Paul Ollendorff (p. 444-458).

XV

Aux premiers jours de septembre l’étudiant reçut la visite de l’amoureux qu’accompagnait M. Gagneur, le secrétaire du comte. Les deux cousins s’embrassèrent, tout émus et contents l’un de l’autre. Ils protestèrent qu’ils se vouaient leurs vies. Édouard parlait en vers de la jeune fille. Il était complètement fou.

La voiture des Praxi-Blassans les emmena vers l’allée des Veuves, après avoir dépassé les grilles des Invalides. C’était là-bas, non loin des Champs-Élysées, que le factotum avait choisi le domicile particulier du jeune Héricourt ; il déclara convenable de ne point loger un élève en théologie parmi les autres étudiants de qui les manières sont dissipées. Au mois de mars, les gendarmes avaient dû réprimer leurs désordres dans le jardin du Roi et sur la place Vendôme. Le neveu d’un pair ne devait pas se mêler à ces tumultes.

Omer eut quelque déception à se voir séparer de la jeunesse et des grisettes, et à s’installer loin de la Chaumière. Il apprit, en revanche, qu’il occuperait une maison voisine de celle où Tallien, le Conventionnel de Thermidor, avait habité ; et il la découvrit bientôt, toute basse, munie de contrevents verts, sous la protection d’une barrière en bois goudronné. On avait repeint en brun la porte, le marteau de fer, les poutrelles croisées dans le plâtre rose de la façade ; on avait remis quelques tuiles neuves parmi celles devenues noirâtres et moussues. Un peu plus loin, des camions chargés de pierres de taille défilaient vers les marécages du Cours-la-Reine, où l’on construisait une rue dédiée à François Ier.

Sans trop de satisfaction, Omer fit connaissance de son domestique chauve, glabre, épais et bas sur jambes, qui lui montra la bibliothèque, les volumes latins et grecs, reliés en veau. Il flaira le parfum du vernis frais noircissant le bois des vieux fauteuils rococo, et d’une table ovale fort massive. Présent d’Aurélie, deux coupes d’argent, l’une remplie d’encre, l’autre de sable, brillaient dans une écritoire de thuya. À l’étage, il y avait un aimable salon tendu de damas cramoisi, pourvu d’une ottomane et de carreaux en velours pareil, de rideaux à plis lourds. Des lames de verre, rouges, jaunes, bleues encadraient les vitres dépolies. Une guitare était pendue à un clou. Briséis, à genoux devant le corps de Patrocle, se désolait dans une vaste gravure. Un tapis de soie turc recouvrait le guéridon. Les belles armes envoyées de Grèce par l’oncle Edme rayonnaient sur le mur vers une rondache centrale. Omer pensa qu’il se tiendrait plutôt là, et ne jeta qu’un regard dans le cabinet à coucher où, sur la tapisserie, se répétait à l’infini le médaillon de Poniatowski sautant à cheval dans l’Elster. Des lés de calicot formaient tente au-dessus du lit. Un paravent de percale rose dissimulait un lavabo. Par toute la maison, et un peu au hasard, les lithographies de Carle Vernet, ses chevaux de courses, ses scènes de chasse intéressèrent le jeune homme, entre les portraits de saint Louis de Gonzague, du pape et de saint François, entre les images des cathédrales illustres. Dans le vestibule, une selle neuve, des étrivières et des brides garnissaient en évidence deux tréteaux. À la fenêtre, M. Gagneur indiqua le manège tenu par un garde-du-corps qui attendrait son nouvel élève, chaque matin, dès cinq heures ; puis il dit :

― M. Héricourt devra coucher ici, tous les soirs ; et le matin, après la leçon d’équitation, aller à l’hôtel du général, pour y travailler. Après dîner, il aura le loisir de la promenade… Je prends congé, messieurs. Serviteur !

Les cousins ne s’attardèrent pas dans la maisonnette, Édouard voulut rejoindre Denise à leur campagne de Saint-Cloud.

― Elle est divine quand elle s’avance, une rose à la main, par les allées du parc. Elle semble une immortelle, que la faux du temps n’effleurera jamais ; elle paraît aussi éternelle que la magnificence du firmament et les chants harmonieux de la nature environnante. Elle triomphe de la mort… Il faut que je la revoie, allons prendre des chevaux au faubourg Saint-Honoré, et galopons jusqu’à Saint-Cloud.

En effet, ils rencontrèrent Denise dans une allée du parc, non loin des communs. Elle ne tenait pas à la main une rose, mais un pilon de volaille qu’elle rongeait en marchant, et son visage portait quelques souillures de graisse rôtie. N’ayant pas reconnu d’abord les cavaliers, elle continua de satisfaire, en chantonnant, une gourmandise qui lui gonflait la joue.

― Quelle charmante, quelle pure, quelle délicieuse simplicité ! ― murmura la passion de l’adolescent.

Omer retrouvait la sœur telle qu’aux jours d’enfance, lorsqu’elle volait à la cuisine, durant les absences des domestiques, et qu’elle recevait, ensuite, le fouet dans la lingerie. À la vue de son cousin, elle jeta l’os de poulet, avala d’un coup, au risque de s’étouffer, ce qui demeurait en sa bouche, et s’essuya les lèvres, avec promptitude, mais ne s’excusa point, ni ne rougit.

Au dîner, elle ne parut pas avant le second service, entra, toute fardée, avec un petit chien de six semaines qu’elle fit laper dans son assiette. Tante Aurélie, doucement, lui représenta que cela choquait la politesse. Aigrement, Delphine renchérit sur le blâme. Les deux filles se disputèrent :

— Je ne veux pas recevoir d’observations, moi ! Je ne recevrai d’observations de personne ! cria Denise.

Le petit chien effaré soulagea sa colique en un coin. Elle ne fit qu’en rire aux éclats, tandis que Delphine, levée de table, déclarait ne pouvoir prendre ses repas devant un spectacle aussi dégoûtant.

― Tu n’as qu’à sortir si ça te déplaît ! ― riposta la sœur d’Omer.

Delphine se soumit, maugréa, comme le laquais grognon qui vint, avec une serviette, étancher l’immondice.

― Penses-tu que cela charme tes convives quand tu seras maîtresse de maison ? ― demanda la tante Aurélie.

― Voyons, mère, ne la tourmentez pas ! ― reprit Édouard. Denise a le cœur trop sensible ; elle ne peut laisser seule cette pauvre bête qui geint à fendre l’âme dès qu’on l’enferme !

― Si le comte était là, cependant…

― Parbleu, puisqu’il n’y est point, ayons la paix ! ― conclut-il sur un ton furieux.

Tante Aurélie baissa la tête, murmura :

― Je devrais te réprimander sévèrement. Vous abusez l’un et l’autre de ma faiblesse. Fi donc !

La tante se détourna, contempla le crépuscule du parc. Filtré par les feuillages desséchés des tilleuls, le soleil frappait d’une lumière oblique les ombres de la pelouse étendue jusqu’à la grille. Des vapeurs d’or poudroyaient autour des barreaux, franchissaient leurs intervalles, illuminaient les grands rinceaux de fer, les herses hérissées du saut-de-loup. Une avenue enclose de peupliers géants était droite et fraîche sous un ciel pers. Des rectangles de géraniums rouges ornaient les boulingrins ; ils atteignaient, là-bas, les eaux miroitantes de l’étang. Omer aussi regarda voguer les cygnes, pour ne point voir sa sœur cueillir sans vergogne toutes les cerises du compotier mis devant elle, encore qu’on apportât seulement le rôti de faisandeaux.

― Servez plus vite ! ― ordonna la comtesse.

Omer fut honteux de sa sœur. Elle colportait les habitudes de Dieudonné Cavrois. Avant que les plats fussent inclinés, par le maître d’hôtel devant la première personne à servir, elle s’informait avidement de leur contenu. Dès que sa tante mordait au premier morceau, Denise l’interrogeait sur la succulence du mets, le jugeait dès lors à haute voix, le condamnait ou le vantait, bestiale, les yeux ivres de concupiscence. À l’arrivée du plat, elle retournait les tranches, choisissait à l’aise, insoucieuse de l’attente d’autrui. Elle confisqua presque toute la crème de l’entremets, et laissa la croûte seule aux convives assis après elle, à droite.

― Quelle bel appétit, quelle jolie santé ! Comme elle est saine, ta sœur ! ― proclamait Édouard.

Sous l’uniforme de lieutenant, Émile était là, venu en congé. Silencieux et grave, il s’écartait d’elle doucement et détournait aussi la tête pour ne pas trop assister à cette goinfrerie. Il disserta doctement sur les intentions du comte d’Artois relatives au jeune clergé et à la jeune diplomatie. Il souhaita qu’Édouard fût admis à l’école des Chartes, qu’on fondait alors pour les gentilshommes. Il énuméra les avantages. Mais Denise enflait sa voix afin de couvrir cette conversation ennuyeuse, et elle cria son avis sur les plumes d’une coiffure arborée par Mme  Dorval dans le Château de Kenilworth, à la Porte-Saint-Martin. Émile dut se taire offensé. Le rouge envahit son front, entre les mèches de ses cheveux. Il rangea méthodiquement les argenteries de son couvert, et ne souffla plus mot. Au nom du duc de Berry, prononcé par un prêtre qui l’accusa timidement d’avoir affecté, toute sa vie, des allures soldatesques, Denise répliqua vertement qu’elle approuvait ce genre-là.

― J’ai du sang de soldat dans les veines, moi ! Je n’aime rien tant que la gloire ! Quel sacrifice l’emporte sur celui de la vie ? L’homme qui risque sa vie, par grandeur d’âme, a le droit de prétendre à tout. Aucun ne l’égale… Voilà mon opinion.

― Qui te la demandait ? ― fit doucement Émile.

Tante Aurélie quitta sa chaise, et les laquais furent ouvrir à deux battants la porte du salon. Chacun se retira, feignant d’ignorer la confusion de la jeune fille, sa colère blême.

Dans le jardin Émile et Delphine la blâmèrent. En acceptant le bras d’Omer, la comtesse lui dit :

― Dieu merci, j’aime beaucoup Denise ; cependant, elle me donne de mortelles inquiétudes. Elle est impérieuse et violente comme mon père. Elle ne cède jamais. Ceux que ne séduit pas sa beauté la jugent déjà sévèrement. Puisse son ange gardien la sauver ! Je crains fort pour son avenir. Que faire ? Une chose me chagrine entre toutes. Le comte est-il présent, elle se tient coite, elle vous a des façons d’infante espagnole. Lui parti, elle insulte, elle tranche, elle affecte les plus détestables manies. Donc elle ne se conduit bien que par peur. Elle ne fait rien par bonté, puisqu’elle n’a pas de politesse, cette politesse qui est la crainte de gêner autrui. Sa gourmandise me dégoûte fort, ainsi que ses effusions pour les petits chiens incongrus. Elle le sait. Il lui importe peu que je souffre de cela. C’est d’un mauvais cœur. Sa conduite devant mon mari dénote une hypocrisie assez vilaine. J’appréhende tout de son caractère qui ne s’amende point. Édouard peut souffrir beaucoup en ménage. Et j’adore mon fils. Si elle ne change pas d’habitudes, elle nuira certainement à la carrière de son mari. Elle écartera de lui les personnes de la société qui ne tolèrent point de tels manquements à l’étiquette, et se soucient peu de subir des insolences. Je ne veux pas, Dieu m’en garde, supposer que ces peccadilles deviennent jamais un obstacle à leur mariage, mon plus cher désir, et celui de mon malheureux frère. Mais que le comte s’aperçoive ou se renseigne… que deviendrons-nous ?

― On pourrait la remettre au couvent, ― proposa Delphine. ― Il est vrai que nos saintes Mères renoncent à la dompter. Elle se rend odieuse. Pour moi, je vous l’assure, maman, si je devais continuer longtemps à subir les avanies qu’elle me fait, je n’hésiterais plus davantage à prendre le voile, quelque douleur que je dusse éprouver à vous quitter.

Là-dessus, Delphine étouffa malaisément de forts sanglots, qui secouaient sa poitrine plate et les os de ses épaules. Aurélie l’embrassa tendrement, calma cette laide grimace pleurante.

Omer se désola. Ces accusations confirmaient trop ses craintes. Tous quatre s’assirent sur un banc de pierre. Émile mit la main dans son habit de lancier, réfléchit :

― mon bon Omer, ― finit-il par dire, ― tu viens de prouver à ta sœur, en briguant le titre de probationnaire, ton souci d’aider à ses ambitions. Tu lui seras moins suspect que tout autre si tu l’exhortes à se défaire de ces graves défauts, dans son intérêt même. Je t’invite à lui répéter les paroles de ma mère, en y ajoutant tout ce que pourra te suggérer ton amitié de frère, et ta raison de chef de famille, puisque tu l’es, en somme. Ajoute que moi-même te charge de cette démarche. Nomme-moi. Je ne doute pas qu’elle ne s’en trouve assez marrie pour accepter tes arguments, puisque Édouard m’écoute souvent. Elle ne l’ignore pas.

Omer ne tarda point. Dès qu’il l’eut seule à seul, il morigéna Denise. Aux premières ripostes de l’arrogante, il s’emporta. Leur père serait-il vaincu dans la mort même ? Tous ses vœux, proclamés quand les dernières gouttes du sang glorieux s’épanchaient sur la terre autrichienne, une fille impie oserait-elle les méconnaître ? La colère de l’orateur poussa la coupable contre un taillis, et ne lui concéda rien. Elle finit par sangloter abondamment :

― Lâche ! lâche ! Tu profites de cet instant pour m’insulter, misérable !

Un dieu de fureur, alors, vociféra par la bouche du frère. Il entendit résonner une de ses phrases, et l’admira. Il prépara le triomphe de son éloquence. Denise le regardait, les yeux agrandis, la bouche béante, en s’essuyant les joues avec son mouchoir tassé. Omer aperçut ses propres gestes en ombres rouges : le couchant ensanglantait les déchirures du feuillage. Il écouta sonner ses objurgations. Il lui parut qu’il lisait dans un auteur ancien ses prosopopées ; il imagina qu’au détour de l’allée, tout à l’heure, la lune éclairerait un temple blanc de Diane. Il crut qu’il était, dix-neuf siècles plus tôt, un jeune citoyen d’Athènes rappelant ses devoirs à une sœur égarée par des dieux jaloux. Et la magnificence de la vertu antique l’émut. N’allait-elle pas convaincre, par son discours, l’enfant indocile ? Il le pensa.

― La passion d’édouard et ce qu’elle promet, dit-il, méritent bien quelques efforts pour se contraindre. Je l’entends parler de toi depuis un an. Il te consacre sa vie, sincèrement et follement…

― Caprice de freluquet ! Nous ne pouvons nous marier avant l’automne de l’année prochaine. Qui m’assure qu’il me sera fidèle ?… Et puis, au dernier moment, la dispense du pape, nécessaire à une union entre cousins germains, ne peut-elle être refusée grâce aux intrigues du comte ?

― Il est infâme de parler ainsi d’un loyal gentilhomme !

— Je vois, mon frère, que tu le connais à peine… le loyal gentilhomme !

― Il te comble de bienfaits depuis quinze ans.

― Lui ?… Non pas. Ma tante. Oui !… Parce qu’elle prolonge un rêve de femme sensible…

― Que veux-tu dire ?

― Oh ! rien… rien que tu ne saches…

Elle regarda fixement son mouchoir mouillé qu’elle tenait entre ses doigts fébriles.

Elle s’expliqua clairement, à voix rapide. Mariés, l’un à une femme indolente, dévote, résignée, de nature trop contraire à son action, l’autre à un époux dédaigneux, toujours en voyages, ou qui, présent, se confinait dans ses études diplomatiques à moins qu’il n’en sortît pour répandre sur chacun des blâmes criards, pour ennuyer du récit de ses lectures, leur père, leur tante s’étaient chéris. La jeune fille démontra que la tendresse d’Aurélie et le simple héroïsme de Bernard Héricourt avaient trouvé dans leur affection fraternelle le refuge de sentiments incompris. Alors ils avaient espéré, pour leur vieillesse, que les deux enfants, nés presque à la même date, vécussent un amour plus fort qu’ils n’avaient pu connaître. Denise devinait tout. Elle rapprochait mille incidents survenus au cours de son enfance. Rien n’avait échappé à l’espionnage peut-être innocent, peut-être habile de la petite observatrice. Elle développa ce qui dans le langage triste de la tante n’était qu’allusions timides, que réticences. Omer ne put nier l’évidence. Il en ressentit une émotion profonde. Que de beautés douloureuses dans ce dévouement mutuel, dans cette sympathie complète ! Il fallait entièrement admirer ce désir de voir s’aimer passionnément la fille et le fils. Que le père, une heure du moins, soulevât la pierre du tombeau pour assister aux fiançailles ! Omer le souhaita par toute la force d’une prière mentale qui pantela comme son cœur et sa poitrine oppressés. Édouard fougueux, pâle dans ses boucles brunes, beau par l’amertume de son sourire, Denise, la Denise des fêtes, enfantine et femme à la fois, de taille élégante et de teint lumineux, se baisant les lèvres devant la tante et le père assis, qui goûtaient le trouble même des fiancés, qui unissaient leurs âmes en ces deux corps engendrés de leurs chairs, ce fut une image touchante et splendide dont ne se lassa point le silence d’Omer. Il lui parut qu’en ses organes l’esprit de son père s’enivrait de ce songe, et se substituait au fils, frémissait en lui.

Plus tard, Denise reprit gravement :

― Voilà le rêve des morts.

― Celui des vivants aussi.

― Moins que tu ne le penses.

― Voudrais-tu manquer à ta promesse ?

― Édouard ne ressemble pas aux héros comme notre père…

― Il possède l’intelligence active du comte.

― Présentement, c’est encore un collégien qui fait des devoirs en vers, et me prend pour sujet de ses compositions… Sans doute, il changera… Je goûte peu les acteurs, les poètes, les baladins, les troubadours de pendules, moi !

― Peste ! tu es difficile !…

― Comment la fille du colonel Héricourt pourrait-elle chérir les gens de cette sorte ?… Réfléchis… J’adore la gloire. Elle est dans notre sang. Quand passent les musiques des régiments, tout mon cœur tressaille…

― Fais un signe : Édouard prendra l’épaulette, comme son frère.

― L’épaulette n’est rien sans les exploits…

― Il ne peut guère, à dix-huit ans, avoir conquis l’Europe ! Patience !

― D’abord le comte est inflexible : il l’obligera sûrement à s’employer dans les ambassades… Quelle destinée ! La moindre altesse vous humilie d’après les prescriptions de l’étiquette… Le comte lui-même, qu’a-t-il été, toute sa vie ? Le domestique du prince de Bénévent, avant de voyager avec la valise de M. De Montmorency !…

― Holà, ma sœur, deviendrais-tu jacobine, ou jacoquine, comme disait notre pauvre tante Malvina ?

― Je n’entends pas, du moins, essuyer les affronts que vous infligent les gens de cour. Tu as vu les manières du cardinal dans les salons, et comment notre tante lui dut céder le pas. Moi, j’enrageais.

― Il te fut aimable, cependant.

― La belle affaire ! Il n’est pas de porteur d’eau qui ne crie devant ma voiture : « Mafi ! le beau brin de fille !… » Cela n’est pas pour m’amadouer… J’ai trop d’honneur pour me contenter de compliments que n’importe quel passant adresse à n’importe quelle grisette… Il n’y a qu’une existence que j’envie, dans toute la famille : celle de la tante Malvina.

― Oh !

― Certes !… Elle eut pour mari un héros qu’elle suivit en chaise de poste à travers tous les champs de bataille. Elle le vit entrer triomphant à Vienne, avec l’état-major du maréchal Oudinot. Les femmes lui jetaient des fleurs par les fenêtres ! Ses soldats l’acclamaient. Le courage même de ces braves saluait son courage… Quelle grandeur ! Quelle ivresse ! Quel moment inoubliable ! On peut mourir après ça. On a tout connu du bonheur quand le vainqueur est venu mettre à vos genoux ses lauriers et son épée.

Elle persista sur ce ton. D’abord stupide, Omer bientôt trembla de douleur. Denise choisissait l’oncle Augustin à la place d’Édouard. Elle dénonçait le vœu du colonel Héricourt et de la tante Aurélie, au moment précis où elle venait de lui en faire entendre la beauté discrète, longue et nourrie de sublimes tristesses.

Il ne répondit point, refusa de comprendre. Elle discourait encore. Elle s’exalta. Même, cette voix qu’il étudiait révéla de la franchise. Peut-être Denise se croyait-elle éprise de la gloire, en fille de soldat. Peut-être n’avait-elle pas été conçue entre deux campagnes sans avoir gardé les espérances de victoire qui échauffaient alors le cœur de son père. Omer l’écoutait dans la nuit bleuâtre. Elle décrivit la succession de ses sentiments. Petite, elle désirait le mariage noble, comme un affranchissement de la médiocrité où vivait leur mère. Parvenir au luxe des Praxi-Blassans, et le pouvoir dire sien, lui semblait le rêve. Maintenant elle pesait les obligations inévitables. Outre Édouard, c’était la colère maniaque du comte qu’elle épouserait, son autorité sévère, l’acrimonie quotidienne de Delphine, la froideur d’Émile, qui relevait tous les défauts de sa cousine, qui combattait sa gourmandise et ses façons indépendantes, qui la fuyait ostensiblement, avec l’affectation de ne se commettre pas en si vulgaire compagnie.

― Ici, chacun exagère mes défauts ! s’écria-t-elle. Personne, sauf Édouard, ne rend justice à mes qualités. Et personne non plus ne blâme les défauts des autres. Le comte peut imposer ses longs discours endormants : qui les lui reproche ? Ma tante peut pleurnicher à son aise, et relire à haute voix des vers insupportables, du matin au soir : on feint d’y prendre plaisir. Delphine peut soumettre la vie commune à ses heures d’offices, aux engagements de ses neuvaines, aux visites de religieuses moroses et ridicules dont la présence interdit les gais propos : chacun la loue de sa piété acariâtre, ou bien la lui passe. Émile peut battre, à coups de fouet, ses chiens de chasse qui hurlent, les pauvres bêtes ! c’est parfait ! Moi seule suis en butte à toutes les récriminations. Le comte m’accuse de m’habiller à la manière des femmes perdues. La tante Aurélie me gourmande parce que j’ai besoin de la voiture pour aller chez la couturière ; Delphine ne saurait pas supporter, la délicate ! mon petit chien à table ; Émile m’accuse de sottise parce que je refuse de lire, toute la journée, Plutarque. Toi, tu m’insultes en m’imputant des inconvenances imaginaires… Je suis à bout de patience… et s’il me faut acheter à ce prix-là le nom de Praxi-Blassans, je préfère me marier tout de suite avec le premier qui demandera ma main, avec le premier homme honorable, s’entend, fût-il plus âgé que moi. Il ne manque pas de colonels ou de généraux pour qui ma part des Moulins Héricourt…

― Et le vœu de notre père ?…

― Ce n’était pas de voir sa fille malheureuse, avilie par tous, humiliée par tous… Je veux fuir d’ici… Je ne veux être ni la domestique des fantaisies, ni l’esclave des manies des autres ! Mon honneur et ma dignité me le défendent ! Je veux manger comme il me plaît, ce qui me plaît, et partager avec mon chien, sans qu’on m’afflige. Je ne veux pas me vêtir de noir comme une orpheline d’œuvre de charité. Je veux rire et causer, en dépit des espions, avec qui m’amuse. Je veux être chez moi ma maîtresse, enfin !… C’est justement tout ce qu’on m’interdit, tout ce qu’on m’interdira, si je reste dans cette famille… D’abord, je n’épouserai qu’un soldat glorieux…

― Prends garde de retourner au couvent !…

― Édouard ne le permettrait pas.

― Alors, tu ne rougis pas d’utiliser sa passion pour tes folies, quand tu te détermines à tromper son amour ?

― Je… je…

Elle se tut, réfléchit, suffoqua, puis fondit en larmes…

― Ce que tu te proposes là, ― reprit Omer, ― c’est une déloyauté atroce ! Et tu parles d’honneur !

— Pardonne-moi, je suis méchante… mais tout le monde me hait…

Elle sanglotait encore. Soudain, elle s’enfuit par le détour des bosquets.

Dans la voiture qui les ramenait à Paris, Omer instruisit Émile de cet entretien. L’officier n’en fut guère surpris.

― Ma mère a gâté le naturel de sa nièce, qu’elle élevait avec un dévouement jaloux, dit-il. Elle la choyait comme l’image même de son frère, ou mieux comme la présence du défunt évoquée, en quelque manière, dans ce petit corps vivace. Quand Denise tomba malade, à neuf ans, la crainte de la perdre excusa de fâcheuses faiblesses. Ta sœur s’accoutuma à entendre louer ses pires habitudes d’enfant volontaire. À dix ans, elle était déjà telle qu’aujourd’hui. Alors mon père exigea qu’elle fût au couvent ; mais les religieuses ne changèrent que la surface. Maintenant elle va nous donner de l’embarras. Aussi bien mon père ne tolérera ce mariage avec Édouard qu’autant qu’elle se sera mieux résignée aux convenances… Une femme d’ambassadeur doit avoir des attitudes décentes et réservées : elle ne les possède pas. Tu me dis que le général tente de la séduire. Je ne laissais pas que de m’y attendre. Depuis le veuvage qui lui octroie la jouissance des biens de sa Hollandaise, il a déposé à Londres, en garantie, les titres des comptoirs de Java, pour faciliter les relations entre la Banque d’Artois et la Banque d’Angleterre. À ce qu’il semble, ce nouveau contrat donne un caractère de sûreté aux agiotages de la tante Cavrois. Jusqu’à cette heure, on pouvait taxer de témérité les entreprises où elle s’acharne ; le succès de cet arrangement les justifie par hasard. Est-ce à dire que nous allons brasser les millions ? Point du tout. Pendant cinq ou six années, il faudra bien de la prudence et de l’économie pour dégager les fonds, faire rentrer les créances, et amortir les emprunts de la Compagnie Héricourt. Passé ce temps, et à moins de catastrophes, la fortune de la famille sera solidement, amplement constituée sur des assises durables. En récompense de son aide, Augustin se flatte de réunir dans son ménage, deux parts de la Compagnie Héricourt. Il a jugé facile pour un général bien fait, qui ne compte pas quarante ans, de tourner la tête à notre petite étourdie. Cette union lui donnerait la haute main sur toutes les affaires de la Banque, des Moulins et des Charbonnages. C’est à quoi il convient de s’opposer… Tu dois avertir la tante Cavrois…