L’Ennemi des femmes (Sacher-Masoch)/23

Callmann-Levy (p. 303-313).

XXIII

L’AUTODAFÉ

Diogène, tout Polonais invétéré qu’il était, tout ami de la fanfare qu’il voulût se montrer, après avoir été un meneur du retentissant charivari, se serait peut-être satisfait d’un programme simple et d’une démonstration sans apparat, si, le lendemain de cette conversation avec sa femme, il n’eût reçu la visite de Melbachowski.

Son dernier disciple venait lui faire honte de son reniement. Repoussé par Léopoldine, supplanté comme il avait mérité de l’être par le major, vaniteux et maladroit, Melbachowski n’avait plus de contenance, maintenant surtout que le grand, l’incomparable ennemi des femmes, celui qui lui renvoyait un reflet de gloire, allait abdiquer. C’est l’éternelle comédie des complices, voulant tuer leur chef, ou le forcer à les conduire encore, malgré sa conscience, de peur d’avoir à prendre eux-mêmes l’initiative d’un repentir.

Diogène refusa d’abord de donner aucune explication à Melbachowski. Mais celui-ci revint si souvent à la charge, en alléguant les enseignements reçus autrefois, les exemples donnés par le maître que, par un reste de faiblesse, le maître essaya de tourner son disciple. Ce fut vainement. Melbachowski avait tout juste assez d’esprit pour bien jouer le métier de sot.

Après une longue conversation sur l’amour, les femmes et le mariage :

— On vous tend un piège, dit-il à Diogène.

— Quel piège ?

— Votre femme ne se trouve pas assez vengée par votre duel et votre blessure ; il lui faut un triomphe public ; elle l’a promis à toutes les dames de la ville.

— Ah ! Eh bien, ce qu’elle a promis, je l’exécuterai.

— Prenez garde ; vous allez vous rendre à jamais ridicule.

— J’ai peur de l’avoir été ; je ne crains pas de le devenir.

— Que ferez-vous d’ailleurs qui puisse les satisfaire ?

— Je ferai comme Henri IV, l’empereur d’Allemagne, à Canossa, j’irai me faire relever publiquement de l’excommunication.

— On vous laissera dans votre posture humiliante.

— Tant pis pour celle qui m’y laisserait ! Mais je suis sûr qu’on ne m’y laissera pas.

— Quant à moi, je vais quitter le pays, ne croyant plus en la parole des hommes, et bien résolu à ne croire jamais à celle des femmes.

— Je vous plains, Melbachowski.

— Je ne vous envie plus, Diogène.

— Vous avez tort ; qui sait d’ailleurs ! Retardez votre départ de quelques jours. Je vous promets un spectacle qui vous donnera peut-être l’idée de m’imiter.

— Je veux bien rester ; mais, je vous en préviens, ce sera pour siffler votre amende honorable.

— Vous ajouteriez à ma gloire ; il vaut mieux la partager avec moi.

Melbachowski haussa les épaules, croyant avoir taquiné Diogène malgré tout, quand il venait, au contraire, de le fortifier dans ses résolutions et d’échauffer son héroïsme jusqu’à l’extravagance.

Le lendemain qui était un dimanche, au moment où la grand’messe allait finir, où le beau monde du chef-lieu, en riche toilette, quittait l’église pour se faire admirer, où la foule remplissait la place, Diogène, dans une tenue sévère, très pâle, la tête découverte, monta l’escalier conduisant au porche, s’arrêta, quand il fut au haut, et attendit.

Sa présence imprévue, sa pâleur, son costume, son attitude, éveillèrent et groupèrent aussitôt toutes les curiosités. On savait que Nadège était dans l’église ; qu’elle allait en sortir. Quel spectacle en se voyant, en s’abordant, ces deux époux allaient donner à la ville !

Lorsque Nadège, enveloppée de la tête aux pieds d’une pelisse de velours noir doublée de fourrure et appuyée au bras de madame Pirowska, se montra sous le porche suivie de Petrowna, de Léopoldine, on s’écarta pour lui laisser le passage libre et Diogène se trouva ainsi dans un espace vide, debout, devant sa femme.

Nadège pâlit à son tour ; mais aussitôt un doux sourire ralluma les couleurs éteintes. Diogène lentement, simplement, noblement, se mit à deux genoux, et au lieu de s’adresser à Nadège, qu’il n’avait pas à implorer, dont il n’avait plus de pardon à recevoir, il dit d’une voix haute, en étendant les bras à droite et à gauche :

— Écoutez tous ! Voici ma femme que j’ai offensée, abaissée, diffamée de la façon la plus indigne. Je ne mérite pas que son pied me touche. Je veux que vous soyez témoins de mon repentir et de ma pénitence, comme vous l’avez été de mes folies, de mes fautes, de mes crimes, envers l’honneur et l’amour.

La foule eut une rumeur généreuse. On croyait que Nadège n’était pas fléchie ; mais elle rassura d’un geste ceux et celles qui voulurent l’approcher pour intercéder en faveur de son mari. Celui-ci reprit, en s’adressant à elle :

— Tu pourrais me fouler aux pieds, Nadège, mais déjà tu m’as épargné. Impose-moi devant tous une épreuve ; je la subirai, et ce sera justice.

— La justice, — répondit à son tour Nadège en élevant sa belle voix sonore, — c’est de déclarer devant tous que je t’aime, que je t’ai toujours aimé, et que tu n’as pas besoin d’autre épreuve que celle-ci ; n’est-ce pas, mes amis ?

Tandis qu’elle attirait dans ses bras son mari qui s’était relevé, une acclamation unanime retentit.

Alors un homme sortit de la foule. C’était le vieux Gaskine, il s’avança vers Nadège, qui s’appuyait au bras de son mari.

— Panna, — lui dit-il, en la saluant avec émotion, — voilà de belles noces. Je savais bien qu’elles sonneraient un jour. Vous, pan Diogène, s’il ne vous est pas indifférent de savoir que le père Gaskine vous estime et vous demande la permission de vous aimer, soyez satisfait.

Le discours de Gaskine fut interrompu par un carillon de cloches qui sonnaient à toute volée. Jaroslaw, sur l’ordre de son père, avait couru dans l’église, et avait obtenu qu’on annonçât ainsi à tous les échos de la ville la grande fête improvisée.

Un cortège se forma pour reconduire jusqu’à la maison de Nadège ce couple extraordinaire. Une seule personne eut la force de bouder, mademoiselle Scharow ; quant à Melbachowski, dès qu’il apprit cet événement sans pareil, il se sentit stimulé par le désir d’en préparer un qui le valût. Il ne pouvait ni s’humilier devant Léopoldine, ni parodier, aux pieds de la directrice de la Vérité, la soumission de Diogène aux pieds de sa femme. Mais il réunit quelques jeunes gens, quelques fous de la ville, et avec la permission de Diogène, enchanté qu’un autre réalisât une folie de son goût, voici ce qu’il prépara pour le lendemain.

C’était dans l’après-midi, par un beau soleil qui hâtait le printemps. On vit un cortège bizarre (il faut dire qu’on approchait du carnaval), se mettre lentement en route, à travers la foule compacte que l’annonce de la cérémonie, rapidement répandue, avait amassée dans les rues.

Il sortait de la maison de Diogène qui, ce jour-là, était depuis le matin dans l’ancienne maison de Nadège Ossokhine, au bureau du journal la Vérité, pour mieux voir passer les funérailles de son orgueil. Il avait donné carte blanche à Melbachowski, voulant se réserver la joie de le siffler ou de l’applaudir ; c’était la dernière coquetterie d’un esprit moqueur.

En avant du cortège s’avançait à cheval un hérault d’armes, coiffé d’un bonnet de fou. Il était suivi par des musiciens en costumes turcs et tous également à cheval. Puis venait un enfant blond, beau comme un ange, vêtu en Amour, assis sur un ours apprivoisé qu’il dirigeait avec une chaîne d’argent.

Derrière l’Amour victorieux, venaient trois chars de triomphe, tirés par des hommes, affublés d’oreilles d’âne. Le premier était couvert de palmes triomphales et de roses. Sur un autel, on voyait un miroir et une collection du journal la Vérité.

On n’avait pas osé représenter d’une façon plus sensible Nadège et sa puissance.

Le char suivant était rempli de jeunes femmes et de jeunes filles qu’on avait choisies dans la population la plus honnête de la ville et de la campagne ; elles représentaient l’élément féminin, vainqueur par son essence même, sans besoin d’y joindre le génie.

Dans le troisième char enfin, Diogène avait accordé qu’on entassât les dossiers, les in-folios du fameux greffe de l’amour. Deux cavaliers avec un bonnet de fou, dont l’un portait au haut d’une perche une énorme pantoufle et l’autre un bonnet de nuit gigantesque, fermaient la marche.

Il faut bien se souvenir du pays où s’est passée la comédie que je viens de raconter, de l’époque qui excusait cette mascarade, et d’un grand besoin d’épanouissement, de gaieté, qui emplissait et dilatait les esprits les plus sérieux, pour comprendre, pour tolérer cette fête.

Nadège faisait contre fortune bon cœur. Elle eût voulu s’en tenir à la scène du porche. Elle avait redouté un épilogue grotesque ; elle n’osait s’en fâcher ; mais tout bas elle soupirait, sans pourtant s’empêcher de sourire.

Le cortège défila sous les fenêtres du journal, et Diogène invita Nadège à aller l’attendre avec lui sur la place de la ville, au balcon de la maison Pirowski.

C’était là en effet que la cérémonie devait s’achever. Au bout d’une heure, la mascarade, après avoir parcouru les grandes et les petites rues, vint prendre place devant un petit bûcher dressé au milieu de la place et gardé par deux hallebardiers dont Albert Durer semblait avoir dessiné les costumes.

Les dames et les jeunes filles descendirent de leurs chars. Les hommes attelés se dételèrent ; on mit sur le bûcher les in-folios, les cartons du greffe, et Melbachowski qui faisait partie de l’attelage du premier char, ordonna qu’on formât le cercle autour du bûcher, ôta ses oreilles d’âne qu’il jeta par-dessus les papiers amoncelés, et mit avec une gravité, comique dans sa solennité, le feu au bûcher.

La musique exécuta quelques mesures d’un requiem, puis éclata bientôt en fanfares joyeuses. Quand la flamme s’éleva en volutes rouges et jaunes, faisant voleter des fragments de ces archives, Melbachowski réclama le silence, et, s’approchant du balcon du Palais de bois, pour être bien entendu et pour associer du geste et de la voix Diogène à la manifestation, il dit d’une voix haute :

— Ainsi périssent tous les profanateurs de la loi naturelle ! Vous voyez, mesdames et messieurs, s’en aller en fumée et se réduire en cendres les monuments de la vanité, de la folie masculine. Les misogynes sont vaincus par la puissance de la beauté, par la force de l’esprit, par la douceur de la femme.

On applaudit ; et, comme tous les regards se tournaient vers le balcon en invitant en quelque sorte Diogène à s’associer par un mot à cette sentence, il se contenta d’approuver de la tête, puis il s’agenouilla devant Nadège et lui mit un baiser soumis et repentant sur la main.

Petrowna, qui avait Constantin à côté d’elle et qui rayonnait, car toutes ces folies répondaient à sa malice, un peu domptée, mais non supprimée, se pencha tout à coup vers le balcon, et, au grand étonnement de tous, s’écria de sa jolie voix claire et mordante, en répondant à Melbachowski :

— Nous aussi, nous sommes vaincues par l’amour.

Mademoiselle Scharow, qui était sur la place, au-dessous du balcon, s’avança et, levant une main maigre au bout d’un bras osseux, répliqua, en tendant le cou vers Petrowna :

— Je proteste, quant à moi. Aussi longtemps que je vivrai, je resterai misanthrope.

Amen ! répondit Diogène d’une voix retentissante.

Le rire fut général, et Nadège ne put s’empêcher de pardonner à son mari cet écho épigrammatique, qui châtiait l’inflexible mademoiselle Scharow.

Le cortège se dispersa ; les chars vides retournèrent au trot de quelques chevaux de louage dans les remises où on les avait ornés. Le bûcher s’éteignit. Melbachowski réunit les musiciens au café et les fit boire, tout Turcs qu’ils semblaient être, à l’émancipation indéfinie de la femme ; ce qui était un excès. Quant aux dames et aux demoiselles qui avaient figuré dans le cortège, on organisa plus tard pour elles un orchestre et une salle de danse, sous les arbres.

On causait et on souriait dans le salon de la Maison de bois.

Le vieux Barlet qui était peut-être bien pour quelque chose dans le plan et l’exécution de la cérémonie expiatoire, rayonnait, et déclara que depuis la naissance du roi de Rome, il n’avait jamais ressenti tant de joie. Il allait de groupe en groupe, ou plutôt de couple en couple, son dictionnaire de l’amour à la main, offrant de prouver que ce livre merveilleux, ayant prévu tous les cas, avait prévu celui-ci.

— Vous vous trompez, mon cher maître, — lui dit Petrowna en riant. — J’ai feuilleté votre bouquin. Il y manque, à la dernière page, une conclusion que je vous offre.

— Voyons, mademoiselle.

— C’est celle-ci : « Les martyrs ont toujours vaincu les tyrans ! »

— C’est que, dans mon pays, mademoiselle, le martyre féminin est inconnu.

— Alors, votre livre n’a pas la prétention d’être universel ; s’il tend à l’être, il doit avoir ce post-scriptum. Je le signerai au nom de tous mes compatriotes.

Barlet consentit à la correction du texte sacré.

Une semaine plus tard, une fête plus émouvante amusait la ville. Un cortège plus long, plus brillant, plus paré, parcourait encore les rues, mais partant du Palais de bois pour aboutir à l’église.

En tête marchait le vieux Gaskine, en beaux habits, ayant à sa gauche Jaroslaw en magnifique costume petit-russien, et, à sa droite, Karsowa, avec une couronne de mariée.

Puis Constantin marchait avec Petrowna qui portait aussi une couronne ; puis, le major étincelant des pieds à la tête, donnant la main à Léopoldine également fleurie et parée.

Derrière, les bras unis, sans couronnes visibles, mais avec une lumière dans les yeux, sur la bouche, marchaient Nadège et Diogène, qui voulaient célébrer, non pas leurs noces d’or ou d’argent, mais leurs noces de diamant.

Mademoiselle Scharow faisait seule le journal ce jour-là. Elle resta enfermée et ne parut pas ; mais Dieu sait les anathèmes qu’elle proféra à huis-clos. Ils manquèrent d’efficacité ; car on assure que tous les mariages qui furent bénis ce jour-là furent et sont encore exceptionnellement heureux.


FIN