L’Enfer du bibliophile, vue et décrit
Jules Tardieu, éditeur (p. 39-41).

VIII

LASCIATE OGNI SPERANZA


Tous les étalages du quai n’ont pas même fortune. Il en est de riches et de pauvres, de plantureux et de stériles. Il en est qui toujours resplendissent de volumes neufs ou en bon état, de jour en jour renouvelés, et d’autres qui, de mois en mois et d’année en année, étalent pour le chagrin des yeux les mêmes files de papier vermoulu, que le soleil dessèche et que le vent pulvérise.

Tel était celui que nous rencontrâmes après ces dernières emplettes ; une jachère, une lande, que nuançaient çà et là de gris, de rose des exemplaires éparpillés de l’Annuaire du bureau des longitudes et de la collection des résumés historiques. Malgré ma fatigue et mon angoisse, j’eus un regard de compassion pour cette steppe désolée et pour le vieillard étique et souffreteux qui s’en était fait le gardien. Évidemment cette déplorable monotonie défiait l’œil perçant de mon tourmenteur ; sa malice infernale devait expirer dans l’embarras du choix.

Hélas ! un bond terrible, un cri de joie sauvage, m’apprirent que je m’étais trompé :

— Achète tout ! me cria-t-il, d’une voix éclatante.

— Quoi ? répondis-je en faiblissant.

— Tout, tout, achète tout !

Le compte fait, à vingt-cinq, à vingt et à dix centimes par volume, le contenu des cases montait au prix de soixante ou quatre-vingts francs.

— Mais je n’ai plus d’argent, murmurai-je.

— Donne ton adresse ! Et empoignant l’une après l’autre toutes les boîtes d’un geste vigoureux, il les empila sur ma tête.

Quelle pouvait être ma figure en ce moment ? grotesque, à coup sûr ; lamentable, peut-être.

Le démon ne se tenait pas de joie : il gambadait allégrement au-devant de moi et s’arrêtait de pas en pas pour me regarder, en se frottant violemment les mains entre les genoux.

― Vous êtes fatigué ? me dit-il, patience ! à deux pas d’ici vous allez être débarrassé.

Enfin !