L’Enfer (Barbusse)/VIII
VIII
Le même décor les entourait, la même pénombre les salissait que la première fois que je les vis ensemble. Aimée et son amant étaient assis, non loin de moi, côte à côte.
Ils causaient depuis quelque temps sans doute quand je me penchai jusqu’à eux.
Elle était en arrière de lui, sur le canapé, cachée par l’ombre de soir et par l’ombre de l’homme. Lui, pâle et imprécis, les mains sur les genoux, il était incliné en avant, dans le vide.
La nuit était encore revêtue d’une douceur grise et soyeuse du soir ; bientôt elle serait nue. Elle allait venir sur eux comme une maladie dont on ne sait si on guérira. Il semblait qu’ils le pressentaient, qu’ils cherchaient à se défendre, qu’ils auraient voulu prendre contre les ténèbres fatales des précautions de paroles et de pensées.
Ils se hâtaient de s’entretenir de choses et d’autres ; sans force, sans intérêt. J’entendis des noms de localités et de personnes ; ils parlèrent d’une gare, d’une promenade publique, d’un marchand de fleurs.
Tout à coup, elle s’arrêta, elle me parut s’assombrir, et elle cacha sa figure dans ses mains.
Il lui prit les poignets, avec une lenteur triste qui indiquait combien il était habitué à ces défaillances — et il lui parla sans savoir quoi dire, en balbutiant, s’approchant d’elle comme il pouvait :
— Pourquoi pleures-tu ? dis-moi pourquoi tu pleures.
Elle ne répondit pas ; puis elle écarta ses mains de devant ses yeux, et le regarda :
— Pourquoi ? Est-ce que je sais ! fit-elle. Les pleurs ne sont pas des paroles.
Je la regardai pleurer, se noyer de larmes. Ah ! cela est important d’être en présence de quelqu’un de raisonnable qui pleure ! Une créature trop faible et trop brisée qui pleure fait la même impression qu’un dieu tout-puissant qu’on supplie ; car, dans sa faiblesse et sa défaite, elle est au-dessus des forces humaines.
Une sorte d’admiration superstitieuse me saisit devant ce visage de femme baigné de l’inépuisable source, ce visage en même temps sincère et véridique.
Elle s’était arrêtée de pleurer. Elle releva la tête. Sans qu’il l’interrogeât cette fois, elle dit :
— Je pleure parce qu’on est seul.
« On ne peut pas sortir de soi ; on ne peut même rien avouer ; on est seul. Et puis, tout passe, tout change, tout fuit, et du moment que tout fuit, on est seul. Il y a des heures où je vois cela mieux qu’à d’autres. Et alors, qu’est-ce qui pourrait m’empêcher de pleurer ? »
Dans la tristesse où elle sombrait d’instant en instant, elle eut un petit secouement d’orgueil ; sur le masque de mélancolie, je vis un sourire grimacer doucement.
— Je suis plus sensible que les autres, moi. Des choses qui passeraient inaperçues aux yeux des gens, ont en moi beaucoup de retentissement. Et dans ces instants de lucidité, quand je me regarde, je vois que je suis seule, toute seule, toute seule.
Inquiet de voir sa grandissante détresse, il essaya de lui faire reprendre vie :
— Nous ne pouvons pas dire cela, nous, nous qui avons refait notre destinée… Toi, qui as accompli un grand acte de volonté…
Mais ces paroles sont emportées comme des fétus de paille.
— A quoi bon ! Tout est inutile. Malgré ce que j’ai essayé de faire, je suis seule. Ce n’est pas un adultère qui changera la face des choses, — quoique ce mot soit doux !
« Ce n’est pas avec le mal qu’on arrive au bonheur. Ce n’est pas non plus avec la vertu. Ce n’est pas non plus avec ce feu sacré des grandes décisions instinctives, qui n’est ni le bien, ni le mal. Ce n’est avec rien de tout cela qu’on arrive au bonheur ; on n’arrive jamais jusque-là. »
Elle s’arrêta, et dit, comme si elle sentait sa destinée retomber sur elle :
— Oui, je sais que j’ai fait le mal ; que ceux qui m’aiment le plus me détesteraient de bien des façons s’ils savaient… Ma mère, si elle savait — elle qui est si indulgente, — elle serait si malheureuse ! Je sais que notre amour est fait avec la réprobation de tout ce qui est sage et juste, et avec les larmes de ma mère. Mais cette honte ne sert plus à rien ! Ma mère, si elle savait, elle aurait pitié de mon bonheur !
Il murmura faiblement :… « Tu es méchante… »
Cela tomba comme une petite parole sans signification.
Elle caressa le front de l’homme d’un léger envolement de sa main et, d’une voix surnaturellement assurée :
— Tu sais bien que je ne mérite pas ce mot. Tu sais bien que je parle au-dessus de nous.
« Tu le sais bien, tu le sais mieux que moi, qu’on est seul. Un jour que je parlais de la joie de vivre et que tu étais illuminé de tristesse comme je le suis aujourd’hui, tu m’as dit, après m’avoir regardée, que tu ne savais pas ce que je pensais, malgré mes paroles ; que tu ne savais pas si le sang qui me montait au visage n’était pas un fard vivant.
« Nos pensées, toutes les plus grandes, toutes les moindres, ne sont qu’à nous. Tout nous rejette en nous et nous condamne à nous seuls. Tu as dit, ce jour-là : « Il y a des choses que tu me caches, et que je ne saurai jamais — même si tu me les dis » ; tu m’as montré que l’amour n’est qu’une sorte de fête de notre solitude, et tu as fini par me crier, en me noyant dans tes bras : « Notre amour, c’est moi ! » Et je t’ai répondu la réponse, hélas, inévitable : « Notre amour, c’est moi ! »
Il voulut parler. Elle lui mit d’un geste amical et désespéré sa main sur la bouche, et plus haut, d’une harmonie plus tremblante et pénétrante :
— Tiens… Prends-moi, serre mes doigts, soulève mes paupières, appuie toute ta poitrine sur la mienne ; fouille-moi de tes mains ou de ta chair ; embrasse-moi longtemps, longtemps, jusqu’à respirer avec ma bouche, jusqu’à ce que nous ne sachions plus nos bouches ; fais de moi ce que tu voudras pour t’approcher, t’approcher… Et réponds-moi : Je suis là à souffrir. Ma douleur, est-ce que tu la sens ?
Il ne dit rien, et dans le linceul crépusculaire qui les enveloppait, les noyait en vain l’un sur l’autre, je vis sa tête accomplir l’inutile geste de négation… Je vis toute la misère qui s’exhalait de ce groupe qui, une fois par hasard, dans l’ombre, ne savait plus mentir.
C’est vrai qu’ils sont là, et qu’ils n’ont rien qui les unit. Il y a du vide entre eux. On a beau parler, agir, se révolter, se lever furieusement, se débattre et menacer, l’isolement vous dompte. Je vois qu’ils n’ont rien qui les unit, rien.
— Ah ! dit-elle, ne parlons plus, ne parlons plus jamais de la douleur et de la joie ; leur partage est vraiment une action trop impossible. Mais même la pénétration de l’esprit par l’esprit est défendue. Il n’y a pas au monde deux êtres qui parlent le même langage. A certains moments, sans raison, on se rapproche ; puis, sans raison suffisante, on se retire loin l’un de l’autre. On se heurte, on se caresse, on se meurtrit, on se mutile ; on rit quand on devrait pleurer, sans y pouvoir rien jamais. Un couple est toujours fou. Cela, c’est toi-même qui l’as dit, je n’ai pas inventé cette phrase. Toi qui as tant d’intelligence et de savoir, tu m’as dit que deux interlocuteurs étaient deux aveugles en face l’un de l’autre, et presque deux muets, et que deux amants qui roulent ensemble restent aussi étrangers que le vent et la mer. Un intérêt personnel, ou une orientation différente des sentiments et des idées, une lassitude, ou, au contraire, une pointe acérée de désir, brouillent l’attention, l’empêchent d’être vraiment pure. Quand on écoute, on n’entend guère ; quand on entend, on ne comprend guère. Un couple est toujours fou.
Il semblait habitué à ces monologues tristes, débités sur le même ton, litanies immenses à l’impossible. Il ne répondait plus. Il la tenait, la berçait un peu, la câlinait avec précaution et tendresse. Il semblait agir avec elle comme avec un enfant malade qu’on soigne, sans lui expliquer… Et ainsi, il était aussi loin d’elle qu’il était possible de l’être.
Mais il se troublait de son contact. Même abattue, tombée et désolée, elle palpitait chaudement contre lui ; même blessée, il convoitait cette proie. Je vis luire les yeux posés sur elle tandis qu’elle s’abandonnait à la tristesse, avec un don parfait de soi. Il se pressa sur elle. Ce qu’il voulait, c’était elle. Les paroles qu’elle disait, il les rejetait de côté ; elles lui étaient indifférentes, elles ne le caressaient pas. Il la voulait, elle, elle !
Séparation ! Ils étaient très pareils d’idées et d’âmes, et, en ce moment, ils s’aidaient étroitement l’un l’autre. Mais je m’apercevais bien, moi spectateur délivré des hommes, et dont le regard plane, qu’ils étaient étrangers et que, malgré l’apparence, ils ne se voyaient pas et ne s’entendaient pas… Elle, triste, et vaguement animée peut-être par l’orgueil de persuader, lui, excité et désirant, tendre et animal. Ils se répondaient le mieux qu’ils pouvaient mais ils ne pouvaient pas se céder et essayaient de se vaincre ; et cette espèce de bataille terrible me déchirait.
Elle comprit son désir. Elle dit, plaintive, comme une enfant en faute :
— Je suis malade…
Puis elle fut prise d’une morne frénésie. Elle rejeta, souleva, écarta ses vêtements, s’en débarrassa comme d’une prison vivante, et s’offrit à lui, toute dénudée, toute sacrifiée, avec sa blessure de femme et son cœur.
… La grande envergure sombre des vêtements s’ouvrit et se ferma.
Encore une fois, le mélange des corps et la lente caresse rythmée et sans borne eut lieu. Et encore une fois, je regardai la figure de l’homme pendant que la volupté l’occupait. Ah ! je le vis bien, il était seul !
Il pensait à lui ; il s’aimait ; sa figure, gonflée de veines, gorgée de sang, s’aimait. Il s’extasiait au moyen de la femme, instrument charnel égal à lui. Il pensait à lui, émerveillé. Il fut heureux de tout son corps et de toute sa pensée. Son âme, son âme jaillit, rayonna, fut toute sur son visage… Il flotta tout entier dans la joie… Il murmurait des mots d’adoration ; divinisé par elle, il la bénissait.
Ils ne sont pas unis parce qu’ils frémissent et se balancent en même temps, et qu’un peu de leur chair leur est commune. Au contraire, ils sont seuls jusqu’à l’éblouissement ; ils tombent chacun, ils ne savent où, la bouche et les bras entr’ouverts. Jouir ensemble, quelle désunion !
Maintenant, ils se relèvent, se dégagent du rêve brusquement affaibli qui les a jetés par terre.
Il est aussi morne qu’elle. Je me penche pour saisir sa parole, basse comme un soupir. Il a dit :
— Si j’avais su !
Tous deux, prostrés mais plus méfiants l’un de l’autre, avec un crime entre eux, dans la lourde obscurité, dans la boue du soir, semblent se traîner lentement vers la fenêtre grise qu’un peu de jour nettoie.
Comme ils sont pareils à ce qu’ils furent l’autre soir ! C’est l’autre soir. Jamais je n’ai eu à ce point l’impression que les actions sont vaines et passent comme des fantômes.
L’homme est pris d’un tremblement, et vaincu et dépouillé de tout son orgueil, de toute sa pudeur mâle, il n’a plus la force de retenir l’aveu d’un honteux regret :
— On ne peut pas s’en empêcher, balbutie-t-il, baissant plus bas la tête. C’est une fatalité.
Ils se prennent la main, tressaillent faiblement, soufflant, frappés, martelés par leurs cœurs.
Une fatalité !
Ils voient plus loin que la chair et que l’acte consommé, en parlant ainsi. La seule désillusion sexuelle ne les écraserait pas à ce point, dans cette servilité de remords et de dégoût. Ils voient plus loin. Ils sont envahis par une impression de vérité déserte, de sécheresse, de néant grandissant, à songer qu’ils ont tant de fois pris, rejeté, et repris en vain leur fragile idéal charnel.
Ils sentent que tout passe, que tout s’use, que tout finit, que tout ce qui n’est pas mort va mourir, et que même les liens illusoires qui sont entre eux ne sont pas durables. L’écho des paroles de l’inspirée retentit comme un souvenir de musique splendide qui demeure : « Du moment que tout fuit, on est seul. »
Ce même rêve ne les rapproche pas. Au contraire. Ils sont tous deux, en même temps, pliés dans le même sens… Le même frisson, venu du même mystère, les pousse vers le même infini. Ils sont séparés de toute la force de leurs douleurs. Souffrir ensemble, hélas, quelle désunion !
Et la condamnation de l’amour lui-même sort d’elle, coule et tombe d’elle, en un cri d’agonie :
— Oh ! notre grand, notre immense amour, je sens bien que, peu à peu, je m’en console !
Elle avait rejeté le cou en arrière, levé les yeux.
— Oh ! la première fois ! dit-elle.
Elle reprit, tandis que tous deux voyaient cette première fois, où leurs deux mains s’étaient, parmi les êtres et les choses, trouvées :
— Je savais bien que toute cette émotion mourrait un jour, et malgré les promesses palpitantes, je n’aurais pas voulu que le temps passât.
« Mais le temps est passé. Nous ne nous aimons presque plus… »
Il fit un mouvement qui retomba.
— Ce n’est pas seulement toi, mon chéri, qui t’en vas : moi aussi. J’ai cru d’abord que c’était toi seul, puis j’ai compris mon pauvre cœur qui, malgré toi, ne pouvait rien contre le temps.
Elle récita lentement, le regardant, puis détachant les yeux de lui pour regarder plus tard :
— Hélas ! un jour je te dirai peut-être : « Je ne t’aime plus. » Hélas, hélas, peut-être un jour je te dirai : « Je ne t’ai jamais aimé ! »
— Voilà la plaie : c’est le temps qui passe et qui nous change. La séparation des êtres qui s’affrontent, ce n’est rien en comparaison. On vivrait quand même avec cela. Mais le temps qui passe ! Vieillir, penser autrement, mourir. Je vieillis et je meurs, moi. J’ai mis longtemps à le comprendre, figure-toi. Je vieillis ; je ne suis pas vieille, mais je vieillis. J’ai déjà quelques cheveux blancs. Le premier cheveu blanc, quel coup ! Un jour, penchée à mon miroir, prête à sortir, j’ai vu sur ma tempe deux fils blancs. Ah ! c’est sérieux, cela ; c’est l’avertissement, net, en plein. Cette fois-là, je me suis assise dans un coin de ma chambre, j’ai vu d’ensemble toute mon existence, depuis le commencement jusqu’à la fin, et j’ai jugé que je m’étais trompée toutes les fois que j’avais ri. Des cheveux blancs, moi aussi ! moi, pourtant ! Mais oui, moi. J’avais bien vu la mort autour de moi, mais ma mort, à moi, je ne la connaissais pas. Et maintenant, je la voyais, j’apprenais qu’il était question d’elle et de moi !
« Ah ! échapper à cette décoloration qui se pose sur vous, vous prend, comme des pantins, par le haut ; à cette extinction de la couleur des cheveux, qui vous couvre de la pâleur du linceul, des ossements et des dalles… »
Elle se souleva et cria dans le vide :
— Fuir le filet des rides !
Elle continuait :
— Je me dis : « Tout doucement, tu y vas, tu y arrives. Ta peau se desséchera. Tes yeux qui, même au repos, sourient, pleureront tout seuls… Tes seins et ton ventre se flétriront, comme les haillons de ton squelette. La lassitude de vivre entr’ouvrira ta mâchoire, qui bâillera continûment, et tu grelotteras continûment, à cause du grand froid. Ta face sera terreuse. Tes paroles qu’on trouvait charmantes paraîtront odieuses quand elles seront cassées. La robe qui te cachait trop, aux yeux des foules mâles, ne cachera pas encore assez ta nudité monstrueuse, et l’on détournera les yeux, et l’on n’osera même pas penser à toi ! »
Oppressée, portant les mains vers sa bouche, elle étouffait, elle étouffait de vérité, comme si, vraiment, elle avait trop à dire. Et c’était magnifique et terrifiant.
Il la saisit dans ses bras, éperdu. Mais elle était comme délirante, transportée par une universelle douleur. On eût dit qu’elle venait d’apprendre la vérité funèbre comme une brusque mauvaise nouvelle, comme un deuil neuf.
— Je t’aime, mais j’aime le passé encore plus que toi. Je le voudrais, je le voudrais, je me consume pour lui. Le passé ! Oh ! vois-tu, je pleurerai, je souffrirai, tant que le passé ne sera plus.
« Mais on a beau l’aimer, il ne bougera plus… La mort partout : dans la laideur de ce qui a été trop longtemps beau, dans la saleté de ce qui était clair et pur, dans la punition des figures qu’on chérissait, dans l’oubli de ce qui est lointain, dans l’habitude, cet oubli de ce qui est proche. On entrevoit la vie : matin, printemps, espoir ; il n’y a que la mort qu’on ait vraiment le temps de voir… Depuis que le monde est monde, la mort est la seule chose qui soit palpable. C’est là-dessus qu’on marche et c’est vers cela qu’on va. A quoi sert d’être belle et d’avoir de la pudeur ; on marchera sur nous. Il y a dans la terre beaucoup plus de morts qu’il n’y a de vivants à sa surface ; et nous, nous avons beaucoup plus de mort que de vie. Ce ne sont pas seulement les autres êtres — nos êtres — voix toutes au complet jadis autour de nous et maintenant détruites ; c’est aussi, année par année, la plus grande partie de nous-mêmes. Et ce qui n’est pas encore mourra aussi. Presque tout est mort.
« Il y aura un jour où je ne serai plus. Je pleure parce que je mourrai sûrement.
« Ma mort ! Je me demande comment on peut vivre, rêver, dormir, puisqu’on va mourir : on est fatigué, on est ivre.
« Malgré l’immense, le patient, l’éternel effort, et les grands assauts délibérés de l’énergie, on entend les mensonges du destin dans les serments qu’on fait. J’entends cela, moi. Chaque fois qu’on dit : oui, un non intervient, infiniment plus fort et plus vrai, monte et prend tout pour lui.
« Ah ! il y a des moments, le soir surtout, où il semble que le temps hésite, usé et adouci par nos cœurs ; on a le mirage délicieux d’une immobilité des heures. Mais cela n’est pas vrai. Il existe en tout un invincible néant, et c’est empoisonnés par lui que nous passons.
« Vois-tu, mon chéri, quand on pense à cela, on pardonne, on sourit, on n’en veut plus à personne, mais cette espèce de bonté vaincue est plus lourde que tout. »
Il lui embrassait les mains, courbé vers elle. Il la couvrait d’un tiède et pieux silence ; mais comme toujours, je sentais qu’il était maître de lui…
Elle parlait d’une voix chantante et changée :
— J’ai toujours pensé à la mort. Une fois, j’ai avoué à mon mari cette hantise. Il est parti en guerre avec fureur. Il m’a dit que j’étais neurasthénique et qu’il fallait me soigner. Il m’a engagée à être comme lui qui ne pensait jamais à ces choses, à cause qu’il était sain et équilibré d’esprit.
« Ce n’est pas vrai. C’est lui qui était malade de tranquillité et d’indifférence : une paralysie, une maladie grise, et son aveuglement était une infirmité, et sa paix était celle d’un chien qui vit pour vivre, d’une bête à face humaine.
« Que faire ? Prier ? Non ; l’éternel dialogue où l’on est toujours seul est écrasant. Se jeter dans une occupation, travailler ! C’est vain : le travail, n’est-ce pas ce qui est toujours à refaire ? Avoir et élever des enfants ? Cela donne à la fois l’impression qu’on finit, et celle qu’on se recommence inutilement. Pourtant, qui sait ! »
C’était la première fois qu’elle mollissait.
— L’assiduité, la soumission, l’humiliation d’être mère m’ont manqué. Peut-être cela m’aurait-il guidée dans la vie. Je suis orpheline d’un petit enfant.
Pendant un instant, baissant les yeux, laissant aller ses mains, laissant régner la maternité de son cœur, elle ne pensa qu’à aimer et à regretter l’enfant absent — sans s’apercevoir que, si elle le considérait comme le seul salut possible, c’était parce qu’elle ne l’avait pas…
— La charité ?… On dit qu’elle fait oublier tout.
Elle murmura, tandis que nous sentions le frisson de froid pluvieux du soir et de tous les hivers qui furent et qui seraient :
— Oh ! oui, être bonne ! Aller faire l’aumône avec toi sur les chemins neigeux, dans un grand manteau de fourrure.
Elle eut un geste las.
— Je ne sais pas.
« Il me semble que ce n’est pas cela. Tout cela, c’est s’étourdir, mentir ; cela ne change rien à la vérité parce que ce n’est pas de la vérité… Qu’est-ce qui nous sauvera ! Et puis quand même nous serions sauvés ! Nous mourrons, nous allons mourir ! »
Elle cria :
— Tu sais bien que la terre attend nos cercueils et qu’elle les aura. Et cela n’est pas si éloigné.
Elle sortit de ses larmes, essuya ses yeux, prit un ton positif si calme qu’il donnait une impression d’égarement :
— Je voudrais te poser une question. Réponds-moi sincèrement. As-tu osé, mon chéri, même dans le fond du secret de toi, te formuler une date, une date éloignée relativement, mais précise, absolue, avec quatre chiffres, et te dire : « Si vieux que je vivrai, à cette date-là, je serai mort — alors que tout continuera et que, peu à peu, mes places vides se seront anéanties ou remplies ? »
Il s’agita sous la netteté de cette question. Mais il me semblait qu’il cherchait surtout à éviter de lui donner une réponse qui eût avivé son obsession. Évidemment, il comprenait toutes ces choses (parmi lesquelles retentissait parfois, elle l’avait dit, l’écho de ses paroles), mais il avait l’air de comprendre théoriquement, à la lumière des grandes idées et dans une fièvre philosophique ou artistique distincte de sa sensibilité ; tandis qu’elle était toute secouée et écrasée par l’émotion personnelle, et que son raisonnement saignait.
Elle resta attentive, immobile ; puis elle reprit, après une hésitation, à voix basse, plus vite, dans un mouvement plus désespéré de cette grande exaltation de sa douleur :
— Hier, tu ne sais pas ce que j’ai fait ? Ne me gronde pas. J’ai été au cimetière, au Père-Lachaise. J’ai été, par les allées, puis entre les tombes, jusqu’au caveau de ma famille, celui où, la pierre écartée, on descendra mon cercueil avec des cordes. Je me suis dit : c’est là que viendra mon convoi, un jour, un jour proche ou lointain, mais un jour, sûrement — vers onze heures du matin. J’étais fatiguée, j’ai été obligée de m’appuyer à un tombeau ; et par suite d’une espèce de contagion du silence, du marbre et de la terre, j’ai eu l’apparition de mon enterrement. Le chemin montait avec peine. Il fallait tirer les chevaux du corbillard par la bride (j’ai vu plusieurs fois cela, à cet endroit). C’était pitoyable, ce chemin qu’on devait gravir ainsi en de pareilles circonstances. Tous ceux qui me connaissaient, qui m’aimaient, étaient là, en deuil ; et l’assistance s’est groupée, éparse, entre les dalles (c’est bête, ces pierres si lourdes, sur les morts !), et les monuments, qui sont fermés comme des maisons, à l’ombre de cette tombe qui a une forme de chapelle, frôlant cette autre qui est couverte d’un carré de marbre neuf — il sera encore assez neuf pour produire une même tache claire. J’étais là… dans le corbillard — ou plutôt, ce n’était pas moi : Elle était là… Et tous, à ce moment, m’aimaient avec terreur ; et tous pensaient à moi, pensaient à mon corps ; la mort d’une femme a quelque chose d’impudique, puisqu’il s’agit d’elle toute.
« Et toi, tu étais là aussi, ta pauvre petite figure crispée par une douleur et une énergie muette — et notre vaste amour n’était plus que toi et mon image, et tu n’avais guère le droit de parler de moi… À la fin, tu es parti, comme si tu ne m’avais jamais aimée.
« Et, en revenant, glacée, je me suis dit que ce cauchemar était la plus réelle des réalités, que c’était la chose simple, vraie par excellence, et que toutes les actions que je vivais en pleine vie étaient du mirage à côté. »
Elle eut un cri étouffé qui la fit tressaillir toute, longtemps.
— Quelle désolation j’ai traînée jusqu’à la maison ! Dehors, ma tristesse a tout assombri, bien que le soleil étincelât. Le ravage de toute la nature qu’on fait autour de soi, le monde de douleur qu’on apporte dans le monde ! Il n’y a pas de beau temps qui tienne quand notre tristesse s’avance.
« Tout m’apparaissait frappé, condamné, par le mauvais ange de la vérité qu’on ne voit jamais.
« La maison s’est présentée à moi comme elle est vraiment, au fond : nue, trouée, blanchissante… »
Et tout à coup, elle se rappelle une chose qu’il lui a dite ; elle se la rappelle avec une sorte d’ingéniosité extraordinaire, d’habileté admirable, pour, d’avance, lui fermer la bouche et se torturer plus.
— Ah ! tiens, écoute… Te rappelles-tu… Un soir, sous la lampe. Je feuilletais un livre ; tu me regardais. Tu es venu près de moi, tu t’es agenouillé. Tu m’as enlacé la taille, tu as posé ta tête sur mes genoux, et tu as pleuré. J’entends encore ta voix : « Je pense, disais-tu, que ce moment ne sera plus. Je pense que tu vas changer, mourir, que tu t’en vas, — et que maintenant, pourtant, tu es là !… Je pense, avec une immense ferveur de vérité, combien les moments sont précieux, combien tu es précieuse, toi qui ne seras plus jamais telle que tu es, et je supplie et j’adore ta présence indicible de ce moment-ci. » Tu as regardé ma main, tu l’as trouvée petite et blanche, et tu as dit que c’était un trésor extraordinaire, qui disparaîtrait. Puis tu as répété : « Je t’adore », d’une voix tellement tremblante, que je n’ai jamais rien entendu de plus vrai et de plus beau, car tu avais raison à la façon d’un Dieu.
« Et autre chose encore : un soir que nous étions restés longtemps ensemble, et que rien n’avait pu dissiper tes sombres préoccupations, tu as caché ta figure dans tes mains et tu m’as dit cette parole affreuse qui m’a pénétrée et qui est restée dans la plaie : « Tu changes ; tu as changé ; je n’ose pas te regarder, de peur de ne pas te voir !
« Tu sais, c’est ce soir-là que tu m’as parlé des fleurs coupées : des cadavres de fleurs, disais-tu, et tu les comparais à de petits oiseaux morts. Oui, c’était le soir de cette grande malédiction que je n’oublierai jamais, et que tu as criée d’un coup, comme si tu en avais beaucoup sur le cœur à propos de fleurs coupées.
« Comme tu avais raison de te sentir vaincu par le temps, de t’humilier, de dire que nous n’étions rien, puisque tout passe et qu’on arrive à tout. »
Le crépuscule envahissait la chambre et courbait comme un grand vent ce pauvre groupe occupé à regarder les causes de la souffrance, à fouiller la misère pour savoir de quoi elle était faite.
— L’espace, qui est toujours, toujours entre nous ; le temps, le temps qui est attaché en nous comme une maladie… Le temps est plus cruel que l’espace. L’espace a quelque chose de mort, le temps a quelque chose de tuant. Tous les silences, vois-tu, tous les tombeaux, ont dans le temps leur tombeau… Les deux choses si invisibles et si réelles qui se croisent sur nous au point précis où nous sommes ! Nous sommes crucifiés ; pas comme le bon Dieu qui l’a été charnellement sur une croix ; mais (elle serrait ses bras contre son corps, elle se recroquevillait, elle était toute petite), nous sommes crucifiés sur le temps et l’espace.
Et elle m’apparaissait en effet crucifiée dans les deux sens de sa prière et portant au cœur les stigmates saignants du grand supplice de vivre.
Elle était épanouie de toute sa force. Elle ressemblait à tous ceux que j’avais vus à la place où elle était, et qui, eux aussi, voulaient s’arracher du néant et vivre plus, mais son vœu à elle, c’était tout le salut. Son humble cœur génial allait, dans son effusion, de toute la mort à toute la vie. Ses yeux étaient tournés du côté de la fenêtre blanche, et c’était la plus vaste demande possible, le plus vaste des désirs humains qui palpitait dans cette sorte d’assomption de sa figure au ciel.
— Oh ! arrête, arrête le temps qui passe ! Tu n’es qu’un pauvre homme, qu’un peu d’existence et de pensée perdues au fond d’une chambre, et je te dis d’arrêter le temps, et je te dis d’empêcher la mort !
Sa voix s’éteignit, comme si elle ne pouvait plus rien dire, toute sa supplication dépensée, usée, à bout ; et elle s’abîma dans un pauvre silence.
— Hélas ! lui dit l’homme…
Il regarda les larmes de ses yeux, le silence de sa bouche… Puis il baissa le front. Peut-être se laissait-il aller au suprême découragement ; peut-être s’éveillait-il à la grande vie intérieure.
Quand il releva la tête, j’eus confusément l’intuition qu’il aurait su quoi répondre, mais qu’il ne savait pas encore comment le dire — comme si toute parole devait commencer par être trop petite.
— Voilà ce que nous sommes ! répéta-t-elle en soulevant la tête, en le considérant, espérant l’impossible contradiction, — comme un enfant demande une étoile.
Il murmura :
— Qui sait ce que nous sommes…
Elle l’interrompit, d’un geste d’infinie lassitude, qui imitait par inconsciente gloire le coup de faux de la mort, et avec une voix sans accent, et des yeux vides :
— Je sais ce que tu vas répondre. Tu vas me parler de la beauté de souffrir. Ah ! je connais tes belles idées. Je les aime, mon aimé, tes belles théories ; mais je n’y crois pas. Je les croirais si elles me consolaient et effaçaient la mort.
Dans un effort manifeste, peu sûr lui aussi, cherchant une voie :
— Elles l’effaceraient peut-être si tu y croyais… murmura-t-il.
— Non, elles ne l’effacent pas, ce n’est pas vrai. Tu as beau dire, l’un de nous mourra avant l’autre, et l’autre mourra. Qu’est-ce que tu réponds à cela, dis, qu’est-ce que tu réponds ? Oh ! réponds-moi ! Ne réponds pas indirectement, mais à cela même. Oh ! trouble-moi, change-moi par une réponse qui me regarde, personnellement, telle que je suis ici.
Elle s’était tournée vers lui, avait pris une de ses mains dans les deux siennes. Elle l’interrogeait toute, avec une impitoyable patience, puis elle glissa à genoux devant lui, comme un corps sans vie, s’écrasa à terre, naufragée au fond du désespoir et tout au bas du ciel, et elle l’implora :
— Oh ! réponds-moi. Je serais tellement heureuse qu’il me semble que tu le peux.
Elle étendait la main, montrait du doigt la vision obsédante : la vérité douloureuse dont elle avait trouvé la formule, le plus large nom du mal : l’espace qui nous cache, le temps qui nous déchire.
Dans la chambre que le crépuscule rend basse et étroite, où le pauvre ciel montre l’espace, où la pendule, monotone, affirme et affirme le temps, il répéta, penché sur elle comme au bord d’un abîme d’interrogation :
— Sait-on ce que nous sommes ! Tout ce que nous disons, tout ce que nous pensons, tout ce que nous croyons, est peu sûr. On ne sait rien ; il n’y a rien de solide.
— Si, cria-t-elle, tu te trompes : il y a, hélas, il y a, parfaits, absolus, notre douleur et notre besoin. Notre misère est là : on la voit et on la touche. Qu’on nie tout le reste, mais notre mendicité, qui pourrait la nier ?
— Tu as raison, dit-il, c’est la seule chose absolue qui soit.
C’était vrai qu’elle était là, c’était vrai qu’on la voyait, qu’on la touchait, sur leurs figures grandes ouvertes…
Il répéta :
— Nous sommes la seule chose absolue qui soit.
Il se raccrochait à cela. Il avait senti un point d’appui parmi l’envolée du temps. « Nous… » disait-il. Il avait trouvé le cri contre la mort, il le répétait. Il l’essayait : « Nous… Nous… »
Dans le crépuscule maintenant sans horizon de la chambre, je contemplai l’homme, avec la femme à ses pieds, informe comme une nuée et comme un piédestal… Son front, à lui, ses mains, ses yeux, toute sa lumière pensante, émergeaient comme une constellation.
Et c’était sublime de le voir commencer à résister.
— Nous sommes ce qui demeure.
— Ce qui demeure ! Nous sommes au contraire ce qui passe.
— Nous sommes ce qui voit passer. Nous sommes ce qui demeure.
Elle haussa les épaules, d’un air de protestation, de mésintelligence. Sa voix était presque haineuse.
— Oui… non… Peut-être, si tu veux… Après tout, que m’importe ? Cela ne console pas.
— Qui sait si nous n’avons pas besoin de la tristesse et de l’ombre, pour faire de la joie et de la lumière.
— La lumière existerait sans l’ombre.
— Non, dit-il doucement.
Elle répondit pour la deuxième fois :
— Cela ne console pas.
Puis il se rappelle qu’il a déjà pensé à toutes ces choses…
— Écoute, dit-il, d’une voix palpitante et un peu solennelle, comme un aveu. J’ai imaginé une fois deux êtres qui sont à la fin de leur vie, et se rappellent tout ce qu’ils ont souffert.
— Un poème ! fit-elle, découragée.
— Oui, dit-il, un de ceux qui pourraient être si beaux !
Chose singulière, il semblait s’animer progressivement ; il paraissait sincère pour la première fois, alors qu’il abandonnait l’exemple pantelant de leur destin pour s’attacher à la fiction de son imagination. En parlant de ce poème, il avait tremblé. On sentait qu’il allait devenir vraiment lui-même et qu’il avait la foi. Elle avait relevé la tête pour l’écouter, travaillée par son besoin tenace d’une parole, bien qu’elle n’eût pas confiance.
— Ils sont là, dit-il. L’homme et la femme. Ce sont des croyants. Ils sont à la fin de leur vie, et ils sont heureux de mourir pour des raisons qui font qu’on est triste de vivre. C’est une espèce d’Adam et une espèce d’Ève qui pensent au paradis où ils vont retourner.
— Et nous, retournerons-nous à notre paradis ? demanda Aimée : notre paradis perdu, l’innocence, le commencement, la blancheur ! Hélas, comme j’y crois, à ce paradis-là !
— De la blancheur, c’est cela, dit-il. Le paradis, c’est la lumière ; la vie terrestre, l’obscurité : voilà le motif de ce chant que j’ai ébauché : Lumière qu’ils veulent, ombre qu’ils sont.
— Comme nous, dit Aimée.
… Ils étaient eux aussi, là, tout près de l’obscurité un peu mouvante, un effort pâle vers la pâleur presque effacée des cieux, avec leur pensée et leur voix invisibles…
— Ces croyants demandent la mort comme on demande la subsistance. En ce jour suprême, un mot est enfin changé à la prière quotidienne : la mort au lieu de pain.
« Lorsqu’ils savent qu’ils vont enfin mourir, ils remercient. Je voudrais que cette action de grâces s’épanouît tout d’abord — comme l’aube. Ils montrent à Dieu leurs mains et leurs bouches obscures, leur cœur ténébreux, leurs regards qui ne font pas de lumière, et ils le supplient de guérir leur incurable obscurité.
« Un raisonnement élémentaire transparaît au milieu de leur imploration. Ils veulent s’ôter de l’ombre parce qu’elle intercepte la lumière divine ; à travers leur humanité, ils n’ont perçu, de celle-ci, que des reflets ou de fugitifs éclairs, et ils veulent la totalité de ce Dieu dont ils n’ont vu que les pâles étincelles au firmament : « Donne-nous, crient-ils, donne-nous l’aumône du rayon dont le reflet parfois nous couvre comme un voile, et qui, de l’infini, tombe jusqu’aux étoiles ! »
« Ils lèvent leurs bras blêmes comme deux pauvres rayons lourds et trop petits… »
Et moi, je me demandais si le groupe que j’avais sous les yeux n’était pas déjà dans la nuit de la mort ; si ce n’était pas leur âme commune qui, s’exhalant dans un dernier soupir, venait frapper mon oreille…
La poésie les traduit, les désigne ; elle retire leur vie, par fragments, du silence et de l’inconnu. Elle s’adapte exactement à leur profond secret. La femme a, de nouveau, penché le cou, déjà plus magnifiquement accablée. Elle l’écoute ; il est plus important qu’elle, il est plus beau qu’elle n’est belle.
— Ils font un retour sur eux-mêmes. Au seuil du bonheur éternel, ils revoient l’œuvre vitale qu’ils ont accomplie dans toute sa longueur. Que de deuils, que d’angoisses, que d’épouvantes ! Ils disent tout ce qui fut contre eux, n’oublient rien, ne perdent rien, ne gaspillent rien de l’affreux passé. Quel poème que celui de toute la misère qui revient en un seul coup !
« Les nécessités brutales d’abord. L’enfant naît ; son premier cri est une plainte : l’ignorance est semblable au savoir ; puis, la maladie, la douleur, toutes ces lamentations dont nous repaissons le silence indifférent de la nature ; le travail contre lequel il faut lutter du matin au soir, pour pouvoir, lorsqu’on n’a presque plus de force, tendre la main vers un tas d’or croulant comme un tas de ruines ; tout, jusqu’aux pauvres ordures, jusqu’au salissement, à l’encrassement de la poussière qui nous guette et contre laquelle il faut se purifier à tout instant, — comme si la terre essayait de nous avoir, sans répit, jusqu’à l’ensevelissement final ; et la fatigue qui nous avilit, chasse des figures le sourire, et qui rend, le soir, le foyer presque déserté, avec ses fantômes préoccupés de repos ! »
… Aimée écoute, accepte. À ce moment elle a mis la main sur son cœur, et a dit : « Pauvres gens ! » Puis elle s’agite faiblement ; elle trouve qu’on va trop loin ; elle ne veut pas tant de noir — soit qu’elle est lasse, soit que, réalisé par une autre voix, le tableau lui paraît exagéré.
Et par une admirable union du rêve et de la réalité, la femme du poème proteste aussi en ce moment.
— La femme lève les yeux, et dit, timidement, pour protester : L’enfant… « L’enfant, qui vint nous secourir… » « L’enfant que l’on fait vivre et qu’on laisse mourir ! » répond l’homme… Il ne veut pas qu’on dissimule la souffrance, et il trouve, dans le passé, plus de malheur encore qu’on ne croyait ; il y a une sorte de perfection dans sa recherche ; son jugement sur la vie est beau comme le jugement dernier : « L’enfant par qui la plaie humaine saigne encore. Créer, recommencer un cœur, faire renaître un malheur ; enfanter : sacrifier un être ! Engendrer, en hurlant, une plainte de plus ! La douleur d’enfanter. Elle ne finit plus ; elle s’immensifie en angoisses, en veille… » Et c’est toute la passion de maternité, le sacrifice, l’héroïsme au chevet de la petite âme vacillante, osant à peine vivre, l’air heureux lorsque l’on est angoissé jusqu’aux larmes et les sourires qui coulent… Et l’incertitude, toujours : « Rappelle-toi la fin du travail et le soir, au couchant, la douceur si triste de s’asseoir… Oh ! que de fois, le soir, les yeux sur la couvée qui tremble, incessamment, péniblement sauvée, mes mains frôlaient en trébuchant des fronts d’aimés, puis je laissais tomber mes deux bras désarmés, et j’étais là, pleurant, vaincu par la faiblesse des miens !… »
Aimée ne put s’empêcher de faire un geste ; elle allait, me sembla-t-il, lui dire qu’il était cruel…
— Ils grandissent, et puis… Il dit, l’œil ardent : « Caïn ! » elle dit, la voix sanglotante : « Abel ! » Elle souffre au souvenir des deux enfants qui se sont haïs et frappés. Ils l’avaient frappée, elle, puisqu’ils étaient dans son cœur ; c’était comme s’ils étaient encore dans sa chair. Puis un autre souvenir l’appelle tout bas ; elle pense au tout petit qui est mort : « Le petit, le meilleur… Il n’est plus, et moi, moi, qui sans cesse le regarde ! » Elle distend ses bras dans l’impossible, elle geint, déchirée par le baiser vide : « Il n’est plus, et moi qui le caresse ! » Et l’homme gronde : « La mort, méchanceté des adorés, bonté sinistre qui nous quitte », et elle a ce cri suprême : « Oh ! la stérilité d’être mère ! »
J’étais emporté par la voix du poète qui récitait en balançant légèrement les épaules, possédé par l’harmonie. J’étais emporté jusqu’au rêve réalisé…
— Puis ils se revoient abandonnés par leurs enfants, dès que ceux-ci ont grandi et ont aimé. « Vivant ou mort, l’enfant nous laisse, à cause qu’il est doux de haïr la vieillesse quand on est jeune et qu’on est fort et qu’on est clair ; que le printemps terrible ensevelit l’hiver, qu’un baiser n’est profond que sur des lèvres neuves. Notre immense caresse, ô mères, devient veuve. Tu quitteras ton père et ta mère et fuiras l’embrassement stérile et pesant de leurs bras… »
Je pensai à la scène que j’avais vue, moi, l’autre soir, là même où cet homme parlait, à ce drame dans ma vie. Oui, cela avait été ainsi. La vieille femme avait entouré le jeune couple obscurément libéré, d’un inutile embrassement, d’un embrassement perdu. Il avait raison, ce vague réciteur, ce vague chanteur, ce penseur.
— Aucun recours contre l’infatigable malheur de la vie ; pas même le sommeil : « Dormir… La nuit, on oubliait… — Non, on rêvait ; le repos se souvient, s’emplit de spectres vrais ; notre sommeil ne dort jamais : il agonise… — Parfois, il nous caresse avec ses formes grises, le rêve que l’on rêve. — Il nous fait mal toujours : triste, il blesse nos nuits ; doux, il blesse nos jours… »
« Pourtant nous étions tous les deux », murmure l’épouse… Et ils regardent l’amour. A la fin du labeur, ils allaient ensemble mêler le long de la nuit le repos et la tendresse… « Mais la nuit, nous étions un instant l’un à l’autre… Quand nous cherchions, parmi tous les chemins, le nôtre, et nous hâtions, obscurs, vers le logis mal clos, comme vers une épave au sein de tous les flots, quand l’ombre se mêlait, au fond de la vallée, à ta robe usée, humble et comme flagellée, mes yeux sous les rayons qui s’éteignaient en chœur, voyaient le battement presque nu de ton cœur. Tout seuls, que disions-nous… — Nous nous disions : je t’aime… »
« Mais ce mot, hélas, n’a pas de sens, puisque chacun est seul, et que deux voix, quelles qu’elles soient, se murmurent d’incompréhensibles secrets. Et c’est l’anathème contre la solitude à laquelle ils sont condamnés : « Ô séparation des cœurs, terre entassée sur chacun d’eux, silence affreux de la pensée ! Amants, amants, nous nous cherchions à l’infini ; nous étions là, nous n’avions rien qui nous unit, et proches et tremblants sous les astres qui trônent, les doigts mêlés, nous n’étions rien que deux aumônes. »
— Ah ! dit Aimée, tu avoues cela dans ton poème ! Tu ne devrais pas… C’est trop vrai.
— … Puis, venait le moment du baiser et de l’étreinte. Mais les corps ne se pénètrent pas plus que les mains, malgré les hardiesses de la pensée, et ce n’était pas de l’union, mais deux délires l’un sur l’autre.
— Je sais, dit Aimée en frissonnant d’une double honte dans toute sa personne.
— Et aux heures de désespoir, la douleur ne faisait qu’agrandir leurs deux isolements : « Enfouis dans nos corps comme dans nos linceuls, nos yeux mêlaient leurs pleurs, nos cœurs pleuraient tout seuls ; je te voyais, fragile, infinie et profonde ; tu pleurais… j’ai senti que chacun est un monde. »
— Ainsi, la misère et le mal apparaissent tout entiers dans une grande conscience qui ne pardonne rien. L’imprécation est finie. D’ailleurs, la vie est finie. C’est la dernière fois qu’ils reviennent à ces choses.
« La femme regarde en avant, avec la curiosité qu’elle eut en entrant dans la vie. Ève finit comme elle a commencé. Toute son âme subtile et vive de femme monte vers le secret comme une sorte de baiser aux lèvres de sa vie. Elle voudrait être heureuse, déjà… »
Aimée se mêle davantage aux paroles de son compagnon. L’imprécation sœur de la sienne lui a donné confiance. Mais il me semble qu’elle se soit amoindrie encore devant nous. Tout à l’heure, elle dominait tout ; maintenant, elle écoute, elle attend, elle est saisie.
— Nous aussi, n’est-ce pas ? a-t-elle dit à un moment.
C’est émouvant, cette sorte d’œuvre double de vie et d’art. Il est lyrique ; elle est dramatique. Ils sont à la fois créateurs, acteurs, victimes. On ne sait plus ce qu’ils sont. Il n’y a qu’une grande vérité, qui est la même pour les paroles et pour la destinée. Où commence le drame qu’ils jouent, et celui qui joue avec eux ?
— Une immense piété les dévore d’espérance : « Je crois en Dieu, je ne crois plus en moi ! » Mais la curiosité, inlassable, se glisse. Comment sera le paradis, comment ne souffrira-t-on plus ?…
« Le paradis, dit-il, nous l’avons entrevu pauvrement sur la terre. Les espoirs, les émotions, les belles effusions et les récompenses intérieures de l’orgueil, tout cela a été un peu de paradis. C’était comme de brefs moments de Dieu… Mais cela était vite caché par notre ignominie, notre noirceur humaine. Maintenant, notre triste voie va tomber et ce sera Dieu sans fin. La femme reprend : « Que serai-je, moi ? »
Aimée dit : Elle a raison. Car enfin, que faut-il lui répondre ?
— Il lui démontre que le bonheur parfait est une entité dont la nature nous échappe. On ne peut pas toucher l’éternité, encore moins l’expérimenter. Il faut laisser faire Dieu, et nous endormir comme des enfants dans le soir de nos soirs.
— Pourtant… fait Aimée.
— Mais, en proie à une divination qui peu à peu l’accapare, la femme a posé de nouveau l’insoluble question vivante : « Que serons-nous ? »
« Et alors, de nouveau, il lui répond par ce qu’ils ne seront pas. Malgré qu’il voudrait dire quelque chose de positif, la vérité s’empare de lui et le tourne vers la négation : « Nous ne serons plus nos haillons, nos chairs, nos sanglots… » Et il s’enfonce dans son ombre pour la nier. « Que serons-nous ? » crie-t-elle avec un tremblement. — Plus d’ombre ; plus de séparation, plus d’effroi, plus de doute. Plus de passé, plus d’avenir, plus de désir : le désir est pauvre puisqu’il n’a pas. Plus d’espoir.
— Plus d’espoir ?
— L’espoir est malheureux, puisqu’il espère. Plus de prière : la prière est dénuée, elle aussi, puisque c’est un cri qui monte et qui nous abandonne… Plus de sourire : le sourire n’est-il pas toujours à moitié triste ? On ne sourit qu’à sa mélancolie, à son inquiétude, à sa solitude d’avant, à sa douleur qui fuit ; le sourire ne dure pas, car s’il durait il ne serait pas ; il a pour caractère d’être mourant… — « Mais qu’est-ce que je serai, moi, moi ! » Ce cri : « Moi ! » prend peu à peu toute la place, et vibre, et réclame. Et encore une fois, il lui jette des paroles fantômes, puisqu’on lui demande ce qui sera et qu’il offre en réponse ce qui ne sera plus. Il étale à nouveau les maux subis, comme un épouvantail. Il les tire de l’enfouissement du mystère. Il avoue ce qu’il n’a jamais avoué. « Il y a ceci, cela que je t’ai toujours caché. Je te disais cela, mais je mentais. » Il inventerait presque, dans le besoin de trouver quoi répondre à l’interrogation trop simple. Il détaille les désirs, et chacun de ses lambeaux de phrases évoque une géhenne. Il a tout désiré : le bien d’autrui, le destin d’autrui, la gloire, foule immortelle. Il fait même entrevoir tout un drame tué en lui, convulsé, immobilisé, tout un grand poème possible : « Enfer plus effrayant et plus atroce encore : notre fille, qui ressemblait à ton aurore ! » Il n’a pas succombé à ses désirs, il ne les a que plus parfaitement soufferts. Il a porté en lui, avec des airs de calme, la tentation éternelle : « Clouée en moi, mais tout entière et toute grande… Oh ! tapi dans mon cœur, torturant et caché, l’inavouable mal de n’avoir pas péché ! »
« Il a par-dessus tout désiré le passé, et il revient sur cette souffrance si simple et si sûre — le passé qui est mort. Il aurait voulu pénétrer dans le passé, comme dans l’avenir, comme dans le cœur aimé. Mais le souvenir est implacable. Il est : rien ; il est : jamais plus, et celui qui revoit souffre et a le remords d’autrefois, comme un malfaiteur. Et il était aussi, et ils étaient tous deux, malgré leur piété, qui s’est enfoncée en eux avec leur vieillesse, obsédés par l’idée de la mort. L’idée de la mort était partout. Car ce qui est épouvantable, ce n’est pas la mort, c’est l’idée de la mort qui ruine toute l’activité en projetant une ombre souterraine. L’idée de la mort : la mort qui vit… « Oh ! comme j’ai souffert… Comme j’ai dû souffrir ! »
« Voilà ce qui fut et qui, enfin, ne sera plus. Voilà toutes les espèces de ténèbres qui nous ont défendus contre la durée du bonheur. Tout se réduit à de l’envahissement et à du noir dont la vie veut s’évader. « Nous sommes ceux, crie-t-il comme au commencement, nous sommes ceux qui n’ont jamais eu de lumière, que l’ombre universelle a repris chaque soir, ceux dont le sang vivant, le sang profond, est noir, ceux dont le rêve obscur salit tout ce qu’il touche, et nos yeux sont aussi ténébreux que nos bouches. Vides et noirs, nos yeux sont aveugles, nos yeux sont éteints : il leur faut le grand secours des cieux… Souviens-toi, quand groupés sous la calme tempête du soir, nous conservions un rayon sur nos têtes, et nous voulions longtemps que la nuit ne fût pas. Ton faible bras, posé fortement sur mon bras, palpitait… Écrasant notre morne envolée, la nuit nous reprenait la lumière volée… »
« La nuit s’épandait d’eux comme d’une blessure à leur flanc ; ils faisaient vraiment de l’ombre… Et borné, ébloui par son raisonnement d’enfant, il crie : « La nuit s’engloutira ; tu seras la lumière ! » Mais la piteuse promesse immense n’a aucune influence sur l’effroi de la femme, et elle continue à demander ce qu’elle sera, elle : car la lumière, ce n’est rien. Rien, rien… Elle cherche en vain à lutter contre ce mot.
« Il lui reproche d’être en contradiction avec elle-même en réclamant à la fois le bonheur terrestre et le bonheur céleste ; elle lui répond, du fond d’elle-même, que ce qui est contradictoire, ce n’est pas elle, ce sont les choses qu’elle veut.
« Alors, il saisit encore une autre branche de salut, et avec une avidité désespérée, il explique, il hurle : On ne peut pas savoir ! Comment le pourrait-on ! Quelle folie, quel sacrilège, de le tenter ! Il s’agit d’un ordre de choses tellement différent de celui que nous concevons ! Le bonheur divin n’a pas la même forme que le bonheur humain. « Le divin bonheur est hors de nous. »
« Elle s’est dressée frémissante :
« Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! Non, mon bonheur n’est pas en dehors de moi-même, puisque c’est mon bonheur… » « L’univers est l’univers de Dieu, mais mon bonheur, c’est moi qui en suis Dieu. » « Ce que je veux, ajoute-t-elle avec une simplicité définitive, c’est d’être heureuse, moi, telle que je suis et telle que je souffre. »
Aimée avait tressailli : elle pensait sans doute à ce qu’elle avait dit tout à l’heure : « une réponse qui me regarde personnellement, telle que je suis ici », et elle ressemblait plus à cette femme qu’à elle-même…
— Moi telle que je souffre, répéta l’homme.
« Importante parole ! Elle nous mène distinctement devant cette grande loi : Le bonheur n’est pas un objet, ni une expression de calcul ; il naît de la misère et il y tient tout entier, et on ne peut pas plus dissocier la joie et la souffrance, que la lumière et l’ombre. En les séparant, on les tue toutes les deux. « Moi, telle que je souffre ! » Comment être heureux dans un calme parfait et une clarté pure, abstraits comme une formule ? Nous sommes faits de trop de besoins et d’un cœur trop déréglé. Si on nous enlevait tout ce qui nous fait mal, que resterait-il ? Et le bonheur qui viendrait alors ne serait pas pour nous, il serait pour un autre. Le cri confus qui dit, en croyant raisonner : Nous avons eu un reflet de bonheur effacé par de l’ombre ; l’ombre disparaissant, nous aurons tout le bonheur lui-même, — est un mensonge de fou. Et c’est aussi un mensonge de fou que de dire : nous aurons un bonheur pur que nous ne pouvons pas concevoir.
« Et la femme dit : « Mon Dieu, je ne veux pas du ciel ! »
— Eh quoi ! dit Aimée en tremblant, il faudrait qu’on puisse être misérables au paradis !
— Le paradis, c’est la vie, dit-il.
Aimée se tut et resta là, la tête levée, comprenant enfin, qu’avec toutes ces paroles il lui répondait simplement à elle, et qu’il lui avait refait dans l’âme une pensée plus haute et plus juste.
— L’homme est maintenant à l’unisson, reprend-il. D’ailleurs, il sentait depuis quelques instants à quelle erreur se butait sa colère. — Et le voilà qui souligne, perfectionne la dramatique vérité entr’aperçue dans l’éclair féminin. Et Dieu, Dieu ? dit-elle. — Dieu ne peut rien faire pour les hommes. Il n’y a rien à faire. Il n’est pas l’impossible ; il n’est que Dieu.
« Et alors que font-ils, ces deux croyants inconsolables malgré Dieu ?… Ils reconstruisent confusément, souvenir par souvenir, leur vie, et ils l’adorent dans sa misère où il y avait tout. A côté de chacun de ces éclairs de joie ou d’orgueil que tout à l’heure ils disaient être des parcelles de Dieu, ils voient l’ombre qui le permettait, la faiblesse qui le préparait, le risque et le doute qui l’entouraient comme des soins, le tremblement qui lui donnait la vie… L’aspect de leur destin ainsi réellement revenant à leurs yeux se fond dans celui de leur amour, d’autant plus ébloui qu’il fut plus tourmenté. Si lui n’avait pas été pauvre, il n’aurait pas éprouvé toute la charité dont elle le combla, lorsqu’il s’approcha de sa lumière qui lui était nécessaire, et de sa bouche de femme au silence appelant !
« Il semble qu’ils revivent, qu’ils imitent cela… On dirait qu’ils se connaissent mal et que peu à peu ils se reconnaissent, s’évaluent et s’enlacent. L’ombre, disent-ils, nous la cherchions. Ils se voient l’un l’autre cherchant, pendant le jour, le crépuscule au cœur des chambres, au sein des bois. Ils contemplaient, ils comprenaient la nature. Ils la comprenaient trop et lui donnaient ce qui n’était pas à elle, lorsque leur émotion mortelle accordait un sourire suprême au soir… « Et tout autour de nous, le jour mourait, hélas ! »
Je ne savais plus au nom de qui parlait devant moi cette créature humaine, et si, dans sa bouche, il était question d’elle-même ou des autres. Serré entre ces murs, jeté au fond de cette chambre comme une loque humide, l’homme paraissait réaliser une de ces grandes œuvres où la musique se mêle aux paroles :
— Nous avions peur, nous avions froid… Tu étais environnée d’ombres : notre soir, ta robe, ta pudeur… Mais quelle aurore quand j’allais vers toi ! « Ah ! lorsque j’attirais dans mes bras de conquête sous les voiles du soir ta précieuse tête, lorsque j’entrevoyais dans tes gestes brisés ta bouche et son silence infini de baisers, ta chair qui dans la nuit est blanche comme un ange… » Lorsque je m’approchais de ta figure comme du miroir de mon sourire ; lorsque, debout près de toi, te soutenant et soutenu par toi, je plongeais mes yeux fermés dans le soleil de tes cheveux, pour m’éblouir ; quand je fouillais ton ombre avec mes mains pensantes.
« Nous avions besoin l’un de l’autre, nous souffrions l’un par l’autre… Oh ! douter, ignorer, espérer, pleurer ! Et c’est ainsi que cela fut toujours. Malgré les défaillances, les oublis, les faiblesses et les pauvretés, la grande pauvreté de notre amour régna.
— Ah ! dit Aimée, il ne faut pas maudire, il ne faut pas regretter, il faut aimer son cœur.
Il continuait sans s’arrêter à elle : — Et les mourants disent : « Et quand la vie, à la longue, sans nous rapprocher plus qu’il n’est possible, hélas, sans faire de deux êtres un seul être, nous façonna cependant assez semblables pour que la tendresse nous rendît par miracle sensibles l’un à l’autre, nous avons gagné ensemble un recueillement et un culte — une religion qui tremble — pour notre misère même. Nous la trouvions partout avec la mort ; nous adorions la faiblesse humaine dans le vent qu’on sent frémir et qui s’approche — et qui va toujours ; dans le couchant qui se dépouille ; dans l’été qu’on voit souffrir et décliner ; dans l’automne dont la beauté contient des pressentiments, et dont les feuilles mortes font mourir tristement le bruit des pas ; dans le ciel étoile dont la grandeur paraît de la folie ; et même il était difficile de croire que la pierre eût un cœur de pierre et que l’avenir ne fût pas innocent et exposé à l’erreur ! Et nous résistions, et nous nous étendions d’espoir.
« Souviens-toi quand tombait sur les grandes descentes, le soir où nous sentions la vieillesse venir, nous joignions deux à deux nos mains insuffisantes et tournions malgré tout nos yeux vers l’avenir. L’avenir ! Sur ta joue infinie une ride souriait. Tout était magnifique et tremblant, la sage vérité tombait du ciel splendide et son dernier reflet posait sur ton front blanc. Avares, las, ouvrant à peine les paupières, pleins du pauvre passé qui ne peut pas guérir, nous espérions ; le soir amollissait les pierres, tes yeux étaient dorés, je te sentais mourir ! »
« La vie s’exalte avec une sorte de perfection dans la vie finissante. « C’est beau, chante-t-il plus profond encore, c’est beau d’arriver à la fin de ses jours… C’est ainsi que nous avons vécu le paradis. »
« Et ils en viennent à se dire timidement, gauchement : « Je t’aime ». Au seuil de l’azur perpétuel ils cherchent à réaliser l’humble commencement de la vie expiatoire. Et ils vont jusqu’à assurer que Dieu souffre de les voir mourir, et ils le plaignent. Puis ceux qui vont ne plus souffrir se disent un adieu affreux sur lequel finit le drame.
— Ils ont raison, dit Aimée en un cri où elle était toute.
— Voilà la vérité, dit le poète. Elle n’efface pas la mort. Elle ne diminue pas l’espace, ne retarde pas le temps. Mais elle fait de tout cela et de l’idée que nous en avons les sombres éléments essentiels de nous-mêmes. Le bonheur a besoin du malheur ; la joie se fait en partie avec de la tristesse ; c’est grâce à notre crucifixion sur le temps et l’espace, que notre cœur, au milieu, palpite. Il ne faut pas rêver une sorte d’absurde abstraction ; il faut garder le lien qui nous retient au sang et à la terre. « Tels que nous sommes ! » souviens-toi. Nous sommes un grand mélange ; nous sommes plus que nous ne le croyons : qui sait ce que nous sommes !…
Sur la figure féminine que l’épouvante de la mort avait rigidement contractée, un sourire s’était remis à vivre. Elle demanda avec une grandeur enfantine :
— Que ne me disais-tu cela tout de suite dès que je t’ai interrogé ?
— Tu ne pouvais me comprendre alors. Tu avais engagé ton rêve de détresse dans une voie sans issue. Il fallait donner à la vérité un autre cours pour te la présenter à nouveau.
Quelque chose encore, que je vois en eux, les fait vibrer : la beauté, la bonté d’avoir parlé. Oui, cela les a nimbés pendant les quelques instants où ils ne sont pas encore tombés du rêve.
— C’est bon, soupira-t-elle, d’avoir là toutes ces paroles, qui disent exactement ce qui est contre nous.
— S’exprimer, éveiller ce qui est vivant, dit-il, c’est la seule chose qui donne vraiment l’impression de la justice.
Après cette grande parole, ils se turent. Ils étaient, pendant une fraction de temps, aussi rapprochés qu’on peut l’être ici-bas — à cause de l’auguste assentiment à la vérité haute, à la vérité ardue (car il est difficile de comprendre que le bonheur soit à la fois heureux et malheureux). Elle le croyait pourtant, elle, la rebelle, elle, l’incrédule, à qui il avait donné un vrai cœur à toucher.