nouveau près de lui ; quand il paraissait se préparer à parler du passé, elle feignait de ne pas entendre ou de ne pas comprendre ; s’il lui fallait absolument l’écouter, elle mettait bien vite le doigt sur sa bouche et lui disait :

— Le médecin défend les émotions ; repose-toi et dors.

Il fut longtemps à s’endormir ce soir-là ; il finit pourtant par tomber dans un sommeil paisible et profond. Quand il s’éveilla le lendemain matin, il la chercha des yeux ; elle n’était plus là.

— Vous l’avez laissée partir, Gaskine ? dit-il au vieux fermier.

— Je l’ai reconduite moi-même, ce matin, avant le jour. Il faut bien qu’elle s’occupe du journal. Vous n’êtes pas le seul blessé qu’elle ait à soigner. Elle reviendra tantôt.

— Son journal ! pourquoi s’occupe-t-elle encore de son journal ? puisque…

Il s’arrêta, et après un instant de réflexion :

— C’est juste ! je n’ai pas le droit de lui demander ce sacrifice.

Nadège revint dans la journée. Diogène la reçut simplement. Il s’était dit que toute protestation nouvelle était superflue, ridicule… Puisqu’elle mettait son devoir dans ces visites quotidiennes, il devait les accepter comme un conseil, et agir strictement, correctement, en rentrant, avec le plus de simplicité possible, dans le devoir longtemps méconnu et outragé.

Nadège passait ses journées et ses nuits à la ferme de Gaskine ; elle en partait le matin pour son journal et revenait le plus promptement possible. La guérison marcha vite. Seize jours après le duel, Diogène put quitter le lit pour la première fois ; il sortit dans le jardin, appuyé sur le bras de Nadège ; il causait gaiement, presque galamment avec elle ; mais, chose singulière, il ne pouvait pas lui parler gravement et profondément de cette longue et cruelle inimitié, de ce scandale d’un antagonisme qui avait fait tant de mal aux autres, ainsi qu’à eux-mêmes.

Était-ce une dernière résistance de son orgueil, ou une illusion de sa conscience ? Voulait-il être pardonné, sans s’être humilié, ou bien ne se sentait-il pas coupable ?

Nadège l’observait, et quand elle était seule, ressentait une véritable tristesse de cette obstination de Diogène. Mais elle lui donnait, avec une humeur douce et sans arrière-pensée apparente, la réplique dans leur tête-à-tête, et rien n’eût été plus étrange que d’entendre ces deux époux, torturés par une douleur secrète, ne s’aborder que pour se sourire, ou pour disserter en général sur les sentiments.

— Quand je pense, — dit un jour Diogène à Nadège, — qu’on a osé prétendre que les belles femmes n’ont point d’esprit ! tu es la femme la plus intelligente que j’aie jamais rencontrée, et c’est pour cela que tu es si belle.

Le compliment, au lieu de séduire Nadège, l’attrista ; elle le trouvait d’une grâce hyperbolique.

Un autre jour, il s’interrompit brusquement dans une discussion légère, que la logique de sa femme faisait tourner à son détriment, et s’écria :

— À quoi sert la philosophie ? Je me croyais un philosophe. Dès qu’une femme paraît, nous sommes des enfants, des esclaves.

— Des esclaves ! répliqua Nadège ; voilà un mot qui ne peut pas s’appliquer à toi.

— À moi comme aux autres. Il faut être en révolte absurde contre vous ou vous obéir. Les femmes sont nées pour commander.

— Si je te prenais au mot ? dit Nadège avec un faible sourire.

— Tu conviendrais alors du malheur des hommes.

— Les hommes ne sont malheureux que par leur faute, — repartit gravement Nadège. — J’ai bien réfléchi à cela depuis que j’écris et que j’ai seule la responsabilité de ma destinée. Le grand mal, c’est que les femmes sont exclusivement élevées pour l’amour, et qu’on ne prévoit jamais qu’elles puissent servir à l’amitié, à l’intimité virile de l’esprit. Vous nous haïssez avec autant d’exagération que vous nous désirez. Les femmes sont des favorites qu’un caprice peut rejeter, ou des despotes qui ne se maintiennent en possession d’un peu de liberté que par la tyrannie. Cela sera aussi longtemps que vous aurez peur de nous instruire, et que vous laisserez un gouffre intellectuel entre vous et nous. Vous nous fermez toujours la porte du savoir, de l’esprit, et quand une femme, par surprise ou par effort, l’entr’ouvre, vous exigez que, malgré cette conquête, elle reste confinée uniquement dans les devoirs des autres femmes ignorantes, banales. Que diriez-vous donc si on imposait à un homme instruit l’obligation de fendre du bois, toute sa vie, ou de battre du blé ?

— C’est au père Gaskine qu’il faut dire cela, — interrompit Diogène, — lui qui a fait de Jaroslaw un garçon de ferme.

— Jaroslaw n’était qu’un faux poète, et je ne défends pas les femmes qui demandent à l’esprit, non l’émancipation de leur intelligence, mais celui de leur conduite et de leurs sens. On se moque souvent des femmes auteurs ; il faut se moquer ou plutôt s’indigner seulement de celles qui n’écrivent, à tort et à travers, que pour agir à tort et à travers, mais celles-là, même, sont souvent encore vos victimes. La femme à la mode, la coquette, toutes celles que la flatterie égare, entraîne, enivre, sont les produits de votre domination louangeuse, corruptrice. À quelle heure, à quelle minute de l’amour, ou du ménage, avez-vous reconnu à la femme ses titres pour une autre destinée que celle du plaisir et du devoir domestique ?

— Comme tu es devenue savante ! dit Diogène avec un enthousiasme légèrement ironique.

— C’est que j’ai beaucoup souffert, Diogène.

Ce jour-là, l’entretien fut rompu. Kamenowitch cédait peu à peu au charme de sa femme ; mais il voulait bien donner un démenti à ses théories, sans les renier.

Un incident tout naturel détermina une crise qui put faire mesurer à Nadège et à Diogène le chemin fait déjà au devant l’un de l’autre, et celui qui leur restait encore à faire.

Le médecin déclara un matin que Diogène pouvait quitter sans danger la maison du brave Gaskine pour aller achever en ville sa guérison.

Nadège et Diogène échangèrent un regard rapide et craintif.

— Alors, — dit madame Ossokhine, dès qu’elle se trouva seule avec son mari, — ma tâche est terminée !

— Nous partirons ensemble, répondit Diogène.

— À quoi bon ! puisque nous n’allons pas au même endroit !

Elle avait dit cela d’une voix triste.

— Si tu voulais, pourtant, Nadège, nous ne nous quitterions plus.

Nadège le regarda, hésita et répondit nettement :

— Je ne le veux pas.

Diogène fut frappé de l’air, à la fois doux et inflexible avec lequel cet arrêt était prononcé. Ce n’était pas un arrêt sans appel ; il le comprenait ; mais c’était un arrêt exécutoire. En attendant l’appel, il fallait se soumettre.

— C’est bien ! — dit-il noblement, — je n’ai qu’une prière à t’adresser.

— Parle !

— Me permets-tu d’aller te voir de temps en temps ?

— Je te permets de venir souvent, répliqua Nadège.

Le jour même, madame Ossokhine, puisque nous continuons à l’appeler ainsi, montait en traîneau pour ne plus revenir à Troïza. Diogène lui avait offert le bras, pendant que Gaskine et Jaroslaw formaient cortège. Quand elle fut installée, son mari l’enveloppa lui-même de sa pelisse ; lui couvrit soigneusement les pieds avec la peau d’ours.

— Dieu te protège ! dit-il d’une voix tremblante.

— Dieu te guérisse ! répondit-elle avec un sourire.

Il releva doucement la manche de la pelisse et la baisa respectueusement sur le poignet, au-dessus de son gant.

Gaskine n’avait voulu confier à personne le soin de la conduire. Il fouetta les chevaux et Diogène, appuyé sur le bras de Jaroslaw, suivit le traîneau des yeux jusqu’à ce qu’il eut disparu derrière la forêt.


XXI

LE REMORDS ET L’AMOUR

Diogène resta quelques jours enfermé chez lui, pour achever sa convalescence, et aussi pour s’interroger sérieusement, pour repasser sa vie.

L’apparition de Nadège avait ramené la lumière, le bon sens, le vrai courage et le sentiment délicat de l’honneur dans un esprit gâté et faussé par la vanité. Avant de reparaître devant sa femme, le philosophe voulait s’habituer à son aspect nouveau, se retrouver.

Au bout de huit jours de solitude, il n’y tint plus. Sans être parfaitement certain d’être guéri au moral, mais bien guéri au physique, travaillé d’un appétit de jeunesse, d’un renouveau de l’âme, comme ces terres que la sève tourmente et qui n’attendent pas que tous les débris de la saison passée soient disparus, pour reverdir et refleurir, Diogène avait hâte d’aimer sa femme et d’en être aimé, sans être persuadé qu’il méritât tout à fait cet amour.

Pour sa première visite, il fut modeste et discret ; il sortit de chez lui vers le soir, bien enveloppé dans son manteau, et comme un galant qui craint de compromettre sa maîtresse, il alla frapper à la porte de sa femme.

La servante qui lui ouvrit ne le connaissait pas, et lui demanda son nom. Il fut ravi de cette petite épreuve imposée à son orgueil, et remit sa carte pour qu’on la portât à Nadège.

La servante revint au bout de deux minutes, l’introduisit dans le salon de madame Ossokhine et le pria d’attendre quelques instants : madame était en conférence avec des délégués du district, pour des élections nouvelles.

Cette réponse donna un peu de mauvaise humeur au philosophe. Il s’était imaginé qu’on l’attendait avec impatience. Nadège pourtant congédia les visiteurs, aussi promptement qu’elle put le faire, et ouvrant la porte de son cabinet qui communiquait avec le salon, elle vint en souriant au devant de lui.

— Excuse-moi, — lui dit-elle : — c’est là un des inconvénients du métier que tu m’as obligée de prendre.

— Je te le ferai quitter, répondit Diogène en déposant un baiser sur la main de sa femme, et en sentant se dissiper le petit accès de colère qu’il venait d’avoir.

Nadège lui apparaissait avec une grâce et une beauté qui étaient comme une double révélation et, malgré lui, Diogène comprenait, à première vue, que le métier, loin de nuire au charme féminin de cette femme intelligente, lui donnait un supplément d’éclat et ajoutait une étincelle à cette lumière.

Au lieu des vêtements sombres qu’elle portait dans ses visites à la ferme de Gaskine, elle avait une robe de chambre de couleur claire, négligemment nouée autour de sa taille. Sa main fine, qui venait de quitter la plume, semblait garder, à l’extrémité d’un doigt, une petite dépression rose, causée par le maniement de l’outil de travail, sans qu’on aperçût la plus petite tache d’encre. Sa belle tête, se mouvant au-dessus d’une collerette de dentelle, avait la palpitation qui reste après une conversation, une discussion sur des sujets nobles et de haut intérêt. Le sourire de la bouche avait la fierté d’une conscience généreuse ; les yeux projetaient une lueur idéale, et l’abondante chevelure arrangée avec soin, mais sans prétention, avait été dérangée si souvent, pendant une journée de labeur, qu’elle mettait au-dessus du front de Nadège et autour de son noble visage, une ondulation sombre servant de cadre harmonieux à ce beau spectacle, comme dit La Bruyère.

— Je suis heureuse de te voir, — dit Nadège à son mari ; — j’étais un peu étonnée de ne t’avoir pas encore vu, depuis ton retour. Je savais pourtant que tu allais de mieux en mieux.

— Je ne voulais venir que quand je n’aurais plus de pâleur pour attirer la pitié et que quand je serais assez maître de moi pour ne pas me prosterner tout d’abord à tes pieds.

— Tu es encore un peu pâle, — reprit madame Ossokhine, en l’obligeant à s’asseoir ; — mais cela ne sera rien. À propos, le major voudrait bien te présenter ses excuses ; mais il a craint d’être mal reçu.

Diogène eut un tressaillement involontaire. Sans doute, il ne se souvenait de sa jalousie que comme d’une sottise ; mais il eût voulu que Nadège s’abstint d’évoquer ce souvenir, dès sa première visite et dès les premières minutes de leur tête-à-tête. Il se mordit la lèvre.

— Tu peux dire au major… puisque tu le vois…

— Certes, je ne l’abandonnerai pas qu’il ne soit le mari de Léopoldine.

— Tu lui diras qu’il peut venir ; je ne lui demanderai pas ma revanche.

— Non, — reprit madame Ossokhine, — c’est ici que votre rencontre se fera, un de ces soirs ; je vous servirai le thé.

— Soit, dit Diogène avec soumission, j’avalerai le thé et le major.

Nadège eut un petit rire.

— Est-ce que tu es encore jaloux ?

— Si je te disais que je suis seulement honteux ?

— Je te féliciterais.

— Et tu me pardonnerais ?

— Le duel ? oui.

— Oh ! le duel n’était qu’une conséquence.

— Raison de plus pour ne pardonner que cela.

Diogène se sentait en verve. La beauté de sa femme, la gaieté un peu railleuse, mais, après tout, encourageante qu’elle laissait voir, tout exhortait le mari à plaider sa cause ; quand un petit coup frappé à la porte du cabinet interrompit l’entretien qui s’engageait avec des chances heureuses pour l’amour et le repentir de Diogène.

— Entrez, dit Nadège.

La porte s’ouvrit, et mademoiselle Scharow, des épreuves d’imprimerie à la main et un formidable pince-nez sur le nez, entra.

Il était impossible d’imaginer une muse plus désagréable au regard, et de symboliser l’émancipation intellectuelle de la femme d’une façon plus offensante pour l’illusion du cœur.

Nadège devina l’effet que devait produire sa collaboratrice. Elle n’en fut point fâchée. C’était un petit condiment de plus dans le régime auquel elle soumettait le repentir conjugal.

— Mademoiselle Scharow, — dit-elle, en présentant sa vieille amie à Diogène, — mon secrétaire, mon bras droit, mon auxiliaire, un vaillant défenseur des droits de la femme, et, je dois l’avouer, une misanthrope très énergique.

Diogène fit un salut d’assez mauvaise grâce. Mademoiselle Scharow se tint redressée comme un grenadier prussien, passé en revue et mis à l’ordre du jour par Frédéric-le-Grand.

— Monsieur Diogène Kamenowitch ! continua Nadège en présentant son mari.

Diogène s’inclina de nouveau. Mais mademoiselle Scharow recula brusquement comme si on lui eût présenté une vipère.

Nadège sourit et dit à son secrétaire :

— Que me voulez-vous, mon amie ?

Mademoiselle Scharow avait le gosier étranglé. Cela d’ailleurs était si nettement visible sur son cou maigre, que Diogène, malgré l’ennui de cette interruption, eut une violente envie d’éclater de rire.

— Voici, — répondit la vestale intraitable, après un effort pour parler, — un article qu’il faudrait lire ; il me paraît offrir plus d’un inconvénient. Je croyais vous trouver seule…

— Tu permets ? demanda Nadège à son mari.

Et, sans attendre une réponse dont elle ne doutait pas, elle prit l’épreuve et lut à voix basse, puis à haute voix, l’article en question ; en discuta certains passages avec mademoiselle Scharow, et parut, pendant vingt minutes, n’avoir plus d’autre intérêt dans le monde que l’amour et l’estime de ses abonnés.

Diogène écouta, d’abord ironiquement, puis, avec une sorte d’attention étonnée, ce qui se disait entre les deux rédacteurs de la Vérité. Il était lui-même trop lettré pour ne pas apprécier les excellentes raisons que donnait Nadège, sur des points de rédaction, de diplomatie, de style. Mais son admiration s’usa vite et il finit par ressentir une sourde colère de cette rivalité de la Muse dont il n’était pas aussi facile de se débarrasser que d’une rivalité réelle.

Quand mademoiselle Scharow, qui avait abusé de l’audience, et qui n’avait pas été fâchée de faire briller devant cet ennemi des femmes l’esprit de son rédacteur en chef, se retira, après une révérence sèche et provocante, Nadège dit à son mari :

— Je t’ai ennuyé ?

— Tu te venges.

Nadège, au lieu de ramener l’entretien dans les sentiers intimes, parut avoir oublié que cette visite était la première de son mari repentant ; elle lui parla avec aisance des questions politiques, sociales, littéraires du journal. Ce fut un supplice pour Diogène. Ce qu’il sentait d’esprit vif, sérieux, charmant dans cette causerie, ne faisait que doubler son amour et son dépit. Quand il se retira, sur une sorte d’invitation de Nadège qui avait encore à travailler, il partit, la rage dans le cœur, si furieux, qu’il croyait être revenu à sa haine d’autrefois.

— Non, non, — se disait-il en retournant chez lui, — il m’est impossible d’être le mari, l’amant d’une femme de lettres, de partager avec la politique. À quoi lui sert-il d’être restée belle, charmante, pour collaborer avec cette demoiselle Scharow ? Quoi ! Voilà ce que j’aurai maintenant dans mon intérieur, des griffonnages, des épreuves à corriger, des comités électoraux à présider ? Ah ! comme elle se venge ! elle ne veut pas aimer, cela est sûr. Est-elle même encore capable d’aimer autre chose que ses utopies, ses abstractions ?

Il s’enferma, en rentrant chez lui, dans la fameuse salle des archives, comme pour leur demander des inspirations de colère et de mépris, mais il ne pouvait désormais chasser la vision de cette femme, si belle dans ce qu’il appelait son pédantisme, si séduisante dans son usurpation de la virilité.

Il se souvenait qu’autrefois, dans les premières années de leur mariage, il n’avait jamais permis à Nadège d’exprimer devant lui une opinion quelle qu’elle fût, sur n’importe quel point de politique, de littérature, et qu’il la raillait avec bonté d’abord, puis plus tard avec malice, et qu’il la renvoyait à ses chiffons. Aujourd’hui il reconnaissait la faute commise ; mais trop tard. N’eût-il pas mieux valu, en laissant s’épanouir librement, dans son intérieur, cet esprit libre et pensant, en jouir et s’en faire gloire, que de le révolter pour le pousser à la révolte ?

— C’est moi qui lui ai donné la vocation d’écrivain. C’est moi qui l’ai faite journaliste. Je n’ai pas à me venger d’elle ; je n’ai qu’à me punir, si je ne puis plus l’oublier.

Oublier ! il tenta cette dernière folie. Pendant deux ou trois jours, il fut d’une activité dévorante, essayant de prendre goût à la politique, et de devenir, lui aussi, journaliste, pour retrouver comme adversaire celle qui refusait de redevenir sa femme. Il envoya deux ou trois articles au journal de Lemberg. Mais dès qu’ils eurent été envoyés, il les trouva, ce qu’ils étaient peut-être en effet, détestables. Il écrasa sa plume, ferma brutalement son encrier.

— Elle écrit mieux que moi, se dit-il. Je ne suis même pas capable de remplir près d’elle les fonctions de mademoiselle Scharow ! N’est-ce pas à faire pitié ?

Diogène eut pendant quelques heures l’idée de se tuer. Mais la vue du pistolet lui fit honte ; c’était absolument comme si elle lui eût fait peur. Il se souvint qu’il s’en était servi dans deux occasions absolument ridicules : pour un duel avec Nadège, pour un duel avec le major. Il avait été deux fois vaincu. S’il se tuait, il le serait encore.

— Elle me pleurera moins qu’elle ne me méprisera, — se dit-il. — Non, il faut vivre, vivre pour m’en faire aimer, vivre surtout pour l’aimer.

Tout aussitôt il courut chez Nadège.

— J’allais aller chez toi, — lui dit-elle gentiment en lui prenant la main ; — j’étais inquiète. Je craignais une rechute.

— Tu avais raison, Nadège ; tu as toujours raison. J’ai eu une rechute, en effet

— Ta blessure ?

— Oh ! ce n’est pas la blessure du pistolet qui s’est rouverte ; c’est l’autre.

— Quelle autre ?

— Celle que je me suis faite moi-même par ma sottise et mon orgueil. Le croirais-tu ? j’ai voulu me tuer.

Nadège pâlit et le regarda avec douleur.

— Tu vois bien, mon pauvre philosophe, — lui dit-elle, — que tu ne m’aimes pas autant qu’il le faut, pour notre bonheur commun.

— Oui, ce méchant désespoir eût été un outrage encore à ta bonté, à ta raison. Ah ! j’étais tombé bien bas, puisque j’ai tant de peine à me relever. Tu devrais me prendre en pitié tout à fait, revenir avec moi !

— Pas encore ; répliqua faiblement madame Ossokhine.

Diogène ce jour-là ne fut pas interrompu par mademoiselle Scharow. Sa femme avait sans doute donné des ordres en conséquence. Elle voulut continuer l’épreuve, c’est-à-dire pousser la guérison, jusqu’à ce que toute rechute fût impossible, mais elle ménageait les forces de son malade ; et quand il lui avait appris qu’il avait songé au suicide, elle s’était sentie saisie, en même temps que d’un doute sur la réalité de l’amour renaissant de son mari, d’un remords pour elle-même. N’avait-elle même pas été trop loin, et la femme de lettres n’avait-elle pas failli gâter, plutôt que sauver, la cause de la femme ?

Voilà pourquoi, sans doute, mademoiselle Scharow n’introduisit pas, cette fois-là, sa mine anguleuse dans leur tête-à-tête, et pourquoi Nadège voulut être simplement aimable, câline, coquette de la coquetterie usuelle, qu’elle relevait toujours par un esprit impossible à éteindre et une grâce supérieure, impossible à cacher.

Elle trouva cependant que Diogène méritait pour punition de prendre le thé avec le major, et ce fut l’œuvre expiatoire de cette journée-là.

Le beau Casimir ne put revoir son adversaire sans attendrissement.

— Eh bien ! — lui dit-il en lui tendant les deux mains, — voilà la guerre finie et la paix proclamée.

— J’ai été bien maladroit, major, repartit Diogène.

— Moi, j’ai été trop adroit, dit naïvement et en rougissant Casimir, qui voulait s’excuser de son coup de pistolet, et qui croyait que Diogène regrettait de ne l’avoir pas blessé.

— Oui, Casimir, vous avez été adroit. Tout le monde vous aime ; il paraît que vous allez épouser Léopoldine ; vous avez été le champion, vous restez l’ami de la plus noble, mais de la plus fière des femmes ; moi, j’ai encore beaucoup de chemin à faire pour arriver à un bonheur ou à un honneur pareil.

— Voyons, voyons, ne pourrait-on pas hâter un peu cette réconciliation ? dit tout à coup le major avec une vivacité qui prouvait son excellent cœur, mais qui ne prouvait pas son excellente diplomatie.

— Rien ne me manquera, — pensait Diogène, — il me faut subir la protection du major.

Nadège, qui voulait en effet que rien ne manquât à la guérison de son mari, et qui avait fait entrer peut-être cette sympathie du major dans le programme des petites brûlures imposées à toutes les déchirures de la vanité philosophique, ne voulut pas cependant que Casimir abusât de ses avantages pour trop protéger Diogène ; elle intervint et donna un autre cours à la conversation.

Quand il rentra chez lui, Diogène avait l’exaltation d’un jeune homme qu’un amour rapide, imprévu, a transformé.

Relancé dans tous ses paradoxes, pourchassé dans tous les refuges de son amour-propre, il en arrivait à cette simplicité perdue de ne plus discuter avec les mouvements du cœur, et le lendemain de ce thé pris avec le major, en s’éveillant, ou plutôt en achevant son insomnie, il trouvait de bonne foi que Casimir avait été moins sot que lui, et il ne voulait plus penser à autre chose qu’au moyen de séduire Nadège.

Il alla la voir tous les jours, et par un symptôme heureux, dont Nadège était secrètement ravie, il restait, pendant chaque visite, silencieux, s’absorbant dans une contemplation toute juvénile. Il admirait sa taille, comme s’il ne l’avait jamais vue. Il trouvait ses mains délicates, et s’extasiait de ne leur trouver jamais l’ombre d’une tache d’encre ; ce n’était pas seulement la confusion de ses procédés d’autrefois qui lui venait en présence de Nadège ; c’était le désir vif et pour ainsi dire printanier de la possession d’une femme inconnue.

Il avait perdu la jalousie factice et sotte qui lui avait fait provoquer le major. Il était devenu, en quelques semaines, incapable, non seulement de croire qu’une femme comme Nadège pût aimer un homme indigne d’elle, mais pût donner un prétexte à la fatuité d’un sot par un semblant même de coquetterie.

Non, il était jaloux de ceux qui recevaient des ordres de Nadège, de ceux qui travaillaient pour elle. Il enviait la domestique qui lui retirait ses pantoufles. Toutes les folies, tous les enfantillages de la passion poétique il les ressentait et il les aimait.

Un jour, il arriva au moment où Nadège distribuait des morceaux de sucre à des oiseaux dans une volière. Il fit si bien qu’un petit morceau qu’elle venait de séparer d’un plus gros, par un léger coup de dent, tomba à côté de la volière. Diogène le ramassa, fit semblant de le donner à un oiseau, mais le garda ; et plus tard, quand il fut dehors, il le mit dévotieusement sur ses lèvres, il en fit une communion, mais auparavant il avait regardé et baisé la trace des petites dents.

Un soir, Diogène arriva après une visite du matin et à une heure où il n’était pas attendu.

Une inspiration, un coup de force de son amour, de son désespoir, l’avait poussé vers elle. Il sonna si discrètement, il fit si peu de bruit en entrant, et, comme on ne l’annonçait plus, il s’introduisit dans le salon avec tant de prestesse, que Nadège, plongée dans une rêverie sérieuse et tendre, ne l’entendit pas venir.

Après une journée de labeur intellectuel, elle se reposait dans le rêve d’amour qu’elle faisait de son côté.

Assise dans un grand fauteuil, un peu bas, près d’une fenêtre, elle laissait errer son regard, dans la rue, sur les toits où les lueurs roses d’un soleil moins rigoureux annonçaient l’approche du printemps.

Ses mains étaient cachées dans les larges manches de sa kazabaïka de velours rouge, et son pied qui dépassait le bord inférieur de sa jupe de soie gris-argent laissait voir une petite pantoufle rouge, brodée d’or.

Dans ses cheveux bruns, simplement séparés sur le devant et réunis sur la nuque en un gros nœud, elle avait planté une rose de Bengale, un peu pâle, fleur hâtive, venue dans une petite serre qu’elle entretenait au bout de son salon.

Diogène s’arrêta sur le seuil de la porte, en contemplation, puis courut se jeter aux pieds de sa femme. Elle tressaillit, et, dans le premier moment de surprise, elle lui prit la tête dans ses deux mains, et se pencha sur lui pour lui donner un baiser ; mais, se ravisant aussitôt :

— Quel enfantillage ! dit-elle avec un murmure de gronderie.

— Ah ! méchante, pourquoi résister à ton bon cœur ?

Elle ne se défendit pas du reproche et recula un peu son fauteuil.

— Quand donc pourras-tu me pardonner ? reprit Diogène d’une voix triste et suppliante.

— Te pardonner ! mais je t’ai pardonné, mon ami.

— Vrai ?

— Je te le jure.

— Eh bien, alors, c’est que tu ne peux pas m’aimer ?

Nadège le regarda pendant une seconde et abaissant son visage au devant de celui de son mari :

— Écoute-moi et comprends-moi ! — lui dit-elle d’une voix profonde qui pénétrait dans le cœur. — Je t’aime, je n’ai jamais cessé de t’aimer ; je crois que, depuis ton repentir, je t’aime davantage encore ; mais…

— Quel obstacle étrange peut se dresser entre nous ?

— Mais, je n’ai pas le courage, je l’avoue, de vivre avec toi !

— Comment ? — s’écria Diogène, — tu doutes de moi ?

— Je doute de nous. La liberté que nous avons prise l’un et l’autre nous a donné des défauts que nous n’avions pas. La vie d’intérieur nous est devenue si étrangère, après avoir été si longtemps reniée, que j’ai peur d’un rapprochement comme j’avais peur de ton oubli. Si je rentrais chez toi, ce serait pour n’en jamais sortir, et si tu me reprenais, ce serait pour ne plus me chasser. Mais serions-nous bien sûrs, l’un et l’autre, d’avoir étouffé à jamais en nous toute cause de désordre ? Oh ! oui, je suis sûre que tu m’aimes, et je te jure que je t’aime ardemment ; mais il y a des devoirs oubliés, des sacrifices négligés, des habitudes perdues que nous sommes peut-être incapables, l’un et l’autre, de rétablir entre nous… Attendons !

— Attendre ! je ne puis plus attendre. Prends pitié, Nadège. Je deviens fou de repentir et d’amour. Va, j’ai bien expié mes sottises. Il n’est pas une fibre en moi qui ne soit à toi, qui ne vibre du désir de ta possession complète. Eh bien, si tu le veux, oublions que nous sommes époux ; laissons dans les rêves ce mariage que je n’ai pas su respecter, et qui est pour toi le souvenir d’un joug odieux. Laisse-moi aspirer au joug que tu voudras. Ton amant… est-ce trop ? ton ami, n’est-ce pas trop peu ?

Diogène avait repris sa jeunesse, avec l’enthousiasme d’un amour repentant. Nadège baissa les yeux et rougit.

— Quelle illusion ! — dit-elle en remuant doucement la tête. — Pouvons-nous effacer la vie passée ? Es-tu bien certain de pouvoir supporter un joug, si léger qu’il soit ?

— Oui.

— Tu étais un tyran ; je ne veux pas de toi pour esclave ; pouvons-nous être égaux ?

— Essaie !

— Oh ! l’essai, s’il échouait, flétrirait nos dernières espérances.

— Il n’échouera pas, Nadège. Tu ne sais donc pas quelle femme tu es devenue ? Tous t’admirent, et moi, qui te connais mieux que tout le monde, je ne veux vivre qu’à tes pieds ?

— Je te crois de bonne foi.

— Eh bien, si tu l’es aussi, les douleurs que nous pourrons ressentir ensemble s’effaceront vite dans notre bonne volonté commune.

Nadège était émue. Elle ne mettait point d’orgueil dans sa résistance ; elle luttait contre son mari, pour son mari même ; elle voulait sauver l’avenir, et ne gardait du passé que tout juste assez de souvenir pour être prudente. Mais la prudence devenait difficile.

Comment lutter toujours contre ces regards ardents, contre ces mains suppliantes ?

Elle se leva, fit deux tours dans le salon et alla s’appuyer contre la vitre d’une fenêtre.

Diogène n’osa pas la retenir, et, la voyant plongée dans une tristesse loyale dont il devinait les angoisses, il la laissa s’éloigner de lui, réfléchir, se consulter et le juger.

Comme la délibération de Nadège avec sa conscience se prolongeait un peu, son mari s’approcha d’elle.

— Écoute-moi, — lui dit-il, — je suis de sang-froid. Je ne veux pas faire de menaces tragiques. Tu me haïrais de t’arracher un cri de pitié, et je ne me pardonnerais pas de n’obtenir que par compassion ce que je veux de ton libre amour. Mais, crois-moi, je ne puis vivre sans toi ! Je ne me donnerai pas la mort ; seulement, je sens que, si tu diffères, je la trouverai.

— Ah ! Diogène, ce n’est pas l’homme nouveau qui parle ainsi ; c’est encore l’homme ancien.

— Eh bien, non ; je vivrai quand même, et si tu me fais attendre toujours cette douce parole que j’attends de toi, je vivrai pour faire la preuve de mon repentir. Je ne demanderai rien, rien ! Es-tu contente ?

Elle sourit et posa une main sur l’épaule de Diogène.

— Ce n’est pas seulement ta beauté qui se révèle, comme si je l’avais toujours ignorée, — reprit-il avec exaltation, — c’est ta raison, ton génie. Reste l’apôtre des idées que tu défends ; fais-moi, dans la mission que tu as acceptée, la part que tu voudras ; n’abdique pas ta royauté ; je ne te demande aucun sacrifice. Seulement tu es trop aimante pour aimer seulement l’humanité. Tu es trop grande pour n’avoir pas la tentation de t’amoindrir, en élevant un cœur à la hauteur du tien. Si tu m’avouais un amour pour un autre, je crois que maintenant j’aurais le courage de m’éloigner avec un respect égal à ma douleur profonde. Je me dirais : Je l’ai méconnue ; j’ai mérité d’être dédaigné. Mais si tu n’aimes personne, permets-moi de prétendre à ton amour.

— Eh bien, j’accepte, — dit-elle ; — je ne suis pas ta femme ; tu n’es pas mon mari ; je reste libre d’interrompre l’épreuve, de rompre le pacte ; persuade-moi que ton amour garantira plus tard notre foyer ; moi, je veux te prouver que la femme de lettres, la journaliste peut être une femme simple, soumise, et, s’il plaît à Dieu, une mère digne d’éloges et d’envie. Mais le jour où je reconnaîtrai que nous poursuivons une utopie, que l’on ne refait pas un bonheur décent et paisible avec un repentir orageux, je serai libre de retourner à mes travaux et de ne plus chercher d’amour qu’au delà de la terre et de l’humanité.

— J’y consens, s’écria Diogène.

Elle lui sourit alors d’une façon ineffable, et, comme il s’était mis à genoux, elle se pencha sur lui, avec grâce, jusqu’à ce que leurs lèvres se confondissent dans un baiser.


XXII

LES DEMANDES EN MARIAGE

Constantin et le major qui étaient devenus deux alliés, en attendant qu’ils devinssent beaux-frères, se mirent en marche un matin pour aller faire leur demande en règle à M. Pirowski.

Constantin ne doutait pas d’un consentement que Petrowna lui garantissait. Mais le major, devenu un peu modeste, depuis qu’il fréquentait Nadège, et tourmenté sans doute par quelque souvenir gênant du passé, se mordillait la moustache en allant, son bras sous celui de Constantin, vers le Palais de bois.

Il était en grand uniforme, comptant avec humilité sur ce prestige ajouté à sa personne, pour vaincre les répugnances qui pourraient venir de son charme particulier, si longtemps funeste aux maris.

Le vieux Pirowski tendit les deux mains à Constantin et se contenta de saluer le major. Au premier, il répondit sans hésiter : — Je vous accorde Petrowna. Au second il dit : — Je vais vous faire répondre par madame Pirowska. Ce fut elle en effet qui, mandée au salon, reçut en présence du major communication de la requête.

— Oui, — dit-elle avec un pincement de la bouche qui témoignait d’une grande ironie, sans que l’on pût savoir si elle se moquait de son mari ou de son futur gendre, — oui, major, vous êtes trop honnête homme pour ne pas faire le bonheur de ma fille.

— Puisqu’il en est ainsi, — s’écria M. Pirowski, — je vous donne ma bénédiction, major.

Le mot « bénédiction » n’était que l’hyperbole d’un consentement qui avait coûté quelque effort. En réalité, il serra la main du major, et tout fut dit.

Petrowna, depuis son démêlé romanesque avec Constantin, était un modèle de douceur, de simplicité. Toutes les violences, tous les caprices étaient oubliés par elle. Elle se mirait avec tant de dévotion dans Nadège ; elle voulait si bien lui ressembler, qu’elle prenait peu à peu à sa grande amie son indulgence, sa bonté, et l’on eût pu dire sa hauteur de vue, en toutes choses.

— Vous savez ce que je vous ai dit, — répéta-t-elle à Constantin, — nous nous marierons quand il plaira à M. Diogène Kamenowitch.

— Mais s’il ne lui plaisait jamais de faire sonner cette heure fortunée !

— Homme de peu de foi !

Constantin se soumit. Quant au major il ne se permettait aucune impatience. Ses créanciers, prévenus par la rumeur publique, lui rouvraient un crédit, plutôt augmenté que diminué ; la belle Léopoldine était fière de le voir attelé à son char et se trouvait si heureuse de cette conquête qu’elle la savourait lentement.

Diogène, que chacun attendait, était plus impatient que tout le monde de donner le signal.

Depuis la promesse, ou plutôt depuis les douces prémisses de sa réconciliation avec sa femme, Diogène était devenu son cavalier servant et, comme il l’avait dit, son esclave. Jamais fiancé, jonchant de bouquets l’avenue du mariage, ne se mit en quête d’autant de fleurs rares. Il en fit venir de partout, de Cracovie, d’Odessa où il avait remarqué une plante bizarre, de Paris, où on lui promettait la flore de toutes les parties du monde.

Tour à tour mélancolique et triste même, ainsi qu’il convient à un amoureux véritable, l’amant cynique sortait de ces langueurs par des éclats de grande gaieté. Quelque chose de son humeur moqueuse d’autrefois se redressait en lui, sous les fleurs sentimentales, le sifflait et le mettait en verve d’hommages bizarres.

— Je suis sûre, — disait un jour Nadège à Petrowna, — que quand tout sera fini ; que quand j’aurai succombé à la tentation de tout oublier et d’effacer le passé, il tirera un feu d’artifice ou mettra le feu à la maison. Je le guérirai de tout, excepté de la folie nationale.

Nadège ne se défendait pas d’une certaine coquetterie. Elle mettait, en grande artiste féminine qu’elle était, la coupe jusqu’aux lèvres de son mari, et ne la lui retirait que tout juste au moment où il voulait boire gloutonnement son pardon.

C’est ainsi que, sans pruderie ridicule, elle le laissait entrer tous les matins dans sa chambre. Il arrivait avant qu’elle fût levée, s’agenouillait devant son lit, lui baisait ses mains, et n’était jamais plus heureux que quand il obtenait, au lieu de la main, qu’elle lui tendît son admirable pied mignon, cambré, qui paraissait sculpté par Canova dans le plus pur marbre de Carare.

C’était lui qui lui mettait ses pantoufles, qui lui passait sa robe de chambre doublée d’hermine, qui la servait au déjeuner, au dîner, au souper, ne la quittant que quand elle se renfermait pour travailler. Le journal était resté entre eux, comme un champion rassurant pour la liberté de la femme, menaçant pour les prétentions du mari. Aussi ne parlait-il plus jamais du journal, et laissait-il Nadège se concerter avec mademoiselle Scharow et les autres collaborateurs, sans vouloir intervenir.

Quand Nadège sortait, il la suivait. Quand elle était obligée d’aller en visite ou en soirée, plutôt que d’entrer avec elle, de se trouver avec elle, ce qui eût été tout simple, trop simple, il s’imposait le devoir fatigant de l’attendre pendant des heures entières dans la rue, au froid, au vent ou à la pluie, heureux, comme un orgueilleux indomptable qu’il était, d’être confondu avec les domestiques des autres.

Nadège le grondait ; mais quand elle était prête à s’offenser de cette servilité violente, il la désarmait par des surprises d’une grâce et d’un goût délicat dont l’écrivain artiste se sentait profondément touchée.

Un jour, Nadège se rappelant un voyage d’Italie qu’elle avait fait, presque immédiatement après sa rupture avec Diogène, se souvint d’une copie de la Vénus de Médicis aperçue à Florence.

Diogène écrivit à Florence, donna des ordres qui furent ponctuellement exécutés et, le jour de sa fête, Nadège, en entrant dans son salon, vit sa statue en marbre, entourée de camélias.

— Quelle folie, murmura-t-elle, tu te ruines !

— M’aimerais-tu davantage si j’étais ruiné, lui répondit-il, prêt à toutes les insanités pour la fléchir définitivement.

M. Pirowski voulut fêter, comme il convenait à un gentilhomme de vieille race, les prochains mariages de Petrowna et de Léopoldine et songea à donner un grand bal. Toute la ville, toutes les notabilités du cercle furent invitées à cette solennité.

Diogène ayant lu quinze jours auparavant dans le journal de sa femme, qu’une parure, dont la Vérité donnait la description, avait été commandée à Paris pour une grande-duchesse de Russie, et ayant reconnu dans quelques mots ingénieux d’éloges, l’opinion de Nadège sur cette parure, n’hésita pas à faire venir la pareille ; peut-être même fût-ce celle de la grande-duchesse russe que le joaillier parisien lui adressa.

— Je vois, — lui dit Nadège, un soir qu’il la regardait béatement comme un dévot attendant un oracle ou un miracle, — je vois que tu as un incomparable talent d’adorateur, d’amoureux. Je suis contente de toi, mon cher soupirant ; pourtant rien de tout cela ne me prouve ta vocation de mari.

— Faut-il donc, pour être mari, cesser d’adorer ?

— Non ; mais voilà trop de flamme et pas assez de foyer !

— Si tu veux plaisanter, Nadège, la plaisanterie est cruelle ; si tu parles sérieusement, en vérité je le reconnais, je suis incapable d’être le mari qui te convient, et je te ferai veuve.

— Fou !

— Oui, je suis fou ! mais j’aspire à la raison, à la sagesse. Tu me vantes un talent que je veux abdiquer. Je ne suis qu’un idolâtre. J’adore une statue, une vision. Fais-moi aimer la réalité.

— Que te manque-t-il ? demanda Nadège palpitante.

— Le mariage !

— À toi ?

— Oui, à moi, le cynique, le philosophe, le sot, l’ennemi des femmes !

Nadège lui tendit les deux mains par un geste simple et cordial.

— Tu acceptes ?

— Pas encore. Je te remercie déjà.

— Que te faut-il pour que nous reprenions la vie commune, pour que je redevienne, ou que je devienne ton mari ?

— Pour moi, il ne faut plus rien ; mais pour tout le monde !

— Tu te préoccupes du monde, Nadège ?

— Oh ! je sais le braver, quand il ne s’agit que de moi ; mais tu lui as fait tant de sacrifices mauvais, que tu lui en dois un qui rachète les autres.

— Moi, je me moque de l’opinion !

— Tu t’es moqué de l’opinion des gens sensés ; tu as bravé l’estime publique. Moi, je te pardonne, car je sais bien que tu te trompais ; tu étais ivre d’un dépit que tu prenais pour la revanche de ta fière raison masculine, bravée par la raison d’une femme ; je sais cela et je n’ai pas besoin que tu me donnes aucun gage, aucune assurance ; seulement, la solidarité de ces doctrines que tu voulais infliger aux autres, tu dois la vouloir maintenant pour un désaveu de tes théories. Je serai ta femme, quand tu voudras, mais je veux entrer dans ta maison, dans notre maison, mon ami, sans que tu subisses un amoindrissement, et à la condition que tu reprennes, au contraire, le premier rang, celui qui te convient parmi les hommes d’honneur. Je veux qu’on attribue mon retour non pas à ma pitié, mais à ma justice. Je veux que tu aies un rôle égal au mien, et qu’à nous deux nous honorions le mariage. C’est difficile peut-être, je le sais ; mais cherchons ensemble !

— Non, laisse-moi chercher seul, — repartit Diogène avec exaltation, — tu as raison, je t’ai stupidement offensée. Il ne faut pas qu’on t’accuse d’avoir pardonné facilement cette offense. Va, laisse-moi faire ; tu seras contente de moi.

— Pourtant, ne mets pas d’ostentation dans ton humilité.

— Je veux que mon repentir rachète si bien ma faute, qu’on me vante pour mon amour et mon respect de la femme, comme on m’a loué pour ma haine ridicule.

Nadège n’insista plus et le laissa partir. Elle était bien résolue d’ailleurs à ne pas trop s’effaroucher de la façon spectaculeuse qu’il prendrait assurément pour manifester sa réconciliation.


XXIII

L’AUTODAFÉ

Diogène, tout Polonais invétéré qu’il était, tout ami de la fanfare qu’il voulût se montrer, après avoir été un meneur du retentissant charivari, se serait peut-être satisfait d’un programme simple et d’une démonstration sans apparat, si, le lendemain de cette conversation avec sa femme, il n’eût reçu la visite de Melbachowski.

Son dernier disciple venait lui faire honte de son reniement. Repoussé par Léopoldine, supplanté comme il avait mérité de l’être par le major, vaniteux et maladroit, Melbachowski n’avait plus de contenance, maintenant surtout que le grand, l’incomparable ennemi des femmes, celui qui lui renvoyait un reflet de gloire, allait abdiquer. C’est l’éternelle comédie des complices, voulant tuer leur chef, ou le forcer à les conduire encore, malgré sa conscience, de peur d’avoir à prendre eux-mêmes l’initiative d’un repentir.

Diogène refusa d’abord de donner aucune explication à Melbachowski. Mais celui-ci revint si souvent à la charge, en alléguant les enseignements reçus autrefois, les exemples donnés par le maître que, par un reste de faiblesse, le maître essaya de tourner son disciple. Ce fut vainement. Melbachowski avait tout juste assez d’esprit pour bien jouer le métier de sot.

Après une longue conversation sur l’amour, les femmes et le mariage :

— On vous tend un piège, dit-il à Diogène.

— Quel piège ?

— Votre femme ne se trouve pas assez vengée par votre duel et votre blessure ; il lui faut un triomphe public ; elle l’a promis à toutes les dames de la ville.

— Ah ! Eh bien, ce qu’elle a promis, je l’exécuterai.

— Prenez garde ; vous allez vous rendre à jamais ridicule.

— J’ai peur de l’avoir été ; je ne crains pas de le devenir.

— Que ferez-vous d’ailleurs qui puisse les satisfaire ?

— Je ferai comme Henri IV, l’empereur d’Allemagne, à Canossa, j’irai me faire relever publiquement de l’excommunication.

— On vous laissera dans votre posture humiliante.

— Tant pis pour celle qui m’y laisserait ! Mais je suis sûr qu’on ne m’y laissera pas.

— Quant à moi, je vais quitter le pays, ne croyant plus en la parole des hommes, et bien résolu à ne croire jamais à celle des femmes.

— Je vous plains, Melbachowski.

— Je ne vous envie plus, Diogène.

— Vous avez tort ; qui sait d’ailleurs ! Retardez votre départ de quelques jours. Je vous promets un spectacle qui vous donnera peut-être l’idée de m’imiter.

— Je veux bien rester ; mais, je vous en préviens, ce sera pour siffler votre amende honorable.

— Vous ajouteriez à ma gloire ; il vaut mieux la partager avec moi.

Melbachowski haussa les épaules, croyant avoir taquiné Diogène malgré tout, quand il venait, au contraire, de le fortifier dans ses résolutions et d’échauffer son héroïsme jusqu’à l’extravagance.

Le lendemain qui était un dimanche, au moment où la grand’messe allait finir, où le beau monde du chef-lieu, en riche toilette, quittait l’église pour se faire admirer, où la foule remplissait la place, Diogène, dans une tenue sévère, très pâle, la tête découverte, monta l’escalier conduisant au porche, s’arrêta, quand il fut au haut, et attendit.

Sa présence imprévue, sa pâleur, son costume, son attitude, éveillèrent et groupèrent aussitôt toutes les curiosités. On savait que Nadège était dans l’église ; qu’elle allait en sortir. Quel spectacle en se voyant, en s’abordant, ces deux époux allaient donner à la ville !

Lorsque Nadège, enveloppée de la tête aux pieds d’une pelisse de velours noir doublée de fourrure et appuyée au bras de madame Pirowska, se montra sous le porche suivie de Petrowna, de Léopoldine, on s’écarta pour lui laisser le passage libre et Diogène se trouva ainsi dans un espace vide, debout, devant sa femme.

Nadège pâlit à son tour ; mais aussitôt un doux sourire ralluma les couleurs éteintes. Diogène lentement, simplement, noblement, se mit à deux genoux, et au lieu de s’adresser à Nadège, qu’il n’avait pas à implorer, dont il n’avait plus de pardon à recevoir, il dit d’une voix haute, en étendant les bras à droite et à gauche :

— Écoutez tous ! Voici ma femme que j’ai offensée, abaissée, diffamée de la façon la plus indigne. Je ne mérite pas que son pied me touche. Je veux que vous soyez témoins de mon repentir et de ma pénitence, comme vous l’avez été de mes folies, de mes fautes, de mes crimes, envers l’honneur et l’amour.

La foule eut une rumeur généreuse. On croyait que Nadège n’était pas fléchie ; mais elle rassura d’un geste ceux et celles qui voulurent l’approcher pour intercéder en faveur de son mari. Celui-ci reprit, en s’adressant à elle :

— Tu pourrais me fouler aux pieds, Nadège, mais déjà tu m’as épargné. Impose-moi devant tous une épreuve ; je la subirai, et ce sera justice.

— La justice, — répondit à son tour Nadège en élevant sa belle voix sonore, — c’est de déclarer devant tous que je t’aime, que je t’ai toujours aimé, et que tu n’as pas besoin d’autre épreuve que celle-ci ; n’est-ce pas, mes amis ?

Tandis qu’elle attirait dans ses bras son mari qui s’était relevé, une acclamation unanime retentit.

Alors un homme sortit de la foule. C’était le vieux Gaskine, il s’avança vers Nadège, qui s’appuyait au bras de son mari.

— Panna, — lui dit-il, en la saluant avec émotion, — voilà de belles noces. Je savais bien qu’elles sonneraient un jour. Vous, pan Diogène, s’il ne vous est pas indifférent de savoir que le père Gaskine vous estime et vous demande la permission de vous aimer, soyez satisfait.

Le discours de Gaskine fut interrompu par un carillon de cloches qui sonnaient à toute volée. Jaroslaw, sur l’ordre de son père, avait couru dans l’église, et avait obtenu qu’on annonçât ainsi à tous les échos de la ville la grande fête improvisée.

Un cortège se forma pour reconduire jusqu’à la maison de Nadège ce couple extraordinaire. Une seule personne eut la force de bouder, mademoiselle Scharow ; quant à Melbachowski, dès qu’il apprit cet événement sans pareil, il se sentit stimulé par le désir d’en préparer un qui le valût. Il ne pouvait ni s’humilier devant Léopoldine, ni parodier, aux pieds de la directrice de la Vérité, la soumission de Diogène aux pieds de sa femme. Mais il réunit quelques jeunes gens, quelques fous de la ville, et avec la permission de Diogène, enchanté qu’un autre réalisât une folie de son goût, voici ce qu’il prépara pour le lendemain.

C’était dans l’après-midi, par un beau soleil qui hâtait le printemps. On vit un cortège bizarre (il faut dire qu’on approchait du carnaval), se mettre lentement en route, à travers la foule compacte que l’annonce de la cérémonie, rapidement répandue, avait amassée dans les rues.

Il sortait de la maison de Diogène qui, ce jour-là, était depuis le matin dans l’ancienne maison de Nadège Ossokhine, au bureau du journal la Vérité, pour mieux voir passer les funérailles de son orgueil. Il avait donné carte blanche à Melbachowski, voulant se réserver la joie de le siffler ou de l’applaudir ; c’était la dernière coquetterie d’un esprit moqueur.

En avant du cortège s’avançait à cheval un hérault d’armes, coiffé d’un bonnet de fou. Il était suivi par des musiciens en costumes turcs et tous également à cheval. Puis venait un enfant blond, beau comme un ange, vêtu en Amour, assis sur un ours apprivoisé qu’il dirigeait avec une chaîne d’argent.

Derrière l’Amour victorieux, venaient trois chars de triomphe, tirés par des hommes, affublés d’oreilles d’âne. Le premier était couvert de palmes triomphales et de roses. Sur un autel, on voyait un miroir et une collection du journal la Vérité.

On n’avait pas osé représenter d’une façon plus sensible Nadège et sa puissance.

Le char suivant était rempli de jeunes femmes et de jeunes filles qu’on avait choisies dans la population la plus honnête de la ville et de la campagne ; elles représentaient l’élément féminin, vainqueur par son essence même, sans besoin d’y joindre le génie.

Dans le troisième char enfin, Diogène avait accordé qu’on entassât les dossiers, les in-folios du fameux greffe de l’amour. Deux cavaliers avec un bonnet de fou, dont l’un portait au haut d’une perche une énorme pantoufle et l’autre un bonnet de nuit gigantesque, fermaient la marche.

Il faut bien se souvenir du pays où s’est passée la comédie que je viens de raconter, de l’époque qui excusait cette mascarade, et d’un grand besoin d’épanouissement, de gaieté, qui emplissait et dilatait les esprits les plus sérieux, pour comprendre, pour tolérer cette fête.

Nadège faisait contre fortune bon cœur. Elle eût voulu s’en tenir à la scène du porche. Elle avait redouté un épilogue grotesque ; elle n’osait s’en fâcher ; mais tout bas elle soupirait, sans pourtant s’empêcher de sourire.

Le cortège défila sous les fenêtres du journal, et Diogène invita Nadège à aller l’attendre avec lui sur la place de la ville, au balcon de la maison Pirowski.

C’était là en effet que la cérémonie devait s’achever. Au bout d’une heure, la mascarade, après avoir parcouru les grandes et les petites rues, vint prendre place devant un petit bûcher dressé au milieu de la place et gardé par deux hallebardiers dont Albert Durer semblait avoir dessiné les costumes.

Les dames et les jeunes filles descendirent de leurs chars. Les hommes attelés se dételèrent ; on mit sur le bûcher les in-folios, les cartons du greffe, et Melbachowski qui faisait partie de l’attelage du premier char, ordonna qu’on formât le cercle autour du bûcher, ôta ses oreilles d’âne qu’il jeta par-dessus les papiers amoncelés, et mit avec une gravité, comique dans sa solennité, le feu au bûcher.

La musique exécuta quelques mesures d’un requiem, puis éclata bientôt en fanfares joyeuses. Quand la flamme s’éleva en volutes rouges et jaunes, faisant voleter des fragments de ces archives, Melbachowski réclama le silence, et, s’approchant du balcon du Palais de bois, pour être bien entendu et pour associer du geste et de la voix Diogène à la manifestation, il dit d’une voix haute :

— Ainsi périssent tous les profanateurs de la loi naturelle ! Vous voyez, mesdames et messieurs, s’en aller en fumée et se réduire en cendres les monuments de la vanité, de la folie masculine. Les misogynes sont vaincus par la puissance de la beauté, par la force de l’esprit, par la douceur de la femme.

On applaudit ; et, comme tous les regards se tournaient vers le balcon en invitant en quelque sorte Diogène à s’associer par un mot à cette sentence, il se contenta d’approuver de la tête, puis il s’agenouilla devant Nadège et lui mit un baiser soumis et repentant sur la main.

Petrowna, qui avait Constantin à côté d’elle et qui rayonnait, car toutes ces folies répondaient à sa malice, un peu domptée, mais non supprimée, se pencha tout à coup vers le balcon, et, au grand étonnement de tous, s’écria de sa jolie voix claire et mordante, en répondant à Melbachowski :

— Nous aussi, nous sommes vaincues par l’amour.

Mademoiselle Scharow, qui était sur la place, au-dessous du balcon, s’avança et, levant une main maigre au bout d’un bras osseux, répliqua, en tendant le cou vers Petrowna :

— Je proteste, quant à moi. Aussi longtemps que je vivrai, je resterai misanthrope.

Amen ! répondit Diogène d’une voix retentissante.

Le rire fut général, et Nadège ne put s’empêcher de pardonner à son mari cet écho épigrammatique, qui châtiait l’inflexible mademoiselle Scharow.

Le cortège se dispersa ; les chars vides retournèrent au trot de quelques chevaux de louage dans les remises où on les avait ornés. Le bûcher s’éteignit. Melbachowski réunit les musiciens au café et les fit boire, tout Turcs qu’ils semblaient être, à l’émancipation indéfinie de la femme ; ce qui était un excès. Quant aux dames et aux demoiselles qui avaient figuré dans le cortège, on organisa plus tard pour elles un orchestre et une salle de danse, sous les arbres.

On causait et on souriait dans le salon de la Maison de bois.

Le vieux Barlet qui était peut-être bien pour quelque chose dans le plan et l’exécution de la cérémonie expiatoire, rayonnait, et déclara que depuis la naissance du roi de Rome, il n’avait jamais ressenti tant de joie. Il allait de groupe en groupe, ou plutôt de couple en couple, son dictionnaire de l’amour à la main, offrant de prouver que ce livre merveilleux, ayant prévu tous les cas, avait prévu celui-ci.

— Vous vous trompez, mon cher maître, — lui dit Petrowna en riant. — J’ai feuilleté votre bouquin. Il y manque, à la dernière page, une conclusion que je vous offre.

— Voyons, mademoiselle.

— C’est celle-ci : « Les martyrs ont toujours vaincu les tyrans ! »

— C’est que, dans mon pays, mademoiselle, le martyre féminin est inconnu.

— Alors, votre livre n’a pas la prétention d’être universel ; s’il tend à l’être, il doit avoir ce post-scriptum. Je le signerai au nom de tous mes compatriotes.

Barlet consentit à la correction du texte sacré.

Une semaine plus tard, une fête plus émouvante amusait la ville. Un cortège plus long, plus brillant, plus paré, parcourait encore les rues, mais partant du Palais de bois pour aboutir à l’église.

En tête marchait le vieux Gaskine, en beaux habits, ayant à sa gauche Jaroslaw en magnifique costume petit-russien, et, à sa droite, Karsowa, avec une couronne de mariée.

Puis Constantin marchait avec Petrowna qui portait aussi une couronne ; puis, le major étincelant des pieds à la tête, donnant la main à Léopoldine également fleurie et parée.

Derrière, les bras unis, sans couronnes visibles, mais avec une lumière dans les yeux, sur la bouche, marchaient Nadège et Diogène, qui voulaient célébrer, non pas leurs noces d’or ou d’argent, mais leurs noces de diamant.

Mademoiselle Scharow faisait seule le journal ce jour-là. Elle resta enfermée et ne parut pas ; mais Dieu sait les anathèmes qu’elle proféra à huis-clos. Ils manquèrent d’efficacité ; car on assure que tous les mariages qui furent bénis ce jour-là furent et sont encore exceptionnellement heureux.


FIN

  1. Boutique de confiseur et, en même temps, café.
  2. Pan, monsieur ; panna, madame ou mademoiselle. Pan a à peu près la signification de esquire en anglais.
  3. La Galicie est divisée en cercles.
  4. C’est le vivat petit-russien.