L’Enlèvement de Céline

E. Dentu, éditeur (p. 1-56).

L’ENLÈVEMENT DE CÉLINE



Du côté de Tours il est un bourg de peu d’étendue, mais dont les alentours sont charmants. Les maisons y sont mal alignées et de construction fort médiocre ; mais il n’est pas un seul habitant, même le plus pauvre, qui ne possède derrière son modeste logis un petit jardin qui lui donne un certain attrait.

C’était un soir de décembre 1825. Dans une de ces habitations dont le rez-de-chaussée formait sur la rue une boutique de mercerie, bien mesquine si elle eût été à Paris, mais qui était une des plus brillantes du pays, dans cette maison dis-je, causaient au coin d’un bon feu, dans la chambre qui tenait à la boutique, un homme et une femme.

C’était madame Micheleau, la propriétaire de la maison, et M. Bazu, son voisin et ami, le menuisier de l’endroit.

— Votre petite Céline n’est point malade, allez, madame Micheleau, lui disait celui-ci, tranquillisez-vous sur elle.

— Mais alors qu’est-ce qui la tourmente, elle si rieuse d’habitude, si causeuse ? Elle ne dit rien et elle semble triste.

— Eh ! eh ! dites donc, n’a-t-elle pas bientôt dix-sept ans ?

— Elle les aura le jour de l’an, mon cher monsieur ; le bon Dieu me l’envoyait ce jour-là pour mes étrennes.

— Et c’en était de bien douces, madame Micheleau, car elle est tout plein gentille cette chère enfant, et mignonne et travailleuse ; elle a enfin tout ce qu’il faut pour faire une excellente ménagère ; et si je puis vous donner un conseil, c’est de la marier, et tous les petits ennuis qu’elle éprouve disparaîtront.

— Vous croyez, monsieur Bazu ?

— Ce n’est pas autre chose qu’il lui faut, ma chère dame, et si vous me voyez si tard près de vous, ce n’est que pour vous parler de cela : Il me serait si doux que mon fils Thomas, si rangé, si intelligent et dont on dit tant de bien depuis huit ans qu’il est à Marseille, devînt votre gendre ! C’est un bon sujet et il ferait le bonheur de votre fille.

— J’en suis persuadée, mon voisin, et ce n’est pas cela qui m’inquiète ; mais elle est encore bien jeune, et puis, depuis ces huit ans-là ils ne se sont point vus ; ce n’est pas que je refuse, mais avant toute chose il faudrait qu’ils eussent une entrevue.

— C’est bien à quoi je pense aussi, ma chère dame ; il doit précisément venir au mois de mai prochain, et il ne tient qu’à moi de lui écrire d’avancer le terme de son voyage.

— C’est inutile, nous attendrons ce temps. Est-il toujours dans le même magasin de nouveautés ?

— Oui, mais je crois qu’il parle d’aller à Paris, cependant ce n’est pas encore certain. Pour en revenir à ce que nous disions tout à l’heure, ces deux jeunes gens ne sont pas non plus étrangers l’un à l’autre, ils ont si souvent joué ensemble dans leur enfance ; d’un autre côté, Thomas est aujourd’hui un beau garçon d’une belle tenue, et Céline serait bien difficile s’il ne lui plaisait pas.

— Assurément, et si elle consent je ne m’y opposerai pas, mon cher et digne ami, loin de là ; je me souviens toujours de vos bons procédés à mon égard à une époque bien triste, celle où je perdis mon pauvre mari, lorsque, quittant pour moi votre ouvrage qui pressait, vous alliez à Tours, où je ne pouvais aller moi-même, et défendiez mes intérêts dans cette maison qui fit faillite et dans laquelle j’avais engagé tous mes fonds.

— Ne pensons plus à cela, madame Micheleau, entre bons voisins on se rend de ces services.

— Et dès demain j’en parlerai à Céline, reprit-elle, je verrai si elle n’a pas d’antipathie pour ce mariage ; mais pour le conclure nous attendrons le mois de mai ; et si à cette époque ils se conviennent, ce sera une affaire terminée.

Et ces deux personnes se séparèrent en se donnant une franche et cordiale poignée de mains.

Céline, objet de cet entretien, était heureuse près de sa mère qui l’adorait ; bien qu’elle fût ouvrière, elle n’était point obligée pour vivre de s’astreindre à des veilles fatigantes, car madame Micheleau possédait quelque aisance.

Cependant Thomas et Céline ne pouvaient avoir d’inclination l’un pour l’autre ; ils se connaissaient à peine, puisque, comme nous venons de l’apprendre, ils ne s’étaient point vus depuis leur enfance, par la raison que les communications étant dans ce temps-là beaucoup plus difficiles qu’elles ne le sont aujourd’hui, on s’abstenait de voyager.

Le lendemain madame Micheleau en parla à sa fille, car cette alliance eût comblé les vœux du menuisier, et la veuve, bien qu’elle fût plus riche que lui, ne voulait pas le refuser pour le motif que nous connaissons ; depuis trois ans que datait son veuvage elle était l’obligée du brave homme.

Mais Céline refusa. Ce qui lui faisait éprouver de la répugnance pour ce mariage, c’est que ce nom si plébéien lui déplaisait horriblement, elle ne voulut pas être madame Thomas Bazu, et supplia qu’on ne lui en parlât plus.

Sa mère ne voulant point la contrarier en cette circonstance, s’excusa de son mieux auprès de son voisin, et sans regarder cette affaire comme définitivement manquée, on résolut d’attendre tout des événements.

On n’en parla plus à Céline qui, malgré cela, restait soucieuse, et l’on ne savait à quoi l’attribuer.

Quant au père Bazu, il supposa qu’une autre inclination était la cause de cette tristesse et il dut renoncer à ses projets ; mais il se trompait, ce qui rendait Céline rêveuse, c’est qu’elle avait eu d’une de ses amies quelques vieux romans de chevalerie qu’elle avait lus en cachette de sa mère.

Alors depuis ce jour sa tête travaillait, son imagination inventait, elle ne rêvait plus qu’aventures galantes, qu’amours chevaleresques accompagnées d’enlèvement.

Ayant reçu un peu plus d’éducation que les personnes de sa classe, elle ne devait pas, selon elle, rester ouvrière, elle méritait un rang plus élevé. Combien de jeunes filles du reste ont voyagé comme Céline dans le pays des chimères avant de rentrer dans la vie réelle ?

Elle se souvint que l’année précédente elle était allée à Paris passer quelques jours chez madame Dublin sa tante, laquelle tante avait une amie intime qui tenait un atelier de couturière, elle ne donna donc ni trêve ni repos à sa mère qu’elle n’eût obtenu d’elle d’aller se fixer dans cette ville et d’entrer dans cet atelier sous prétexte de se perfectionner dans son état.

Madame Micheleau qui la voyait soucieuse, pensa qu’elle avait besoin de distraction, et elle ne vit pas d’inconvénient à lui accorder ce qu’elle demandait.

Elle la recommanda donc à madame Dublin, la pria de la loger chez elle, en un mot de lui servir de mère, et Céline partit avec une dame de leur connaissance qui, pour des affaires qui la concernaient, se trouvait obligée de faire ce voyage.

Arrivée à Paris, les deux voyageuses se séparèrent et Céline se fit conduire au lieu de sa résidence.

Quelques jours après elle était installée dans un atelier du Faubourg Saint-Germain, situé à l’entresol, ayant vue sur la rue, et ses yeux parfois plongeaient dans cette rue pour voir s’il n’y avait pas quelques soupirants arrêtés sous la fenêtre près de laquelle elle travaillait.

Mais Céline était depuis quinze jours à Paris, et elle n’avait encore vu aucun chevalier galant, aucun regard non plus ne s’était attaché sur elle avec passion.

Quand elle sortait le soir de son atelier, aucun beau jeune homme pâle et rêveur n’avait tenté de la suivre.

Cependant bien que sa toilette fût simple, Céline était gentille. Petit pied, main blanche, bouche mignonne, doux regard, front candide, elle avait en un mot tout ce qu’il faut pour inspirer une passion, si de nos jours la passion en amour existait.

Toutefois, comme une jolie fille ne peut manquer tôt ou tard d’être remarquée, Céline devait trouver son Céladon.

Un soir qu’elle regagnait le logis de sa parente, elle fut suivie par un monsieur de trente à trente-cinq ans qui enfin l’aborda ; elle tressaillit comme un oiseau, son cœur palpita, c’était probablement là le héros qui devait unir sa destinée à la sienne, après avoir toutefois passé par toutes les phases de l’amour.

Mais au moment où il l’abordait, on était devant la porte de madame Dublin, il ne put convenablement mettre beaucoup d’insistance dans cette première entrevue, et il se retira.

Ce monsieur avait une physionomie agréable, à sa mise, à sa tournure, il lui parut d’une élégance parfaite, tout en lui selon elle dénotait le gentilhomme. Céline ne dormit pas de la nuit, elle avait son roman, elle était aimée, elle ne s’ennuyait plus.

Le lendemain elle le revit, et comme la veille il voulut lui parler, mais elle, comme toute jeune fille qui a des mœurs, se défendit de l’écouter, faiblement pourtant, car elle était très-désireuse d’entendre une déclaration d’amour, la première qu’elle eût entendue.

Mais, hélas ! au lieu d’une déclaration comme on en voit dans les romans, ce monsieur lui fit assez cavalièrement une proposition très-risquée, comme tout parisien de cet âge à l’égard d’une grisette de mœurs légères.

Céline, à ce langage, faillit s’évanouir, elle se sentit horriblement froissée. Grands dieux ! était-ce là ce qu’elle avait rêvé ? Ainsi ce monsieur qui devait faire du sentiment à perpétuité, arrivait de suite à un dénoûment si maladroit !

Alors elle regarda son séducteur, et elle lui trouva ce soir-là le teint enluminé, les yeux alanguis, la parole lente et embarrassée, le ton vulgaire. Bref ! elle fut désillusionnée, elle hâta le pas pour témoigner qu’elle ne voulait pas en entendre davantage, et, dans l’amertume de ses pensées, elle se dit que ce monsieur, qu’elle croyait très-comme il faut, n’était probablement qu’un homme grossier.

Mais à son âge on est riche en illusions, elle s’endormit en rêvant à des amours plus poétiques, et le lendemain elle se réveilla avec de nouvelles espérances.

Céline était un peu vaine et très-ambitieuse dans ses projets de conquêtes. Elle avait refusé d’épouser Thomas Bazu, qui devait avoir les mains rouges et le visage commun comme son père, parce qu’elle ne désespérait point de captiver soit un comte, soit un marquis, lequel comte ou marquis, ne pouvant l’épouser à cause de sa naissance, l’aimerait avec passion et éternellement, car dans les romans les difficultés excitent toujours l’amour.

Néanmoins, en venant à Paris, son intention était de plaire, mais de résister à toutes les séductions, car elle avait été élevée dans des principes sévères. Être le rêve d’un homme de qualité, le but de ses pensées, n’était-ce pas tout ce qu’il fallait pour remplir le cœur ?

Au surplus, elle n’était qu’une enfant, et savait-elle ce qu’elle voulait ? Elle voulait des émotions pour combler le vide de son existence, elle avait soif d’événements.

Céline, un jour vit passer sous les fenêtres de l’atelier un jeune homme de dix-huit à vingt ans ; lequel fut abordé par quelqu’un qui lui dit ces mots :

— N’est-ce pas demain que vous venez chez nous, M. le marquis ?

— Si fait, répondit celui-ci, vous pouvez compter sur moi.

Et ils se séparèrent. Elle suivit des yeux le jeune homme, et alors elle remarqua qu’il avait de la tournure, une jolie taille, qu’il était mince et avait le petit pied, sa toilette aussi lui semblait irréprochable.

Depuis plusieurs jours il passait, et elle avait bien vu qu’il soupirait pour elle ; mais, devenue défiante par la déception qu’elle venait d’éprouver, elle avait feint de ne pas s’en apercevoir.

Mais aujourd’hui elle ne pouvait plus se tromper sur le rang de ce nouvel adorateur, puisqu’on venait de le qualifier du titre de marquis.

Il la suivit le soir et essaya de lui parler, mais Céline doubla le pas, par la raison que, d’après ses idées romanesques, on ne devait accorder pareille faveur à un jeune homme qu’après l’avoir laissé soupirer pendant bien longtemps.

Cela, du reste, ne paraîtra pas trop invraisemblable pour celui qui connaît la provinciale.

Elle est généralement sentimentale, poétique et prude quelquefois. En province, on s’aime longtemps du regard avant que de se le dire. Quand un homme suit une femme, il y apporte, pour ne pas encourir sa disgrâce, des précautions inouïes. Il soupire longtemps, et bien souvent il ne réussit pas à obtenir d’elle autre chose qu’un regard, par le motif que, dans une petite ville, on est presque toujours remarqué, et la femme un peu comme il faut ne se laisse pas facilement aborder dans la crainte de se compromettre.

Nous disions donc que Céline doublait le pas, de sorte que l’amoureux qui était timide ne pouvait venir à bout de lui parler.

Mais à vingt ans on ne se rebute pas au premier échec, Céline, pendant quinze jours, fut suivie de son amoureux marquis.

Seulement, comme elle avait encore d’autres idées que les vieux romans qu’elle avait lus lui avaient suggérées, pour être en tout pareille à leurs héroïnes, elle se disait qu’il aurait dû lui avoir déjà glissé dans la main, ou fait remettre par quelqu’un une déclaration d’amour bien exprimée, puisqu’à vrai dire elle était cruelle et ne laissait pas à l’infortuné la liberté de lui parler. À part cela, c’était bien là l’amour qu’elle comprenait, c’était l’amant qu’elle avait toujours rêvé.

Mais un jour, jour fatal, ou plutôt jour heureux, puisqu’il lui fit ouvrir les yeux, Céline fut priée de porter une robe chez une cliente. Arrivée au haut de l’escalier, elle se trompa de porte, entra dans un autre logement, et vit son beau marquis assis, les jambes croisées, non pas sur de moelleux coussins, comme dans les contes orientaux, mais bien sur l’établi d’un tailleur et piquant un gilet. Elle resta stupéfaite.

— M. le marquis, fit-elle, sans trop savoir ce qu’elle disait.

— C’est moi, mademoiselle, répondit le jeune homme, agréablement surpris en la voyant entrer.

— Comment… vous vous nommez ?

— Lemarquis, oui, mademoiselle, pour vous servir.

Céline comprit sa bévue, elle balbutia quelques excuses en disant qu’elle se trompait de porte, et se retira. Ainsi ce jeune homme n’était autre qu’un ouvrier tailleur du nom de Lemarquis. Quelle singulière méprise !

Adieu encore une fois à son édifice de beaux sentiments avec les grands seigneurs. La jeune fille cette fois se trouva corrigée de viser si haut, et un peu refroidie à l’endroit des aventures galantes.

De confondre ainsi la position des personnes au seul aspect de leur tenue ou de leur physionomie paraîtra peut-être invraisemblable.

Cependant, on me permettra de dire que la nature a ses bizarreries, et qu’en observant les types, il en existe qui sont en désaccord avec les personnages qu’ils représentent.

Ainsi, tel monsieur sorti du grand monde sera porteur d’une physionomie vulgaire, tandis que tel autre, pris dans la petite bourgeoisie et même dans la classe ouvrière, aura parfois dans le maintien et sur le visage une certaine noblesse qui le fera prendre au premier abord pour une personne de distinction.

Mais ces deux personnes, voyez-les dans le même salon, il est certain qu’on ne pourra plus se tromper, parce que l’homme du monde se fera reconnaître par un langage et des manières que l’autre sans doute n’aura pas.

Mais ici, il s’agit d’une toute jeune fille qui ne sait rien des mœurs et des habitudes de Paris. Et dans ce tohu-bohu de monde dont la mise à quelque chose près se ressemble, en considérant aussi que les Parisiens, hommes comme femmes, ont un certain cachet que n’ont pas toujours les provinciaux, on ne sera plus surpris des bévues de Céline, d’autant plus qu’elle ne permettait pas à ses soupirants d’engager une conversation avec elle, elle ne pouvait donc comparer leur langage.

Il venait quelquefois à l’atelier de madame Frémont une dame d’une soixantaine d’années, une cliente très-causeuse et d’un esprit assez original. Céline l’avait d’abord prise pour une douairière, mais elle sut ensuite que c’était tout simplement la femme d’un commissaire-priseur.

Cette dame qui, dans sa jeunesse, avait été elle-même très-sentimentale, et se flattait d’avoir eu son petit roman, avait alors quelque prétention d’en faire. Par son caractère, elle était en quête de tous les événements, brodait sur toute chose, et faisait des mystères sur des riens.

Elle avait remarqué notre jeune ouvrière, et soit qu’elle ne pût sortir de son habitude, elle la traitait un peu en héroïne de roman ; elle la trouvait mignonne et gracieuse, enfin si gentille, qu’elle ne l’appelait que la belle Céline.

Peu expansive avec ses compagnes, un peu prude, la jeune fille ne parlait jamais de ses aventures.

L’atelier se trouvait en face de l’hôtel d’un haut personnage. Un jour une voiture élégante s’arrêta devant cet hôtel, et il en descendit un vieillard et un jeune homme ; ce dernier, d’une belle physionomie, d’une tournure agréable, aperçut Céline et sembla subitement épris d’elle en la voyant.

Cette voiture en face de la fenêtre donna lieu à quelques propos parmi les jeunes ouvrières.

— Voici le comte de T… qui rentre, dit l’une d’elles nommée Francine, il ramène avec lui un jeune homme ; un de ses amis probablement, qui revient de la campagne avec lui, car on retire de la voiture des boîtes et des cartons.

— Un ami du comte ! exclama Coralie, ce monsieur m’a plutôt l’air d’un commis de magasin qui vient avec les achats que le comte a faits, et dont il n’aura pu solder la facture, n’ayant pas sur lui les fonds nécessaires.

Quoi qu’il en soit, le comte entra ainsi que le bel inconnu et la porte se referma sur eux.

Céline, qui n’était plus aussi avide de plaire aux gens titrés depuis ses mésaventures, aima mieux croire Coralie que Francine dans leurs conjectures sur le jeune homme.

Cependant celui-ci l’occupait, et tout en travaillant, elle tâchait encore de voir dans la rue ; bientôt elle le vit sortir et il attacha de nouveau sur elle un regard bien tendre.

Céline éprouvait pour lui ce qu’elle n’avait encore éprouvé pour aucun autre. Elle l’attendit les jours suivants, mais elle ne le vit plus, à son grand regret. Trois semaines se passèrent ainsi, elle désespérait de le revoir.

Cependant, un jour madame S… la cliente si romanesque, se trouvait à l’atelier, et, comme toujours, elle ne tarissait point d’éloges sur elle.

— C’est un ange pour la douceur que cette petite Céline, disait-elle, et puis elle travaille bien ; tenez, madame Frémont, j’ai des vues sur elle, et je vous l’enlèverai quelque beau jour. Ma cousine, qui demeure dans un vieux château du côté de Saint-Ouen, me prie de lui envoyer une bonne couturière, et il y aura probablement de l’ouvrage pour plusieurs jours, vous voudrez bien y aller, n’est-pas, belle Céline ; au jour fixé je saurai vous dire comment il faudra vous y rendre.

Nous savons qu’à cette époque les chemins de fer et les omnibus n’existaient pas.

Mais Céline dans ce moment n’était guère à ce qu’on lui disait, car le beau jeune homme de ses rêves venait de sonner à la porte de l’hôtel, et un long regard qu’il lui jeta témoignait bien tout son amour.

La jeune fille rougit et baissa les yeux.

Bien que dans son trouble elle n’eût pas fait grande attention aux propos de madame S…, elle avait néanmoins compris qu’il s’agissait d’aller travailler chez une de ses parentes, et elle avait répondu distraitement qu’elle le voulait bien ; puis la vieille dame était partie.

Depuis ce jour elle vit le jeune homme, il l’attendait à la sortie et la suivait à distance. Céline demeurait avec sa tante dans la rue du Four-Saint- Germain ; chaque dimanche elle allait à la messe à Saint-Sulpice.

Nous étions en carême, et tous les soirs elle allait également entendre le sermon, et presque toujours il était là quand elle sortait de l’église ; elle trouvait cet incident romanesque, il rappelait assez les mœurs espagnoles.

Certain soir il l’aborda et essaya d’entrer en conversation avec elle ; Céline, craignant de se compromettre, s’en défendit. Élevée dans de bons principes, elle sentait intérieurement qu’elle ferait mal de causer le soir avec lui.

Cependant le lendemain le jeune homme fut un peu plus heureux, quelques mots furent échangés ; le jour d’après il lui glissa quelques compliments que la jeune fille accueillit en rougissant beaucoup ; il essaya ensuite de lui prendre la main, mais elle la retira et s’éloigna d’un air mécontent ; elle était enfin très-réservée, et il n’avançait pas beaucoup dans cette intimité.

Elle lui parut timide et scrupuleuse ; malgré cela il ne se rebuta pas trop vite, parce que l’émotion de la jeune fille, son air radieux quand il s’approchait d’elle lui faisaient présumer qu’il ne lui était pas indifférent.

Cependant, après quelques jours de cette insistance, il comprit probablement qu’il n’obtiendrait rien, Céline ne le revit plus.

Son étonnement fut grand, son imagination enfanta mille chimères. Quoi ! ne l’aimait-il plus ; ou bien des parents barbares avaient-ils découvert son inclination et l’empêchaient-ils de s’y abandonner ?… Comment, ce jeune homme qui semblait l’adorer, qui la suivait depuis plusieurs jours, l’avait déjà oubliée ? était-ce possible ?

Car elle croyait à l’amour profond, durable ; elle ignorait que très-souvent on traite ce sentiment avec légèreté. Pauvre Céline, elle eût frémi d’horreur si elle eût su qu’il est des hommes qui se moquent de la femme qui leur a confié son honneur, comme d’un ami trop bon enfant auquel on a chipé un bon dîner.

Céline était désespérée ; quelle qu’eût été la position de ce jeune homme, elle n’aurait certainement pas dédaigné de l’épouser, et elle éprouvait déjà quelques regrets de ne l’avoir pas écouté.

Cependant certain soir qu’elle se rendait tristement au logis, elle aperçut non loin d’elle un monsieur. À sa taille, à sa tournure elle crut le reconnaître, elle hâta le pas, alors il se retourna.

Ah ! quelle singulière méprise ; ce n’était pas lui, ce monsieur avait un nez de carton, un menton d’argent ; c’était un masque enfin, et ce masque recouvrait probablement quelques plaies, et Céline qui compatissait aux peines d’autrui déplora tant de malheurs, et tout en rêvant aux infortunes de la vie elle se trompa de chemin, prit une rue en démolition et se mit dans la boue jusqu’à la cheville. Elle rentra avec ses brodequins perdus et la robe qu’elle mettait pour la première fois, un peu endommagée.

Certain dimanche Céline se trouvait seule chez sa tante ; madame Dublin venait de partir pour la campagne, pour se rendre à une réunion de créanciers dans une faillite dans laquelle elle perdait une assez forte somme, et elle ne devait revenir que le lendemain. Le facteur vint et remit à la jeune fille une lettre à son adresse ainsi conçue :

« Vous n’étiez pas hier à votre atelier, belle Céline, et je n’ai pu vous voir. — Je vous enlève, comme c’est convenu. Vous allez tous les soirs à Saint-Sulpice ; pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer ici, trouvez-vous ce soir, à la sortie du sermon, au bas des marches de l’église, du côté de la rue Garancière, vous trouverez une voiture avec un domestique ; dites votre nom à ce dernier, et il vous conduira au château dont je vous ai parlé ; il a ses instructions, fiez-vous à lui, ma belle amie, et partez en toute sécurité ; on n’en veut pas une autre que vous. Tout à vous, cher ange !… »

Il y a des gens qui ont une signature qui n’en est pas une ; celle-ci était illisible, impossible de la déchiffrer.

On conçoit que cette lettre fit une vive impression sur cet esprit romanesque, — que signifiait-elle donc ? Évidemment, elle lui venait de son bel inconnu. Elle relut ces mots : « Je vous enlève, comme c’est convenu, » et puis ceux-ci : « Il vous conduira au château dont je vous ai parlé. »

Elle pensa qu’il lui avait déjà écrit et que le billet était tombé aux mains de sa tante, car il connaissait son adresse, puisqu’il l’avait suivie, et il pouvait croire qu’elle vivait seule ; elle ne lui avait point dit qu’elle demeurait avec une parente.

— Quel bonheur, se dit-elle, que celui-ci n’ait pas le même sort ! Ainsi, il m’aime toujours, et moi qui l’accusais, pauvre jeune homme !

Bien qu’elle se sentît flattée de ce qu’on voulût l’enlever, puisque cela rentrait dans ses idées romanesques, c’était quelque chose cependant qui lui inspirait un certain effroi. — Un enlèvement, répétait-elle ; ce ne peut être un commis marchand, il n’aurait pas de ces procédés-là ; d’ailleurs, on parle de château, un commis ne peut avoir de château. Francine ne se trompait donc pas en pensant que c’était un ami du comte ; au surplus, il m’a paru très comme il faut, ce jeune homme, et ce n’est pas impossible.

Elle devisa ainsi pendant une bonne heure ; puis elle se prit à faire d’autres réflexions, et comme un liquide en ébullition sur lequel on vient de verser quelques gouttes d’eau froide, sa tête se calma.

— Ce que je suppose là est absurde, se dit-elle, on ne pense point à m’enlever ; cette lettre est en quelque sorte sans signature, on ne peut donc la prendre au sérieux ; c’est probablement une mystification. Allons, j’étais une folle, n’y pensons plus.

Cependant, comme elle y pensait toujours, elle sortit pour faire trêve à son imagination ; puis l’heure du sermon vint ; elle fut distraite tout le temps. Le salut fini, ce ne fut pas non plus sans ressentir une grande émotion qu’elle sortit de l’église.

Elle avait projeté de ne pas aller du côté indiqué dans la lettre ; mais la curiosité, puis je ne sais quoi, comme si quelque chose d’invisible la poussait, fit qu’elle prit celui-là.

Elle descendit les marches, et quelle ne fut pas sa surprise de voir la voiture désignée ainsi que le domestique ! Elle resta comme pétrifiée d’étonnement.

— C’est donc vous qu’êtes mam’zelle Céline Micheleau ?… lui dit celui-ci. Eh bien ! alors, montez et dépêchons-nous, car je suis diantrement pressé.

Et avant qu’elle ne fût revenue de sa surprise, il la hissa dans la voiture, ferma la portière et remonta sur son siége. — « Hue, cocotte, dit-il, en touchant le cheval » ; et l’on partit. Céline, un moment abasourdie, revint à elle.

— Cocher ! cocher ! cria-t-elle.

Mais le bruit des roues sur le pavé empêcha qu’il n’entendît ; il faisait, de plus, un vent assourdissant.

— C’est singulier, se dit-elle, ce cocher qui me met dans cette voiture presque malgré moi, et qui ne me répond pas… Ah ça ! c’est donc vraiment un enlèvement.

Il faut dire aussi que le cocher était un peu gris, et elle ne s’en apercevait pas. Elle frappa plus fort à la vitre et l’appela de nouveau. La voiture se ralentit, puis enfin s’arrêta.

— Qu’est-ce que vous voulez, mam’zelle ?

— Mais où donc me conduisez-vous ?

— Où c’que je vous conduis ?… Est-ce que vous n’êtes pas mam’zelle Céline Micheleau ?

— Si fait.

— Est-ce que vous n’avez pas reçu la lettre qui vous donne rendez-vous à la porte de l’église ?

— Si, mais…

— Eh bien ! en ce cas, faut pas s’amuser, car il se fait tard… Hue ! Cocotte !

Et la voiture reprit son trot. — « C’est un enlèvement à n’en pas douter…, se dit-elle. Cet homme qui ne me laisse pas parler… il s’est bien sûr entendu avec son maître… mais je ne veux pas qu’on m’enlève. »

Elle se précipita sur la portière pour s’élancer dehors, mais elle n’aurait pas été fâchée que quelqu’un se fût trouvé là, derrière elle, pour l’en empêcher, car, malgré la bizarrerie de la situation et l’effroi qu’elle lui causait, son amour-propre était flatté, elle était l’héroïne d’un roman.

Maintenant, soit que le désir d’en voir le dénoûment lui rendît la main plus faible, soit que la portière fût dure à ouvrir, elle ne put y parvenir.

Était-elle donc prisonnière ?… À vrai dire, elle se vit obligée d’en prendre son parti. — « Laissons cet homme, se dit-elle, il a probablement sa consigne et je le questionnerais en vain. Au surplus, comme je ne suis pour rien dans ce qui arrive et que je ne puis arrêter la marche des événements, je saurai bien lutter avec quiconque tenterait de me séduire.

Elle l’aimait bien pourtant lui ; mais plus le danger était imminent et plus sa gloire serait belle, car c’était un cœur vaillant, elle eût été au devant du péril, comptant sur son énergie pour le vaincre. Si, par exemple, elle fût née sous Louis XV, et qu’elle eût été digne d’être une héroïne du Parc aux cerfs, elle eût été de force à résister à tous les seigneurs de la cour, et au beau monarque lui-même.

Céline remarqua que la voiture était un peu mesquine et la livrée du domestique assez médiocre, elle pensa que son gentilhomme était pauvre ; mais à dix-sept ans on aime avec tant de désintéressement que l’amour dans son cœur n’y perdit rien.

La nuit n’était pas très-obscure, la lune, bien que voilée par les nuages, l’éclairait, mais le vent était grand et la pluie menaçait de tomber. On marcha pendant une bonne heure, car les chemins à cette époque étaient encore assez mauvais, puis on entra dans un village ; mais Céline, qui ne connaissait pas les alentours de Paris, ne savait pas où elle se trouvait.

Bientôt on s’arrêta devant une maison dont la porte était toute grande ouverte. Alors le cocher descendit de son siège et ouvrit la portière.

— Enfin, dit Céline, nous allons pouvoir nous expliquer. Où sommes-nous et chez qui me faites-vous descendre ?

Mais le domestique ne prêtait qu’une faible attention à ce qu’elle lui disait, il ne s’occupait que du temps qui était très-mauvais.

— Sapristi ! fit-il, quel vent ! bon Dieu ! quel vent ! j’en suis tout ahuri.

Selon toute apparence, il avait conscience de ce qu’il faisait, et croyait l’emmener de son plein gré. Et Céline, qui n’était point trop fâchée d’être enlevée, ne mettait peut-être pas toute l’insistance qu’il eût fallu mettre dans les questions qu’elle lui adressait ; cependant elle reprit :

— Mais répondez donc ! je vous demande où nous sommes ?

— Où c’que nous sommes, mam’zelle, pardié ! où c’que nous sommes ? ce n’est pas difficile à voir ; nous sommes arrivés, quoi ! Faut descendre… Tenez, voyez-vous c’te lumière, là-bas, au fond de la cour, c’est par-là que vous attend la servante, la pauvre vieille s’impatiente peut-être…

En parlant ainsi, il l’avait fait descendre, après quoi, il remonta sur son siège.

— Eh bien ! où allez-vous donc ? lui demanda-t-elle. Vous n’entrez donc pas avec moi ?…

— Moi, non, merci, ma commission est faite, et il faut que je me rende tout de suite à la maison, car je suis déjà en retard, et ma femme va me gronder.

— Mais chez qui suis-je donc ? reprit-elle en voyant qu’il s’apprêtait définitivement à partir, dites-moi donc son nom, au moins.

Le cocher croyait à une distraction de sa part, et il lui dit :

— Son nom ? comment, vous ne vous en souvenez plus. Ha ! ha ! ha ! elle est bonne, celle-là, le vent vous fait donc comme à moi perdre la boule… Bon, v’là qu’il emporte mon chapeau, à présent… Son nom, pardié, c’est Derozel ! quoi ? — Est-elle cocasse, c’te petite, fit-il à part lui ; ma parole elle est à mettre sous cloche. Allons, je me sauve, car il ne fait pas chaud, allez trouver la mère Jeanne. Bonsoir, mam’zelle. Ah ! quel tonnerre de vent ! Hue, Cocotte !…

Et la voiture partit remontant la route.

Voilà donc Céline toute seule au seuil d’une maison qu’elle ne connaissait pas, et dans un pays qu’elle ne connaissait pas davantage, dont elle ignorait même le nom.

De Rozel, se dit-elle ; elle mit la particule ; c’est bien cela, il est noble, je ne m’étais pas trompée. Il lui parut évident que le cocher qui l’avait amenée ne lui appartenait pas, puisque c’était une commission dont on l’avait chargé.

Puis, après réflexions faites, elle pensa que, pour ne point éveiller de soupçons, il avait plutôt pris une voiture de louage pour elle, et qu’il venait derrière dans une voiture à lui, puisqu’il n’était pas là pour la recevoir.

Elle fit quelques pas dans la cour pour jeter un regard dans l’intérieur de cette habitation, et, à en juger par l’apparence, c’était un pauvre château. Céline pensa que son gentilhomme était ruiné, mais nous savons que la richesse lui importait peu.

Cependant, puisqu’on la laissait libre, il était de son devoir de s’en retourner chez sa tante ; mais comment faire ? elle ne connaissait pas le pays, et la maison était isolée, ensuite il commençait à pleuvoir.

Certes, s’il lui eût été très-désagréable d’être enlevée, elle eût fui malgré les obstacles, mais elle réfléchit qu’il y avait une femme dans cette maison, une servante, elle ne se trouverait point en défaut en s’adressant à elle, c’était plus sage, au contraire, que de s’aventurer, par le temps qu’il faisait, par des chemins qu’elle ne connaissait pas.

— Allons trouver la mère Jeanne, se dit-elle, car, sûre de vaincre, elle bravait le danger.

Elle se dirigea donc vers la lumière qui partait du rez-de-chaussée, et entra dans une cuisine où tout était luisant de propreté.

Une vieille paysanne pauvrement vêtue était assise devant le foyer et préparait le souper ; il paraît qu’elle n’entendit pas que l’on entrait, car elle ne bougea pas.

Céline toussa enfin, s’approcha ; la vieille, non plus qu’avant, ne se dérangea de son occupation. Ou elle était sourde ou elle était bien absorbée par ce qu’elle faisait.

Elle lui toucha le bras, alors la mère Jeanne se leva, la reçut avec un affectueux sourire comme si elle s’attendait à la voir.

Elle la fit asseoir et lui parla, mais son langage était si bizarre, si extraordinaire ! elle mangeait la moitié des syllabes ; c’était à n’y rien comprendre.

Céline crut avoir affaire à une idiote, mais elle abandonna bientôt cette idée, car la pauvre femme, ne pouvant parler puisque sa langue s’y refusait, tâchait néanmoins de se faire comprendre par des signes très-expressifs ; et la jeune fille, dans l’explication qu’elle essayait de lui donner, comprit ceci : que la personne qui la faisait venir venait de partir ; que c’était un voyage imprévu et qu’elle serait bientôt de retour.

Quoi qu’il en soit, la situation lui parut singulière. Ainsi ce laquais qui refusait de répondre, cette vieille duègne, sourde et presque muette, chargée de la garder (elle disait duègne en souvenir de ses lectures), tout cela ne pouvait qu’ajouter à l’idée d’un enlèvement.

Elle insista cependant auprès de cette femme pour tâcher d’en savoir davantage, mais ces deux personnes cherchaient à se comprendre l’une et l’autre et n’y parvenaient pas toujours ; il en résulta pour Céline une sorte de souffrance et elle renonça à la questionner.

La mère Jeanne la conduisit dans une vaste chambre à coucher, meublée d’une manière assez bizarre. On y remarquait un grand lit à baldaquin surmonté de rideaux de serge d’un vert foncé, une vieille tapisserie des Gobelins recouvrait aussi la muraille. En face de la haute cheminée, ornée de deux flambeaux d’argent et d’un petit saint Jean en cire sous un globe de verre ; était encore un bahut qui datait du siècle dernier ; puis il y avait avec cela un guéridon et des chaises modernes.

La mère Jeanne mit la lampe sur la cheminée et sortit pour fermer les volets et pousser les verrous.

Céline, quand elle fut seule, se trouva bien désappointée qu’il ne fût pas là. Elle pensa que quelque chose d’imprévu l’avait obligé à partir ; son père peut-être l’avait fait demander, et il ne pouvait tarder à revenir.

Cependant comme la vieille avait poussé le verrou et qu’elle était sourde, il pouvait bien ne pas rentrer dans cette soirée. Dix heures sonnaient à l’horloge placée près de la cheminée.

— Je ne puis passer la nuit ici, se dit-elle ; que dira ma tante quand elle ne me verra pas demain chez elle ?

Au moment où elle se faisait cette réflexion la vieille apportait le souper, qui se composait de choux au lard ; Céline trouva que pour un châtelain le mets était grossier.

Elle tâcha pourtant de faire comprendre à cette femme qu’elle désirait partir. Mais celle-ci fit une exclamation de surprise accompagnée d’un geste qui signifiait qu’il n’y avait pas le sens commun de penser à partir à cette heure et par un temps pareil : il pleuvait à verse.

Elle lui montra le lit en lui faisant signe qu’il était pour elle, et se retira.

Céline ne fut point trop fâchée qu’on la violentât, parce que, de cette manière, elle n’aurait rien à se reprocher, et elle verrait la fin de cette singulière aventure.

S’il n’eût pas été si tard, il serait probablement venu quelqu’un dans cette maison, alors elle aurait pu questionner ; mais, à la campagne, on se couche de bonne heure, elle ne vit personne.

Elle visita sa chambre et aperçut une porte qu’elle n’avait pas vue d’abord ; cette porte n’ouvrait point dans la pièce où elle se trouvait, la serrure était de l’autre côté.

— C’est par là qu’il viendra, pensa-t-elle ; cette maison a peut-être une autre issue que je ne connais pas ; tenons-nous donc sur nos gardes, car il pourrait bien venir me surprendre.

Et puis les conjectures revinrent : il avait sans doute loué cette maison isolée, et pris cette vieille bonne tout exprès pour mettre à exécution son projet d’enlèvement ; il ne l’habitait probablement pas habituellement.

— Il n’en est pas moins vrai, se disait-elle, qu’il n’est pas bien à lui de me ravir ainsi à ma famille, et certes, s’il n’était pas si beau garçon… Mais patience, sitôt qu’il sera venu, il faudra bien qu’il donne l’ordre de me ramener à Paris.

Elle devisait ainsi, et les heures s’écoulaient. Deux heures sonnèrent à la vieille horloge, et la mère Jeanne dormait depuis longtemps. La lampe épuisée ne jetait plus qu’une faible lueur. Le vent, qui avait cessé avec la pluie, reprit avec plus de violence, et, s’engouffrant dans la haute cheminée, passant aussi par les portes mal jointes, venait agiter légèrement la vieille tapisserie, et semblait donner de la vie à ses personnages.

C’était une scène du vieux temps, représentant de puissants seigneurs suivis de leurs esclaves.

Les Maures et les Mauresques, le regard levé au ciel, implorant Dieu, ne laissaient voir que le blanc de leurs yeux. Ces grands yeux blancs, qui se détachaient sur leur figure noire à la lueur vacillante de la lampe, faisaient un étrange effet, et rassuraient peu Céline par cette nuit orageuse. Elle se disait, il est vrai, que tout roman a bien ses scènes lugubres, et cela l’aidait à prendre son mal en patience.

La lampe s’éteignit tout à fait. À la clarté de la lune, Céline poussa le guéridon devant la porte qu’elle redoutait ; puis, grelottant de peur autant que de froid, elle se jeta tout habillée sur le lit, et, malgré les efforts qu’elle fit pour vaincre le sommeil, elle ne tarda pas à s’endormir, mais ce ne fut pas sans faire des rêves bien sombres.

Le lendemain matin, quand elle se réveilla, ses terreurs disparurent à la vue d’un joyeux rayon de soleil qui dardait dans la chambre. Elle se leva, refit un peu sa toilette, se demandant avec inquiétude s’il n’était pas venu.

À ce moment, la mère Jeanne lui apporta à déjeuner : du lard et des choux comme la veille, cela devenait fastidieux ; elle pensa que c’était une lubie de la vieille femme.

Alors elle lui demanda s’il était enfin arrivé. Celle-ci lui fit comprendre qu’il fallait attendre dix heures.

Dix heures, et il en était neuf ; que faire ? Devait-elle rester ? devait-elle partir ? Le devoir lui disait bien de fuir, mais alors elle ne saurait rien. Une sorte de combat se livrait dans son âme, tout cela la jetait dans une certaine perplexité.

Une heure de plus, cependant, ne pourrait aggraver sa situation, et elle ne put résister au désir de rester pour voir ce qui adviendrait de cet événement.

Deux ou trois personnes vinrent : c’était le laitier, le charbonnier, le jardinier ; mais elle rougit à la pensée d’interroger quelqu’un, car elle avait passé la nuit dans cette maison, elle se trouvait compromise, elle aima mieux rester séquestrée.

Elle voulut savoir aussi si c’était par cette porte que nous connaissons qu’il viendrait ; la vieille fit un signe affirmatif et la quitta.

Le temps s’écoulait lentement. Céline devenait de plus en plus inquiète et embarrassée. Enfin dix heures sonnèrent ; quelques minutes après, le cœur de la jeune fille bondit dans sa poitrine, car de l’autre côté de la porte désignée elle entendit quelqu’un marcher.

Ce n’était pas la mère Jeanne, elle l’apercevait dans sa cuisine. Enfin, c’était donc lui. L’espoir, le bonheur et la crainte tour à tour animèrent son visage.

Effectivement, l’on ouvrit la porte et l’on entra ; mais Céline faillit tomber à la renverse tant sa surprise fut grande. — Ce n’était pas lui, ce n’était pas même un homme, c’était une femme de haute taille, ayant environ soixante ans, qui avait dû être bien dans sa jeunesse, mais qui pour le moment avait le front plissé et l’air revêche.

Cette femme était vêtue avec une minutieuse propreté, bien qu’elle n’eût qu’une simple robe de laine presque usée et de forme passée de mode ; elle portait aussi une coiffure qui pouvait remonter à cinquante ans. C’était un beguin avec des barbes garnies de dentelles qui se rattachaient sur le devant de la tête, et formaient comme une espèce de fontange. Mais tout cela était blanc comme neige.

Cette femme était madame Derozel, sans particule, la maîtresse du logis et la parente de madame S…

Nous savons que cette dernière avait dit à madame Frémont, les jours précédents, qu’elle lui enlèverait Céline pour l’envoyer chez une de ses parentes, dans un vieux château du côté de Saint-Ouen. Or, voici comment les choses s’étaient passées.

Madame Derozel avait toujours été l’amie intime de M. Verbois, le propriétaire de la voiture et du domestique qui avait amené Céline. Ce M. Verbois était un bourgeois aisé des environs de Saint-Ouen.

Il avait chargé son domestique d’aller vendre cette voiture, dont il voulait se défaire, à un individu, à Paris, qui avait demandé à la voir ; mais le marché ne s’étant pas conclu, le domestique la ramenait.

Madame Derozel, qui était très-avare, avait prié madame S…, dans le cas où la voiture ne se vendrait pas, d’en profiter pour lui envoyer la jeune ouvrière ; c’était également convenu avec M. Verbois.

Le domestique, sachant qu’il n’aurait qu’un triste pourboire de la vieille avare, n’avait pas jugé à propos de se déranger. La personne à laquelle il devait vendre la voiture demeurait tout près de Saint-Sulpice. Alors il s’était entendu avec madame S… et il avait été décidé qu’il prendrait la jeune ouvrière auprès de l’église, à la sortie du sermon. Il l’avait donc priée de lui donner rendez-vous dans cet endroit.

Et comme madame S… amplifiait sur toute chose, elle avait qualifié de château cette vieille maison de campagne.

Ensuite Céline, qui n’était point à la conversation, nous le savons, quand il avait été question de cette affaire, était à cent lieues de croire qu’il s’agissait dans cette lettre mystérieuse d’aller travailler pendant quelques jours à Saint-Ouen.

Quant au cocher, dans cette soirée orageuse, il pensait, comme nous l’avons dit, que Céline savait où il la conduisait, parce que, évidemment, elle ne devait pas l’ignorer.

Et s’il ne répondait qu’indirectement à ses questions, c’est que, la tête alourdie par quelques verres de vin et aussi par le vent qu’il faisait, elles n’arrivaient que faiblement à son intelligence. Il l’avait d’ailleurs interrogée, et après ses réponses il devait être tranquille ; il ne prévoyait pas qu’il y avait un quiproquo et qu’elle se croyait enlevée par un séducteur.

Quant à madame Derozel, c’était effectivement un voyage imprévu qui l’avait obligée à s’absenter au moment où elle attendait une ouvrière. Elle avait un vieil oncle en province, dont elle était l’héritière, et qui, selon une personne qui revenait du pays, s’était trouvé subitement dangereusement malade ; mais c’était une fausse nouvelle, et le vieillard se portait bien.

Or, les frais de son voyage, une demi-journée d’ouvrière de perdue, tout cela la rendait de fort mauvaise humeur ; car madame Derozel, nous l’avons vu, était très-parcimonieuse.

Le jardinier, qui venait une fois par semaine, et cette vieille femme infirme qu’elle avait prise parce qu’elle ne lui coûtait que la nourriture, étaient ses seuls serviteurs.

Céline essuya l’orage.

— Eh bien ! mademoiselle, lui dit-elle, vous êtes là les bras croisés, si vous aviez demandé à la mère Jeanne une de mes robes, vous auriez commencé à la réparer.

Céline restait saisie, cependant elle crut comprendre.

— Mais, madame, de quoi s’agit-il donc ? demanda-t-elle.

— De quoi il s’agit ? je trouve la question charmante, vous devez bien le savoir.

— Du tout, madame, veuillez, je vous prie, me donner une autre explication, dit-elle le cœur gonflé de larmes.

— Ah ça, vous avez vu madame S… ma parente, ce me semble ?

— Je la vois quelquefois à l’atelier.

— Est-ce que vous n’avez pas reçu sa lettre hier, car il paraît que samedi vous n’étiez pas chez madame Frémont ?

— Comment, c’est elle qui m’a écrit ?

— Quelle singulière question ; avez-vous, oui ou non, reçu sa lettre ?

— Je l’ai reçue, madame, mais la signature était indéchiffrable… Ah ! vous êtes peut-être cette cousine dont elle m’a parlé ?

Car un souvenir confus de l’entretien de madame S… lui revint tout à coup à l’esprit et la mit sur la voie.

— Mais sans doute, ne vous a-t-elle pas dit que vous en aviez pour plusieurs jours ici… À quoi songez-vous donc ?

— Permettez, madame, j’ignorais que ce fût à la campagne qu’elle voulût m’envoyer ; si je l’avais su, je ne me serais probablement pas engagée à y aller… Je n’ai trouvé ici qu’une femme infirme qui n’a pu me donner de renseignements et je croyais que…

Céline ne savait que dire ; elle ne voulait pas avouer sa méprise et elle sentait que si elle en disait davantage elle allait paraître bien niaise.

— Qu’est-ce que vous croyiez donc ? dit madame Derozel, arriver chez le grand Turc pour embellir son sérail ? Tenez, ma chère petite, je ne comprends rien à tout ce que vous me dites, et n’ai pas le don de deviner les énigmes ; tâchons plutôt de rattraper le temps perdu.

On se mit à l’ouvrage, madame Derozel maugréant, Céline moitié pleurant. Adieu encore une fois à ses amours romanesques.

Ainsi on l’avait enlevée pour la chose peu séduisante de faire une robe, et en réparer d’autres. Et encore chez qui ? chez une vieille avare, et de plus très-revêche ?

Elle avait déjà travaillé en dehors de son atelier, mais chez des personnes de connaissance qui la traitaient en amie.

Elle regrettait beaucoup d’avoir accepté la proposition de madame S… sans l’avoir comprise ; la pauvre enfant avait bien de la peine à retenir ses larmes.

On conçoit qu’après tout cela, elle dut en avoir assez des aventures galantes. Elle se disait que, si elle avait pu prévoir les événements, elle aurait encore mieux aimé rester chez elle, et épouser Thomas Bazu, malgré le peu d’attraits que l’idée de ce mariage lui offrait.

Elle travailla, mais elle se sentait mal à l’aise. Il fallut bien aussi qu’elle se rendit compte du lieu où elle était, et il s’en manqua peu que madame Derozel ne la traitât de sotte ; cependant Céline n’était pas sotte, mais elle était jeune, et elle était naïve.

Au dîner on servit le même mets que la veille et au souper également, ça ne variait pas, et madame Derozel ne la quittait pas de la journée.

Quand vint dix heures, la vieille dame enfin la laissa seule et se retira dans la pièce voisine, cette chambre par laquelle devait, la veille, lui apparaître son bel inconnu, et Céline put respirer. Cette fois la nuit était calme, et elle n’avait plus de séducteur à redouter.

Elle se coucha, et avant que de s’endormir elle rêva bien longtemps. Elle pensait à son village et à ses alentours si gais, aux longues promenades qu’elle faisait par la campagne, qui devait à cette heure reprendre sa riche parure de verdure et de fleurs ; à sa mère qui avait toujours eu pour elle ces petits soins qu’elle ne retrouvait pas chez sa tante.

Elle revoyait sa petite chambre meublée avec coquetterie par sa tendresse, et si gaiement éclairée par le soleil levant ; elle la comparait au cabinet sombre et enfumé qu’elle occupait chez madame Dublin.

Elle regrettait surtout son joli jardin dont les parfums, en été, arrivaient jusqu’à sa fenêtre ; il lui semblait déjà aspirer l’odeur des violettes et des giroflées, et elle avait besoin de revoir tout cela.

Céline, le lendemain, se réveilla bien décidée à quitter cette maison ; non, certes, elle ne resterait pas un jour de plus dans une bicoque pareille. Et quand madame Derozel, à huit heures, entra chez elle, elle lui objecta qu’elle ne pouvait rester, que sa tante, n’étant pas prévenue, devait être inquiète.

Mais madame Derozel, qui engraissait et dont toutes les robes étaient à refaire, voulait qu’elle restât le temps convenu ; elle insista donc et adoucit son ton.

Céline alors n’en parla plus, cependant elle n’abandonna pas son idée, et quand vint l’heure du déjeuner, elle sortit dans la cour, et, comme les portes étaient toujours ouvertes, elle s’esquiva sans demander rien à la vieille avare.

Elle alla jusqu’aux premières maisons et s’enquit d’une voiture qui la ramena à Paris, chez sa tante.

Celle-ci, ne la voyant point rentrer, était allée chez madame Frémont, qui l’avait tranquillisée en lui disant qu’elle travaillait à Saint-Ouen. Madame Dublin gronda sa nièce de ce qu’elle ne l’avait pas prévenue de cette absence. Céline, qui ne voulait point lui parler de sa méprise au sujet de ce voyage, lui prétexta qu’elle n’en avait pas eu le temps, et tout rentra dans l’ordre accoutumé.

Cependant, madame Micheleau avait recommandé à sa fille de revenir sitôt qu’elle s’ennuierait. Quelques jours après, la jeune fille se détermina à retourner près d’elle.

Madame Dublin, qui n’avait pas vu sa sœur depuis longtemps, consentit à partir avec elle. Elles se concertèrent et résolurent de lui faire une surprise en arrivant le jour de son anniversaire, qui tombait précisément à cette époque. Elles se mirent en route, et le surlendemain, quand elles arrivèrent, dans la soirée, chez madame Micheleau, les parents et les amis lui souhaitaient sa fête ; c’était la famille Bazu et autres personnes de connaissance.

N’ayant point averti qu’elles viendraient, on ne les attendait pas. Céline embrassa sa mère ainsi que ses amies, et en relevant les yeux, ils s’arrêtèrent sur ceux d’un jeune homme. Elle jeta un petit cri de surprise, car ce jeune homme, c’était lui ; c’était son bel inconnu qui, de son côté, la regardait avec un étonnement mêlé d’un peu d’inquiétude.

— Quel est donc ce monsieur ? demanda-t-elle tout bas à sa mère.

— Ce monsieur ? répondit celle-ci, eh bien, mais… c’est Thomas Bazu.

— Est-ce possible ?

Celui-ci, revenu de sa surprise, s’était approché d’elle :

— Quelle heureuse circonstance, mademoiselle, de vous retrouver ici, lui dit-il… ; et quand je me permettais, à Paris, de vous faire la cour, je ne me doutais guère que vous étiez cette Céline que j’ai vue si petite et à laquelle mon père me destinait.

— Mais, moi-même, monsieur Thomas, si on ne m’eût pas dit votre nom ?… Mais comment se fait-il qu’on vous rencontre à Paris quand on vous croyait à Marseille ?

— Vous n’avez donc pas su que j’avais quitté Marseille ?

— Je ne m’en suis point informée.

En effet, depuis deux mois, le jeune homme était à Paris, et il y avait trois jours seulement qu’il était dans sa famille.

Si Céline s’était encore trompée dans ses conjectures, elle ne pouvait, cette fois, en être fâchée, car elle s’était évidemment bien méprise sur les avantages physiques du fils de son voisin.

En fait d’aventures romanesques, si elle n’eut que celle-là, elle en valait bien une autre.

Quant au père Bazu, témoin de l’événement, il ressentit une grande joie en voyant que le hasard réalisait ses vœux ; car lui et madame Micheleau, au moment où Céline arrivait, réfléchissaient au moyen de la faire revenir.

Enfin Céline épousa Thomas qui, avec la dot de sa femme et quelque crédit, acheta à Paris un magasin de nouveautés qui, grâce à leur zèle, fut, en peu de temps, bien achalandé.

Depuis longtemps madame Bazu ne rêve plus l’amour avec les gentilshommes, mais elle leur vend des étoffes ainsi qu’à leurs femmes.


FIN DE L’ENLÈVEMENT DE CÉLINE.