L’Enfer (1908)
G. Crès (p. 230-246).

XIII


Il ne bougeait pas, affaibli, affaibli. Le poids sinistre de sa chair le gardait étendu et muet, La mort lui avait déjà ôté ses gestes, ses frissons perceptibles.

L’admirable compagne s’était placée exactement dans le regard immobilisé de l’homme, assise devant le pied du lit, face à face avec lui ; ses bras étaient tendus horizontalement vers le bois du lit, et sur le bord supérieur flottaient ses deux belles mains. Son profil s’inclinait légèrement, son profil au dessin si menu et si doux, écriture lumineuse dans la bonté du soir. Sous l’arc délicat du sourcil, le grand œil palpitait, clair, pur ; un ciel enfant ; la finesse de la peau de la joue et de la tempe rayonnait en pâleur, et sa chevelure luxueuse, sa chevelure que j’avais vue nue, dominait de ses gracieux enlacements son front où la pensée était invisible comme Dieu.

Elle était seule avec l’homme jeté là, comme entassé, comme déjà au fond d’un trou, — celle qui avait voulu tenir à lui par un frisson et être, s’il mourait, pudiquement veuve. Lui et moi, nous ne voyions au monde que sa figure ; et en vérité, il n’y avait plus que cela dans les ombres approfondies du soir : sa haute figure sans voiles, et aussi ses deux mains magnifiques qui se ressemblaient comme la gloire et la tendresse.

… Une voix sortit du lit. Je la reconnaissais à peine.

— Je n’ai pas fini de parler, dit la voix.

Anna se pencha sur le lit comme au bord d’une bière pour recueillir les paroles qui s’exhalaient pour la dernière fois, sans doute, du corps sans mouvement et presque sans forme.

— Aurai-je le temps… aurai-je…

On entendait mal un chuchotement qui restait presque dans la bouche. Puis la voix s’habitua encore une fois à l’existence, et fut distincte :

— Je voudrais vous faire une confession, Anna.

« Je ne veux pas que cette chose meure avec moi, reprit-il, la voix presque ressuscitée. J’ai pitié de ce souvenir. J’ai pitié… Ah ! qu’il ne meure pas…

« J’ai aimé une femme avant vous.

« Oui… j’ai aimé. Triste et douce image… je voudrais arracher à la mort cette proie ; je vous la donne à vous, puisque vous êtes là. »

Il se recueillit pour regarder celle dont il parlait.

— Elle était blonde et claire, dit-il.

« Vous n’avez pas à en être jalouse, Anna (même lorsqu’on n’aime pas, on est parfois jaloux). Il y avait quelques années à peine que vous veniez de naître. Vous étiez un petit enfant sur lequel, dans la rue, ne se retournaient que les mères.

« Nous nous sommes fiancés dans le parc seigneurial de ses parents. Elle avait des boucles blondes pleines de rubans. Je caracolais à cheval devant elle ; elle souriait devant moi.

« J’étais alors jeune, fort, plein d’espérance et de commencement. Je croyais que j’allais conquérir le monde et même que j’avais le choix des moyens… Hélas, je n’ai fait que passer vite à sa surface ! Elle était plus jeune encore que moi : si fraîchement éclose, qu’un jour — je me rappelle — il y avait sur le banc du parc où nous étions assis, et pas très loin de nous, sa poupée. Nous nous disions : « Nous reviendrons tous les deux dans ce parc, quand nous serons vieux, n’est-ce pas ? » Nous nous aimions… Vous comprenez… Je n’ai pas le temps de vous dire, mais vous comprenez, Anna, que ces quelques reliques de souvenir que je vous donne au hasard sont belles, plus belles qu’on ne croit !

« Elle est morte ce printemps même, au moment — j’ai gardé ce détail — où, la date de notre mariage ayant été officiellement fixée, nous avions décidé de nous tutoyer déjà. Une épidémie qui désola notre pays fit de nous deux victimes. Je me relevai seul. Elle n’eut pas la force d’échapper au monstre. Il y a vingt-cinq ans. Vingt-cinq ans, Anna, entre sa mort et la mienne.

« Et voici le secret le plus précieux : son nom… »

Il le murmura. Je ne l’entendis pas.

— Redites-le-moi, Anna.

Elle répéta, vagues syllabes qui m’atteignirent confusément sans que je pusse les unir en un mot, car il faut entendre très distinctement pour saisir un nom propre inconnu ; les autres parties d’une phrase se suppléent, s’évoquent, mais le nom est tout seul.

Et il répéta, la voix de souvenirs baissant comme le jour :

— Je vous le confie parce que vous êtes là. Si vous n’étiez pas là, je le confierais à n’importe qui, pourvu qu’il fût sauvé de moi.

Il ajouta, usant d’une voix mesurée et sans accent, pour qu’elle pût lui servir jusqu’à la fin :

— J’ai autre chose à avouer, une faute et un malheur…

— Vous n’avez pas avoué la faute au prêtre ? demanda-t-elle.

— Je ne lui ai presque rien dit, se contenta-t-il de répondre.

Et il reprit de sa grande voix si calme :

— J’avais fait des vers pendant nos fiançailles, des poèmes sur nous. Le manuscrit avait le même nom qu’elle. Nous lisions ensemble ces vers, et nous les aimions et admirions tous deux. « C’est beau, c’est beau ! » disait-elle en battant des mains, chaque fois que je lui avais fait connaître une nouvelle poésie ; et, quand nous étions ensemble, il y avait toujours à portée de notre main ce manuscrit, — le plus beau livre qu’on eût jamais écrit, à notre sens. Elle ne voulait pas que ces vers fussent publiés et sortissent d’entre nous. Un jour, dans le jardin, elle me manifesta sa volonté : « Jamais ! Jamais ! » disait-elle. Elle répétait comme une petite fille obstinée et mutine ce mot qui faisait l’effet d’être trop grand pour elle, en secouant sa tête mignonne où dansaient ses cheveux.

La voix de l’homme était devenue à la fois plus sûre et plus tremblante en complétant, en animant les quelques traits de l’ancienne histoire.

— Une autre fois, dans la serre, alors que depuis le matin ç’avait été la pluie, la longue pluie immobile, elle me dit : « Philippe… » — Elle me disait : « Philippe », comme vous me le dites.

Il s’arrêta, étonné de la simplicité trop simple de la phrase qu’il venait d’énoncer.

— Elle me dit : « Connaissez-vous l’histoire du peintre anglais Rossetti ? » et elle me conta cet épisode dont la lecture l’avait vivement impressionnée : il avait promis à la dame qu’il aimait de lui laisser toujours le manuscrit du livre écrit pour elle, et si elle mourait, de l’enfermer avec elle dans le cercueil. Elle mourut, et il fit, en effet, enterrer le manuscrit avec elle. Mais ensuite, mordu par l’amour de la gloire, il viola la promesse et la tombe. « Vous me laisserez votre livre si je meurs avant vous, et vous ne le reprendrez pas, Philippe ? » et je promis en riant, et elle rit aussi.

« Je me remis de ma maladie, lentement. Quand je fus assez fort, on m’apprit qu’elle était morte. Quand je pus sortir, on me mena au tombeau, le vaste monument de sa race qui cachait quelque part le nouveau et petit cercueil.

« À quoi bon raconter la misère de mon deuil… Tout me le rappelait. J’étais plein d’elle, et elle n’était plus ! Comme ma mémoire s’était affaiblie, chaque détail m’apprenait un souvenir ; mon deuil fut un recommencement affreux de mon amour. La vue du manuscrit me fit souvenir de la promesse. Je le mis dans un coffret sans le relire, et pourtant je ne le connaissais plus, l’esprit lavé par la convalescence. J’obtins qu’on soulevât la dalle, et qu’on ouvrît le cercueil, pour y introduire le livre, selon le vœu de la morte. Un serviteur qui avait assisté à cela, vint me dire : « Il a été mis entre ses mains. »

« J’ai vécu. J’ai travaillé. J’ai essayé de faire une œuvre. J’écrivis des drames et des poèmes ; mais rien ne me satisfaisait, et peu à peu, j’eus besoin de notre livre.

« Je savais qu’il était beau et sincère et tout vibrant des deux cœurs qui se l’étaient donné, et alors, lâchement, trois ans après, je m’efforçai de le refaire — pour le montrer aux gens. Anna, il faut avoir pitié de nous tous !… Mais je dois le dire, ce n’était pas seulement, comme pour l’artiste anglais, le désir de gloire, d’hommages, qui me poussait à fermer l’oreille à la douce voix, si forte pourtant dans son impuissance, qui sortait du passé : « Vous ne me le reprendrez pas, Philippe… »

« Ce n’était pas seulement pour m’enorgueillir aux yeux des autres par une œuvre, forte de l’irrésistible beauté de ce qui fut. C’était aussi pour me ressouvenir mieux, car tout notre amour était dans ce livre.

« Je ne parvins pas à reconstituer la suite des poèmes. L’affaiblissement de mes facultés peu après qu’ils furent écrits, les trois années écoulées pendant lesquelles j’avais mis un soin dévot à ne pas ressusciter en pensée ces poésies qui ne devaient plus vivre, tout cela avait vraiment effacé l’œuvre. C’est à peine si je pouvais retrouver, et presque toujours par suite de hasards, les titres des poèmes et quelques vers, et parfois une sorte de retentissement confus, de halo d’émerveillement. Il m’aurait fallu le manuscrit même qui était dans la tombe.

« … Et, une nuit, je me sentis y aller…

« Je me sentis y aller, après des hésitations et des combats intérieurs qu’il est inutile de raconter puisqu’ils furent inutiles… Et je pensais à l’autre, à l’Anglais, à mon frère ressemblant de misère et de crime, le long du mur du cimetière, tandis que le vent me glaçait les jambes. Je me répétais : « Ce n’est pas la même chose », et cette parole de folie suffisait à me faire poursuivre ma marche.

« Je m’étais demandé si je prendrais de la lumière : avec une lumière, ce serait rapide : je verrais tout de suite le coffret et je ne toucherais que lui — mais je verrais tout ! — et je préférai le tâtonnement… J’avais appliqué sur ma figure un mouchoir ruisselant de parfum, et je n’oublierai jamais le mensonge de cette odeur. La première chose que je touchai sur elle, je ne la reconnus pas d’abord dans l’étourdissement de l’épouvante… Son collier… son collier ciselé… je le revis vivant. Le coffret ! Le cadavre me le rendit avec un bruit mouillé. Quelque chose me frôla, faiblement…

« Je voulais ne vous jeter que quelques paroles, Anna. Je croyais que je n’aurais pas le loisir de dire comment les choses se passèrent. Cela vaut mieux pour moi, que vous les connaissiez complètement. La vie, qui a été si cruelle pour moi, m’est douce en ce moment, où vous m’écoutez, vous qui vivez, et ce désir d’exprimer ce que je ressentis, de faire revivre le passé, qui a fait de moi un maudit durant les jours dont je vous parle, est ce soir un bienfait qui va de moi à vous et de vous à moi. »

Et la jeune femme se penchait dans son attention vers lui ; elle restait immobile et silencieuse. Qu’aurait-elle pu dire, qu’aurait-elle pu faire, de plus doux que son attention ?

— Tout le reste de la nuit, je lus le manuscrit volé. N’était-ce pas mon seul secours pour oublier sa mort et penser à sa vie ?…

« Je m’aperçus bien vite que ces vers n’étaient pas ce que j’avais cru.

« Les poèmes me firent l’impression grandissante d’être confus et trop longs. Le livre si longtemps adoré ne valait pas mieux que ce que j’avais fait depuis. Je me rappelais pas à pas le décor, le fait, le geste anéanti sur lesquels ces vers avaient été copiés, et malgré cette résurrection, je les trouvai d’une banalité lourde ou d’une emphase excessive.

« Un désespoir glacé m’envahit tandis que je baissais la tête devant ces restes de chant. Leur séjour dans la tombe semblait avoir déformé et inanimé mes poésies. Elles étaient aussi misérables que la main desséchée à qui je les avais prises. Elles avaient été si douces ! « C’est beau, c’est beau ! » avait crié tant de fois la petite voix heureuse tandis que les mains se joignaient admirablement.

« C’est que la voix et les poèmes étaient vivants alors, que l’ardeur et le délire de l’amour avaient paré mes rimes de tous leurs dons, que tout cela était du passé, et qu’en réalité l’amour n’était plus.

« C’était l’oubli que je lisais en même temps que mon livre… Oui, il y avait eu une contagion de la mort. Oui, mes vers étaient restés trop longtemps dans le silence et dans l’ombre. Hélas, hélas, elle y était restée depuis trop longtemps aussi, celle qui dormait là-bas avec son calme affreux — dans ce sépulcre où je n’aurais jamais osé entrer si mon amour l’eût faite encore vivante. Elle était vraiment morte.

« Et j’ai pensé que mon action avait été un sacrilège inutile — et que tout ce que l’on promet et tout ce qu’on jure ici-bas est un sacrilège inutile.

« Elle était vraiment morte. Ah ! comme je l’ai pleurée, cette nuit-là ! Cela a été ma vraie nuit de deuil… Quand on vient de perdre un être aimé, il y a un pauvre moment — après le choc brutal — où on commence à comprendre que c’est fini, et alors le désespoir se dénude, se met partout et s’immensifie. Cette nuit ce fut ainsi, sous l’empire de l’émotion de mon crime, et du désenchantement des poèmes, plus grand que le crime, plus grand que tout !

« Je la revis. Comme elle était jolie, avec les gestes vifs et clairs où elle se dépensait, la grâce animée dont elle se multipliait, son rire qui l’entourait sans cesse, l’infinité de questions qu’elle vous posait toujours… Je revis, dans un rayon de soleil sur une pelouse vert vif, le pli velouté et soyeux de sa jupe (du satin vieux rose très pâle), un jour où, penchée et aplatissant cette jupe des deux mains, elle considérait ses petits pieds (et il y avait non loin, la blancheur d’un piédestal de statue). Une fois, je m’étais amusé à regarder de tout près son teint pour y trouver un défaut : et je n’en avais pas trouvé sur ce front, cette joue, ce menton, sur tout ce visage à la peau fragile et polie, arrêté un instant dans son envolement perpétuel pour se prêter à mon expérience, et j’avais balbutié, avec un attendrissement voisin des larmes, sans savoir ce que je disais : « C’est trop… c’est trop… » Elle était la princesse de tous ceux qui la voyaient. Dans les rues du bourg, les boutiquiers s’estimaient heureux d’être sur le seuil de leur porte quand elle passait. Et tous, même les vieillards, s’approchaient d’elle avec respect. N’avait-elle pas l’air d’une reine sur le grand banc de pierre sculpté du parc, à demi-étendue, appuyée sur le dossier large — ce grand banc de pierre qui était maintenant une espèce de tombeau vide…

« J’avais gardé quelques objets à elle : un éventail, et je maniai et je fis remuer un peu devant mes yeux cet éventail mort ; son petit gant, tout froid ; les lettres écrites par elle et qui se laissaient voir impudiquement…

« Oh ! pendant un instant au milieu des temps j’ai su combien je l’avais aimée, elle qui fut vivante et qui était morte, elle qui fut soleil et cri, et qui était maintenant sous la terre une sorte de source obscure.

« Et j’ai pleuré aussi sur le cœur humain. Cette nuit-là, j’ai compris à la hauteur de ce que j’ai senti. Puis il est venu, l’oubli logique, ils sont venus, les moments où cela ne m’a pas attristé de me souvenir que j’avais pleuré.

« Voilà la confession que je voulais vous faire, Anna… Je voulais que cette histoire d’amour, vieille d’un quart de siècle, ne finît pas encore. Cela fut si tremblant et si réel, cela fut une si grande chose, que je le raconte, en toute simplicité, à la survivante que vous êtes…

« Depuis, je vous ai aimée, et je vous aime. Je vous offre, comme à la souveraine et à la solitaire, l’image de la petite créature qui aura toujours dix-sept ans… »

Il soupira, et il laissa tomber cette phrase qui me montrait une fois de plus la pauvreté de la religion parmi le cœur humain :

— Je vous adore uniquement, moi qui l’ai adorée, moi qu’elle adorait. Ah ! comment est-il possible qu’il y ait un paradis où on retrouve le bonheur !…

Sa voix s’élève, ses bras inertes frémissent. Il sort un instant de la profonde immobilité.

— Ah ! c’est vous, c’est vous ! Vous seule !

Et il a un grand appel désemparé, sans limites.

— Ah ! Anna, Anna, si j’avais été vraiment marié avec vous, si nous avions vécu comme deux époux, si nous avions eu des enfants, si vous aviez été à côté de moi comme vous l’êtes ce soir, mais vraiment à côté de moi !

Il retomba. Il avait crié si fort, que, même s’il n’y avait pas eu cette fente au mur, je l’aurais entendu de ma chambre. Il disait son rêve total, il le donnait, il le donnait autour de lui, éperdûment. Cette sincérité, indifférente à tout, avait une signification définitive qui me broyait le cœur.

— Pardonnez-moi. Pardonnez-moi… C’est presque un blasphème… Je n’ai pas pu m’empêcher…

Ses paroles s’arrêtèrent : on sentait sa volonté qui lui calmait le visage, son âme qui le faisait taire ; mais ses yeux semblaient gémir.

Il répéta plus bas, comme pour lui-même : « Vous… Vous !… »

Il s’assoupit dans ce mot : vous…

Il est mort, cette nuit. Je l’ai vu mourir. Par un hasard étrange, il était seul au moment où il est mort.

Il n’y a pas eu de râle, ni d’agonie proprement dite. Il n’a pas ramené ses couvertures sous ses doigts, ni parlé, ni crié. Pas de dernier soupir, pas d’illumination. Il n’y a rien eu.

Il avait demandé à Anna de lui donner à boire. Comme il n’y avait plus d’eau, et que la garde était précisément en ce moment absente, elle était sortie rapidement pour en chercher. Elle n’avait même pas fermé la porte.

La lueur de la lampe emplissait la chambre.

J’ai regardé le visage de l’homme et j’ai senti, à je ne sais quel signe, que le grand silence, en ce moment, le submergeait.

Alors, moi, instinctivement, je lui ai crié, et n’ai pu m’empêcher de lui crier pour qu’il ne fût pas seul :

— Je vous vois !

Ma voix bizarre, déshabituée de parler, a pénétré dans la chambre.

Mais il mourut au moment même où je lui donnais cette aumône de fou. Sa tête s’était raidie légèrement en arrière, et ses prunelles s’étaient révulsées.

Anna rentrait ; elle avait dû m’entendre vaguement, car elle se hâtait.

Elle le vit. Elle poussa un cri effrayant, de toute sa force, de toute la puissance de sa chair saine, un cri pur et vraiment veuf. Elle se mit à genoux devant le lit.

La garde arrivait sur ses pas et leva les bras au ciel. Il régna du silence, l’éclair d’incroyable misère où, quel qu’on soit, et où qu’on soit, on s’abîme totalement devant un mort. La femme à genoux, la femme debout regardaient celui qui était étendu là, inerte comme s’il n’avait jamais été ; elles étaient toutes deux presque mortes.

Puis, Anna pleura comme un enfant. Elle se leva ; la garde alla chercher du monde. Anna, qui avait un corsage clair, prit instinctivement le châle noir que la vieille femme avait laissé sur un fauteuil et s’en enveloppa.

La chambre, morne ces derniers temps, s’emplit de vie et s’anima.

On alluma des bougies partout, et les étoiles qu’on voyait à travers la fenêtre disparurent.

… On s’agenouilla, on pleura, on le supplia. Il commandait ; on disait : lui. Il y avait des têtes de serviteurs que je n’avais pas vues encore, mais qu’il connaissait bien, lui. Il semblait que tous ses gens mendiaient autour de lui, qu’ils souffraient, qu’ils mouraient et que lui était vivant.

— Il a dû souffrir beaucoup lorsqu’il est mort, dit le médecin à mi-voix à la garde, à un moment où il était tout près de moi.

— Il était si faible pourtant, le pauvre homme !

— Mais, dit le médecin, la faiblesse n’empêche de souffrir qu’aux yeux des autres.

Le matin, une lueur blafarde entoure ces figures et ces lumières martyrisées. La présence du jour commençant, subtil et froid, affadit l’atmosphère de la chambre, la rend plus pesante et trouble.

Une voix très basse, honteuse, a dérangé un instant le silence qui durait depuis plusieurs heures.

— Il ne faut pas ouvrir la fenêtre ; il s’abîmerait plus vite.

— Il fait froid, murmure-t-on…

Deux mains ont ramené et croisé une fourrure… Quelqu’un s’est levé, puis assis. Un autre a tourné la tête. Un soupir s’exhale.

On dirait qu’on a profité des quelques paroles prononcées pour se départir du calme où on se glaçait. Puis on adresse un regard renouvelé à l’homme placé dans la chapelle ardente, — immobile, inexorablement immobile, comme l’idole crucifiée qui est attachée dans les temples.

Je crois que, tout à l’heure, je me suis assoupi sur mon lit… Pourtant, il doit être très tôt… Tout à coup voici venir du ciel gris une sonnerie d’église.

Après cette nuit harassante, une détente contre l’immobilité cadavérique de notre attention agit malgré tout, et je sais quelle douceur me ramène de force, avec ces sons de cloche, à des souvenirs d’enfance… Je pense à une campagne, qui me garde étroitement, que les voix des cloches couvrent d’un ciel rapetissé et sensible, à une patrie de calme où tout est bon, où la neige signifie Noël, où le soleil est un disque attiédi qu’on peut et qu’on doit regarder… Et au milieu de tout cela, toujours au milieu de tout, l’église.

La sonnerie s’est terminée. Son retentissement de lumière doucement se tait, et l’écho de son écho… Voici une autre sonnerie : l’heure. Huit heures, huit coups sonores, détachés, d’une régularité terrible, d’un calme invincible, simples, simples. On les compte, et lorsqu’ils ont cessé de frapper l’air, on ne peut que les recompter. Le temps qui passe… Le temps informe, et l’effort humain qui le précise et le régularise et en fait comme une œuvre de destinée.

Et je pense à la grande symphonie de ces deux motifs célestes.

Les notes claires sèment de la lumière… Elles sont de plus en plus serrées, et on voit le firmament étoilé se changer en aurore. L’église rayonne de l’ample et fine vibration qui pénètre même les murs ; le décor familier des chambres s’en présente aux yeux plus tendrement, la nature s’en enjolive : la pluie est, sur les feuilles, des perles, et une sorte de mousseline dans le ciel ; le givre met sur les carreaux une broderie qui semble faite par des mains féminines. La sonnerie porte à demi et allège les heures et les jours ; à chaque jour suffit son travail ; lors du renouvellement des saisons, elle fait songer à la façon différente qu’a chacune d’elles d’être bonne ; elle rassure le rêve sur son sort futur ; chacun est content de sa vie, et tout le monde est consolé d’avance.

Après la foule multicolore et diverse dont la danse éthérée des cloches domine et règle la fête entière, voilà un seul cœur, dont monte le cri ; ce cri est d’un mouvement simple, mais on sent qu’il n’aura pas de fin ni de bornes et qu’il a, en quelque sorte, la forme de l’azur. Il confond son vol avec celui de la voix religieuse ; il monte en même temps qu’elle à chaque sursaut de ses trois coups d’ailes, ou dans un frémissement d’innombrables battements lorsqu’elle s’épanouit en carillons.

Mais quelque chose est là qu’on oubliait, quelque chose de plus vaste que la joie, et qui marque à coups sourds son existence indéracinable. On le pressentait, on l’entend, on le sent. Le balancier va marteler les rêves, s’imposer parmi les illusions, insensible aux tendres caresses contraires, et chaque choc pénètre comme un clou.

Quelle que soit la grandeur du chant de l’angélus, la parole supérieure des heures l’enveloppe de son calme ; elle s’amplifie en jours, en années, en générations. Elle domine le monde comme le clocher dominait le village. Le cri du cœur résiste passionnément. Il est seul : le chant pieux n’était pas soutenu par le ciel comme celui du temps par l’ombre. L’heure est un grand rythme monotone dont chaque avertissement sonore coupe l’infatigable espoir qui remonte en un mouvement perpétuel, mais ne dérange pas l’immortel motif, l’adagio définitif qui tombe de l’horloge… Et la mélodie brisée ne peut que changer la tristesse en beauté.