L’Energie américaine

L’Energie américaine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 47 (p. 43-80).
L’ÉNERGIE AMÉRICAINE
D’APRÈS LES PLUS RÉCENTES OBSERVATIONS[1]

Les États-Unis nous attirent par le magnifique déploiement de leur vigueur, par l’intensité de leur vie. Il semble que nos civilisations fatiguées puissent se ranimer à leur contact, se retremper dans les eaux vives de cette fontaine de Jouvence où des immigrans de toutes nations dépouillent leur vieillesse. Les nombreux et remarquables témoignages qui se sont multipliés depuis quelques années se rapprochent et s’ordonnent suffisamment pour nous laisser entrevoir, par delà les décors de l’activité et de la richesse, les traits caractéristiques de l’individu et de la société, pour nous révéler surtout la puissance de l’idéal qui, mettant au service de cette société toutes les forces vives de la religion, de l’éducation et de l’action sociale, l’oriente vers un avenir dont les difficultés ne doivent pas cacher à nos yeux les promesses.


I

Le caractère le plus apparent et en même temps le plus essentiel, celui que tous les observateurs ont vu le premier, parce qu’il est le plus saisissant, et retrouvé dans tous les autres, parce qu’il s’y accuse, c’est l’activité hardie, l’appétit d’action, l’élan de l’Américain des États-Unis. Chaque société reçoit, en effet, sa détermination fondamentale de la tâche qu’elle a à remplir ; et cette tâche était, là-bas, la mise en valeur de richesses prodigieuses. Elle s’imposa dès le début. Les premiers colons eux-mêmes, venus dans une intention bien différente, les puritains du Yorkshire, qui abandonnèrent leur refuge de la Hollande pour sauvegarder leur langue et résolurent de transporter l’Angleterre par delà l’Océan, se trouvèrent contraints de se mettre à l’œuvre et d’obéir, si l’on peut dire, à cette sommation. Ils débarquaient sur une terre aux immensités disponibles, qui ne leur présentait rien, mais qui leur promettait tout. Elle invitait au travail, et le pionnier n’avait qu’à avancer pour conquérir. La propriété s’étendait devant lui, libre, indéfinie, offerte à son seul effort. Il se constitua bientôt, sur les divers points du territoire où s’étaient établies les colonies, des sociétés dominées par les conditions économiques, comme, dans d’autres circonstances et sous l’empire d’autres nécessités, il s’était formé des sociétés de type militaire ou théocratique. Mais c’est le développement de l’industrie, avec les progrès de la vapeur, de l’électricité, la découverte des mines, qui devait décupler l’expansion de l’énergie, de l’initiative, de l’audace. Un monde inexploité attendait la main et l’esprit de l’homme. L’homme répondit à cet appel.

Rien ne venait l’en détourner. Le passé n’était point derrière le présent, avec ses exigences et ses complications de toute sorte : intérêts contraires à concilier, passions à ménager, rancunes à assouvir, injustices à redresser, inégalités à supprimer. Nul héritage ne pesait sur les mains libres des travailleurs. Le sens de leur activité ne se trouvait point déterminé par des directions antérieures et leur effort se tournait spontanément vers l’avenir, s’orientait naturellement vers l’œuvre nécessaire. Dans de telles conditions, il est facile de vouloir et d’agir. La volonté et l’action se concentraient sur une seule lin : la production de la richesse. C’était une condition primordiale de vie avant d’être une ambition. C’était l’ultimatum de l’instinct de conservation, l’équivalent du souci de la défense extérieure chez les peuples environnés d’ennemis ou de rivaux. Les colons de la Nouvelle-Angleterre ne connaissaient pas ce souci, que devait ignorer jusqu’à nos jours la grande nation à laquelle ils ont donné naissance. La jeune République n’eut donc point à défendre, ni même à garder des frontières qui reculaient devant ses progrès. Les circonstances donnaient à ses rêves un tout autre objet que la gloire militaire. Enfin, elle n’était pas accaparée non plus par cette lutte intérieure contre le pouvoir qui a jeté tant de peuples dans l’action politique et y a ramassé toutes leurs énergies. L’État n’a jamais pu, là-bas, être oppresseur. Il ne s’est point constitué fortement en dehors et au-dessus des individus. Ceux-ci, au contraire, l’ont créé de toutes pièces, à leur image, selon leurs besoins et leur idéal, tout près d’eux, sans qu’aucun prestige mystique pût s’attacher à une origine très réaliste, qui ne s’enveloppait point des brumes du passé et ne se perdait ni dans les nuages de la mythologie, ni dans les légendes de l’héroïsme. Les chefs ne descendaient ni des dieux, ni des demi-dieux : c’étaient des hommes, désignés par des hommes, pour une œuvre définie et tout humaine.

Rien n’altérait donc, rien n’atténuait le caractère essentiellement économique de cette société vouée au plus intense labeur. Il marquait chaque individu de son empreinte et réduisait ainsi à l’uniformité une diversité croissante où se confondent toutes les races et tous les peuples. Car l’immigration jette sur les rives de la Nouvelle-Angleterre et dans les espaces libres du vaste continent une multitude toujours croissante d’Européens aventureux et résolus, qui se livrent à cette force transformatrice. Ceux qui viennent aux Etats-Unis chercher fortune se sentent, en effet, pour une raison ou pour une autre, plus fortement attirés vers eux qu’attachés à leur propre patrie. Mal adaptés à leur milieu, incapables d’en accepter les nécessités et d’en subir le déterminisme, vaincus ou mécontens, ils y vivaient mal et ne demandaient qu’à s’en détacher. Disons mieux : ils en étaient déjà détachés, tandis qu’ils se trouvaient au contraire en affinité et comme en harmonie préétablie avec le pays où les appelaient leurs tendances et auquel ils appartenaient déjà en quelque mesure par leurs goûts et leurs aspirations. Si parmi eux quelques-uns se sont trompés et ont cédé à une illusion, c’est en les rejetant que la nouvelle société leur révélera leur erreur. Une sélection naturelle, on serait tenté de dire, devant une si puissante machine, une élimination automatique, ne laissera persister que les plus capables d’adaptation. Dans ces conditions, il ne saurait y avoir de réfractaires : le jeu de la vie les a supprimés. Ils reviennent dans leurs pays d’origine ou flottent là-bas comme des épaves qui, sans se mêler à l’immense océan, surnagent dans son écume.

Ceux qui restent s’harmonisent d’autant plus facilement au nouveau milieu qu’il ne leur offre pas de résistance. Il n’a pas ces contours arrêtés, immuables, où s’affirme la physionomie d’une nation séculaire, intraitable sur ses traditions, ses souvenirs et ses habitudes. Une telle nation a beau être accueillante et hospitalière : elle reste impénétrable. L’immigrant aura toujours le sentiment d’être un étranger, chez des étrangers. Il pourra s’y plaire, aimer ses hôtes, devenir par la naturalisation leur compatriote : il restera distinct du type national auquel une assez longue évolution serait seule capable de le réduire. Rien de pareil aux États-Unis. De plus, ils sont trop jeunes pour avoir été mêlés au passé de l’Europe, trop loin pour avoir pesé sur ses destinées ; nous ne sommes séparés ni par des souvenirs gênans, ni par des exaspérations de voisinage. Enfin, l’assimilation est d’autant plus facile qu’elle se fait par le dehors, grâce aux nécessités d’une vie tout extérieure, réalisée dans ce déploiement d’énergie qui est le facteur essentiel de l’âme américaine et en commande toutes les modalités.


II

L’énergie physique de l’effort domine toute la psychologie de l’Américain. Pionniers et défricheurs des origines, trappeurs du Nord ou cow-boys des solitudes de l’Ouest, chercheurs d’or, prospecteurs, lanceurs d’affaires, ouvriers affamés, aventuriers en quête de leur « chance, » tous ne subsistent qu’à force d’énergie. Cette nécessité initiale n’a point changé : on la retrouve, à peine transposée, chez les rois de l’industrie, des chemins de fer ou de la finance. L’intensité de l’effort n’est pas moins grande pour se maintenir au faîte que pour y monter. Les romanciers d’aujourd’hui, Upton Sinclair, Frank Norris, A. H. Lewis, nous peignent en traits sévères cette fureur d’agir et de dominer, comme Bref Harte évoquait « sous une forme joyeuse les luttes des robustes individus « qui venaient tenter fortune aux eldorados californiens, « comme Fenimore Cooper avait décrit leurs efforts tragiques, le combat contre la nature vierge, la conquête de la forêt et de la prairie, la substitution de l’être fondateur et industrieux à l’Indien chasseur et instinctif[2]. » Sous l’influence de l’exemple, la contrainte des faits se transforme en résolution volontaire : les succès rapides engagent chacun à s’évertuer ; toutes les forces se tendent dans le même sens, et il se produit une émulation analogue à celle qui multiplia les vocations militaires autour des héros de la République et de l’Empire.

Placez une énergie exaltée devant un champ d’activité immense : elle brûlera d’entreprendre. L’initiative est un des traits constitutifs du caractère américain. Une de ses manifestations les plus curieuses est le peu de goût des Américains pour les carrières toutes faites, la tendance universelle à ne pas adopter de carrière du tout. Au lieu d’aspirer à « se caser, » chacun cherche la fortune et essaie tour à tour les situations les plus diverses. M. Jules Huret nous rapporte le cas d’un conducteur de train, Alsacien d’origine, mais déjà complètement américanisé, à la première génération. D’abord gérant d’hôtel, il avait fait des économies et allait devenir patron lui-même, quand il perdit son argent dans une mauvaise affaire. Il s’était alors engagé au service d’une compagnie de chemins de fer, parce qu’il avait ainsi l’occasion de rencontrer beaucoup de gens, et il attendait « sa chance, » dont il ne doutait pas. « Comparez l’allure et le langage de cet homme avec celui de son collègue français. L’un, qui ne se sent là que provisoirement, en attendant l’opportunity de se lancer dans les affaires et de faire fortune ; l’autre, content de son sort, ou du moins résigné, et dont le seul rêve est d’atteindre le moment de la retraite, une retraite misérable ! »

On comprend que de tels hommes ne reculent pas devant le risque. C’est une condition indispensable du succès. Elle n’effraie pas des gens dont toute la destinée est d’entreprendre, tout l’idéal de réussir, et que fascinent des exemples d’audace heureuse. Ce n’est pas assez de dire qu’ils n’en ont point peur : ils l’aiment. Le risque les passionne comme un jeu, les séduit comme une aventure. C’est leur façon à eux de livrer bataille et ils y apportent la même intrépidité que nous admirons dans d’autres combats. « L’Américain dédaigne la ruine comme le héros dédaigne la mort[3]. » Cette bravoure lui est naturelle ; il s’y complaît et la pousse jusqu’à la bravade. Un projet le tente s’il est un défi au sens commun, à la prudence et aux habitudes. C’est ce qu’il appelle fièrement une idée bien américaine. Le paradoxe est devenu le tour naturel de son action, comme chez d’autres un tour d’esprit. Il entraîne ceux-ci à l’erreur et le mène, lui, à la faillite, — quatre-vingt-dix fois sur cent, au témoignage de M. Carnegie.

Derrière cette activité résolue et directe, une intelligence précise et linéaire, qui n’est jamais tentée de s’étendre, n’est point en danger de se disperser et favorise naturellement le maximum d’application exclusive. Il n’y a pas plus de dilettantisme dans les esprits que de flânerie dans les rues. Chacun marche à son but, droit et vite, sans s’arrêter, sans s’attarder, sans se distraire. C’est une double économie de force et de temps. Tout l’homme est occupé à faire ce qu’il fait, et il n’est jamais tenté de faire autre chose ; car le reste n’existe point pour lui. De là le contraste entre la rectitude de l’Américain dans ses affaires, la précision qu’il y apporte, et d’autre part le vague où il laisse tout ce qui n’est pas cet objet déterminé. Il ne s’intéresse jamais qu’à une idée : celle qu’il réalise.

Encore ne se dégage-t-elle qu’à mesure qu’il la réalise ; car la pensée ne précède pas l’action, ne se déploie pas en dehors d’elle : elle en procède plus qu’elle ne l’inspire. Les races spéculatives se plaisent à imaginer des actions qu’elles n’accomplissent jamais. Les Américains agissent leur pensée ; leur esprit, d’allure toute pratique, n’a pas seulement sa fin, mais son principe même dans l’action. M. Paul Adam a rappelé les récentes, et déjà célèbres théories de William James sur les émotions, et il lui a suffi d’en étendre un peu le sens pour nous y faire voir l’expression même du caractère américain, la formule réfléchie et philosophique de son instinct naturel. Qu’est-ce autre chose, en effet, cette priorité de l’action, que la raison d’être des exercices par où nous déterminons notre corps aux attitudes des sentimens que nous voulons éprouver, des pensées auxquelles elles semblent correspondre ? Nous comprenons mieux alors l’importance des sports dans la vie américaine. Nous comprenons aussi la valeur des apparences, si elles ne font plus que devancer et préparer la réalité. Efforcez-vous de paraître ce que vous voulez être : non seulement on pourra croire que vous l’êtes ; mais, tôt ou tard, vous le serez. C’est la justification psychologique du bluff. Les idées de l’Américain se frayent leur voie à travers l’action, comme celles de Numa Roumestan à travers les mots, et de même que celui-ci avait besoin de parler, celui-là a besoin d’agir.

Mais ce serait une méprise de nier l’idée parce que chez ce peuple essentiellement actif elle n’est pas souveraine. Si elle n’est jamais une fin, elle est toujours un moyen, et, à ce titre, elle intervient partout ; sa place retrouve, pour ainsi dire, en étendue ce qu’elle perd en élévation, et on lui rend peut-être en importance ce qu’on lui ôte en dignité. L’Américain « croit que pour faire de l’argent, comme pour faire des poèmes, l’intelligence et le savoir sont également nécessaires[4]. » Nous serions tentés de nous demander si cette assimilation des diverses formes de l’activité contribue davantage à relever l’art de faire de l’argent ou à rabaisser celui de faire des poèmes. On monte là-bas une Université comme une usine, et d’ailleurs n’a-t-elle pas le même but : le rendement financier, l’utilité pratique ? On ne conçoit la culture et on ne la juge que par rapport à la richesse matérielle, soit pour son accroissement, soit pour son emploi. La culture doit servir à acquérir la richesse, ou à l’utiliser, à l’orner.

L’action est donc une nécessité imposée par les circonstances ; la volonté est devenue le caractère dominant de l’individu ; l’intelligence lui est subordonnée. Nous étonnerons-nous que le sentiment disparaisse ? Dans la concurrence vitale, chacun est trop embarrassé de soi pour penser aux autres, trop préoccupé de vaincre pour s’apitoyer sur les vaincus, trop pressé d’avancer pour s’attarder à les secourir. La formidable machine élimine le déchet. Rien n’est plus frappant que de voir comment fonctionne là-bas l’assistance, comment se manifeste la solidarité. Elles ne se pénètrent jamais d’aucune tendresse. Il était réservé à l’Amérique de nous révéler une figure originale, celle du philanthrope sans amour, ignorant la douceur d’illuminer les visages et de faire éclore un peu de joie sur son passage. Un milliardaire qui a 500 000 francs à dépenser par jour se fait un point d’honneur de ne pas donner de pourboire, parce que ce n’est pas dû. C’est un homme « exact, » — un homme dont la conduite a la beauté d’un calcul. On ne néglige rien pour perfectionner ceux qui peuvent résister et servir, les forts ; on abandonne les faibles impitoyablement. Ils ne comptent pas ; ils n’intéressent point : on ne semble pas les voir. M. Paul Adam a bien marqué ce trait, qu’il oppose à notre sensiblerie du vieux monde, et qu’il admire. Que cela est vieux jeu d’avoir pitié de la souffrance ! Demandez à M. Jules Huret comment on en use en Amérique. A Pittsburg, l’enfer industriel où, parmi les 60 000 Italiens et les 300 000 Slaves, Croates, Hongrois, etc., de la ville et de ses faubourgs, il en est tant dont l’organisme, usé par les privations antérieures, ne peut supporter le dur travail et le vent glacial, à Pittsburg, capitale du trust de l’acier qui donne par an 700 millions de bénéfices, il n’y a pas d’hôpital ! Il y a des bibliothèques, fondées par M. Carnegie, Free to people, et on vient d’inaugurer un institut qui lui a coûté 30 millions. Débrouillez-vous, et si vous êtes de force à résister, en voici les moyens. Mais si vous faiblissez, vous proclamez par là votre indignité de vivre et vous n’avez plus qu’à mourir. Les grandes victoires industrielles sont comme les autres : elles jonchent le champ de bataille. Le conquérant détourne les yeux et passe. Il a d’autres combats à livrer. Ceux qui sont morts sont morts. C’est la conception même de Napoléon, pour qui les Américains ont d’ailleurs tant d’enthousiasme. Mais Napoléon ne se piquait point d’humanitarisme. Le « pacifisme » de M. Carnegie nous touche moins, et ses prêches contre la guerre perdent de leur sens. Avant de songer à ceux que des éventualités futures tout à fait hors de son pouvoir exposeraient à périr, ne serait-il pas plus simple et plus humain au roi de l’acier de regarder ceux qui meurent à ses pieds et dont l’écrasant labeur bâtit chaque jour pierre à pierre l’édifice de sa royauté ? M. Carnegie est à coup sûr une âme généreuse, un philanthrope animé de nobles intentions : il fait le bien à l’américaine, et c’est cet aspect du caractère américain qu’il importait de signaler.

Nous en trouverions mille autres indices, tous plus choquans pour nous les uns que les autres. La législation des accidens du travail s’inspire du même esprit. « Il existe une décision de la Cour suprême de Pensylvanie établissant que, en cas d’accident survenu à un ouvrier étranger dans les usines de l’État, la famille de cet ouvrier, si elle n’est installée en 1mérique, ne pourra revendiquer de dommages-intérêts... Ce sont de continuels massacres... Aucune précaution n’est prise pour sauvegarder la vie des ouvriers, et comme les compagnies sont toutes-puissantes, que les tribunaux leur sont acquis, et qu’en outre la loi elle-même est en leur faveur, elles ne se gênent pas[5]. »

Dans ce pays où l’homme n’a de valeur que par son activité et son effort, où l’on ne se met en peine ni d’égards, ni de pitié pour ceux qui ne peuvent lutter, les dispositions ne sauraient être meilleures envers ceux qui ne le peuvent plus. La vieillesse est une incapacité ; elle déprécie l’homme et par avance le supprime. Qu’il cède la place quand son rôle est fini. C’est ici le royaume de la jeunesse. Tous les observateurs sont frappés du nombre et de l’importance des situations occupées par de jeunes hommes. De bonne heure, ils sont indépendans, et les parens les laissent libres de leurs initiatives et de leurs travaux. Ils vont de l’avant, et leur âge, loin de les desservir, les favorise. Car il les met en harmonie avec l’esprit et le caractère de leur pays, qui a, lui aussi, toutes les qualités, tous les défauts de la jeunesse. Suivant qu’on regarde davantage ceux-ci ou celles-là, on le critique ou on l’admire. Mais on ne peut guère s’empêcher de voir les uns et les autres, qui se manifestent avec un égal éclat.

Exaltation de la volonté, subordination de l’intelligence, amoindrissement de la sensibilité, nous trouvons là tous les caractères du type actif, dans son opposition la plus tranchée avec le type sensitif et intellectuel des vieux pays celto-latins. Les circonstances de toute sorte et les conditions de vie ont favorisé le développement de celui-là dans toute sa pureté, comme celui-ci s’est épanoui dans la France classique et romantique des trois derniers siècles. En contraste avec cette physionomie qui nous est si familière, nous allons voir se dessiner la physionomie de la société américaine.


III

Chez nous, la société se distribue et s’organise dans des cadres dessinés par les siècles ; l’ambition est donc de s’y installer et d’y jouir des avantages correspondans. Les honneurs, la sociabilité, le loisir, voilà des fins désirables : la richesse n’a de prix que dans la mesure où elle les favorise. On la considère comme attachée naturellement à un certain rang, à de certaines fonctions : soit qu’elle y conduise, soit qu’elle en vienne, elle n’est jamais qu’un accessoire de la charge ou de la dignité. Dans cette société d’origine féodale, ce serait déroger que d’acquérir. Telle était du moins la conception primitive, qui résista si longtemps au progrès des idées modernes, et dont on retrouverait encore l’empreinte dans nos mœurs d’aujourd’hui. En Amérique, au contraire, sous l’impérieuse nécessité de mettre en valeur le pays vierge, de réaliser les virtualités dont il éblouit et grise les hommes, la loi initiale et fondamentale est de produire : loi, au sens le plus fort et le plus précis du mot, à savoir « nécessité qui dérive de la nature des choses. » On voit ce peuple s’évertuer, arriver à la richesse, et on croit, parce qu’elle est le terme, qu’elle était le but. Illusion, qu’il peut partager lui-même. Son activité est, en quelque sorte, condamnée à produire. Notre idéal serait de posséder sans acquérir ; l’Américain aimerait mieux, s’il le fallait, acquérir sans posséder,

La meilleure preuve de cette disposition, c’est qu’il continue de travailler quand il a atteint — ou dépassé — les limites extrêmes de la richesse. Il travaille et fait travailler son argent, qui doit produire à son tour. Il n’a jamais rêvé de « se retirer, » avec ses gros revenus ou ses petites rentes, dans son appartement de ville, son château ou sa maison des champs. Il croit peut-être aimer le travail pour la richesse ; mais la société marche à sa fin, qui est la production intensive, et l’attrait de l’or est un moyen d’y faire servir l’homme, comme, au dire de Schopenhauer, l’amour n’est que l’illusion de l’individu, mené par la volonté de l’espèce.

Or, on n’attache pas aux moyens plus d’importance qu’ils n’en méritent : ce sont des instrumens qu’on utilise et qu’on abandonne avec la même facilité. De là, ce caractère de provisoire que prennent toutes choses en Amérique. On s’accommode du provisoire, on l’aime, parce qu’il favorise la marche en avant, les transformations, les essais de toute sorte, les innovations, le progrès. On en supporte sans peine les inconvéniens, rachetés par un résultat qui seul importe. La vie sociale ressemble à un campement universel. La famille est un groupe instable dont chaque membre semble se tenir à la disposition des circonstances. Dans nos vieilles civilisations où tout est assis et en place, où la force de la tradition et des habitudes est plus puissante sur nous que l’attrait du nouveau ou l’amour du risque, le père aime diriger, et les enfans se laissent volontiers conduire. La famille, à peu près immobilisée et fortement encadrée, n’a que peu de jeu. Elle vit beaucoup plus d’elle-même, par elle-même et pour elle-même. L’héritage est sacré, transmis intégralement. Là-bas, rien de pareil. Ce qui importe, c’est d’acquérir la fortune, non de la transmettre ; c’est de courir sa chance et de faire sa vie. Le fils choisit sa carrière, la fille son mari. A peine les parens sont-ils consultés, et leur avis ne fait pas loi.

Les domestiques ne font aucunement partie de la maison ; ou plutôt il n’y a pas de domestiques. Des employés, qui conservent toute leur indépendance, se chargent, moyennant une très forte rétribution, d’un service déterminé, hors duquel ils n’acceptent point d’ordre et qu’ils abandonneront à l’improviste, dès que l’envie leur en prendra. Les Américains, faits à ces mésaventures, ont réduit au strict minimum le rôle de la domesticité ; les commodités mécaniques y suppléent ; et, pour le reste, ils se servent eux-mêmes ou vont au restaurant. « L’Américain est dans la vie comme le soldat en campagne[6]. »

Il n’est pas plus difficile pour la maison commune, — la cité ou l’Etat, — que pour sa maison privée. Dans les villes, les services municipaux ne sont pas assurés ou le sont mal ; on se dérobe aux règlemens de police par des protections ou des pots-de-vin. Quant aux politiciens, ce sont, sauf de très honorables exceptions, les plus corrompus du monde, gens décriés, incapables de réussir dans les affaires et auxquels les citoyens actifs et intelligens, assez occupés de leurs propres intérêts, abandonnent la chose publique. Les Américains ont pris leur parti d’être mal administrés ou mal gouvernés, comme un-célibataire qui gagne beaucoup d’argent se résigne au désordre de sa maison et trouve son compte à ne point s’embarrasser d’un contrôle. Ne croyez pas que ce soient là propos de journalistes à la plume un peu vive, ni boutades de polémistes. Des observateurs impartiaux constatent le fait, de graves savans vous l’expliquent, c’est-à-dire le rattachent à ses causes, d’où nous venons de le dériver ; et M. Boutmy l’exprime par cette comparaison énergique : « On n’attache pas plus d’importance qu’il ne faut à la bonne tenue du tripot où l’on fait fortune[7]. »

Et les vainqueurs sont regardés comme des joueurs heureux. Ils n’ont pas ni n’inspirent le sentiment d’une supériorité. Il ne peut y avoir en Amérique, non seulement de castes plus ou moins fermées et jalouses, mais même de classes distinctes, de conditions arrêtées, définitives. Tous ces gens sortent du même monde, ont reçu la même éducation, gagnent plus ou moins d’argent et par ailleurs sont égaux. Toute situation est provisoire : chacun s’évertue à monter, et un instant suffit pour précipiter du faîte. Cette universelle instabilité exclut toute différence radicale entre ceux qui possèdent et ceux qui aspirent à posséder : les uns et les autres sont bien trop ardens à lutter pour s’immobiliser dans des hiérarchies. C’est ce qu’il ne faut point perdre de vue, si nous voulons comprendre les mœurs américaines. Domestiques et employés regardent ceux qu’ils servent aujourd’hui comme des enrichis de demain peuvent considérer des enrichis d’hier. Il n’est pas rare que des jeunes gens ou des jeunes filles trop pauvres pour payer leurs frais d’études aillent gagner, durant les mois d’été, dans de grands hôtels, le prix du « terme » universitaire, ou même se mettent au service de leurs camarades riches.

Mais si l’argent ne suffit pas à créer des classes, il donne aux vainqueurs, aux multimillionnaires, une physionomie assez distincte. L’Europe connaît « les Quatre Cents, » cette aristocratie de la fortune et du luxe qui a ses palais dans la cinquième Avenue et ses villas à Newport. M. Paul Bourget les a observés en psychologue et nous les a peints en romancier[8]. Leur seule originalité étant l’argent, ils ne peuvent guère se distinguer entre eux et de leurs concitoyens que par leurs dépenses et leurs excentricités. Ils portent jusque dans la philantrophie de la profusion et de l’ostentation. Mme Stanford crée, en Californie, une Université qu’elle dote de 150 millions de francs, et qu’elle dédie à la mémoire d’un fils, La fondatrice à cheval se détache sur la frise d’un arc de triomphe ; un socle immense, au milieu d’une cour pavée de mosaïque, porte toute la famille ; une église entière est consacrée à la mémoire du père et un musée spécial, tout en marbre, avec de massives portes de bronze, conserve, à côté des pipes dans lesquelles fuma M. Stanford, la première bavette de l’enfant, ses jouets, les peignes de Madame et, sous verre, la robe qu’elle revêtit pour poser devant M. Bonnat ![9]

Ce qui séduit l’excentrique dans ses extravagances, le philanthrope dans ses libéralités, c’est l’énorme. La disproportion et le manque de mesure semblent des qualités chez ce peuple comme ils sont chez nous des défauts, parce que le souci du millionnaire européen, héritier d’une civilisation raffinée, est de satisfaire à la fois et de prouver son goût, tandis qu’il s’agit, pour le millionnaire américain, d’étaler sa puissance. Il aura tous les raffinemens du luxe, auxquels pourvoit la richesse, tandis qu’il n’aura pas toujours ceux du confortable, qui exigent une délicate entente de la vie et l’éducation des siècles. Le palais enchanté que le caprice d’un milliardaire fait jaillir du sol ne changera ni ses besoins ni ses manières. L’homme ne se transforme pas aussi vite que sa demeure ou ses écuries.

Gardons-nous pourtant de méconnaître l’action et les intentions de ces riches. Ils sont, non point peut-être au sens où nous l’entendons, mais dans un sens plus moderne à la fois et plus antique, une aristocratie. Ils ont l’instinct social ; ils assument volontiers quelques-unes des attributions que nous laissons prendre chez nous à l’Etat centralisateur : ils créent des services publics. Comme les aristocraties de jadis, celles des cités grecques, de l’époque féodale ou des républiques italiennes, ils participent à l’action commune, agissent dans son propre sens : ils ont travaillé et ils veulent aider les autres à travailler...

Car, avant tout, cette société travaille. On ne voit guère d’abord que son labeur, intense et merveilleux. Tous les observateurs ont admiré un développement industriel dont les progrès inquiètent les plus actives nations de l’Europe, menacent les plus solides suprématies. Transportée dans ce terrain neuf et maniée par ces énergies entreprenantes, la science a été mise rudement et délibérément à son œuvre pratique, qui est non de diriger la vie, mais de la servir, d’accroître ses moyens sans philosopher sur ses fins, de prévoir et de pourvoir. Du coup, elle a donné sa mesure. Elle a fourni à l’homme un matériel incomparable, qui lui assure la victoire dans toutes les concurrences. L’Amérique est devenue un immense atelier où le travail perfectionne incessamment ses instrumens et ses produits. Partout l’automatisme rapide et précis des machines, qui économise la main-d’œuvre, a remplacé l’effort de l’ouvrier. Toutes les intelligences sont tendues vers cette fin immédiate, utilitaire : faire plus vite, ou moins cher, ou mieux. On a atteint des résultats étonnans. Un ingénieur anglais, M. J. F. Fraser, en a présenté le tableau d’ensemble dans son curieux livre, America at work[10], où il s’est « efforcé de dégager les méthodes générales auxquelles il faut attribuer l’essor prodigieux qu’a pris l’industrie américaine au cours des dernières années. » Les grands magasins ne sont pas moins curieux à observer que les gigantesques ateliers ; le cultivateur américain n’est pas moins intéressant que l’ouvrier ; les collèges agricoles ne méritent pas moins d’attention que les abattoirs de Chicago ; plus encore que les communications rapides à New-York nous devons admirer les procédés administratifs à Washington ; enfin les chemins de fer, les assurances et les banques témoignent du même génie de l’ordre et de l’économie. Mais c’est dans les grandes installations industrielles, comme les ateliers de Pittsburg, qu’il faut voir la magie du mécanisme. Les ateliers grondans semblent déserts. Les machines continuent d’obéir, comme à un maître invisible, à la pensée qui les a façonnées. Avec des mouvemens précis, mesurés, qu’aucune hésitation n’arrête et que n’alourdit aucune fatigue, elles accomplissent leur tâche, elles expédient leur colossal labeur : il suffit d’une main sur un levier, d’un doigt sur un bouton, pour leur donner l’impulsion et diriger leur marche harmonieuse. C’est ici le triomphe de l’art humain ; à la place des Cyclopes soufflans, ruisselans, qui raidissent leurs muscles et tendent leurs efforts, il a mis cette tourelle glissante, ce marteau rythmé comme un balancier, cette machine qui valse...


IV

La société américaine, grâce aux conditions qui en dominèrent le développement, a donc sa physionomie, comme l’individu a son caractère. On s’explique ainsi qu’il y ait, malgré la diversité des élémens qui la composent et viennent chaque jour la modifier, une nation américaine, — mais combien différente de nos vieilles nations, repliées sur elles-mêmes, entre des limites que la nature et l’histoire leur ont posées comme des barrières ! Tandis que celles-ci souffrent plutôt d’une concentration qui les condamne à vivre de leur propre substance et les expose à se consumer, celle-là, au contraire, ne peut subsister que par un perpétuel effort d’organisation et d’adaptation, dont nous allons essayer de montrer à l’œuvre les trois facteurs principaux : la religion, l’éducation, l’action sociale.

La religion est la force directrice initiale, comme les premiers colons anglais du Massachusetts sont le fond de granit sur lequel est bâtie la nation américaine. Nous ne devons pas oublier, en effet, que de la Nouvelle-Angleterre ils se répandirent partout, défricheurs du sol, constructeurs de villes, initiateurs d’entreprises, portant au loin, avec les capitaux de Boston, la jeune civilisation née sur les rivages de l’Est. Il n’est pas surprenant dès lors que les esprits et les mœurs gardent l’empreinte des origines puritaines. Ajoutons que le développement démesuré de la vie économique, l’intensité de l’effort matériel, l’âpre lutte pour la conquête de l’argent, exigeaient un contrepoids. L’âme risquait d’être étouffée. Cet afflux de toutes les convoitises était en même temps un concours de tous les déclassés. Il devenait donc indispensable que la religion ne relâchât point sa prise et ne perdit pas son empire. Elle restait d’ailleurs, dans cette société toute pratique où ni la philosophie, ni la littérature, ni l’art ne trouvaient un milieu favorable, la seule forme possible de la vie spéculative, la seule « catégorie de l’idéal. » L’instinct de conservation poussa, plus ou moins consciemment, à la maintenir. Nécessaire et bienfaisante, pour les fins immédiates et terrestres elles-mêmes, elle garda les sympathies de ceux mêmes qui, personnellement détachés de ses credos et de ses pratiques, eussent estimé sans doute en d’autres occurrences son action déprimante ou tout au moins périmée.

De là l’ « esprit de religion, » que tous constatent en Amérique. Alexis de Tocqueville le signalait en 1835, comme une des caractéristiques de ce pays. M. Paul Adam note en 1903 la force de « l’idéal théiste. » M. l’abbé Klein, M. le pasteur Wagner s’émerveillent de la large sympathie que tous témoignent à la religion. M. Henry Bargy déclare que l’unité morale de la nation américaine « est bien une unité religieuse et une unité chrétienne. » La neutralité de l’État n’est pas une indifférence hostile, mais au contraire une bienveillance égale. Profondément religieux, il laisse à toutes les dénominations la plus absolue liberté, à l’inverse de chez nous où il est à la fois irréligieux et interventionniste. On pourrait croire, en se rappelant l’intolérance des premières générations de colons, qu’il a été conduit à cette attitude par le progrès du scepticisme : ce serait une illusion et une erreur. Si nous regardons avec soin les origines, elles ne nous montrent point un pouvoir temporel qui aurait eu d’abord, avant de les abandonner ensuite, des prétentions sur le spirituel, mais au contraire une petite société religieuse s’essayant à organiser un État. L’existence de plusieurs sectes fit à cet État une nécessité de séculariser ses fonctions, que d’ailleurs des individus entreprenans, actifs et consciens de leurs droits avaient limitées avec rigueur. Il resta religieux, comme la société qu’il représentait, sans la dominer et sans la conduire.

De cette liberté elle n’a point profité pour se livrer à une orgie théologique. Tout entier à son labeur, ce peuple positif n’a ni le loisir, ni le goût des querelles byzantines : ce n’est pas le dogme qui lui importe, c’est l’inspiration morale, et plus encore, le secours apporté à l’action. Ce secours, il aime l’avoir sous la main, prêt à l’usage. De là, cette floraison d’Églises, correspondant à toutes les variétés des tempéramens et des caractères, à la diversité des goûts et jusqu’à leurs excentricités. L’individu cherche spontanément où s’encadrer et improvise le cadre si on ne le lui présente pas, plus pressé en fin de compte d’utiliser l’association que d’en discuter les principes. C’est ce qui explique le prestige de tant d’apôtres bizarres et le succès de leurs communautés : trappistes, mormons, shakers, et, plus récemment, sous les yeux mêmes des derniers voyageurs, le « prophète » Dowie et sa fondation de Sion City. Oui, en l’année 1901, aux États-Unis d’Amérique, un homme peut se faire passer pour la réincarnation du prophète Élie, — Élie II, — entraîner des disciples, fonder une ville prospère sur les bords du lac Michigan et gagner cinquante millions : il lui suffit d’avoir a un haut degré les énergies auxquelles il fait appel, et que ce soient des énergies « américaines. »

Il faut bien s’arrêter un instant à ce phénomène. Tandis que les plus hautes formes de la religion, les plus nobles et les plus pures, sont frénétiquement combattues dans de vieux pays de tradition qu’elles avaient façonnés, au contraire dans le pays le plus moderne et le plus positif, toutes les formes de religion, voire les plus naïves et les plus grossières, sont bienvenues, et il suffit qu’une idée affecte le tour religieux, qu’une entreprise prenne la forme religieuse pour s’imposer et pour réussir. L’athéisme, s’il veut agir, doit se ranger aux conclusions de la foi, avoir ses « œuvres » et organiser quelque chose qui ressemble à une Église. Tel est le cas de la Société pour la culture éthique, à New-York. Le professeur Adler, son fondateur, vient même de se faire conférer par une loi le droit de solenniser, comme le ministre d’un culte, les mariages de ses adhérens.

Si l’esprit national est religieux, l’esprit religieux n’est pas moins national. Intimement unie aux origines de la société, liée à son progrès par les services qu’elle lui a rendus, la religion a reçu son empreinte : elle est plus occupée à l’organisation de la vie qu’à la méditation des mystères. Une Église n’est pas seulement une réunion de fidèles : c’est le plus souvent un centre d’action sociale et de travail humain. Autour d’elle se groupent les écoles, les hôpitaux, les cercles. Elle étend sa sollicitude jusqu’aux détails de l’hygiène, du confort et de l’agrément. Rien de ce qui intéresse l’homme ne lui demeure étranger. Aussi est-elle puissante sur l’homme, plus capable que toute autre force de le transformer. Les Églises sont devenues d’incomparables instrumens d’assimilation. Pénétrées de l’esprit américain, façonnées à son image, elles prêchent toutes le respect et l’amour de la grande nation américaine. Rôle d’autant plus nécessaire, à mesure que le flot de l’immigration se faisait plus envahisseur. A l’exercer, la religion accrut son prestige. On l’aimait comme une force morale bienfaisante ; on apprit à l’aimer comme une force nationale indispensable.

Insensiblement, la collaboration à la même œuvre rapprocha et réconcilia les diverses dénominations. L’unité d’esprit, la communauté d’action firent oublier ou négliger les divergences dogmatiques, développèrent le respect mutuel, les sympathies réciproques, le sentiment de la solidarité dans un même effort contre les deux ennemis communs : le vice et l’impiété. Il appartenait au génie pratique des Américains d’organiser, si l’on ose dire, le trust des religions. On en posa les assises au fameux « Parlement » de Chicago en 1893 ; mais il avait dès longtemps manifesté son existence et ne cesse de la manifester chaque jour par les relations confraternelles, les échanges de services, les égards d’Église à Église, de prêtre à pasteur, l’entente cordiale et efficace entre tous ceux qui exercent, suivant une expression qu’ils emploient volontiers, la « profession spirituelle. »

Il semble bien que cette entente ait tourné surtout au profit du catholicisme et on ne peut contester qu’il tienne la note dominante dans cet accord. Ferdinand Brunetière ici même[11] s’émerveillait de ses progrès et se demandait, au seuil d’une mémorable étude, qui nous dispense — ou plutôt nous interdit — de reprendre la question, « comment ceux qui n’étaient, il y a cent vingt-cinq ans, qu’un peu plus du centième de la population de l’Union, 30 ou 40 000 âmes sur 3 millions d’habitans, en sont devenus le septième... » L’Église catholique est de beaucoup la plus étendue de toutes les « dénominations » religieuses. A ceux qui s’en réjouissent et en tirent des espérances, les sceptiques et les intransigeans, les adversaires de gauche et de droite, ceux qui ne tiennent pas à voir le catholicisme se développer et ceux qui se forgent une chimère de l’ « américanisme, » demandent à interpréter ces progrès, s’attachent à démontrer qu’ils n’ont rien de « phénoménal » si on ne les considère « ni avec les illusions d’un néophyte ni avec la virtuosité d’un littérateur[12] » et, pour une fois, se réconcilient dans cette constatation. Nous n’avons que faire de reprendre cette querelle, car si la question des progrès du catholicisme est en effet fort complexe, ce n’est point au sens où nous les entendons ici. Sans doute l’interprétation des chiffres a son importance et l’évaluation numérique son intérêt. Il serait digne d’attention, et à certains égards indispensable, de savoir combien parmi les immigrans catholiques ou leurs descendans restent attachés à leur foi, combien deviennent indifférens ou apostasient, quel est le nombre des conversions protestantes, etc. Mais ce n’est point notre objet. Ce que personne ne pourrait nier, ni mettre en doute, c’est la situation générale du catholicisme, la considération, la popularité même dont il jouit et le prestige qui l’entoure. En veut-on quelques indices ? Au mois de novembre 1889, le président Harrisson assiste à l’ouverture de l’Université catholique de Washington. En 1892, l’Exposition de Chicago est inaugurée par une prière du cardinal Gibbons et, à la cérémonie du soir, Mgr Ireland est chargé de prononcer le discours principal. Le congrès des catholiques est salué par le commissaire de l’Exposition au nom du gouvernement des Etats-Unis et « au nom de cinquante millions d’Américains non catholiques qui aiment la justice et ont foi dans une égale liberté religieuse pour tous les hommes. » Et M. C.-C Bonney ajoute ces paroles : « Le nouveau mouvement catholique qui tend à décharger et à relever les classes ouvrières, ce mouvement qu’a porté si haut l’Encyclique pontificale sur la condition des travailleurs, a inspiré au monde protestant un intérêt profond. L’effort de l’Église romaine a excité l’amour et l’admiration de grand nombre d’hommes étrangers à cette Église. La nouvelle activité que les catholiques déploient pour répandre une éducation supérieure a contribué également aux meilleures relations qui viennent de s’établir. » Durant cette même période, le Parlement des Religions se plut à marquer la prééminence du catholicisme[13]. En 1903, dans la trop fameuse grève de Pennsylvanie, le président Roosevelt désigne un évêque catholique, Mgr Spalding, parmi les arbitres. Ce sont des faits. Tous les témoignages concordent avec eux, depuis l’hymne joyeux de M. l’abbé Klein jusqu’au cri d’alarme de M. Urbain Gohier : a La question catholique, aux Etats-Unis, est d’un extrême intérêt. Le péril catholique y sera redoutable avant peu d’années. »

De ces progrès du catholicisme, nous voulons seulement dégager la signification nationale et préciser le rôle dans la société américaine. Ils sont liés à l’origine même de la grande République. Le catholicisme était alors bien misérable. Son chef, le vicaire apostolique John Carroll, était un esprit libéral, un ami de Washington. « Tandis que les ministres épiscopaliens, par loyalisme et par intérêt, n’avaient secondé que mollement le mouvement émancipateur, ou même y avaient résisté, les catholiques, opprimés jusque-là, le soutinrent de toutes leurs forces. Ils acquirent par là même un droit à la reconnaissance de tous les républicains et ceux-ci, d’ailleurs, depuis le commencement de la guerre d’indépendance, s’étaient montrés à leur égard d’autant mieux disposés qu’il fallait se concilier l’amitié de la France, puissance catholique[14]. » De cette époque à nos jours, le catholicisme n’a jamais cessé de professer le plus grand respect pour les institutions du peuple américain, la plus vive admiration pour sa grandeur et le dévouement le plus sincère à sa fortune. Il s’est tenu en étroite harmonie avec la nation ; il s’est appliqué à montrer que la religion « romaine » n’était pas une religion étrangère et que l’unité dogmatique, loin d’exclure les diversités nationales, en favorisait l’épanouissement, comme fleurissent les rameaux fortement attachés à la tige commune. Si nulle part le dogme de l’infaillibilité n’a été accueilli avec plus de satisfaction qu’aux États-Unis, c’est que l’Église américaine, une fois faite la part de l’autorité, n’en est que plus à l’aise dans tout le reste, d’autant plus libre de ses mouvemens, d’autant plus hardie même, on peut le dire, qu’elle est plus sûre de la solidité du lien qui la rattache à son centre immuable.

Quand l’esprit particulariste de quelques groupes d’immigrés sembla vouloir se mettre en travers du grand travail d’assimilation auquel doit nécessairement se vouer là-bas l’effort combiné des élites, il ne trouva pas devant lui d’adversaires plus résolus et plus énergiques que les chefs éminens du catholicisme, les Keane, les Ireland, les Spalding. C’est la lutte contre le « cahenslysme » ou système préconisé par le député allemand Cahensly[15], et qui consisterait à accorder aux diverses populations de l’Union quelques évêques de leur nationalité d’origine. Accepter ce principe, c’était admettre que l’Amérique est un campement de nationalités européennes, Mgr Ireland s’attira de violentes attaques en refusant à des paroisses franco-canadiennes des prêtres de leur langue. La mesure fut mal comprise en France et mal jugée. Le patriotisme des évêques s’affirma plus catégoriquement encore dans l’affaire des écoles. Au lieu de maintenir toujours et partout des écoles exclusivement confessionnelles pour les catholiques, plusieurs évêques préférèrent, par raisons d’économie et afin d’éviter des rivalités, passer un compromis qui les fondît en quelque sorte avec les écoles publiques, non sans sauvegarder, — est-il besoin de le dire ? — l’intégrité de l’enseignement religieux. C’est accepter le contrôle du comité scolaire, City School Board, soumettre l’établissement au régime américain, quelle que soit la nationalité de ses élèves. On ne pouvait se prêter plus largement à l’œuvre d’américanisation.

Cette attitude du catholicisme américain n’est que l’expression de son intime harmonie avec l’esprit national. Comme les autres religions qui se partagent l’Amérique, mieux qu’elles encore parce qu’il a une action plus régulière et plus continue, il s’est adapté au temps et au milieu. Très sincèrement, le cardinal Gibbons, Mgr Ireland, Mgr Spalding sont, — parce qu’ils peuvent l’être, — des hommes de leur temps et de leur pays. Ils ont foi dans la science, qui ne menace pas les vérités qu’ils enseignent, et dans la démocratie dont aucun malentendu historique ou politique ne les sépare. Ils s’attachent à développer les vertus actives, qu’exige l’âge moderne comme d’autres temps exigèrent les vertus passives d’humilité et d’obéissance, et ils rappellent cette vieille leçon trop oubliée que les vertus surnaturelles sont l’achèvement des vertus naturelles et, par conséquent, loin d’en pouvoir dispenser, les présupposent. On peut se demander si, sous cette forme qui lui donne tant de prise, qui la rend si aisément « prêchable » à un peuple dévoré d’activité, dominé par les intérêts de ce monde, la religion n’est pas un peu trop esclave de la vie au lieu d’en être souveraine. Esclave ? Oui, comme l’homme est esclave de la nature quand il se soumet à ses lois ; seul moyen qu’il ait d’en devenir le maître. Si la religion s’abaisse vers la vie pour l’élever jusqu’à elle, est-ce faillir à sa mission ? Et l’aimerions-nous mieux dédaigneuse ou hostile, superbement isolée ou campée en adversaire ? Ce corps qui ne cesse de grandir a besoin de maintenir son unité ; cette vie adonnée aux œuvres matérielles doit entretenir le sentiment de ses destinées supérieures. La religion américaine satisfait une double aspiration, spirituelle et nationale. Les progrès du catholicisme dans l’opinion, le prestige dont il est entouré, l’estime où le tient l’Etat, attestent suffisamment qu’il s’est signalé dans l’œuvre commune par ses services et par ses succès.


V

Ainsi s’explique, pareillement, le prestige de l’éducation. Elle a une fin tout utilitaire. « Le jeune Américain est possédé du désir de s’instruire, non par amour de la science, comme j’ai pu m’en assurer au cours de nombreux entretiens, mais parce qu’aujourd’hui la science signifie pour lui : dollars et fortune[16]. » Il faut une certaine vigueur intellectuelle et des connaissances pour le commerce, la banque, les affaires en général ; les sciences, grâce aux applications industrielles, sont devenues d’indispensables auxiliaires du travail. La richesse enfin, une fois acquise, crée des obligations, entraîne à des raffinemens, qui ne s’accommodent guère d’un état trop primitif et trop fruste. L’instruction est donc, de toutes façons et à tous égards, bienfaisante, nécessaire. Mais elle reste un moyen. On ne la recherche ni pour elle-même, ni parce qu’on attend d’elle une carrière toute faite : il n’y a pas de carrière toute faite en Amérique et le savoir n’apparaît pas encore comme un but. On ne l’acquiert jamais qu’en vue d’un objet bien déterminé. De là, au-dessus ou en dehors des écoles primaires élémentaires, au-dessous des Collèges et des Universités, une multiplicité d’écoles spéciales, techniques, professionnelles. Cette société perpétuellement rajeunie a tout à apprendre, et elle est convaincue que tout s’apprend. « Ils achètent à prix d’or des savans à l’Europe. Ils convoquent les maîtres-queux des paquebots français pour enseigner, entre deux voyages, aux filles du Massachusetts à gâcher les sauces, et ils appellent des palefreniers d’Epsom pour mettre de l’élégance dans leurs écuries[17]. » Il y a des écoles pour tout, pour toutes les sciences, tous les arts, tous les métiers, tous les besoins. M. Jules Huret nous assure que, dans la seule ville de Boston, il y en a plus de six cents, où l’on enseigne depuis la cuisine jusqu’au journalisme musical. Et cette dernière fait valoir, comme les autres, les chances qu’elle assure de trouver un emploi, « car, dit le prospectus, il y a des demandes croissantes de critiques musicaux expérimentés dans toutes les villes des États-Unis. »

C’est ce constant souci de l’utilité immédiate qui donne à l’éducation américaine son caractère. Rien ne ressemble moins à notre idéal français de « l’honnête homme, » lettré, mondain, préparé aux loisirs, aux douceurs et aux élégances de la vie sociale par une culture que les salons devaient achever. L’éducation était alors une œuvre lente, patiente, complexe et harmonieuse, où collaboraient les chefs-d’œuvre du goût, les exercices d’école, des traditions savantes, un milieu raffiné. On ne visait qu’à polir l’esprit et à l’aiguiser. On lui donnait la précision et l’éclat. Il pouvait servir à tout, mais ne suffisait à rien, ou plutôt il suffisait à sa tâche, qui était de donner à « l’homme du monde » toute sa valeur et au commerce social tout son prix. Là-bas il s’agit d’armer en hâte l’individu et de l’équiper sommairement. Muni de l’indispensable, qu’il aille devant lui, fasse sa trouée et conquière sa place. La meilleure éducation est celle qui lui mettra en mains l’arme dont il a besoin tout de suite, pour la lutte d’aujourd’hui ou de demain.

L’Amérique a trouvé, du premier coup, l’enseignement réaliste qui lui convenait. Tous les observateurs sont frappés, beaucoup sont émerveillés du caractère pratique des études. Il nous suffira d’un seul exemple, le Business-Collège de Sait Lak City, chez les Mormons. « On y fait une classe de banque et on y enseigne les affaires. Mais, au lieu de cours arides de comptabilité et de tenue de livres, il y a de vrais guichets tout autour de la classe. Les élèves se tiennent derrière ; ils ont de vraies caisses, de vrais livres de chèques et des billets de banque imités des vrais. Toutes les opérations s’y font en réalité, et sur des registres et des imprimés semblables à ceux des banques et des maisons de commerce. On y paie, on y encaisse, on y reçoit des ordres de vente et d’achat, au cours du jour... En sortant de là, les élèves peuvent, du jour au lendemain, entrer dans n’importe quel bureau et y prendre n’importe quelle place, sans stage et sans apprentissage[18]. » Cette méthode ne conduit peut-être pas à de grandes découvertes scientifiques ; mais elle paraît souveraine dans les applications. Les inventions américaines attestent le génie industrieux, l’audace créatrice d’esprits qui ne rêvent de connaître que pour agir et ne voient dans le savoir qu’un moyen de pouvoir.

La destination pratique des études, leur fin immédiatement et résolument utilitaire, doit contribuer à nous expliquer aussi l’importance qu’on attache à la culture physique. La santé et la force ne sont pas moins nécessaires dans la lutte pour la vie que l’intelligence et les connaissances. Les Américains semblent même penser qu’elles le sont davantage. De là leur prestige ; de là l’extrême faveur des exercices qui peuvent aider à les acquérir, les conserver ou les accroître. Même dans les collèges de filles, les sports sont pratiqués assidûment. Les matches intercollégiaux des Universités préoccupent infiniment plus l’opinion que les programmes ou les concours. A Harvard, à Yale, le hokey, le foot-ball, le baseball et l’aviron tiennent une place démesurée ; on travaille le muscle et le souffle avec plus d’ardeur que les facultés spéculatives et, pour quelques savans et quelques lettrés, on y forme à coup sûr beaucoup d’athlètes. La plupart de ces jeunes gens n’aspirent à aucune carrière libérale ou savante : ils s’entraînent, simplement, à être forts.

Et si la première fonction de l’école américaine est de préparer à la vie, la seconde est de préparer à la vie nationale. Car cette société laborieuse et hétéroclite veut être une nation. À cette exigence vitale elle subordonne toutes ses activités. Nous avons vu la religion s’y plier. L’école ne pouvait manquer d’apparaître aux Américains dans toute l’étendue de son rôle assimilateur. Elle prend l’enfant de l’immigré, et rien qu’en le mêlant à ceux qui sont nés dans le pays, en lui apprenant la langue, elle le façonne à l’image commune, elle l’adapte à l’idéal commun. Mais son zèle ne s’en tient pas à cette action mécanique, à cet automatisme déjà puissant. Elle met une méthode rigoureuse au service d’une volonté consciente. Tout est ordonné, disposé de manière à créer et à développer chez l’écolier le sentiment national, le patriotisme et le civisme. On ne s’adresse point prématurément à son intelligence pour lui expliquer les idées à la fois abstraites et compliquées d’Etat, de nation, de patrie ; on ne s’attache point d’abord à le convaincre, par des raisons dont la logique lui échapperait peut-être et des analyses où il s’égarerait sûrement, qu’il doit aimer son pays, le respecter et se conduire en bon citoyen. Ou du moins cet enseignement se simplifie, se fortifie et s’anime d’un esprit qu’entretiennent des procédés plus directs et plus efficaces, à la portée des écoliers les moins doués comme des maîtres les moins habiles. Une loi de l’Etat exige que le drapeau national « flotte à l’extérieur des écoles pendant les classes ; il est placé bien en vue à l’intérieur et salué chaque matin par les élèves... On leur apprend à tous les hymnes nationaux[19]. » Pour les plus jeunes, il y a même des exercices fondés sur cette loi déjà citée, mise en lumière par la psychologie américaine, que nos émotions dépendent de nos gestes, de nos attitudes et de nos actes : on met aux mains des enfans de petits drapeaux qu’ils agitent en mesure d’un air de triomphe ou de défi et qu’ils pressent sur leur cœur, avec une mimique destinée à réaliser au dehors, pour les ébaucher au dedans, les sentimens qu’ils doivent éprouver et qu’ainsi ils éprouvent déjà...

Ces sentimens, toute la partie de l’instruction qui n’est point consacrée aux connaissances pratiques a pour objet de les éclairer, de les fortifier, de les approfondir. Quand M. J. Huret visite les écoles primaires de Californie, il est frappé surtout de « l’importance extrême donnée aux moindres faits de l’histoire, cependant si simple et si courte, des États-Unis. Des noms de généraux complètement inconnus, des dates d’événemens médiocres, s’enflent dans les livres et dans la bouche des maîtresses, comme les noms de César, d’Attila ou de Napoléon, et comme la date de l’avènement de Cromwell, ou celle de la Révolution française. » Saisissant exemple de la conduite des peuples décidés à vivre ! La vie est l’ensemble des forces qui luttent contre la mort. Une nation, comme un être vivant, ne subsiste que par une « création continuée. » Plus s’élargit la part du consentement et de la volonté dans la formation et le maintien de l’organisme national, plus s’impose, avec la nécessité vitale du patriotisme, l’urgent devoir, pour l’éducation, de l’entretenir.

C’est une tâche à laquelle ne manque point l’école américaine. Et les Américains lui en assignent une autre, qui complète celle-ci. En plein épanouissement de prospérité matérielle, ils ont résolu de créer chez eux les organes d’une haute culture. A mesure que s’accroissaient la population et la richesse, que grandissait son corps, l’idée se faisait jour d’assurer aussi à la nation une vie spirituelle, de l’élever à la dignité des aînées qu’illustrèrent la Science, l’Art et la Pensée. Il ne paraît pas possible d’expliquer autrement le prestige, assez indéfini d’ailleurs, des études scientifiques et littéraires, le zèle généreux des millionnaires, la multiplication des universités et des collèges. Ce grand effort doit tendre à autre chose qu’à multiplier le nombre des gradués. Les « rois » des affaires, les Pierpont Morgan, les Rockefeller, les Carnegie, ne sont pas des « hommes d’Université. » Leur exemple pourrait plaider avec une éloquence accessible à tous contre la justification utilitaire des Universités. Mais il y a une justification plus haute, et ceux mêmes, parmi les Américains, qui seraient le moins capables de la préciser en formules, ont la foi, plus persuasive que les meilleures raisons. Elle s’est affirmée de bien des manières, dont aucune peut-être n’est plus significative que le projet d’une université nationale à Washington. Dans ce pays de décentralisation, dans cet Etat, qui n’est qu’une fédération d’États toujours plus nombreux, voici qu’on rêve d’une sorte d’impulsion centrale donnée à l’esprit américain. Elle assurerait aux États-Unis, dit un de ses plus ardens promoteurs, une véritable suprématie intellectuelle parmi les peuples de la terre[20]. C’est, après le trust des religions, le trust de l’intellectualité.

Il ne faudrait pas, si nous inclinions à trouver cet enthousiasme un peu naïf, oublier que le peuple américain, grâce à son génie organisateur et à ses ressources colossales, s’est vu souvent réaliser d’un seul coup de grands desseins et improviser de grandes choses. Mais il ne s’avise point assez que ce sont celles où la collaboration du temps n’est pas nécessaire ou du moins indispensable. Son audace peut bien surmonter tous les obstacles ; elle ne saurait remonter en quelques années le cours des siècles et ravir à ceux-ci leur trésor d’épargnes patientes et de traditions lentement amassées. Libre à eux d’ailleurs d’estimer que nous le payons assez cher et de ne pas nous l’envier à ce prix. Mais nous le leur abandonnerions qu’ils ne pourraient nous le prendre, car il ne fait qu’un avec nous.

C’est pourquoi l’Université nationale de Washington ne suffirait sans doute pas à « assurer aux Etats-Unis la suprématie sur tous les peuples de la terre. » C’est pourquoi aussi les Universités déjà existantes ont encore, en dépit de leurs progrès réels, de plus grands progrès à réaliser. Leur vie un peu factice est superposée comme du dehors à celle de la nation : elle n’en émane point ; elle n’est même pas toujours fondue avec elle. Il est assez juste, en ce pays où des circonstances exceptionnelles semblent avoir renversé les lois ordinaires du développement historique, de compter sur l’organe pour créer la fonction. L’organe est donc créé, vigoureux, magnifique. Et en attendant que le temps lui donne un fonctionnement tout à fait normal, naturel, la volonté humaine, par d’habiles dispositions, lui en assure un plus ou moins artificiel. Il y a beaucoup d’illusions, et quelque puérilité, dans la complaisance avec laquelle certains Américains croient à leur culture classique. Mais si déjà beaucoup déjeunes gens se persuadent volontiers qu’ils sont devenus des humanistes consommés, si c’est une mode pour les deux sexes d’imiter les études philologiques de l’Allemagne ou les études littéraires de la France, cela même est un signe du prix qu’on y attache et du cas que l’on en fait. L’influence allemande, expliquait à M. J. Huret le président Harper, de l’Université de Chicago, « a développé le goût de la forte science et du travail méthodique... Nous devons à présent cultiver chez nous le goût de l’esthétique et de l’expression. C’est l’influence française qui nous le donnera[21]. »


VI

Si l’éducation possède une puissance incomparable pour façonner un peuple, en fondre les divers élémens, effacer les disparates, affiner sa personnalité, elle n’agit qu’à la longue et laisse ainsi subsister les nécessités immédiates qui demandent une action plus énergique et plus pressante. Chaque jour l’immigration européenne jette dans l’île d’Ellis, « antichambre de la Terre promise, » « des milliers de misères, d’énergies et d’espoirs. » Italiens du Nord et du Sud, Slovaques, Russes, Hollandais, Arméniens, Juifs, Allemands, Roumains, Grecs, Hongrois, Monténégrins, Irlandais et Scandinaves, ils arrivent et, « moyennant les deux dollars exigés comme prix d’entrée dans le Grand Cirque national, » vont se mêler au flot américain déjà chargé d’élémens étrangers. Il est venu ainsi 857 046 émigrans pendant l’année 1903, 812 870 en 1904, parmi lesquels 168 000 ne savaient ni lire ni écrire. Ce n’est pas sur ceux-là que les Universités exerceront de sitôt leur action bienfaisante. L’école primaire sera plus efficace : elle s’empare des enfans et ne perdra pas une heure. Mais les hommes, les femmes, les vieillards, les jeunes gens mêmes ? Ceux encore qui réussissent, ceux qui trouvent du travail, s’agrègent ainsi plus facilement à l’organisme social dont ils deviennent des cellules actives et vivantes, non sans l’exposer toutefois à des troubles inévitables et à des malaises. Et surtout, il reste les autres, les vaincus, les malchanceux, les incapables et les indignes. Si beaucoup retournent chez eux, ce n’est pas avant d’avoir séjourné assez longtemps en Amérique pour y constituer un danger ; et il en est plus encore qui ne repartiront pas. Comment une société tiendrait-elle contre l’encombrement d’un pareil déchet, à moins de le réduire et de l’assimiler ?

C’est ce qu’a entrepris la société américaine, avec la décision et l’énergie qu’elle apporte en tous ses desseins, la méthode qu’elle applique à tous ses actes. Elle doit à ses origines, aux conditions de son développement, une force exceptionnelle de résistance, le don de s’organiser, le sens de la solidarité. On parle sans cesse de l’individualisme américain, et là-dessus il faut bien s’entendre. Certes, l’individu sait compter sur lui-même, maintient son droit, pratique l’initiative et n’éprouve pas ce besoin de vivre-par autrui où se manifestent et s’unissent la nonchalance et la sociabilité des races latines. Mais il n’en recourt que plus volontiers à l’association quand il la juge nécessaire, et elle prend alors toute sa valeur puisqu’elle devient, entre hommes habitués à faire eux-mêmes ce qu’ils ont à faire, l’union des capacités[22]. Il travaille volontiers avec autrui et pour la communauté. Nous reconnaissons là l’esprit anglo-saxon ; il a persisté aux Etats-Unis, et la société qui l’a reçu des premiers, groupes n’était pas exposée à le laisser périr, puisque par lui seulement elle pouvait durer, grandir et rester elle-même.

L’action sociale est d’autant plus puissante aux Etats-Unis qu’elle y était plus nécessaire. La pression des circonstances fait jaillir des énergies individuelles, suscite des vocations particulières, que l’aptitude à l’organisation soutient et dirige. Une œuvre est due parfois à l’initiative d’un seul homme, comme le Boy’s Club de San Francisco. M. Peixotto voit rôder et se battre des enfans dans la rue. Il conçoit le projet de les grouper en un cercle où ils apprendraient à administrer leurs propres intérêts, à se divertir honnêtement, à goûter d’intelligens plaisirs. L’ingéniosité des initiatives n’exclut pas le sens des réalités pratiques. La Women’s Educational and Industrial Union, de Boston, apprend à des femmes de tout âge les moyens de gagner leur vie. Un « département » est consacré aux cours, — qui ne sont pas gratuits ; — deux autres servent à écouler les travaux ou produits de fabrication, avec 10 pour 100 de retenue sur le prix de vente. Le budget total de l’œuvre, pour l’année où M. J. Huret en eut connaissance, s’élevait à 835 000 francs. La philanthropie se double tout naturellement de spéculation. Des asiles de nuit, les « Mill’s Hotels, » à New-York, rapportent 6 pour 100 à leur fondateur. Une seule de ces maisons compte 1 554 chambres, qui sont occupées tous les soirs. Ascenseurs rapides, lavabos avec serviette et savon gratuits à tous les étages, cinquante cabines à douches avec appareils automatiques, plusieurs cuves de pierres, munies de robinets d’eau chaude et d’eau froide pour le lavage personnel du linge, voilà de quoi dispose, en plus de sa chambre, chaque client, moyennant vingt sous par nuit, — moins de dix sous en Europe, — « le prix qu’on vous demande pour blanchir une chemise, ou quatre mouchoirs, ou quatre faux-cols[23]. »

De grandes associations de bien public, la Y. M. C. A. et la Y. W. C. A. (Young Men et Young Women Christian Association), la Young Catholic’s Friendhj Society, la Société de l’Effort chrétien (Christian Endeavour), l’Ordre des Filles du Roi, l’Armée du Salut et bien d’autres, travaillent, chacune à sa manière et avec ses moyens, à atténuer les conséquences de la misère, à combattre l’ignorance et le vice, à armer l’individu pour la vie, à l’adapter à la société, à le rendre, pour tout dire, meilleur et plus heureux. Car les deux choses ne se séparent guère en Amérique, et c’est un des caractères de l’action sociale chez ce peuple positif. Elle offre toujours les avantages matériels en même temps que des secours d’un autre ordre ; elle étaie ceux-ci sur les premiers, comme la vie morale s’appuie sur la vie physique. M. de Rousiers nous signale à ce propos un rapprochement qui le frappa, deux réclames de la Y. M. C. A., rencontrées un jour à Baltimore à quelques heures de distance : « La première... était l’annonce d’une conférence sur la chasteté, avec ce titre auquel bien peu de Français refuseraient un sourire : Histoire de Joseph, homme pur. » La seconde affiche faisait valoir tout ce que l’Association donne en échange d’une cotisation annuelle de 25 francs : gymnase avec les appareils les plus perfectionnés, bains, douches en pluie et en jet, classes d’instruction pour tenue de livres, écriture, sténographie, machines à écrire, langue allemande, musique, dessin, etc.

Que ces œuvres soient ou non confessionnelles, elles témoignent de l’esprit le plus large, et si elles s’inspirent de croyances religieuses ou d’opinions philosophiques, elles les subordonnent sincèrement au but charitable, car il faut agir. C’est pourquoi, loin de se jalouser et de se combattre, elles s’unissent si volontiers sur le terrain commun de l’action sociale Les diverses Églises ne répugnent pas à y coopérer entre elles et avec les laïques. On a vu le cardinal Gibbons soutenir la campagne anti-alcoolique de l’Armée du Salut, prêter sa cathédrale aux meetings de cette société et s’en expliquer dans une fort belle déclaration.

Mais la forme la plus complexe, la plus originale, la plus féconde de l’action sociale aux Etats-Unis, c’est le settlement. Il installe à demeure la bienfaisance parmi la misère, la vertu ordonnatrice au sein même du chaos, la paix au milieu des tumultes. Il est le remède approprié à l’étendue et à l’urgence du mal. Les settlements se sont multipliés en moins de vingt années : on les compte aujourd’hui par centaines. Le plus célèbre et le plus important de tous est aussi le premier en date, celui qui a servi de modèle aux autres, Hull House, fondé en 1889 à Chicago par miss Jane Adams. On se représente aisément ce que peuvent être les détresses et le désordre dans une cité de 2 millions d’habitans, dont plus de la moitié sont nés dans le vieux monde, principalement en Allemagne, en Italie, en Russie et dans les diverses provinces de l’Autriche-Hongrie. « En attendant le passage, sinon toujours rapide, au moins presque assuré, de ces multitudes à la vie laborieuse et libératrice, » il faut soulager les souffrances urgentes, diriger les malades sur l’hôpital, procurer de l’ouvrage aux adultes, recueillir les enfans, attirer, adoucir, civiliser ces pauvres barbares[24]. Ce sera l’œuvre du settlement, cette colonie installée au cœur du pays qu’elle veut conquérir à la nation et à l’humanité. Des hommes et des femmes, unissant leurs bonnes volontés et leurs ressources, viennent vivre dans les quartiers les plus pauvres, les plus encombrés de misère. D’autres se joignent à eux comme auxiliaires et, sans s’établir à demeure, prêtent leurs forces ou leurs lumières. Tous travaillent à assainir, nettoyer, les rues, les maisons et les âmes, à purifier la vie physique et la vie morale, à assimiler cette masse énorme qui, une fois incorporée à l’organisme social de l’Amérique, recouvrera le trésor d’une âme nationale et échappera à l’avilissement, aux décompositions de la matière...

Cette régénération, cette œuvre de salut est, pour la plus grande part, l’œuvre des femmes. L’homme est accaparé par d’autres tâches, impropre d’ailleurs à celle-là. Il faut s’y consacrer tout entier, lui apporter, avec son temps, le zèle ingénieux d’une charité capable d’aller au devant des misères, de les deviner, de les apprivoiser, de les adoucir. Seules, des femmes ont assez de loisir, de patience et de sympathie. À ces privilèges de leur sexe elles ajoutent, en Amérique, les avantages de leur éducation active et de leur condition indépendante. La possibilité d’une existence à. la fois libre et honorée en dehors du mariage dispose beaucoup de femmes à s’accommoder du célibat sans le considérer comme une disgrâce et sans s’estimer frappées par lui d’inutilité définitive. Nous voyons déjà la même disposition en Angleterre, où elle a une cause toute différente : l’excès de jeunes filles et la pénurie d’épouseurs. Aux Etats-Unis, la population masculine l’emporte au contraire de beaucoup, et c’est un lieu commun que la femme y est considérée et traitée comme un objet précieux et rare, infiniment recherché. Mais cet appoint en faveur du mariage est contre-balancé par deux conditions adverses : l’âpreté de la lutte pour la vie, qui tend vers la réussite tous les désirs et tous les rêves de l’homme ; ensuite, et surtout peut-être, le régime très répandu de la coéducation, qui habitue les jeunes filles à faire peu de cas des imbéciles. Tandis que les plus actifs des Américains sont souvent détournés du mariage par leurs rudes efforts, les jeunes Américaines gardent peu d’illusion sur les autres et montrent peu de goût pour eux : beaucoup de femmes gardent ainsi la libre disposition de leur avenir et de leurs énergies.

Les nécessités sociales, au milieu desquelles elles vivent et qu’elles sont capables d’envisager, leur ouvrent toute une carrière. Avec quelle ardeur raisonnée, méthodique, elles s’y engagent et y persévèrent inlassablement, c’est ce que tous les observateurs ont remarqué, admiré et signalé à notre admiration. Nul témoignage à cet égard n’est plus ample, plus précis, plus vivant que celui d’une de leurs sœurs étrangères, de la Française qui les connaissait si bien et qui nous les fit connaître, — avec toutes les choses de leur pays dont, pendant plus de trente années, elle entretint les lecteurs de la Revue, sous le pseudonyme de Th. Bentzon. Mme Bentzon nous a fait entrer dans quelques-uns de ces clubs de femmes qui, en un quart de siècle, depuis le New England Woman’s Club de Boston, et le Sororis de New-York, se sont multipliés jusqu’à être aujourd’hui plus de trois cents, réunis en une fédération générale. Si quelques-uns, comme le Fortnightly de Chicago, sont exclusivement littéraires, la plupart et les plus importans s’occupent d’œuvres sociales, philanthropie, éducation, enseignement domestique, hygiène, réformes administratives. Elles font là l’éducation de leur énergie, et la portent, disciplinée, forte par l’union, partout où elle est nécessaire, dans les rues et dans les maisons, dans les prisons, les hôpitaux et les hospices. L’influence des grands clubs féminins a imposé la présence des femmes dans toutes les administrations qui ont à statuer sur le sort des femmes. Les settlements sont en grande partie leur œuvre. Enfin elles tiennent une place considérable dans l’enseignement. L’instruction primaire est presque tout entière dans leurs mains et l’institutrice a remplacé à peu près partout l’instituteur. Bien entendu, elles occupent la plupart des chaires dans les collèges de femmes, bon nombre de chaires dans les collèges mixtes, et même dans les Universités.

À ce rôle social éminent, où elles excellent, est-il bien nécessaire dès lors que les Américaines ajoutent un rôle politique ? Mme Bentzon a examiné cette question du suffrage féminin et reproduit les principaux argumens des deux partis. Il nous suffit de la poser ici, à sa place, pour comprendre que l’intérêt en est bien diminué, puisque les femmes n’ont pas attendu le droit de vote, et n’en ont pas eu besoin, pour prendre à la vie de leur pays une part que les politiciens pourraient leur envier. Elles ont été dès la première heure, et n’ont cessé de rester, les meilleurs ouvriers de ses destinées.


VII

Quelles seront ces destinées ? Les Etats-Unis sont entrés, depuis la période qui suivit la guerre de Sécession, dans une ère de prospérité incomparable. A mesure qu’il développe sa force et sa richesse, cet heureux peuple, unifié par des nécessités d’action auxquelles ne peuvent se soustraire les élémens disparates qui le composent, fait avancer du même pas sa vie économique et sa vie nationale, discipline les forces dont il dispose, ordonne son chaos et élabore une personnalité puissante, digne de la scène qu’elle est destinée à remplir. La mise en valeur de son immense territoire, l’exploitation de ses ressources illimitées sont pour lui ce que fut pour nous la constitution de notre unité. Glorieuses époques dans la vie des peuples, quand, soumis à l’empire de ces exigences universelles, ils rallient toutes leurs énergies et unissent tous leurs efforts !... Comme les conditions d’hier et d’aujourd’hui subsisteront longtemps encore, le problème de l’avenir ne se pose pas d’une façon pressante ni aiguë, et l’on comprend la confiance des Américains, le pooh-pooh avec lequel ils accueillent, ou plutôt repoussent, nos réserves désobligeantes, nos insinuations de vieillards ombrageux, nos pronostics de mauvais goût, nos prévisions de mauvais augure. Ils n’ont que faire de penser, tant qu’il importe bien plus d’agir ; et ils s’en trouvent mieux. La pensée sépare et l’action réunit. L’action leur a été salutaire, et elle continue de les imposer au monde.

Et pourtant, cette magnifique prospérité, déjà, ne laisse-t-elle pas percer bien des sujets d’alarmes ? Dans une société avant tout économique, les problèmes de production, de circulation et de consommation de la richesse, qui préoccupent ou menacent tous les peuples, semblent devoir nécessairement prendre un caractère plus aigu et plus inquiétant. On peut penser que la lutte entre les gigantesques trusts du capital et les gigantesques trusts de la main-d’œuvre sera formidable. Oui ; mais, d’autre part, il n’est point de pays où la question économique offre plus de chances de rester sur son propre terrain, et paraisse moins exposée à s’envenimer, à se compliquer, à se transformer en question sociale. Il n’y a pas de haines de classes en Amérique, parce qu’il n’y a pas de classes. L’égalité, au lieu de se dégager péniblement, comme en Europe, d’un long et douloureux travail de dépossession des privilégiés, avec tout ce qu’il entraîne de convoitises chez les uns, de représailles chez les autres, d’antipathies, de défiances et de rancunes réciproques, l’égalité est un fait, « la condition naturelle d’une société où manquaient jusqu’aux premiers élémens d’où aurait pu sortir une caste[25]. » Entre ceux qui ne possèdent pas encore et ceux qui viennent d’acquérir, la jalousie n’a pas eu le temps de remplacer l’émulation. Ce dernier sentiment intervient seul, pousse les moins heureux à tenter de le devenir davantage, non à souhaiter que les autres ne le soient plus. Si tant est qu’une aristocratie financière commence à paraître, elle n’excite encore aucune convoitise, aucune animosité ; elle se montre d’ailleurs soucieuse du bien public, animée de civisme, prête aux œuvres de solidarité. On nous parle aussi d’une aristocratie intellectuelle de l’Est, qui opposerait volontiers ses raffinemens et sa culture à l’esprit positif, brutal même, des hommes d’affaires et d’argent. Ce n’est pas celle-ci non plus qui pourra porter ombrage à une démocratie où chacun cherche à s’élever et à prendre sa part des bénéfices de la science.

Il ne paraît donc pas téméraire d’affirmer que la question sociale ne se pose point aux Etats-Unis. Des esprits pressés en rêvent déjà la solution et annoncent le collectivisme. « La nationalisation des propriétés accaparées par les trusts ne lésera plus qu’un nombre infime de propriétaires. Les voies sont beaucoup plus ouvertes au collectivisme dans les Etats-Unis qu’en France. »[26] L’accaparement est, en effet, un problème, qui agite l’opinion et préoccupe les pouvoirs publics. On n’a pas oublié la sensationnelle intervention du président Roosevelt contre les compagnies de chemin de fer et la Standard Oil Company. Mais le remède tuerait le malade plutôt que la maladie, s’il était à ce point contraire à son tempérament et aux conditions de sa vie. La plupart des observateurs inclinent au contraire à croire, avec plus de vraisemblance, que dans ce pays d’initiative, d’entreprise et de risque, la législation ne pourra et ne devra intervenir que pour limiter l’action individuelle de quelques-uns afin de la maintenir chez tous et se bornera ainsi à réduire la puissance menaçante d’une oligarchie.

C’est alors un autre problème qui se pose, politique, celui-là : l’extension des pouvoirs de l’Etat. Par ses origines mêmes, l’Etat est très faible dans la grande république américaine. Dépourvu de tout ce qui fit chez nous son prestige, dans un pays où il n’eut à se poser ni en soldat, ni en justicier, ni en créateur laborieux de l’ordre, ni en dispensateur circonspect du droit commun, désœuvré, au contraire, pour ainsi dire, « exempté, par la force ou la facilité des choses, de toutes ces tâches, devancé et suppléé dans ses lois par les mœurs, précédé dans le monde des faits par la liberté et légalité et acceptant sans effort ce qu’on pourrait appeler leur droit d’aînesse, » il laissa de tout temps l’individu à son activité et à ses initiatives. Cela changera-t-il et le verra-t-on assumer ce rôle de modérateur et de tuteur que nous sommes habitués à lui voir tenir dans nos pays d’Europe, en France, par exemple, où au lieu d’être « la création consciente des individus, » il est « le milieu immémorial au sein duquel chacun de nos Français s’éveille à la vie et prend conscience de ses droits, qui sont peu de chose, et des droits du pouvoir qui sont presque tout[27] ? » Sur ce point aussi, on peut douter d’une transformation si radicale, qui s’accorderait si mal avec l’esprit et les habitudes de la nation, ses conditions d’existence et de prospérité. L’Etat a beaucoup de chemin à faire avant de devenir dangereux, ou même gênant en Amérique ; et là encore les mœurs seraient sans doute plus fortes que les lois.

Mais ces mœurs mêmes, nous dit-on, se transforment. Des rêves de conquête et de gloire s’ébauchent dans l’esprit naguère tout pacifique des Yankees : les chimères impérialistes traînent leurs panaches de fumées au-dessus des calculs utilitaires. L’opinion demande une flotte de guerre et ne répugne plus à l’idée d’une armée permanente. On nous fait remarquer alors que le régime des Etats-Unis est en réalité un gouvernement personnel, que la réélection ressemble fort à un plébiscite, que plusieurs présidens, — Washington, Jackson, Grant, — étaient des généraux victorieux ; et l’on se décide enfin à lâcher le mot de « césarisme. » Les prophéties n’entrent pas dans le cadre de cette étude, même à titre de conclusion, quand nous essayons de déterminer l’orientation générale de la vie américaine. Il nous suffira de constater que ni le passé ni le présent n’autorisent une telle conjecture. Les démocrates ombrageux qui la hasardent ont-ils réfléchi que, si elle se réalisait, l’événement ne prouverait qu’une chose : la faillite indiscutable et définitive de la démocratie ? Car jamais celle-ci n’a trouvé de conditions plus favorables, et si elles aboutissaient au triomphe du despotisme, c’est que décidément il y aurait antinomie entre la démocratie et la liberté.

Jusqu’ici, les Etats-Unis ont fait plutôt la preuve du contraire, et la pénétration historique ne consiste pas à imaginer au-delà du vraisemblable et du possible. D’ailleurs, les destinées de l’Etat sont relativement secondaires dans un pays où il n’absorbe pas la nation, qui saurait continuer de vivre et de grandir malgré lui, comme elle l’a fait sans lui, riche, puissante et forte par sa seule volonté et son seul labeur. Mais si le problème politique ne nous paraît pas s’inscrire en lettres de feu sur les murs du festin colossal où sont venues réclamer leur part toutes les races du monde, peut-être n’en faudrait-il pas dire autant du problème national. L’organisme même de la nation n’est-il pas exposé à des troubles profonds, à de graves désordres, par l’afflux toujours renouvelé des immigrans, par la présence de masses inassimilables, ou qu’il faudra du moins bien longtemps pour assimiler ? il y a d’abord les dix millions de nègres. Esclaves, ils étaient en dehors d’une société dont ils font maintenant partie intégrante comme citoyens, et la question nègre est une menace permanente. On sait par quels expédiens hardis autant que hasardeux certains États du Sud ont échappé à l’imminence du péril : ils annulent en fait, par des mesures accessoires, les dispositions essentielles de la Constitution et empêchent les nègres d’user des droits qu’elle leur accorde. De tels procédés ne sont pas une solution, et d’ailleurs les lois qu’on pourrait édicter se briseraient contre les mœurs. Les plus libéraux, voire les plus « libertaires » de nos compatriotes, ont dû reconnaître un sens au préjugé dont la violence nous choque si fort à distance et que nous traitons si légèrement des hauteurs du point de vue rationnel et humain. Malgré les efforts de philanthropes, comme le général Armstrong, et d’hommes de couleur dévoués à leur race comme cet admirable Booker T. Washington, dont l’œuvre éducatrice est une merveille de sagesse et de sens pratique, il faut bien avouer que « la masse est encore ignorante et corrompue, » Même si on tient à en faire retomber toute la responsabilité « sur les générations de blancs qui ont tenu ces infortunés en esclavage, le contact n’en est pas moins désagréable pour les générations de blancs qui ont supprimé l’esclavage[28], » Et si l’on en juge par la pauvreté des résultats obtenus en un demi-siècle, si l’on considère la misérable condition des Républiques où les nègres sont maîtres absolus, — Libéria, Haïti, — il est permis de craindre que ce contact ne reste longtemps encore désagréable, et que les blancs ne soient confirmés avec quelque raison dans leur « préjugé » égoïste de l’infériorité des nègres. Sans doute, on peut espérer d’adoucir la violence des répulsions, d’abolir l’odieux lynchage ; on peut combattre, comme l’a fait le président Roosevelt, cet autre préjugé plus sommaire qui empêche un Américain de recevoir à sa table un noir, même instruit, poli et distingué : le problème n’en gardera pas moins pour un long avenir toute son acuité.

Il n’est d’ailleurs qu’un cas particulier du problème général qui domine tout en Amérique, le problème de l’assimilation. Tant que les immigrans ont été, — ou à peu près, — de même race et de même formation sociale, politique et religieuse que les premiers colons de la Nouvelle-Angleterre, ils accroissaient le fond politique sans l’altérer. Anglo-Saxons, Germains, Scandinaves, les Celtes d’Irlande eux-mêmes, tout le contingent de l’Europe septentrionale et occidentale se prêta en somme assez docilement au sens général d’une civilisation d’origine analogue, qui s’élargissait et se modifiait sous cet apport. Mais voici qu’entre en scène un autre monde, l’Europe du Sud et de l’Est : Grecs, Italiens, Tchèques, Hongrois, Slaves, se déversent à flots dans le grand réservoir où s’alimente le colosse américain. La race jaune a pris position sur la côte du Pacifique, et les journaux nous apportent quotidiennement l’écho des difficultés entre les Etats-Unis et le Japon. Il se peut que, d’un instant à l’autre, ces difficultés s’enveniment. Nous comprenons que ce soit un grave souci pour le gouvernement. Mais l’avenir de la nation est-il en cause ? La puissance d’absorption a déjà donné sa mesure et attesté ce dont est capable la force de l’organisme primitif, soutenue par l’action combinée des élites. Rien ne semble donc devoir entraver un progrès qui ne reculerait pas, au besoin, devant des éliminations douloureuses.

Déjà nous pouvons voir où il s’oriente, et les désirs, les efforts du peuple américain nous manifestent, jusqu’à la rendre, en quelque sorte, perceptible à nos regards, la force même des choses, les lois inéluctables des sociétés, hors desquelles elles ne peuvent ni se constituer ni vivre. A mesure que nous aspirons à nous rajeunir et à lui ressembler, il se rapproche de nous. Les circonstances ont placé en fait et dès l’origine les Etats-Unis dans les conditions qui peuvent paraître à un théoricien de l’absolu le terme idéal de toute société. Le progrès, le mouvement de la vie consistent pour eux à les modifier insensiblement et ils rencontrent ainsi les phases principales de notre évolution, partie de l’extrémité opposée. Tandis que les peuples de l’Europe arrachaient, pour ainsi dire, à l’Etat, comme une concession, chaque liberté, « toutes les libertés, en Amérique, appartenaient à l’individu par le fait seul de la naissance[29], » et l’État ne se constituait qu’en les limitant : nous avons vu qu’il serait vraisemblablement conduit à les limiter encore. De même, tandis que, chez nous, les inégalités de fait s’atténuaient sous l’influence de l’idée d’égalité, là-bas la société, à mesure qu’elle s’organise, ébauche des aristocraties. Enfin, alors que nos vieilles nations, fortement unifiées, sont amenées par les échanges de leur vie économique, la nécessité et la facilité des communications de toute sorte, à élargir leur horizon et à faire une part à l’esprit international, la jeune nation américaine sent le besoin de resserrer ses liens, de concentrer et de fortifier en elle le sens de la personnalité : elle est manifestement à une phase de nationalisme. La leçon des faits, indépendante de nos partialités, semble bien être que partout la nation, la société, l’Etat sont soumis à des lois dont la réalisation leur assurerait l’équilibre idéal, en deçà ou au-delà duquel ils oscillent dans l’amplitude plus ou moins large, plus ou moins désordonnée, des essais, des réformes et des révolutions... Plus précisément, ici, elle nous enseigne la valeur de l’initiative individuelle, le bienfait de la liberté, l’inappréciable efficacité de l’idéal national. Cet idéal, toutes les forces vives du pays s’en inspirent et y aspirent. Il est vraiment l’idée directrice de l’organisme social, il le crée, le conserve et l’épanouit. Ce que doit être cet organisme, à quelle forme il doit tendre et prétendre s’il veut développer toutes ses possibilités de puissance et de bonheur, nous le lisons assez clairement dans les efforts du plus grand peuple des temps modernes pour devenir et rester une nation[30].


FIRMIN ROZ.

  1. P. de Rousiers, la Vie américaine, 2 vol. ; — J. Huret, En Amérique, 2 vol. ; — Félix Klein, Au pays de la vie intense ; — G. Wagner, Vers le cœur de l’Amérique ; — Urbain Gohier, le Peuple du XXe siècle ; — Paul Adam, Vues d’Amérique ; — Henry Bargy, la Religion dans la Société aux États-Unis ; — Th. Bentzon, Femmes d’Amérique ; — Les Américaines chez elles ; — Fraser, L’Amérique au travail, trad. fr. ; — Vicomte G. d’Avenel, Aux États-Unis ; — Louis Aubert, Américains et Japonais.
  2. Paul Adam, op. cit., p. 339.
  3. P. Adam.
  4. P. Adam, p. 353.
  5. J. Huret, II, 397.
  6. J. Huret, op. cit., t. II, p. 336.
  7. Esquisse d’une psychologie du peuple américain.
  8. Outre-mer.
  9. J, Huret, op. cit., t. II, pp. 68 et suivantes.
  10. Voyez la traduction française, l’Amérique au travail.
  11. Voyez la Revue du 1er novembre 1898.
  12. A. Houtin, L’Américanisme.
  13. Voyez G. Bonet-Maury, le Congrès des religions à Chicago en 1893.
  14. A. Houtin, L’Américanisme, p. 11-12.
  15. M. Cahensly intervenait comme chef de l’œuvre des immigrans allemands aux Etats-Unis. Sa demande à Rome, en 1890, était appuyée par l’Autriche et l’Italie.
  16. Fraser, trad. fr., p. 78.
  17. J. Huret, t. II, p. 238.
  18. J. Huret, op. cit., t. II. p. 144.
  19. Félix Klein, Au pays de la vie intense.
  20. John W. Hoyt, Mémoire présenté au Sénat en août 1892. Voyez Compayré, Rapports de la Délégation envoyée à l’Exposition colombienne de Chicago, etc., 1893, p. 291.
  21. J. Huret, op. cit., II, 268.
  22. De Rousiers.
  23. J. Huret, op. cit., I, 226.
  24. Félix Klein, op. cit., p. 148.
  25. Boutmy, op. cit., VI.
  26. Urbain Gohier, op. cit., p 88.
  27. Boutmy, op. cit., ch. VII.
  28. Urbain Gohier, op. cit., p. 251.
  29. Boutmy, op. cit., ch. VI.
  30. Cet article était composé lorsque parurent les intéressantes Notes sur les États-Unis de M. André Tardieu. Nous nous félicitons de trouver sous la plume de ce clairvoyant observateur la formule qui résumerait le mieux notre étude : « Les Américains sont une vivante leçon d’énergie nationale. »