L’Enlumineur sacré

Charpentier (p. 44-47).


L’ENLUMINEUR SACRÉ


Sous les petites coupoles de plâtre que dore le soleil, les boutiques s’alignent, minuscules, inégales comme des alvéoles. Les comptoirs branlants sont de planches brutes.

Dans la lumière exaspérée, les mouches bourdonnent, alléchées, grisées par le suc fermenté des dattes.

Les ombres violettes, très brèves, coupent l’éblouissement des choses, et l’accablement de l’heure tait les bruits.

Le maître de l’une des boutiques, assis sur une caisse, accoudé sur le comptoir, le capuchon rabattu sur le front, sommeille, l’œil mi-clos, dans la pose assoupie, mais vivante, du félin au repos.

Dans le fond, sur une natte, Si El Hadj Hamouda s’applique au travail patient d’enluminure qui délaie en douceur la monotonie des heures : il copie, d’un kalâm expert, les paroles des Livres, ornant d’or et de cinabre les pages ambrées, après avoir pieusement inscrit sur la première la formule : « Ne le touchez, si vous n’êtes pur. »

Lentement, d’une main calme et agile, Hadj Hamouda enroule en volutes les caractères de rêve, les encadre d’arabesques déliées, où les rouges et les verts rehaussent les ors pâlissant, sépare les versets par de petites étoiles naïves, en guise de points.

La feuille de parchemin simplement posée sur son genou, ses encres en de petites tasses ébréchées, l’enlumineur travaille, malgré la lourdeur amollissante de l’air, malgré l’obstination des mouches.

Enveloppé de burnous blancs, encapuchonné, un long chapelet au cou, Hadj Hamouda, de visage émacié et brun, de traits réguliers, la barbe grisonnante à peine, poursuit son œuvre patiente. Son regard est calme, éteint, et l’ambition y paraît à peine. Parfois, une ombre de sourire passe sur sa lèvre, quand lui plaisent la bonne ordonnance d’une page, la grâce d’une vignette.

Il vit de ce travail charmant, en une insouciance heureuse, en cette boutique qui l’abrite, avec la piété hospitalière de l’Islam. Après des années, il y reste toujours l’hôte discret, ne se mêlant pas du mouvement journalier, presque pas même des conversations.

Parfois, quelque vieux taleb, distingué et poli, aux gestes graves, vient s’asseoir sur la natte du calligraphe après avoir baisé son front en signe de respect. De nombreux salam, sans hâte, puis des discours lents, où passent des choses très vieilles.

Les enfants eux-mêmes n’osent venir jouer devant la boutique, et la présence de Hadj Hamouda la sanctifie presque.

Aux heures où l’appel plaintif des mouedden plane sur El-Oued, l’enlumineur se lève, rejette ses burnous sur son épaule, d’un geste ample et beau, et s’en va à la mosquée des Messaâba.

Entre les dernières maisons du ksar et les premières dunes qui continuent les coupoles en teintes plus claires, un dôme gris s’élève, sur des murs bas et effrités, dans un enclos où de jeunes dattiers tamisent en bleu l’ardeur de la lumière.

Près du puits à hottara[1], dont l’armature grince, lourde et criarde, dans un bassin de plâtre, les fidèles font les ablutions rituelles.

Puis, dans l’intérieur fruste et nu, sur les nattes desséchées, jaunies, ils se prosternent ensemble en attestant l’unité absolue de Dieu.

Hadj Hamouda, au premier rang, récite à voix haute les versets chantants : le plus savant parmi les assistants, il est l’imam.

Après, du même pas lent, il regagne sa boutique où il reprend son kalâm et son travail suranné.

Le soir, à l’heure rouge où le soleil embrase le ksar, Hadj Hamouda, toujours seul, promène son rêve restreint, doux, sa mélancolie sans motifs extérieurs, au sommet des dunes, sur les pistes grises, entre les tombeaux disséminés.

Parfois, il s’arrête, les mains levées et ouvertes devant lui comme un livre, et il dit une fatiha[2] devant quelque tombeau anonyme ou quelque koubba blanche, esseulée dans le désert.

Après la prière de l’Acha, il rentre dans la boutique et reprend sur sa natte la prière commencée à la mosquée. Assis, la tête penchée, il égrène son chapelet, l’œil voilé d’un rêve plus lointain.

Puis, sur l’humble couche, toujours solitaire, il s’endort, sans regrets et sans désirs.

Exempt de colère et de passion, sans famille, sans soucis, Hadj Hamouda vit, attendant en paix l’heure inconnue…

  1. Hottara, armature de puits en troncs de palmiers, dans le Souf.
  2. La Fatiha (sourate de l’Ouverture) la première du Korân.