L’Enfer (Barbusse)/VI
VI
Tout s’est tu. Ils sont partis ; ils se sont cachés ailleurs. Le mari devant venir, m’a-t-il semblé. Je n’ai pas exactement compris. Est-ce que je sais bien ce qu’ils ont dit !
La chambre est seule… Je rôde dans la mienne. Puis je dîne comme dans un rêve, je sors, attiré par l’humanité.
Dehors, les maisons à pic, et closes. Les passants s’en vont de moi ; je vois, partout, des murs, des figures.
Un café, devant moi. Le violent éclairement qui y règne m’invite à y pénétrer. Cet éclat artificiel me plaît, me rassure, et cependant me dépayse ; assis, je ferme à demi les yeux.
Des gens calmes, simples, sans souci, et qui n’ont pas, comme moi, une sorte de tâche à accomplir, sont groupés çà et là.
Toute seule devant un verre plein, regardant de côté et d’autre, est une fille au visage peint. Elle tient sur ses genoux une petite chienne dont la tête dépasse du bord de la table de marbre, et qui, amusante, mendie pour sa maîtresse les regards des passants et déjà leurs sourires.
Cette femme me considère avec intérêt. Elle voit que je n’attends personne, que je n’attends rien.
Un signe, un mot, et elle, qui attend tout le monde, viendrait, souriant de tout son corps… Mais non, ce n’est pas cela que je désire. Je suis plus simple que cela. Je n’ai pas besoin d’une femme. Si je suis troublé au contact des amours, c’est à cause d’une grande pensée et non pas d’un instinct.
Elle s’approche de moi. Elle ne sait pas qui je suis ! Je me détourne. Que m’importe la rapide et grossière extase, la comédie sexuelle ! J’ai vue sur l’humanité, sur les hommes et les femmes, et je sais ce qu’ils font.
Le relent du café et du tabac, mêlé à la tiédeur, forme une atmosphère alanguissante. Les bruits — le choc d’une soucoupe, la poussée et la retombée de la porte d’entrée, l’exclamation d’un joueur — se fondent. Sur les figures est posé un reflet verdâtre. La mienne doit être plus impressionnante que celle des autres : elle doit apparaître ravagée par l’orgueil d’avoir vu, et par le besoin de voir encore.
… Tout à l’heure il l’a appelée « Aimée ». Je ne sais pas si c’est son nom ou un aveu. Je ne sais pas les noms, je ne sais pas les détails, je ne sais rien de ce genre. L’humanité me montre ses entrailles ; j’épelle le profond de la vie, mais je me sens perdu à la surface du monde. J’ai dû faire un effort, à l’instant, pour me faufiler entre les passants, m’asseoir en ce lieu public, et demander ce que je voulais.
… J’ai cru reconnaître la silhouette d’un locataire de mon hôtel, passant dans la rue, le long de la glace du café. Je me suis rejeté en arrière. Je ne suis pas en état de causer de choses et d’autres ; plus tard, je reprendrai cette morne habitude. Je baisse la tête vers la table, accoudé et les poings aux cheveux, pour n’être pas reconnu des gens qui me connaissent, si d’aventure il en passait.
Me voici marchant par les rues. Une femme passe. Machinalement, je la suis… Elle a une robe gros bleu ; un grand chapeau noir ; elle est si distinguée qu’elle est un peu gauche dans la rue. Elle se retrousse assez maladroitement et l’on voit sa fine bottine appliquée autour de sa jambe mince au bas noir transparent… Une autre me croise ; je la dévisage ardemment… Là-bas, un grisaille féminine traverse la rue ; mon cœur bat comme s’il s’éveillait.
Curiosité ? Non, désir. Tout à l’heure, je n’avais pas de désir ; maintenant, cela m’étourdit… Je m’arrête… Je suis un homme comme les autres ; j’ai mes appétits, mes sourdes envies ; et dans la rue grise le long de laquelle je vais je ne sais où, je voudrais m’approcher d’un corps de femme.
… Cette petite forme qui frôle les murs, non loin de moi, je m’imagine sa pure nudité… Elle a des petits pieds qu’on n’aperçoit guère. Elle ramène sur les épaules un fichu. Elle tient un paquet. Elle est penchée en avant, tellement elle est pressée, comme si elle voulait, puérilement, se dépasser elle-même. Sous cette pauvre ombre est un corps de lumière, qui s’éclaire à mes yeux dans le vague flou où elle se dérobe… Je pense à la beauté d’étoile qu’elle aurait, au rayonnement de sa chevelure dissimulée et rapetissée sous son maigre chapeau, au grand sourire qu’elle cache sur sa figure toute sérieuse.
Je reste planté une seconde, immobile au milieu de la chaussée. Le fantôme de femme est déjà loin. Si j’avais rencontré ses yeux, cela aurait été vraiment une douleur. Je sens sur mes traits une crispation qui me défigure, me transfigure.
Là-haut, sur l’impériale d’un tramway, une jeune fille est assise ; sa robe, un peu soulevée, s’arrondit… De dessous, on doit plonger dans elle toute. Mais un embarras de voitures nous sépare. Le tramway file, se dissipe comme un cauchemar.
Dans un sens, dans l’autre, la rue est pleine de robes, qui se balancent, qui s’offrent, si légères, aux bords demi envolés : les robes qui se relèvent et qui pourtant ne se relèvent pas !
Au fond d’une glace haute et mince de devanture, je me vois m’avançant, un peu pâle et les yeux battus. Ce n’est pas une femme que je voudrais, ce sont elles toutes, et je les cherche, tout autour, une à une. Elles passent, s’en vont, après avoir eu l’air de s’approcher de moi.
Vaincu, je me suis obéi, au hasard. J’ai suivi une femme, qui me guettait de son coin. Puis, nous avons marché côte à côte. Nous avons échangé quelques paroles ; elle m’a mené chez elle. Sur le palier, lorsqu’elle a ouvert la porte, j’ai été secoué d’un tressaillement d’idéal. Puis j’ai subi la scène banale. Cela a passé vite comme une chute.
Je suis de nouveau sur le trottoir. Je ne suis pas tranquillisé, comme je l’avais espéré. Un trouble immense me désoriente. On dirait que je ne vois plus les choses comme elles sont ; je vois trop loin et je vois trop de choses.
Qu’y a-t-il donc ? Je m’assois sur un banc, lassé, excédé par mon propre poids. De la pluie commence à tomber. Les passants se hâtent, se raréfient ; puis, ce sont les parapluies ruisselants, les gouttières qui se déversent, les chaussées et les trottoirs luisants et noirs, le demi-silence étendu, tout le deuil de la pluie… Mon mal, c’est d’avoir un rêve plus vaste et plus fort que je ne puis le supporter.
Malheur à ceux qui pensent à ce qu’ils n’ont pas ! Ils ont raison, mais ils ont trop raison, et ils sont par là hors nature. Les simples, les faibles, les humbles, passent insouciants à côté de ce qui n’est pas pour eux ; ils effleurent tout, tous, toutes, sans angoisses (et encore même ces petites âmes désirent de petites choses, minute par minute !). Mais les autres, mais moi !
Vouloir prendre ce qu’on n’a pas, voler ! Il m’a suffi de voir quelques êtres se débattre du fond de leur vérité, pour me pénétrer de la croyance que l’homme va et tourne dans ce sens aussi sûrement que la terre tourne dans le sien.
Hélas, hélas, je n’ai pas seulement appris cette simplicité épouvantable, j’ai été pris dans son rouage. J’en ai subi la contagion ; mon désir, à moi, s’aggrave et s’étend, je voudrais vivre toutes les vies, peser sur tous les cœurs, et il me semble que ce qui n’est pas pour moi se retire de moi, et que je suis seul, je suis abandonné.
Et blotti sur ce banc, parmi la grande rue déserte et mouvante de pluie, battu par la rafale, me faisant petit pour m’abriter plus, — je suis désespéré parce que j’aime tout comme si j’étais trop bon.
Ah ! J’entrevois comment je serai châtié d’être entré dans les secrets à vif des hommes. Je serai puni par où j’ai péché. Je subirai l’infini de la misère que je lis dans les autres. Je serai puni dans chaque mystère qui se tait, dans chaque femme qui passe.
L’infini n’est pas ce qu’on croit. On le place volontiers dans l’âme poétique de quelque héros de légende ou de chef-d’œuvre ; on en pare comme d’un costume de théâtre la tumultueuse exception de quelque Hamlet romantique… L’infini vit doucement dans cet homme dont la glace de devanture me renvoyait tout à l’heure le reflet incertain : en moi, tel qu’on me rencontre avec ma figure banale et mon nom ordinaire, et qui voudrais tout ce que je n’ai pas… Car il n’y a pas de raison pour que cela finisse ; je vais ainsi pas à pas sur la piste de l’infini, et cet errement sans horizon est comparable aux astres du firmament. Je lève des yeux perdus, vers eux. Je souffre. Si j’ai commis une faute, ce grand malheur, où pleure l’impossible, me rachète. Mais je ne crois pas au rachat, à ce fatras moral et religieux. Je souffre et, sans doute, j’ai l’air d’un martyr.
Il faut que je rentre pour accomplir ce martyre dans toute sa longueur, dans toute sa pauvre longueur ; il faut que je continue à contempler. Je perds mon temps dans l’espace de tout le monde. Je reviens vers la chambre qui s’ouvre comme un être.
Je passai deux jours vides, à regarder sans voir.
J’avais recommencé à la hâte des démarches et réussi non sans peine à gagner quelques nouveaux jours de répit, à me faire oublier encore.
Je demeurai entre ces murs, fiévreusement tranquille, et désœuvré comme un prisonnier. Je marchais dans ma chambre une grande partie de la journée, attiré par l’ouverture du mur, n’osant plus m’en éloigner.
Les longues heures s’écoulaient ; et, le soir, j’étais brisé par mon infatigable espérance.
Dans la nuit du deuxième jour, je me réveillai soudain. Je me découvris, avec un frisson, hors de l’asile étroit de mon lit ; ma chambre était froide comme les rues. Je me dressai le long du mur qui, à mes mains chancelantes, se révéla mort et glacé.
Je regardai. Le reflet de la lune entrait dans la chambre voisine, dont les volets n’étaient pas fermés comme ceux de la mienne. Je restai debout à la même place, encore imprégné de sommeil, hypnotisé par cette atmosphère bleuâtre, ne percevant nettement que le froid qui régnait… Rien… je me sentis seul comme quelqu’un qui a prié.
Puis un orage, qui menaçait à la fin du jour, éclata. Des gouttes tombaient, des coups de vent s’engouffraient, brusques, et longs dans l’espace. Des grondements de tonnerre secouaient le ciel.
De minute en minute, la pluie s’accentua ; le vent souffla plus doux et continu. La lune fut cachée par les nuages. Autour de moi, ce fut l’obscurité complète.
Le tablier de la cheminée trembla, puis se tut. Et, sans savoir pourquoi je m’étais réveillé et pourquoi j’étais venu, je demeurai en présence de cette ombre interminable, de toute la nuit, en présence du monde qui était devant moi comme un mur.
Alors, dans l’espace noir, glissa un bruit léger…
Sans doute, quelque fracas lointain de tempête. Non… un murmure tout proche ; un murmure, ou un bruit de pas.
Quelqu’un… quelqu’un était là… Enfin ! Il ne s’était pas trompé, l’instinct qui m’avait arraché à l’étreinte de mon lit.
Je fis des yeux un effort désespéré ; mais l’obscurité était impénétrable. À peine la fenêtre s’azurait dans la profondeur épaisse, et même j’ignorais si c’était elle, et si je ne la faisais pas.
Le bruit se fit à nouveau entendre, un peu plus prolongé…
Des pas — oui, des pas… Il marchait — un souffle, des dérangements d’objets, des sons furtifs, indéfinissables, coupés de silence, qui me semblaient sans raison.
L’instant d’après, je doutai… Je me demandai si cela n’avait pas été une bourdonnante hallucination, créée par les secousses de mon cœur.
Mais le son d’une voix humaine vint divinement à moi.
Comme elle était basse ; surtout, comme elle était étrangement monotone, cette voix ! Elle semblait réciter une litanie ou un poème. Je retins mon souffle pour ne pas faire évanouir cette approche de vie…
… Elle se dédoubla… C’étaient deux voix qui se répondaient. Elles débordaient d’une tristesse insondable comme toutes les voix maintenues très basses ; d’une tristesse de musique…
Sans doute, j’avais encore devant moi deux amoureux, réfugiés pour quelques instants dans la chambre inhabitée. Deux créatures étaient là, attirées l’une par l’autre, dans la solitude compacte, dans l’abîme sans couleur ; et impuissant à les distinguer, je les sentais s’émouvoir, comme mon cœur dans ma poitrine.
Je cherchai le couple perdu. Toute mon attention tâtonnait vers ces deux corps. En vain. La nuit entrait dans mes yeux et m’aveuglait ; plus je regardais, plus l’ombre me faisait mal. À un moment, pourtant, je crus apercevoir une forme se dessiner, très sombre, sur la fenêtre sombre… Elle s’arrêta… Non… la nuit ; les ténèbres immobiles comme une idole… Qu’étaient-ils, ces vivants, que faisaient-ils, où étaient-ils, où étaient-ils ?
Et tout d’un coup, j’entendis sortir de l’amas de ténèbres un mot distinct, qui avait forme humaine : le mot : « Encore ! »
« Encore ! » ce cri venait de leur chair. Il me les montrait enfin. Il me parut que leurs figures, hors de la brume, se dénudaient.
Puis, au milieu des balbutiements pressés, d’une sorte de combat, une autre parole jaillit, jetée à voix étouffée et heureuse :
— S’ils savaient ! Si on savait !
Et ces mots furent répétés avec une force contenue, de plus en plus bas, jusqu’au silence.
Puis ils sortirent, tout haut, dans un rire éclatant. Et le bruit d’un baiser s’étendit, couvrit tout. Au sein des ombres accumulées, ce baiser émergea comme une apparition.
Un éclair brilla, transformant pendant une fraction de seconde la chambre en un asile blême ; puis la nuit noire revint.
La lueur électrique avait soulevé mes paupières que je tenais instinctivement mi-closes, puisque mes yeux étaient inutiles. Mes regards avaient envahi la chambre, mais je n’avais rien vu de vivant… Les deux hôtes qu’elle contenait s’étaient-ils donc blottis dans quelque coin, et dissimulés, même au fond des ténèbres ?
Ils semblaient n’avoir pas aperçu le large éclair. Avec une régularité désespérante, les mêmes mots m’assaillaient, mais plus lourds, plus rares, plus perdus :
— Si on savait ! Si on savait !
Et j’écoutais ce cri, penché sur eux avec une attention sacrée, comme sur des mourants.
Pourquoi cette crainte éternelle qui les secouait et qui vibrait dans leurs bouches ? Quel besoin éperdu avaient-ils d’être seuls et cachés, — pour pousser ce pauvre cri de gloire qui ressemble à un cri de secours ; quelle abomination commettaient-ils, quel vice enfouissait leur étreinte ?
Je reçus un coup aigu au cœur. Les deux voix sont trop pareilles. Je comprends : ce sont deux femmes, deux amantes qui viennent dans la nuit se réunir étrangement !
Ah ! J’écoute… Jamais je ne me suis tant appuyé sur la nuit, et c’est vraiment de toute ma vie que, les mains jointes et les yeux crevés, j’interroge les noirs amants qui sont tombés là, dans le lit de l’ombre…
Je sens qu’une frémissante apothéose les a saisis :
— Dieu nous voit ! Dieu nous voit ! balbutie une des bouches.
Eux aussi ont besoin que Dieu les voie, pour s’en embellir ; comme les désolés, ils l’appellent à leur aide !
… Je doute maintenant que ce soient deux femmes. Il m’a semblé percevoir la gravité d’une voix mâle. J’écoute, je compare, je travaille ces lambeaux de voix, essayant encore, dans un effort suprême, de me débarrasser de l’ombre…
Puis c’est distinctement que je perçois la prière ardente qui se met à éclore, tout bas, les mots pressés les uns sur les autres, écrasés par deux bouches, mouillés, noyés, du sang des baisers :
— Veux-tu, veux-tu ?
Et la question prend une grande importance tremblante, la question de tout un être offert, entr’ouvert ou raidi.
Puis une grande voix monte d’un coup d’aile :
— Oui.
— Ah ! balbutie l’autre corps.
Quel moyen mystérieux et désordonné tentent-ils pour se connaître et se toucher ? quelle forme a ce couple ?
Quelle forme ? Qu’importe la forme de l’amour ! Je sors de cette anxiété, et il me semble que j’assiste d’un coup à toute la tragédie d’aimer.
Ils s’aiment ; le reste n’est rien. Qu’ils soient dépravés ou normaux, qu’ils soient maudits ou bénis, ils s’aiment et se possèdent autant qu’on le peut ici-bas.
Ils se cachent à tous après s’être appelés ; ils roulent dans les ténèbres comme dans des draps ou des linceuls ; ils s’emprisonnent ; ils détestent et fuient le jour ainsi qu’un châtiment d’honnêteté et de paix. « Si on savait ! » ont-ils crié, pleuré et ri ; ils se glorifient de leur solitude, ils s’en flagellent, ils s’en caressent. Ils sont jetés hors la loi, hors la nature, hors la vie normale faite de sacrifice et de néant. Ils tâchent de se joindre ; leurs fronts de marbre s’entrechoquent. Chacun est occupé de son corps, chacun se sent étreindre un corps sans pensée. Oh ! qu’importe le sexe de leurs mains cherchant à tâtons la volupté dormante, de leurs deux bouches qui se saisissent, de leurs deux cœurs si aveugles et si muets.
Tous les amants du monde sont pareils : ils s’éprennent par hasard ; ils se voient et sont attachés l’un à l’autre par les traits de leurs figures ; ils s’illuminent l’un l’autre par l’âpre préférence qui est comparable à la folie ; ils affirment la réalité des illusions ; ils changent pendant un moment le mensonge en vérité.
Et, à ce moment, j’ai entendu quelques mots déchirés de leurs confidences :
— Tu es à moi, tu es à moi. Je te possède, je te prends…
— Oui, je suis à toi !…
Voici l’amour tout entier, le voici près de moi qui m’envoie à la figure, comme un encens, avec son va-et-vient, l’odeur et la chaleur de la vie, et qui accomplit son labeur de démence et de stérilité.
Le dialogue recommence, plus doux, plus calme, et j’entends comme si on s’adressait à moi.
D’abord une phrase passe en tremblant, presque en songe :
— J’adore nos nuits, je n’aime pas nos jours.
Et on reprend, égrenant lentement des raisons, distraitement, dans un bercement assouvi — les mots parfois se mêlant et n’ayant plus de formes, les deux bouches proches comme deux lèvres :
— Le jour, on se disperse, on se perd. C’est la nuit qu’on s’apporte vraiment.
— Ah ! dit l’autre voix, je voudrais que nous nous aimions le jour.
— Cela sera, peut-être… Plus tard, ah ! plus tard.
Les mots résonnent en un long et lointain écho.
Puis la voix dit :
— Bientôt…
— Mon Dieu ! dit l’autre, avec un frisson d’espoir.
J’ai déjà entendu une plainte identique ; c’est la même, comme s’il y avait peu de sujets de plaintes sur terre : « Moi qui aurais tant voulu une destinée de lumière ! » a gémi la femme adultère.
Puis, en des phrases dont j’entends mal les débuts, et que je ne rejoins pas les unes aux autres, ils parlent de charmilles ensoleillées, de parcs aux pelouses noires, aux grandes allées d’or, et de larges bassins courbes si resplendissants et étincelants à midi qu’on ne peut pas plus les regarder que le soleil.
Noyés dans l’ombre, ombres eux-mêmes, ils font de la lumière ; ils pensent au jour, ils le prennent pour eux, et c’est une sorte de monument d’azur et d’été qui sort d’eux.
Et plus ils parlent de soleil, plus leur voix baisse et s’éteint.
Après un silence plus grave et plus tendre, j’entends :
— Si tu savais comme l’amour t’embellit, comme ton sourire t’éclaire !
Tout le reste s’efface, l’on ne voit plus que ce sourire.
Puis la mélodie de leur rêve change d’images sans changer de clarté. Ils évoquent des salons, des glaces, et des lampes enguirlandées… Ils évoquent des fêtes nocturnes sur l’eau souple pleine de barques et de ballons de couleur, — rouges, bleus, verts, — comparables aux ombrelles des femmes sous un coup de soleil dans un parc.
De nouveau, un silence, puis l’un d’eux reprend, d’un ton de supplication, montrant l’immense obsession, l’immense besoin de réaliser le rêve, presque jusqu’à la folie :
— J’ai la fièvre. Il me semble que j’ai du soleil sur les mains.
Et l’instant d’après, précipitamment :
— Tu pleures ! Ta joue est mouillée comme ta bouche.
— Nous n’aurons jamais tout cela, gémit un des implorants — nous n’aurons jamais cette lumière que dans les rêves que nous faisons la nuit, quand nous sommes ensemble.
— Nous l’aurons ! cria l’autre. Un jour, tout ce qui est triste finira.
On ajouta magnifiquement :
— Nous l’avons presque. Tu le vois bien !
— Ah ! si on savait ! reprirent-ils avec une sorte de remords qu’on ne sût pas. Tous seraient jaloux de nous ; les amoureux eux-mêmes, et même les heureux !
Puis ils dirent à nouveau que Dieu les voyait. Ce groupe de ténèbres, sculpté dans les ténèbres, rêva que Dieu les découvrait et les touchait comme une illumination. Leurs âmes enlacées vivaient plus profondes et plus grandes. Je recueillis ce mot : « toujours ! ».
Écrasés, réduits à rien, ces êtres que je devinais rampant sous les draps le long l’un de l’autre comme des larves, disaient : toujours ! Ils proféraient le mot surhumain, le mot surnaturel et extraordinaire.
Tous les cœurs sont pareils avec leur création. La pensée pleine d’inconnu, le sang nocturne, le désir comparable à la nuit, jettent leur cri de victoire. Les amants, quand ils s’enlacent, luttent chacun pour soi, et disent : « Je t’aime » ; ils attendent, pleurent et souffrent, et disent : « Nous sommes heureux » ; ils se lâchent déjà défaillants et disent « toujours ! ». On dirait que dans les bas-fonds où ils sont enfoncés, ils ont volé le feu du ciel comme Prométhée.
Et j’allais les cherchant, souffle à souffle… Comme j’aurais voulu les voir, à cet instant ! Je le voulais aussi fort que je voulais vivre : découvrir ces gestes, cette rébellion, ce paradis, ces figures, d’où tout s’exhalait. Mais je ne pouvais pas aller jusqu’à la vérité ; je voyais à peine la fenêtre, au loin, vague comme une voie lactée, dans l’immensité noire de la chambre. Je n’entendais plus de paroles, mais un murmure dont je ne comprenais pas si c’étaient leurs consentements encore une fois joints qui montaient, ou des plaintes qui s’arrachaient de la plaie de leurs bouches.
Puis le murmure lui-même se suspendit.
Peut-être, toujours serrés, s’étaient-ils mis à dormir loin l’un de l’autre ; peut-être étaient-ils partis, s’éblouir ailleurs de leur unique trésor.
L’orage, qui m’avait paru se taire, recommença, continua.
Longtemps, je lutte contre l’ombre, mais elle est plus grande que moi, elle m’ensevelit. Je m’abats sur mon lit, et je reste dans le noir et le silence. Je m’accoude, j’épelle des prières ; j’ai bégayé : De profundis.
De profundis… Pourquoi ce cri d’espoir terrible, ce cri de misère, de supplice et de terreur monte-t-il cette nuit de mes entrailles à mes lèvres ?…
C’est l’aveu des créatures. Quelles que soient les paroles prononcées par celles dont j’ai entrevu le destin, elles criaient cela au fond — et après ces jours et ces soirs passés à écouter, c’est cela que j’entends.
Cet appel hors de l’abîme vers de la lumière, cet effort de la vérité cachée vers la vérité cachée, de toutes parts il s’élève, de toutes parts il retombe, et, hanté par l’humanité, j’en suis tout sonore.
Moi, je ne sais pas ce que je suis, où je vais, ce que je fais, mais, moi aussi, j’ai crié, du fond de mon abîme, vers un peu de lumière.