L’Enfant du bordel/tome 1/4

(Attribué à)
(p. 65-91).

CHAPITRE IV.

Le dessein de Félicité, en s’établissant rue d’Argenteuil, avoit été d’y continuer son commerce habitué dès l’enfance, à l’image de la prostitution. Je ne m’opposai point à ses projets ; mais ne voulant pas que l’on vît avec elle un jeune homme dont la tournure étoit suffisante pour effaroucher les pratiques, Félicité résolut de m’habiller en femme, et de déguiser mon sexe sous l’accoutrement féminin. Ce projet me parut très-plaisant, et je consentis avec joie à la métamorphose ; elle sut même si bien me tourner, qu’elle me décida à la seconder dans un commerce, dont j’avois déjà une connoissance approfondie.

Me voilà donc en fourreau de linon rose, chapeau et souliers blancs, et trottant avec elle sous les galeries du Palais-Royal. Mon coup d’essai fut le recrutement d’un vieux chevalier de St.-Louis ; nous le conduisîmes chez nous ; c’étoit moi qui avois plu à cet homme ; il voulut prendre mes tettons, et parut étonné de ne rien trouver ; Félicité lui dit que j’étois trop jeune pour être formée. Le chevalier fut surpris d’une non-formation qui contrastoit avec ma taille élancée, et mes membres fortement constitués ; il voulut visiter mes appas les plus secrets ; mais Félicité qui étoit fille de précaution, avoit affublé cette partie d’un large bandeau, et arrêta le téméraire, en lui disant que je n’étois pas sûre de ma santé. Alors le chevalier s’empara de ma compagne, et, malgré ses cinquante ans, l’exploita vigoureusement, au grand mal de cœur du pauvre Chérubin, qui n’étoit pas du tout satisfait d’une jouissance à laquelle il ne participoit pas. Le chevalier se retira, en promettant de venir nous revoir, et laissa deux louis sous le chandelier.

Je ne rapporterai pas les différentes aventures qui nous arrivèrent pendant les trois mois que nous exerçâmes notre chaste commerce ; elles se ressemblent trop pour que je me donne la peine de les raconter ; je n’en citerai que trois, en comptant celle qui me rendit à mon état naturel ; elles sortent du cadre ordinaire des aventures, et leur originalité leur fait seule obtenir la préférence.

Un grand jeune homme, d’environ trente-deux ans, vint un jour chez nous ; nous fûmes étonnées à l’inspection de ses pièces, de voir qu’elles étoient aussi flétries, aussi usées que celles d’un homme de soixante et dix ans. Nous employâmes en vain tout notre art pour le ressusciter, car j’étois devenu expert dans celui de procurer des jouissances à autrui. Enfin notre jeune invalide nous avoua que le seul moyen de lui rendre une partie de ses forces, étoit de l’instrumenter lui-même avec un de ces outils de religieuses, que l’on nomme godemichés.

Félicité qui ne perdoit pas une occasion de s’amuser aux dépens des sots qui tomboient dans nos filets, lui fit la confidence que j’étois ce qui lui convenoit le mieux, que la nature m’avoit fait un double présent, en me donnant les deux sexes, qu’en un mot j’étois hermaphrodite. J’étois resté immobile à cette singulière déclaration ; mais notre jeune homme enchanté, me sauta au col, en me disant que j’étois la femme qu’il cherchoit inutilement depuis bien long-tems. Il me renversa sur le lit, me troussa, arracha le bandeau préservateur dont j’étois toujours muni, et découvrit l’outil le plus roide et le mieux conditionné.

Il tomba à genoux devant ce superbe morceau, y porta les mains et la bouche, et sans s’amuser à visiter si les deux sexes y étoient effectivement, il me pressa de me servir avec lui de celui qu’il avoit sous les yeux.

Il fallut donc bon gré mal gré le contenter. Il se plaça commodément, et pour la première fois, je fis mon entrée triomphante dans la ville de Sodôme. Mais, ô prodige ! à peine eus-je donné trois ou quatre coups de cul, que la cheville de notre héros commença à prendre de la consistance, et il fallut peu de minutes pour la faire arriver au comble de la gloire. Félicité se plaça sur le pied du lit, mon homme l’embroche, je me remets à l’instrumenter de nouveau, et nous arrivons tous les trois, presqu’en même tems, au comble du bonheur.

La seconde aventure est peut-être encore plus originale, quoique la même ruse ait été mise en jeu.

Nous nous promenions un soir au Palais-Royal, lorsque nous fûmes abordés par une très-jolie fille à-peu-près de l’âge de Félicité ; elle témoigna une grande joie de la voir, lui demanda son adresse, et promit de lui rendre visite le lendemain matin.

Je demandai à Félicité quelle étoit cette jeune personne qui, à la richesse de ses vêtemens, à l’éclat des bijoux qui la couvroient, et surtout à sa tournure honnête, ne me paroissoit pas une fille publique. Elle m’apprit qu’elle en avoit fait la connoissance chez Mad. D......y où elle venoit souvent, mais avec d’extrêmes précautions, pour n’être pas compromise, et que c’étoit par une suite de ces précautions que je ne l’avois pas vue pendant mon séjour dans la maison, qu’elle étoit tribade, que trompée par un amant qu’elle avoit adoré ; elle détestoit les hommes, et se livroit aux femmes avec passion. Laisse-moi faire, continua Félicité ; je veux que demain tu t’amuses comme tu ne t’es pas encore amusé.

Effectivement, le lendemain nous entendîmes une voiture s’arrêter à la porte de la maison ; peu d’instans après on frappa à celle de notre chambre. Félicité étoit encore au lit, j’étois levé, et je fus ouvrir. C’étoit l’inconnue, elle fut se jeter dans les bras de Félicité, lui donna plusieurs baisers sur la bouche, avec une ardeur qui dénotoit la force de sa passion, et celle de son tempérament.

Félicité riposta tendrement à ces vives accolades, et je vis avec étonnement qu’elle prenoit goût au jeu. L’inconnue fut bientôt dépouillée de tous ses vêtemens ; la voilà nue dans les bras de Félicité, à qui elle arrache corset et chemise. Est-ce que cette grande fille ne vient pas avec nous, dit l’étrangère, que je nommerai Julie ? Elle n’est point encore initiée dans nos mystères, reprit Félicité. — Est-ce faute de goût ? — Non, c’est faute d’usage. — Comment, faute d’usage ? — Oui… Elle n’est pas conformée comme nous ; et quoiqu’infiniment plus propre que moi, à notre genre d’exercice, elle y est encore inhabile. — Expliquez-vous plus clairement ? — Telle que vous la voyez, elle est douée d’un clitoris à faire honte à la plus belle cheville humaine ! — C’est étonnant. — Figurez-vous, ma bien-aimée, le plaisir que doit goûter une femme que l’on enfile avec un clitoris de six pouces de long, et d’une raisonnable grosseur ! — Six pouces de long ?......... — Six pouces. Ajoutez que la bisarre nature s’est plue à donner à ce clitoris la forme d’un membre viril. — Vous ne plaisantez pas ? — Nullement ; je vous dis l’exacte vérité. Il faut vérifier cela, dit la curieuse Julie. Viens ici, me dit Félicité. Je m’approche alors d’un air gauche et timide qui fait rire mes deux folles aux éclats. Je suis troussé jusqu’au milieu des reins ; mon prétendu clitoris est baisé avec transport par la tribade Julie ; elle le met dans sa bouche, et le chatouille amoureusement avec sa langue. Devenu presque frénétique par cette espèce de caresses que je ne connoissois pas encore, je me jetai sur elle, je la plaçai à ma fantaisie, et je me mis à la travailler d’importance.

Pigault-Lebrun, L’Enfant du bordel, Tomes 1 et 2, 1800, fig., p. 93. Mon prétendu clitoris est baisé avec transport, par la tribade Julie.
Pigault-Lebrun, L’Enfant du bordel, Tomes 1 et 2, 1800, fig., p. 93. Mon prétendu clitoris est baisé avec transport, par la tribade Julie.

Les difficultés que j’éprouvai ne firent que m’irriter encore davantage ; elle jeta quelques cris que lui arracha la douleur ; mais bientôt enivrée elle-même par le plaisir, elle ne fit plus que de seconder, et peu d’instans après, nous tombâmes, sans mouvemens, dans les bras l’un de l’autre.

Félicité, qui craignoit que notre ruse ne fût découverte, me fit signe de me rajuster promptement, pendant que Julie n’avoit pas encore recouvré ses sens.

Je fus bientôt prêt, et telles supplications que me fit Julie pour avoir encore quelques caresses, je tins bon et la refusai absolument.

Félicité la décida, non sans peine, de remettre la partie à une autre fois. Hélas ! ce fut le lendemain de ce jour que nous arriva la catastrophe affligeante qui me sépara de Félicité.

Nous traversions tous deux la rue de Richelieu, à huit heures et demie du soir, pour nous rendre à notre domicile, lorsque nous fûmes abordés par deux élégans petits-maîtres qui nous firent des propositions très-séduisantes, que nous acceptâmes. Ils nous offrirent le bras ; à peine l’eûmes-nous pris, qu’ils se mirent à tousser. Au même instant, nous fûmes environnés par plusieurs mouches, et par deux escouades du guet qui s’emparèrent de nous. Félicité étoit tremblante, moi furieux ; et au moment où les deux mauvais sujets qui nous avoient fait arrêter, rioient de notre surprise, je donnai un coup de pied dans le ventre de l’un d’eux, qui le fit tomber sans connoissance au milieu de la rue. Deux gardes se jetèrent sur mes mains ; toute la bande délibéra s’il n’étoit pas nécessaire de me mettre les menottes ; cependant, par égard pour mon sexe, on n’en vint point à cette extrémité : les deux plus forts s’emparèrent de moi, et nous fûmes conduits au corps-de-garde de la barrière des Sergens.

Le corps-de-garde étoit déjà occupé par une douzaine de filles qui avoient été arrêtées comme nous. On nous conduisit à pied à St.-Martin. Le vendredi suivant, nous passâmes à la police ; nous fûmes condamnés..... Voilà l’Enfant du Bordel à l’hôpital.

À peine eûmes-nous passé deux jours dans cette maison de douleurs, qu’on procéda à la visite de celles qui étoient malades. Ce moment étoit redoutable pour moi ; je pouvois être reconnu pour un homme, et une détention aussi longue qu’ignominieuse, devoit être le fruit de mon travestissement. Eh bien ! ce fut encore Félicité qui me sauva de ce mauvais pas. Elle subit l’examen une des premières, et me faisant adroitement prendre sa place, elle y passa une seconde fois sous mon nom.

Quelle singulière fille que cette Félicité ! Elle étoit au désespoir, maudissoit la lumière ; ses yeux se tournoient-ils de mon côté, elle oublioit aussitôt sa douleur, et éclatoit de rire comme une extravagante.

J’étois déjà depuis huit jours dans cette redoutable maison, lorsque parut au milieu de nous un homme d’environ quarante ans, qui paroissoit être homme de condition. Il promena long-tems ses regards sur mes compagnes, ensuite il les arrêta sur moi, et après m’avoir fixé pendant quelques instans : c’est celle-là, dit-il à la sœur qui l’accompagnoit. Suivez-nous, mademoiselle, reprit la sœur, et remerciez monsieur le baron de ses bontés pour vous. Je fis une profonde révérence au baron qui y répondit par un léger sourire. J’embrassai Félicité, en lui disant à l’oreille : si je suis libre, tu le seras bientôt. Je suivis la sœur et le baron, et nous arrivâmes chez la supérieure.

Approchez, mademoiselle, me dit cette supérieure, et rendez grace à monsieur le baron. Il est dans l’habitude de retirer du vice, pour en faire d’honnêtes femmes, des infortunées dont la figure promet quelque chose. Remerciez le ciel de ce que son choix est tombé sur vous ; allez en paix et ne péchez plus. Après cet éloquent discours, la grave supérieure me fit mettre à genoux, me donna sa bénédiction, et me remit entre les mains de M. le baron, qui sortit d’un pas léger de cette enceinte de douleur, et me fit monter avec lui dans le carosse de remise qui l’avoit amené.


M. le baron de Colincourt jouissoit d’une fortune brillante, grace à un mariage de convenance qu’il avoit contracté avec la fille d’un riche financier. Depuis huit ans, il étoit engagé dans les nœuds du mariage, et n’avoit guère de commun avec son épouse, que le logement et la table. Cette épouse étoit alors une femme de trente ans, parfaitement belle, qui avoit commencé par s’affliger de la froideur de son époux, et avoit fini par s’en consoler avec des co-adjuteurs aimables.

Ce n’est pas que M. le baron fût ennemi du beau sexe, au contraire ; mais il ne pouvoit se consoler de s’être mésallié, et en dépit de l’aisance dont il jouissoit, il conservoit pour sa femme une froideur extrême ; de simples égards étoient tout ce qu’elle obtenoit de lui. Cependant, le baron avoit des besoins ; il ne vouloit point afficher de ses beautés à la mode, sa méthode étoit différente ; il avoit obtenu du ministre, la permission de tirer des maisons de force, de jeunes filles entraînées dans le vice, dans un âge sans expérience, afin, disoit-il, de les ramener aux mœurs et à l’honnêteté. Il se servoit de cette permission pour avoir de jolis minois de fantaisie, dont il se débarrassoit ensuite facilement.

À peine le baron fut hors de la vue de l’hôpital, qu’il me détailla ses projets sur moi, et me proposa de demeurer auprès de lui en qualité de jokey. Je lui répondis que j’étois une infortunée que la méchanceté d’un tuteur avoit réduite à cet état de misère ; que cependant, j’acceptois sa proposition, persuadé qu’il étoit trop honnête pour abuser du hasard malheureux qui me mettoit à sa merci.

Le baron eut l’air de me promettre tout ce que je lui demandai. Il me mena dans une maison tierce, où je fus confinée jusqu’au moment où mon équipage seroit prêt ; ce que l’on promit pour le lendemain. Il voulut prendre certaines libertés ; mais je sus le contenir, et il me remit une lettre que je fus chargé de lui porter aussitôt que mon costume seroit prêt. Cette lettre devoit être censée celle de recommandation qui me plaçoit près de lui.

Je ne manquai pas le lendemain d’aller présenter ma lettre au baron ; il la décacheta gravement, me dit que les recommandations, dont j’étois porteur, lui paroissoient suffisantes, et qu’il m’admettoit à son service. Je vis un sourire diabolique se peindre sur la figure de quelques domestiques qui étoient présens. Il me parut que la gravité du baron n’en imposoit à personne sur le compte du jokey, et que tout le monde étoit à-peu-près dans la confidence de la métamorphose.

Je fus présenté à madame de Colincourt, par le maître-d’hôtel. Elle me reçut assez dédaigneusement, m’engagea ironiquement à bien contenter mon maître, et me tourna le dos. Jusqu’à ce moment, je n’avois pas été habituée aux dédains des femmes, et je fus très-sensible à l’air de mépris de madame de Colincourt.

Le maître-d’hôtel voulut me conter fleurette en me ramenant, et se permit différens quolibets sur mon déguisement ; mais je le reçus si vertement que, craignant que je ne portasse des plaintes à notre maître commun, il finit par me prier de garder un profond silence sur tout cela, et je le lui promis.

Cependant, il m’étoit plus difficile de me débarrasser des poursuites du baron que de celles de son maître-d’hôtel. Mon lit étoit dans un petit cabinet à côté de sa chambre à coucher. Après que son valet-de-chambre l’eût mis au lit, je me retirai dans mon cabinet et je me couchai. Il y avoit environ une heure que je dormois d’un sommeil paisible, lorsque je fus réveillé par les attouchemens d’une main qui s’égaroit sur ma poitrine ; je la repoussai vertement. Mais, mon enfant, tu n’y penses pas, me dit monsieur de Colincourt, car c’étoit lui. Je ne veux pas, lui répondis-je. — Ma toute belle, sois sensible à mon amour, aux obligations que tu m’as. — Ne souillez point vos bienfaits par une action à laquelle je ne consentirai jamais. — Je me charge du soin de ta fortune. — Je ne veux rien que la tranquillité. — De grace ! — Je suis inflexible, repris-je en élevant la voix. — Silence, reprit-il tout bas, l’appartement de ma femme est ici près. — Eh bien ! retirez-vous chez vous, ou craignez tout de mon ressentiment. — Mais, ma bonne amie, tu ne songes pas que tu es entièrement à ma disposition, et que rien ne peut m’empêcher de me satisfaire ! — Il n’en sera rien. — C’est ce que nous allons voir..... Alors, le baron, beaucoup plus fort que moi, s’empare tellement de ma personne, que je vis le moment où mon sexe étoit découvert. Croyant n’avoir plus rien à ménager, je criai au secours de toutes mes forces. Une porte placée au fond de mon cabinet, s’ouvre brusquement, et madame la baronne, un bougeoir à la main, s’offre à nos regards.

Ah ! madame, m’écriai-je en l’appercevant ; sauvez-moi des attentats de votre époux. Il me paroît, mademoiselle, dit la baronne, que vous êtes plus honnête que je ne l’avois soupçonné d’abord. Passez dans mon appartement, vous y resterez. Soyez certaine que c’est un asile que qui que ce soit n’osera violer.

Cependant le baron étoit resté stupéfait de la brusque apparition de son épouse. La baronne me prit par la main, me fit passer dans son appartement, et s’y renferma avec moi, avant que monsieur de Colincourt eût retrouvé la force de changer de place.