L’Encyclopédie/1re édition/WANTAGE

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WANTAGE, (Géog. mod.) bourg à marché d’Angleterre, dans le Berkshire, sur la petite riviere d’Oke ; il y avoit autrefois dans ce bourg une maison royale.

C’est dans cette maison que naquit Alfred, l’homme le plus accompli, & le plus grand roi qui soit monté sur le trône : peut-être n’y a-t-il jamais eu sur la terre un mortel plus digne des respects de la postérité.

Il sut négocier comme combattre ; & ce qui est étrange, les Anglois & les Danois qu’il vainquit, le reconnurent unanimement pour maître. Il prit Londres, la fortifia, l’embellit, y éleva des maisons de briques & de pierres de taille, équippa des flottes, empêcha les descentes des Danois, poliça sa patrie, fonda les jurés, partagea l’Angleterre en comtés, & encouragea le premier ses sujets à commercer. Il prêta des vaisseaux & de l’argent à des gens entreprenans & sages qui allerent jusqu’à Alexandrie ; & de-là, passant l’Isthme de Suez, trafiquerent dans la mer Persique.

Il institua des milices, établit divers conseils, mit partout la regle & la paix qui en est la suite. Ses lois furent douces, mais séverement exécutées ; il jetta les fondemens de l’académie d’Oxford, fit venir des livres de Rome, & étoit lui-même l’homme le plus savant de sa nation, donnant toujours à l’étude les momens qu’il ne donnoit pas aux soins de son royaume. Une sage économie le mit en état d’être libéral ; il rétablit plusieurs églises, & pas un seul monastere. Aussi ne fut-il pas mis au nombre des saints ; mais l’histoire qui ne lui reproche ni défauts, ni foiblesses, le met au premier rang des héros immortels, utiles au genre humain, qui sans ces hommes extraordinaires eût toujours été semblable aux bêtes farouches. Voilà en raccourci le tableau d’Alfred & de son regne ; entrons dans les détails de sa vie, qui est sans doute une belle école pour les souverains.

Alfred ou Elfred le grand (son mérite lui donne ce titre) étoit le plus jeune des fils d’Ethelwolph, roi de Wessex, & naquit en 849. Ses parens enchantés de sa douceur & de son esprit, le firent élever à la cour, contre l’usage des Saxons, qui à l’exemple des Gaulois, n’y admettoient jamais leurs enfans, qu’ils ne fussent en âge de porter les armes. Son pere le mena tout jeune à Rome, où ils demeurerent une année. Alfred de retour se forma aux exercices qui étoient ordinaires chez les Saxons, pour accoutumer les jeunes gens à la fatigue, & les rendre en même tems plus hardis, & plus courageux. Ce prince s’étant formé de cette maniere, commença sa premiere campagne à l’âge de 18 ans, sous les ordres de son frere Ethelred.

Bientôt après il eut occasion d’exercer sa valeur contre les Danois en 866 & 871, son frere étant mort d’une blessure qu’il reçut dans la derniere bataille ; Alfred monta sur le trône, & se trouva de nouveau engagé dans une dangereuse guerre contre les mêmes Danois qui s’étoient rendus maîtres de la Mercie, de l’Estanglie, & du Northumberland ; il les combattit jusqu’à sept fois dans une seule campagne, & enfin les obligea de lui demander la paix, d’abandonner le Wessex, & de lui donner des ôtages.

En 878, on vit paroître une nouvelle armée danoise, plus formidable que toutes les précédentes, & qui inspira tant de terreur aux West-Saxons, qu’ils n’eurent plus le courage de se défendre. Alfred se déguisa en joueur de harpe pour connoître par lui-même l’état de l’armée danoise. Il passa sans peine à la faveur de ce déguisement dans le camp ennemi, & s’instruisit de tout ce qu’il lui importoit de savoir. De retour il assembla ses troupes, surprit les Danois, & remporta sur eux une victoire complette. Les conditions de paix qu’il leur imposa, furent plus avantageuses qu’ils n’avoient lieu d’espérer. Il s’engagea de donner des terres dans l’Estanglie à ceux qui voudroient se faire chrétiens, & obligea les autres de quitter l’île, & de laisser des ôtages pour assurance qu’il n’y remettroient jamais le pié.

Quelques années étoient à peine écoulées, que d’autres danois ayant ravagé la France & la Flandre, vinrent faire une descente en Angleterre ; mais les Anglois les repousserent, & le roi se trouva partout à leur tête dans le plus fort des combats. Après tant d’heureux succès, il pourvut à la sûreté des côtes, en faisant construire des vaisseaux plus longs & plus aisés à manier que ceux des ennemis, & en munissant le reste du royaume d’un bon nombre de places fortes : il assiégea & prit la ville de Londres, la fortifia, & l’embellit. Enfin, pour qu’il ne lui manquât rien de la monarchie de toute l’Angleterre, les Gallois le reconnurent pour leur souverain.

Il ne se distingua pas moins dans le gouvernement civil qu’il avoit fait dans la guerre : il forma un excellent corps de lois, dont Jean Harding parle de la maniere suivante en vieux anglois.

King Alvrede the Laws of Troye and Brute,
Laws Moluntynes, and Mercians congregate,
With Danish Lawes, that were well constitute,
And Grekisbe also, well made, and approbate.
In Englishe tongue he dit thene all translate,
Which yet bee called the Lawes of Alvrede,
At Westminster remembred yet indede.

Ce qui revient à ceci : « Que le roi Alfred ayant recueilli un grand nombre de lois anciennes de divers peuples, les fit traduire en anglois, & que ce sont celles qu’on nomme les lois d’Alfred, & dont la mémoire subsiste encore à Westminster ».

Il importe de remarquer dans ces lois d’Alfred, qu’on y ménageoit davantage la vie, qu’on n’a fait dans celles des derniers siecles, par lesquelles on statue souvent la peine de mort pour des crimes assez légers : au-lieu que dans les lois saxones, les peines les plus rigoureuses, étoient la perte de la main pour sacrilége. On punissoit de mort le crime de trahison, soit de haute trahison contre le roi, soit de basse trahison contre la personne d’un comte, ou d’un seigneur d’un rang inférieur. On étoit aussi coupable de mort, mais sous le bon plaisir du roi, lorsqu’on se battoit, ou qu’on prenoit les armes à la cour ; mais toutes ces peines pouvoient se changer en amendes. Voici les regles qu’on observoit : chaque personne, depuis le roi jusqu’à un esclave ; & chaque membre du corps étoient taxés à un certain prix. Lors donc qu’on avoit tué quelqu’un, ou qu’on lui avoit fait quelque injure, on étoit obligé de payer une amende proportionnée à l’estimation faite de la personne tuée, ou offensée : en cas de meurtre involontaire, l’amende se nommoit Weregile. Voyez Weregile.

Par rapport aux autres fautes moins considérables, quand on ne payoit point la taxe fixée, on observoit la loi du talion, œil pour ail, dent pour dent ; quelquefois aussi la peine étoit la prison : mais la plus ordinaire, ou plutôt la seule en usage par rapport aux paysans, étoit le fouet. Par une autre loi, il étoit défendu d’acheter homme, cheval, ou bœuf, sans avoir un répondant, ou garant du marché. Il paroît de-là, que la condition des paysans étoit très-désavantageuse du tems d’Alfred, & qu’un homme n’étoit pas moins maître de ses esclaves, que de ses bestiaux.

Quiconque se rendoit coupable de parjure, & refusoit de remplir les engagemens contractés par un serment légitime, étoit obligé de livrer ses armes, & de remettre ses biens entre les mains d’un de ses parens, après quoi il passoit 40 jours en prison, & subissoit la peine qui lui étoit imposée par l’évêque. S’il résistoit, & refusoit de se soumettre, on confisquoit ses biens ; s’il se déroboit à la justice par la suite, il étoit déclaré déchu de la protection des lois, & excommunié ; & si quelqu’un s’étoit porté pour caution de sa bonne conduite, la caution en cas de défaut, étoit punie à discrétion par l’évêque.

Celui qui débauchoit la femme d’un autre qui avoit douze cens schelings de bien, étoit contraint d’en payer au mari cent vingt : quand le bien de l’offenseur étoit au-dessous de cette somme, l’amende étoit aussi moins forte ; & quand le coupable n’étoit pas riche, on vendoit ce qu’il avoit, jusqu’à concurrence pour payer. C’est encore Alfred qui établit l’obligation de donner caution de sa bonne conduite, ou de se remettre en prison, au défaut de caution.

On voit par les lois de ce prince, que les rois Saxons se regardoient comme les souverains immédiats du clergé, aussi-bien que des laïques ; & que l’Eglise n’étoit pas sur le pié d’être réputée un corps distinctif de l’état, soumis seulement à une puissance ecclésiastique étrangere, exempt de la jurisdiction, & indépendant de l’autorité du souverain, ainsi qu’Anselme, Becket, & d’autres, le prétendirent dans la suite ; mais que comme les ecclésiastiques étoient au nombre des sujets du roi, leurs personnes & leurs biens étoient aussi sous sa protection seule, & ils étoient responsables devant lui de la violation de ses lois. Alfred & Edouard n’imaginerent pas que ce fût troubler le moins du monde la paix de l’église, que d’observer le cours ordinaire de la justice à l’égard d’un ecclésiastique, puisque dans le premier article de leurs lois, ces princes confirment solemnellement la paix de l’église ; & que dans les suivans ils font divers réglemens concernant la religion.

C’est Alfred qui introduisit la maniere de juger par les jurés, belle partie des lois d’Angleterre, & la meilleure qui ait encore été imaginée, pour que la justice soit administrée impartialement ! Ce grand homme convaincu que l’esprit de tyrannie & d’oppression est naturel aux gens puissans, chercha les moyens d’en prévenir les sinistres effets. Ce fut ce qui l’engagea à statuer que les thanes ou barons du roi seroient jugés par douze de leurs pairs ; les autres thanes par onze de leurs pairs, & par un thane du roi ; & un homme du commun par douze de ses pairs.

Tacite rapporte que parmi les anciens germains, & par conséquent parmi les Saxons, les jugemens se faisoient par le prince, assisté de cent personnes de la ville, qui donnoient leurs suffrages, soit de vive voix, soit par le frottement de leurs armes. Cet usage cessa peu-à-peu. D’abord le nombre fut réduit de cent personnes à douze, qui conserverent cependant les mêmes droits, & qui avoient une autorité égale à celle du gouverneur & de l’évêque. Dans la suite, il arriva que ces douze personnes, qui étoient ordinairement des gens de qualité, trouvant que les affaires qui se portoient devant eux ne méritoient guere leur attention, tomberent dans la négligence : enfin à la longue cette coutume s’abolit. Alfred y substitua l’usage, qui subsiste encore en Angleterre : c’est que douze personnes libres du voisinage, après avoir prêté serment, & oui les témoins, prononcent si l’accusé est coupable ou non. Il semble qu’Alfred ait étendu cette sorte de procédure, qui n’avoit lieu que dans les causes criminelles, aux matieres civiles.

Il partagea le royaume en shires ou comtés ; les comtés contenant diverses centaines de familles, en certaines, appellées hundreds, & chaque centaine en dixaines.

Les causes qui ne pouvoient se décider devant le tribunal des centaines, étoient portées à un tribunal supérieur, composé ordinairement de trois cens, dont le chef se nommoit trihingerfas. Cette division cessa, pour la plus grande partie, après la conquête des Normands : on en voit pourtant encore des traces dans les Ridings de la province d’Yorck, dans les Lathes ou canons de celle de Kent, & dans les trois districts du comté de Lincoln, Lindsey, Resteven & Holland. Ces divisions furent faites, pour que chaque particulier fût plus directement sous l’inspection du gouvernement, & pour qu’on pût avec plus de certitude, rechercher, selon les lois, les fautes qu’il faisoit.

Les dixaines étoient ainsi nommées, parce que dix familles formoient un corps distinct ; les dix chefs de ces familles étoient obligés de répondre de la bonne conduite les uns des autres : en général les maîtres répondoient pour leurs domestiques, les maris pour leurs femmes, les peres pour leurs enfans au-dessous de quinze ans ; & un pere de famille pour tous ceux qui lui appartenoient. Si quelqu’un de la dixaine menoit une vie qui fit naître quelque soupçon contre lui, on l’obligeoit à donner caution pour sa conduite, mais s’il ne pouvoit pas trouver de caution, sa dixaine le faisoit mettre en prison, de peur d’être elle-même sujette à la peine, en cas qu’il tombât dans quelque faute. Ainsi les peres répondant pour leurs familles, la dixaine pour les peres, la centaine pour les dixaines, & toute la province pour les centaines, chacun étoit exact à veiller sur ses voisins. Si quelqu’étranger, coupable d’un crime, s’étoit évadé, on s’informoit exactement de la maison où il avoit logé, & s’il y avoit demeuré plus de trois jours, le maître de la maison étoit condamné à l’amende ; mais s’il n’avoit pas séjourné trois jours, le maître en étoit quitte en se purgeant par serment, avec deux de ses voisins, qu’il n’avoit aucune part à la faute commise.

Quand la division dont on vient de parler fut faite, & qu’on eût par-là un moyen sûr de découvrir les coupables, le roi abolit les vidames ou vicedomini, qui étoient comme les lieutenans des comtes, & il établit à leurs places les grands shérifs des provinces, qui ont toujours subsisté depuis, d’abord en qualité de députés ou de lieutenans du comté, & dans la suite, en qualité d’officiers de la couronne. Il établit aussi dans chaque comté, outre le shérif, des juges particuliers, dont on ignore à présent le nom & les fonctions. Spelman croit que c’étoit comme l’alderman du roi, & l’alderman du comté, lesquels, à ce que prétend M. Hearne, étoient ceux qui sont nommés dans les lois saxonnes wites, ou sages. C’étoient les premiers juges, ou présidens dans les shiregemot, ou cours de la province, où l’on connoissoit des causes qui n’avoient pu être terminées dans le cours des centaines. Ainsi la jurisdiction des vidames fut partagée entre le juge & le shérif, le premier ayant dans son ressort tout ce qui regardoit la justice, & l’autre n’étant proprement que ministre.

Après avoir ainsi reglé ce qui regardoit les officiers qui devoient administrer la justice, Alfred régla la police. Ces réglemens produisirent un changement si surprenant dans le royaume, qu’au-lieu qu’auparavant on n’osoit aller d’un endroit à un autre sans être armé, la sûreté devint si grande, que le roi ayant fait attacher des brasselets d’or sur un chemin de traverse, pour voir ce qui arriveroit, personne n’y toucha ; les filles n’eurent rien à appréhender de la violence & de la brutalité.

Ce monarque pour empêcher que le royaume ne pût être troublé par les ennemis du dehors, disposa la milice d’une maniere propre à résister à toute invasion, divisa cette milice en deux corps, & établit des gouverneurs d’un rang distingué dans chaque province, où ils résidoient constamment dans le lieu qui leur étoit assigné. Ces précautions jointes à une nombreuse flotte toujours prête à se mettre en mer, ou croisant sans cesse autour de l’île, tinrent les sujets dans le repos, & les Danois étrangers dans une telle crainte, que pendant le reste de son regne, ils n’oserent plus tenter aucune descente.

Dès qu’Alfred eut ainsi pourvu à la sûreté de l’état, il fit goûter à son peuple les fruits de la paix & du commerce. On construisit par son ordre un bon nombre de vaisseaux propres à transporter des marchandises, & le roi voulut bien les prêter aux principaux négocians, afin d’animer le commerce dans les pays éloignés. On a dans la bibliothèque cottonienne la relation d’un voyage d’un danois & d’un anglois, fait par les ordres d’Alfred, pour découvrir un passage au nord-est.

Ce prince considérant en même tems la disette où son royaume étoit d’artisans dans les arts méchaniques & dans les métiers, il en attira un grand nombre des pays étrangers, qu’il engagea à s’établir en Angleterre ; ensorte qu’on y vit aborder de toutes parts des gaulois, des francs, des bretons de l’Armorique, des germains, des frisons, des écossois, des gallois, & d’autres, qu’il encouragea de la maniere du monde la plus généreuse par ses libéralités.

L’ignorance universelle où l’Angleterre étoit plongée quand Alfred monta sur le trône, devoit son origine aux ravages des Danois. Ces barbares avoient détruit les sciences en brûlant les maisons, les monasteres, & les livres, & en s’emparant de tous les lieux où il y avoit des établissemens pour la culture des arts. Mais quoique la disette des gens de lettres en Angleterre obligeât le roi d’en chercher dans les pays étrangers, ils ne laissoient pas d’y être aussi fort rares, du-moins en-deçà des Alpes ; ce malheur venoit de la même cause, je veux dire des irruptions fréquentes des peuples du nord dans les parties méridionales de l’Europe, qui avoient produit par-tout des effets presqu’également sinistres.

Cependant le roi trouva le moyen par ses soins, ses recherches, & ses récompenses, de rassembler en Angleterre plusieurs hommes distingués dans les lettres, entre lesquels il y en eut dont la réputation subsiste encore aujourd’hui. De ce nombre étoient Jean Erigena ou Scot, irlandois, qui entendoit le grec, le chaldéen & l’arabe : Asser surnommé Menevensis, du monastere de saint David, où il avoit été moine, & qui écrivit l’histoire d’Alfred, que nous avons encore : Jean le Moine, habile dans la dialectique, la musique & l’arithmétique, &c.

Il rappella aussi dans le royaume quelques hommes de lettres originaires du pays, qui s’étoient retirés en France & ailleurs pendant le cours des diverses invasions des Danois. Le roi les employa les uns & les autres à instruire ses sujets, à diriger leurs consciences, & à polir leurs mœurs. Enfin, pour prévenir que par les malheurs des tems les lumieres du clergé d’alors ne mourussent avec ceux qui les possédoient, Alfred prit des précautions en faveur de la postérité. Il fit traduire plusieurs excellens livres de piété, montra lui-même l’exemple, institua des écoles, & obligea tous les Anglois tant-soit peu aisés, de faire apprendre à lire l’anglois à leurs enfans, avant que de les appliquer à aucune profession.

Il fit plus, il fut le fondateur de l’université d’Oxford, au rapport de Spelman. Cambden rapporte qu’il y fonda trois colleges, l’un pour les humanités, l’autre pour la philosophie, & le troisieme pour la théologie. Il établit en même tems un fonds pour l’entretien de 80 écoliers, auxquels il prescrivit certains statuts.

Il avoit mis un tel ordre dans les affaires politiques & civiles, que toutes les résolutions qu’il prenoit à l’égard des affaires étrangeres & du pays passoient par deux différens conseils. Le premier étoit le conseil privé, où personne n’étoit admis qui ne fût bien avant dans l’estime & dans la faveur du roi. C’étoit-là qu’on agitoit premierement les affaires qui devoient être portées au second conseil, qui étoit le grand-conseil du royaume, composé d’évêques, de comtes, de vicomtes ou présidens des provinces, des juges, & de quelques-uns des principaux thanes, qu’on nomma dans la suite barons. Ce grand-conseil du royaume, ou conseil général de la nation, s’appelloit en saxon wittenagemot, & on le nomme à présent parlement, mot françois. On a disputé avec beaucoup de chaleur sur la question, si le peuple avoit droit d’envoyer des députés à cette assemblée ? Mais quoi qu’il en soit, on voit dans ces conseils l’origine du conseil secret, aussi-bien que l’antiquité du parlement.

La vie privée de ce monarque n’a pas été moins remarquable que sa vie publique ; c’étoit un de ces génies heureux qui semblent nés pour tout ce qu’ils font, & qui par le bon ordre qu’ils mettent dans leurs affaires, travaillent continuellement, sans paroître occupés. Il distribua son tems en trois parties, donnant 8 heures aux affaires publiques, 8 heures au sommeil, & 8 heures à l’étude, à la récréation & au culte religieux.

Comme l’usage des montres & des clepsydres n’étoit pas encore connu en Angleterre, il mesuroit le tems avec des bougies, qui avoient 12 pouces de long, & sur lesquelles il y avoit des lignes tracées, qui les partageoient en douze portions. Il y en avoit six qu’on allumoit les unes après les autres, & qui brûloient chacune quatre heures, trois pouces par heure, ensorte que les six duroient précisément 24 heures. Les gardiens de sa chapelle en avoient le soin, & étoient chargés de l’avertir combien il y avoit d’heures d’écoulées. Pour empêcher que le vent ne les fît brûler inégalement, on prétend qu’il inventa l’expédient de les mettre dans des lanternes de corne.

Il composa divers ouvrages en tout genre, dont vous trouverez le catalogue dans Spelman. Asserius assure qu’il n’étoit pas seulement grammairien, orateur, historien, architecte & philosophe, mais qu’il passoit encore pour le meilleur poëte saxon de son siecle.

Au milieu de son respect pour le siege de Rome, il conservoit une pleine indépendance dans l’exercice de son autorité royale. Aussi laissa-t-il pendant trois ans plusieurs évêchés vacans, sous la seule direction de l’archevêque de Cantorbery, & le pape n’osa pas s’en plaindre.

Il n’attaqua pas moins la puissance des pontifes de Rome, qui commençoient à dominer dans ces siecles de ténebres, en rétablissant le second commandement, qu’ils avoient fait ôter du décalogue, sous prétexte de suivre les décisions du second concile de Nicée.

Il n’est parlé sous son regne d’aucun envoi de légats. On ne voit point que Rome ait eu aucune part aux réglemens de l’église du royaume. Il n’est point question de bulles ou de privileges pour les nouvelles abbayes de Wincester & d’Athelney qu’Alfred fonda. Ce qu’il y a de remarquable encore, c’est qu’il accueillit, & qu’il entretint Jean Scot, quoique ce docteur fût très-mal avec le pape, pour avoir écrit quelque chose de contraire aux sentimens du siege de Rome.

Enfin, Alfred avoit toutes les vertus les plus estimables, & les qualités les plus aimables. Son courage qui se déployoit au besoin, & à-proportion que les circonstance le demandoient, cédoit tranquillement à la pratique des autres vertus. Quoiqu’il eût été élevé pour les armes, & presque toujours occupé des exercices tumultueux de la guerre, la dureté ordinaire de ce genre de vie ne put altérer la douceur de son caractere ; ni les plus sanglans outrages des barbares ne purent fermer son cœur à la pitié ; il ne fit servir ses victoires qu’au bonheur de ses ennemis, à leur offrir d’embrasser le christianisme, ou d’abandonner le pays. Il employa son économie & ses revenus à la subsistance des ouvriers, à des pensions, à des aumônes, & à des charités aux églises des pays étrangers. Quand nous parlons de ses revenus, nous entendons ceux de son propre domaine ; car, comme le remarque un historien moderne, ce n’étoit pas la coutume en ce tems-là de charger le peuple d’impôts, pour fournir au luxe des souverains.

Il mourut comblé de gloire, le 28 d’Octobre de l’an 900, dans la 52e année de son âge, après avoir regné 28 ans & 6 mois ; & c’est, je pense, le souverain le plus accompli qui ait paru dans le monde. Il eu plusieurs enfans. Edouard son fils lui succéda. Ethelward, autre de ses fils, mourut en 922, âgé de 40 ans. Elstede, sa fille aînée, épousa Ethelred, roi de Mercie. Alswithe, autre fille de ce monarque, épousa un comte de Flandres. Ethelgithe, religieuse, fut abbesse du couvent de Schaftsbury, fondé par Alfred son pere. Il faut lire sa vie en latin par Asserius, & la même, par Spelman, publiée en anglois à Oxford, en 1709, avec les notes de Thomas Hearne. Asserius a été réimprimé à Oxford, en 1722. (Le chevalier de Jaucourt.)