L’Enlèvement d’Hélène
Théâtre de Lope de Vega, Charpentier, , tome 1 (p. 283-290).
L’ENLÈVEMENT D’HÉLÈNE
PAEZ, | étudiants | DON PÈDRE. | |
OVIEDO, | DON JUAN. | ||
LE DOCTEUR OREGANO[1]. | DEUX AUTRES CAVALIERS, | ||
HÉLÈNE, fille du Docteur. | UN APOTHICAIRE ET SA FEMME. | ||
UN DOMESTIQUE. | MUSICIENS | ||
DEUX CAVALIERS. |
Scène I.
Que veux-tu, mon cher Oviedo ? Je n’ai que ce moyen-là d’avoir cette femme… l’enlever.
Après tout, si elle n’est point retenue par la crainte de son père, ni par la crainte de se compromettre, je comprends que tu adoptes ce parti. Cependant, dis-moi, ne serait il pas plus raisonnable de demander sa main à qui de droit ?
Eh ! ne vois-tu pas que le vieil avare ne voudra jamais la marier pour ne pas se dessaisir de son argent ? et surtout qu’il ne me la donnerait jamais à moi, le plus pauvre étudiant qui soit au monde ?
Et comment avez-vous arrangé la chose ?
Le voici. C’est ce que nous avons trouvé de mieux. Nous avons feint que pour célébrer le jour de naissance du vieux, sa fille voulait lui donner la représentation d’une comédie. Après nous être procuré ce qu’il nous fallait, nous l’avons copiée, étudiée, répétée… ce qui nous a fourni l’occasion de nous voir tous les jours… et la représentation est pour ce soir.
Sur ma foi ! l’idée n’est pas mauvaise, car j’imagine que tu joues le galant, et elle la dame[2].
Le vieux, enchanté, a invité tous les voisins. Pour la première fois de sa vie il n’a pas pris ses clefs, et cela nous facilitera l’exécution de notre projet. Je compte sur toi au grand moment. Et une fois décampés, qu’il se fâche ou non, je m’en moque.
Et quelle est la comédie que vous jouez ?
La meilleure que nous ayons pu choisir.
Mais encore ?
L’Enlèvement d’Hélène.
Elle est de circonstance.
J’espère, surtout, qu’elle le sera au dénoûment.
Qui en est l’auteur ?
Elle est d’un jeune poète qui débute.
Il n’y a que le premier pas qui coûte, et après celle-là il en fera mille.
Bonnes ou mauvaises. — Mais viens. Nous allons commencer.
Range bien ces sièges autour du salon. Que tu es maladroit !… Hâte-toi de placer les coussins[3]. Allons, il se fait tard. — Ah ! voici deux de nos invités.
Dona Calandria[4] est une jeune personne charmante.
Est-ce qu’elle joue dans la pièce ?
Ouï, certes, et d’une façon merveilleuse.
Je crains que ces jeunes gens ne fassent quelque bévue.
Seigneur docteur Oregano, puissiez-vous vivre mille années libre de soins et de perfidies !
Au nom du ciel, ne m’en souhaitez pas tant. Soyez les bienvenus, mes chers voisins.
Que le ciel accorde au seigneur docteur mille jours comme celui-ci !
Vous me comblez, et je suis confus de tant de courtoisie. — Daignez vous asseoir. Doña Stéphanie, voici pour vous une place. — Ici, don Juan, et vous don Pèdre. — Ici, noble seigneur don Cosme.
Sur ma foi ! la compagnie est brillante.
Il faut que ces diables d’apothicaires se fourrent partout !
Et celui-là ne vient jamais sans sa femme, madame Purge.
C’est l’usage.
Vous venez bien tard, seigneur Quevedo ?
J’étais fort occupé. J’avais à faire plusieurs préparations.
Allons, dis que l’on commence si l’on est prêt.
L’assemblée est complète, sauf qu’il n’y a point de parterre[5].
Sur les bords de l’Arlanze
Bernard de Carpio s’avance,
Le vaillant guerrier,
À franc étrier.
Il veut entrer en danse
Avec les Maures de Bragance,
Et l’enragé démon
Tient à la main un jambon.
Très-illustre assemblée, — un laborieux cordonnier avait l’habitude de se lever tous les matins avant l’aurore. Or, un beau matin, comme il cherchait sa poix blanche pour préparer son fil, et qu’il ne faisait pas encore jour, il plongea, dit-on, la main dans un certain vase qui contenait des choses que je ne puis pas dire. Sentant son erreur, il voulut aussitôt secouer la main ; mais il la secoua de telle sorte qu’il s’envoya tout par le visage et dans la bouche. — La poix, c’est le directeur de la troupe ; le cordonnier, c’est vous ; la chose en question, c’est un sol ; et si quelqu’un s’avise de parler, je prie Dieu qu’il mette la main dans le vase et cætera.
La comédie ! la comédie !
Oui, charmante Hélène, lorsque vos beaux yeux se fixent sur moi, je me sens tout ravigoté. Vous êtes ma déesse, ma reine, et je mets mon cœur à vos pieds. C’est pour vous que j’ai quille Troie, ma patrie ; et tout le long du chemin, c’est à-dire tout le temps que j’ai été sur mer, je n’ai fait que pousser des soupirs gros comme des maisons. J’ai un vaisseau qui m’attend ici près. Quand donc, charmante Hélène, pourrons-nous décamper ?
Aimable Pâris, jamais tentation, Dieu le sait, ne fut aussi vive que la mienne, et je voudrais bien m’en aller avec toi ; mais Ménélas est jaloux ; et puis, s’il faut te l’avouer, je crains beaucoup la mer. Ah ! si l’on pouvait faire le voyage en voiture, je n’hésiterais pas un moment.
Eh bien, s’il ne tient qu’à cela, je louerai une voiture, et nous essayerons d’aller ainsi.
Avec toi j’essayerai tout ce que tu voudras ; et j’espère que tu ne regretteras pas la dépense.
Ah ! vous connaissez mal les amants. Pour peu qu’ils sentent le gousset, ils mettent tout leur argent en gants parfumés.
Que te dirai-je, ami ? Je ne suis rien sans toi, et avec toi je veux être. De même que je suis où tu es, je serai toujours où tu seras. Car, vois-tu, tu es l’être de mon être : je pense comme tu penses, je pensais comme tu pensais, je penserai comme tu penseras[7]. C’est pourquoi je ne fais plus de difficulté, et suis prête à partir, dussent, en voyant notre escapade, bisquer Ménélas et enrager Agamemnon.
Quoi ! vous m’aimez à ce point ?
Oui, je t’aime comme tout.
Quel bonheur pour moi, mon Hélène !
Sais-tu, Pâris ? tu es mon hautbois. Et moi, que suis-je à tes yeux ?
Tu es ma cornemuse.
Ô ciel !
As-tu vu quelquefois sur les bords du Mançanarez un cochon poursuivant une timide colombe ? As-tu vu quelquefois un âne courant après un picotin d’avoine ? — Eh bien ! moi, de même, je veux t’enlever de ce pays-ci avec la même célérité ; et c’est en vain que tu crieras comme jadis Lucrèce à Grenade.
Moi, crier ?
Pourquoi pas ?
Pas si sotte !
Qu’attendez-vous, illustre capitaine ? la mer est calme.
J’attends de Tétouan deux barils de saumure et deux corbeilles de biscuit. — As-tu mis sur le vaisseau les coffrets d’Hélène ?
Oui, j’ai emporté tous ses bijoux.
Eh bien, partons. (À Hélène.) Je vais t’emporter à Troie, dussé-je t’emporter à califourchon sur mes épaules. Allons, grimpe sur moi.
Tu ne pourras jamais me soulever.
Tu me prends donc pour un fromage mou ? — Aux armes, Troyens, aux armes ! embarquons-nous ! embarquons-nous !
Charmant !
Parfait !
En effet, l’idée est plaisante.
Je reverrais cela dix fois de suite.
Et moi, cent fois, sans me lasser.
Doña Calandria joue fort bien son rôle.
À merveille.
Qu’Amaryllis prenne bien garde[8] !
Quelle grâce !
Quelle aisance !
Ils tardent bien à revenir.
Je n’entends plus rien.
Accourez donc, seigneur.
Qu’y a-t-il ?
C’est Pâris qui enlève Hélène.
Eh ! nous le savons bien, nigaud.
Je vous dis que Paez a enlevé votre fille.
Ah ! malédiction ! (Tout le monde se lève.) Le chien !
Chien ou chat, n’importe… ils ont pris dans votre secrétaire quatre sacs pleins de doublons.
Mes voisins, mes amis, aux armes !… Vive le Christ ! ils ont joué l’enlèvement d’Hélène pour m’enlever tout ce que j’ai… Aux armes ! aux armes !
Scène II.
Vous voilà dans mon hôtellerie.
Et nous sommes désormais en sûreté. (À Hélène.) Faites compte que vous êtes à Troie ; le Grec ne vous reverra plus.
J’entends du monde.
Qui aura pu indiquer ma maison, puisque vous n’ayez confié notre secret à personne ?
Les voici.
Je suis perdue !
Je suis mort !
Ne vous emportez pas.
Sors d’ici au plus vite, maudit garnement.
Mon père ! mon seigneur !
Mon seigneur ! mon père !
Mon bien aimé père !
Mon père bien aimé !
Doucement, seigneur licencié.
Comment, doucement ? — Je vais les tuer tous deux.
Pardonnez, illustre Oregano. Oregano illustre, pardonnez.
Te pardonner, traître, lorsque tu emportes à Troie ma fille et mon argent ? Est-ce que je suis Grec, par hasard ?
Non, certes, vous êtes mon beau-père.
Je sens que je m’attendris.
Eh bien, embrassez-nous, et dansons.
Nous serons tous de la fête.
Ô mon cher Pâris, je te préfère à tous les hommes de la cour.
Et moi, ma charmante Hélène, je te préfère aux plus riches demoiselles.
- ↑ Origan, plante.
- ↑ Si la scène se passait en France, nous aurions écrit : tu joues l’amoureux et elle l’amoureuse.
- ↑ Almohadas, carreaux, coussins sur lesquels on s’asseyait. Les Espagnols avaient pris des arabes la chose et le mot.
- ↑ Calandria, calandre, espèce d’alouette.
- ↑ Mot à mot : « Là où il n’y a pas de gens debout, il n’y a pas d’assemblée. » Parce que l’on était debout au parterre, et qu’alors comme aujourd’hui, les auteurs, dans les compliments qui finissaient les pièces, s’adressaient au parterre comme à la portion la plus nombreuse et la plus redoutée de l’assemblée.
- ↑ Avant la comédie le directeur de la troupe (autor) débitait un prologue nommé loa.
- ↑ Dazns l’original, tout ce passage est une parodie à peu près intraduisible du langage des cultistes, mauvais écrivains alors à la mode.
- ↑ Amaryllis était une actrice fort célèbre.