L’Encyclopédie/1re édition/VRAISSEMBLANCE

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VRAISSEMBLANCE, s. f. (Métaphysique.) la vérité, dit le P. Buffier, est quelque chose de si important pour l’homme, qu’il doit toujours chercher des moyens sûrs pour y arriver ; & quand il ne le peut, il doit s’en dédommager en s’attachant à ce qui en approche le plus, qui est ce qu’on appelle vraissemblance.

Au reste, une opinion n’approche du vrai que par certains endroits ; car approcher du vrai, c’est ressembler au vrai, c’est-à-dire être propre à former ou à rappeller dans l’esprit l’idée du vrai. Or, si une opinion par tous les endroits par lesquels on la peut considérer, formoit également les idées du vrai, il n’y paroîtroit rien que de vrai, on ne pourroit juger la chose que vraie ; & par-là ce seroit effectivement le vrai, ou la vérité même.

D’ailleurs, comme ce qui n’est pas vrai est faux, & que ce qui ne ressemble pas au vrai ressemble au faux, il se trouve en tout ce qui s’appelle vraissemblable, quelques endroits qui ressemblent au faux ; tandis que d’autres endroits ressemblent au vrai. Il faut donc faire la balance de ces endroits opposés, pour reconnoître lesquels l’emportent les uns sur les autres, afin d’attribuer à une opinion la qualité de vraissemblable, sans quoi au même tems elle seroit vraissemblable & ne le seroit pas.

En effet, quelle raison y auroit-il d’appeller semblable au vrai, ce qui ressemble autant au faux qu’au vrai ? Si l’on nous demandoit à quelle couleur ressemble une étoffe tachetée également de blanc & de noir, repondrions-nous qu’elle ressemble au blanc parce qu’il s’y trouve du blanc ? On nous demanderoit en même tems, pourquoi ne pas dire aussi qu’elle ressemble au noir, puisqu’elle tient autant de l’un que de l’autre. A plus forte raison ne pourroit-on pas dire que la couleur de cette étoffe ressemble au blanc, s’il s’y trouvoit plus de noir que de blanc. Au contraire, si le blanc y dominoit beaucoup plus que le noir, en sorte qu’elle rappellât tant d’idée du blanc, que le noir en comparaison ne fît qu’une impression peu sensible, on diroit que cette couleur approche du blanc, & ressemble à du blanc.

Ainsi dans les occasions où l’on ne parle pas avec une si grande exactitude, dès qu’il paroît un peu plus d’endroits vrais que de faux, on appelle la chose vraissemblable ; mais pour être absolument vraissemblable, il faut qu’il se trouve manifestement & sensiblement beaucoup plus d’endroits vrais que de faux, sans quoi la ressemblance demeure indéterminée, n’approchant pas plus de l’un que de l’autre. Ce que je dis de la vraissemblance, s’entend aussi de la probabilité ; puisque la probabilité ne tombe que sur ce que l’esprit approuve, à cause de sa ressemblance avec le vrai, se portant du côté où sont les plus grandes apparences de vérité, plutôt que du côté contraire, supposé qu’il veuille se déterminer. Je dis, supposé qu’il veuille se déterminer, car l’esprit ne se portant nécessairement qu’au vrai, dès qu’il ne l’apperçoit point dans tout son jour, il peut suspendre sa détermination ; mais supposé qu’il ne le suspende pas, il ne sauroit pencher que du côté de la plus grande apparence de vrai.

On peut demander, si dans une opinion, il ne pourroit pas y avoir des endroits mitoyens entre le vrai & le faux, qui seroient des endroits où l’esprit ne sauroit que penser. Or, dans les hypotheses pareilles, on doit regarder ce qui est mitoyen entre la vérité & la fausseté, comme s’il n’étoit rien du tout ; puisqu’en effet il est incapable de faire aucune impression sur un esprit raisonnable. Dans les occasions mêmes où il se trouve de côté & d’autres des raisons égales de juger, l’usage autorise le mot de vraissemblable ; mais comme ce vraissemblable ressemble autant au mensonge qu’à la vérité, j’aimerois mieux l’appeller douteux que vraissemblable.

Le plus haut degré du vraissemblable, est celui qui approche de la certitude physique, laquelle peut subsister peut-être elle-même avec quelque soupçon ou possibilité de faux. Par exemple, je suis certain physiquement que le soleil éclairera demain l’horison ; mais cette certitude suppose que les choses demeureront dans un ordre naturel, & qu’à cet égard il ne se fera point de miracle. La vraissemblance augmente, pour ainsi dire, & s’approche du vrai par autant de degrés, que les circonstances suivantes s’y rencontrent en plus grand nombre, & d’une maniere plus expresse.

1°. Quand ce que nous jugeons vraissemblable s’accorde avec des vérités évidentes.

2°. Quand ayant douté d’une opinion nous venons a nous y conformer, à mesure que nous y faisons plus de réflexion, & que nous l’examinons de plus près.

3°. Quand des expériences que nous ne savions pas auparavant, surviennent à celles qui avoient été le fondement de notre opinion.

4°. Quand nous jugeons en conséquence d’un plus grand usage des choses que nous examinons.

5°. Quand les jugemens que nous avons portés sur des choses de même nature, se sont vérifiés dans la suite. Tels sont à-peu-près les divers caracteres qui selon leur étendue ou leur nombre plus considérable, rendent notre opinion plus semblable à la vérité ; en sorte que si toutes ces circonstances se rencontroient dans toute leur étendue, alors comme l’opinion seroit parfaitement semblable à la vérité, elle passeroit non-seulement pour vraissemblable, mais pour vraie, ou même elle le seroit en effet. Comme une étoffe qui par tous les endroits ressembleroit à du blanc, non seulement seroit semblable à du blanc, mais encore seroit dite absolument blanche.

Ce que nous venons d’observer sur la vraissemblance en général, s’applique, comme de soi-même à la vraissemblance, qui se tire de l’autorité & du témoignage des hommes. Bien que les hommes en général puissent mentir, & que même nous ayons l’expérience qu’ils mentent souvent, néanmoins la nature ayant inspiré à tous les hommes l’amour du vrai, la présomption est que celui qui nous parle suit cette inclination ; lorsque nous n’avons aucune raison de juger, ou de soupçonner qu’il ne dit pas vrai.

Les raisons que nous en pourrions avoir, se tirent ou de sa personne, ou des choses qu’il nous dit ; de sa personne, par rapport ou à son esprit, ou à sa volonté.

1°. Par rapport à son esprit, s’il est peu capable de bien juger de ce qu’il rapporte ; 2°. si d’autres fois il s’y est mépris ; 3°. s’il est d’une imagination ombrageuse ou échauffée : caractere très-commun même parmi des gens d’esprit, qui prennent aisément l’ombre ou l’apparence des choses pour les choses mêmes ; & le phantome qu’ils se forment, pour la vérité qu’ils croient discerner.

Par rapport à la volonté ; 1°. si c’est un homme qui se fait une habitude de parler autrement qu’il ne pense ; 2°. si l’on a éprouvé qu’il lui échappe de ne pas dire exactement la vérité ; 3°. si l’on apperçoit dans lui quelque intérêt à dissimuler : on doit alors être plus réservé à le croire.

A l’égard des choses qu’il dit ; 1°. si elles ne se suivent & ne s’accordent pas bien ; 2°. si elles conviennent mal avec ce qui nous a été dit par d’autres personnes aussi dignes de foi ; 3°. si elles sont par elles mêmes difficiles à croire, ou en des sujets où il ait pu aisément se méprendre.

Ces circonstances contraires rendent vraisemblable ce qui nous est rapporté : savoir, 1°. quand nous connoissons celui qui nous parle pour être d’un esprit juste & droit, d’une imagination réglée, & nullement ombrageuse, d’une sincérité exacte & constante ; 2°. quand d’ailleurs les circonstances des choses qu’il dit ne se démentent point entre elles, mais s’accordent avec des faits ou des principes dont nous ne pouvons douter. A mesure que ces mêmes choses sont rapportées par un plus grand nombre de personnes, la vraisemblance augmentera aussi ; elle pourra même de la sorte parvenir à un si haut degré, qu’il sera impossible de suspendre notre jugement, à la vue de tant de circonstances qui ressemblent au vrai. Le dernier degré de la vraisemblance est certitude, comme son premier degré est doute ; c’est-à-dire qu’où finit le doute, là commence la vraisemblance, & où elle finit, là commence la certitude. Ainsi les deux extrêmes de la vraisemblance sont le doute & la certitude ; elle occupe tout l’intervalle qui les sépare, & cet intervalle s’accroit d’autant plus qu’il est parcouru par des esprits plus fins & plus pénétrans. Pour des esprits médiocres & vulgaires, cet espace est toujours fort étroit ; à peine savent-ils discerner les nuances du vrai & du vraisemblable.

L’usage le plus naturel & le plus général du vraisemblable est de suppléer pour le vrai : ensorte que là où notre esprit ne sauroit atteindre le vrai, il atteigne du moins le vraisemblable, pour s’y reposer comme dans la situation la plus voisine du vrai.

1°. A l’égard des choses de pure spéculation, il est bon d’être réservé à ne porter son jugement dans les choses vraisemblables, qu’après une grande attention : pourquoi ? parce que l’apparence du vrai subsiste alors avec une apparence de faux, qui peut suspendre notre jugement jusqu’à ce que la volonté le détermine. Je dis le suspendre, car elle n’a pas la faculté de déterminer l’esprit à ce qui paroît le moins vrai. Ainsi dans les choses de pure spéculation, c’est très-bien fait de ne juger que lorsque les degrés de vraisemblance sont très-considérables, & qu’ils font presque disparoître les apparences du faux, & le danger de se tromper.

En effet dans les choses de pure spéculation, il ne se rencontre nul inconvénient à ne pas porter son jugement, lorsque l’on court quelque hasard de se tromper : or pourquoi juger, quand d’un côté on peut s’en dispenser, & que d’un autre côté en jugeant, on s’expose à donner dans le faux ? il faudroit donc s’abstenir de juger sur la plûpart des choses ? n’est-ce pas le caractere d’un stupide ? tout-au-contraire, c’est le caractere d’un esprit sensé, & d’un vrai philosophe, de ne juger des objets que par leur évidence, quand il ne se trouve nulle raison d’en user autrement : or il ne s’en trouve aucune de juger dans les choses de pure spéculation, quand elles ne sont que vraisemblables.

Cependant cette regle si judicieuse dans les choses de pure spéculation, n’est plus la même dans les choses de pratique & de conduite, où il faut par nécessité agir ou ne pas agir. Quoiqu’on ne doive pas prendre le vrai pour le vraisemblable, on doit néanmoins se déterminer par rapport aux choses de pratique, à s’en contenter comme du vrai, n’arrêtant les yeux de l’esprit que sur les apparences de vérité, qui dans le vraisemblable surpassent les apparences du faux.

La raison de ceci est évidente, c’est que par rapport à la pratique il faut agir, & par conséquent prendre un parti : si l’on demeuroit indéterminé, on n’agiroit jamais ; ce qui seroit le plus pernicieux comme le plus impertinent de tous les partis. Ainsi pour ne pas demeurer indéterminé, il faut comme fermer les yeux à ce qui pourroit paroître de vrai dans le parti contraire à celui qu’on embrasse actuellement. A la vérité dans la délibération on ne peut regarder de trop près aux diverses faces ou apparences de vrai qui se rencontrent de côté & d’autre, pour se bien assurer de quel côté est le vraisemblable ; mais quand on en est une fois assuré, il faut par rapport à la pratique, le regarder comme vrai, & ne le point perdre de vue : sans quoi on tomberoit nécessairement dans l’inaction ou dans l’inconstance ; caractere de petitesse ou de foiblesse d’esprit.

Dans la nécessité où l’on est de se déterminer pour agir ou ne pas agir, l’indétermination est toujours un défaut de l’esprit, qui au milieu des faces diverses d’un même objet, ne discerne pas lesquelles doivent l’emporter sur les autres. Hors de ce besoin, on pourroit très-bien, & souvent avec plus de sagesse, demeurer indéterminé entre deux opinions qui ne sont que vraisemblables.

Vraisemblance, (Poésie.) La premiere regle que doit observer le poëte, en traitant les sujets qu’il a choisis, est de n’y rien insérer qui soit contre la vraisemblance. Un fait vraisemblable est un fait possible dans les circonstances où on le met sur la scène. Les fictions sans vraisemblance, & les événemens prodigieux à l’excès, dégoûtent les lecteurs dont le jugement est formé. Il y a beaucoup de choses, dit un grand critique, où les poëtes & les peintres peuvent donner carriere à leur imagination ; il ne faut pas toujours les resserrer dans la raison étroite & rigoureuse ; mais il ne leur est pas permis de mêler des choses incompatibles, d’accoupler les oiseaux avec les serpens, les tigres avec les agneaux.

Sed non ut placidis coeant immitia, non ut
Serpentes avibus geminentur, tigribus agni.

Art poétiq. v. 14.

Si de telles licences révoltantes sont défendues aux poëtes, d’un autre côté les événemens où il ne regne rien de surprenant, soit par la noblesse du sentiment, soit par la précision de la pensée, soit par la justesse de l’expression, paroissent plats ; l’alliance du merveilleux & du vraisemblable, où l’un & l’autre ne perdent point leurs droits, est un talent qui distingue les poëtes de la classe de Virgile, des versificateurs sans invention, & des poëtes extravagans ; cependant un poëme sans merveilleux, déplaît encore davantage qu’un poëme fondé sur une supposition sans vraisemblance.

Comme rien ne détruit plus la vraisemblance d’un fait, que la connoissance certaine que peut avoir le spectateur que le fait est arrivé autrement que le poëte ne le racconte ; les poëtes qui contredisent dans leurs ouvrages des faits historiques très connus, nuisent beaucoup à la vraisemblance de leurs fictions. Je sais bien que le faux est quelquefois plus vraisemblable que le vrai, mais nous ne réglons pas notre croyance des faits sur leur vraisemblance métaphysique, ou sur le pié de leur possibilité, c’est sur la vraisemblance historique. Nous n’examinons pas ce qui doit arriver plus probablement, mais ce que les témoins nécessaires, & ce que les historiens racontent ; & c’est leur récit, & non pas la vraisemblance, qui détermine notre croyance. Ainsi nous ne croyons pas l’événement qui est le plus vraisemblable & le plus possible, mais ce qu’ils nous disent être véritablement arrivé. Leur déposition étant la regle de notre croyance sur les faits, ce qui peut être contraire a leur déposition, ne sauroit paroître vraisemblable : or comme la vérité est l’ame de l’histoire, la vraisemblance est l’ame de la poésie.

Je ne nie pas néanmoins qu’il n’y ait des vraisemblances théatrales, par exemple en matiere d’opéra, auxquelles on est obligé de se prêter ; en accordant cette liberté aux poëtes, on en est payé par les beautés qu’elle le met en état de produire. Il y a des vraisemblances d’une autre espece pour l’épopée ; cependant il faut dans ce genre même, rendre par l’adresse & le génie, les suppositions les plus vraisemblables qu’il soit possible, comme Virgile a fait pour pallier la bisarrerie de ce cheval énorme que les Grecs s’aviserent de construire pour se rendre maîtres de Troie.

Ces réflexions peuvent suffire sur la vraisemblance en général, la question particuliere du vraisemblable dramatique a été traitée au mot Poésie dramatique. (D. J.)

Vraisemblance pittoresque, (Peinture.) Il est deux sortes de vraisemblances en peinture ; la vraisemblance méchanique, & la vraisemblance poétique. Indiquons d’après M. l’abbé du Bos, en quoi consistent l’une & l’autre.

La vraisemblance méchanique exige de ne rien représenter qui ne soit possible, qui ne soit encore suivant les lois de la statique, les lois du mouvement, & les lois de l’optique. Cette vraisemblance méchanique, consiste donc à ne point donner à une lumiere d’autres effets que ceux qu’elle avoit dans la nature : par exemple, à ne lui point faire éclairer les corps sur lesquels d’autres corps interposés l’empêchent de tomber : elle consiste à ne point s’éloigner sensiblement de la proportion naturelle des corps, à ne point leur donner plus de force qu’il est vraisemblable qu’ils en puissent avoir. Un peintre pécheroit contre ces lois, s’il faisoit lever par un homme foible, & dans une attitude gênée, un fardeau qu’un homme qui peut faire usage de toutes ses forces, auroit peine à ébranler. Encore moins faut-il faire porter à une figure, un tronc de colonnes, ou quelqu’autre fardeau d’une pesanteur excessive, & au-dessus des forces d’un Hercule. Il est aisé à un artiste de ne pas pécher contre la vraisemblance méchanique, parce que avec un peu de lumieres, & des regles formelles qu’il trouve dans tous les ouvrages de peinture, il est en état d’éviter les erreurs grossieres ; mais la vraisemblance poétique est un art tout autrement difficile à acquérir. Ainsi nous devons nous arrêter davantage à en représenter toute l’étendue.

La vraisemblance poétique consiste en général, à donner toujours à ses personnages, les passions qui leur conviennent, suivant leur âge, leur dignité, suivant le tempérament qu’on leur prête, & l’intérêt qu’on leur fait prendre dans l’action. Elle consiste encore à observer dans son tableau ce que les Italiens appellent il costume, c’est-à-dire à s’y conformer à ce que nous savons des mœurs, des usages, des rites, des habits, des bâtimens, & des armes particulieres des peuples qu’on veut représenter. Enfin la vraisemblance poétique consiste à donner aux personnages d’un tableau, leur tête & leur caractere connu, quand ils en ont un.

Quoique tous les spectateurs dans un tableau deviennent des acteurs, leur action néanmoins ne doit être vive qu’à proportion de l’intérêt qu’ils prennent à l’événement dont on les rend témoins. Ainsi le soldat qui voit le sacrifice d’Iphigénie, doit être ému ; mais il ne doit point être aussi ému qu’un frere de la victime. Une femme qui assiste au jugement de Susanne, & qu’on ne reconnoît point à son air de tête ou à ses traits, pour être la sœur de Susanne ou sa mere, ne doit pas montrer le même degré d’affliction qu’une parente. Il faut qu’un jeune homme applaudisse avec plus d’empressement qu’un vieillard.

L’attention à la même chose est encore différente à ces deux âges. Le jeune homme doit paroître livré entierement à tel spectacle, que l’homme d’expérience ne doit voir qu’avec une légere attention. Le spectateur à qui l’on donne la physionomie d’un homme d’esprit, ne doit point admirer comme celui qu’on a caractérisé par une physionomie stupide. L’étonnement du roi ne doit point être celui d’un homme du peuple. Un homme qui écoute de loin, ne doit pas se présenter comme celui qui écoute de près. L’attention de celui qui voit, est différente de l’attention de celui qui ne fait qu’entendre. Une personne vive ne voit pas, & n’écoute pas dans la même attitude qu’une personne mélancolique. Le respect & l’attention que la cour d’un roi de Perse témoigne pour son maître, doivent être exprimés par des démonstrations qui ne conviennent pas à l’attention de la suite d’un consul romain pour son magistrat. La crainte d’un esclave n’est pas celle d’un citoyen, ni la peur d’une femme celle d’un soldat. Un soldat qui verroit le ciel s’entr’ouvrir, ne doit pas même avoir peur comme une personne d’une autre condition. La grande frayeur peut rendre une femme immobile ; mais un soldat éperdu doit encore se mettre en posture de se servir de ses armes, du-moins par un mouvement purement machinal. Un homme de courage attaqué d’une grande douleur, laisse bien voir sa souffrance peinte sur son visage, mais elle n’y doit point paroître telle qu’elle se montreroit sur le visage d’une femme. La colere d’un homme vif n’est pas celle d’un homme mélancolique.

On voit au maître-autel de la petite église de S. Etienne de Gènes, un tableau de Jules, romain, qui représente le martyre de ce saint. Le peintre y exprime parfaitement la différence qui est entre l’action naturelle des personnes de chaque tempérament, quoiqu’elles agissent par la même passion ; & l’on fait bien que cette sorte d’exécution ne se faisoit point par des bourreaux payés, mais par le peuple lui-même. Un des Juifs qui lapide le saint, a des cheveux roussâtres, le teint haut en couleur, enfin toutes les marques d’un homme bilieux & sanguin ; & il paroit transporté de colere ; sa bouche & ses narines sont ouvertes extraordinairement ; son geste est celui d’un furieux ; & pour lancer sa pierre avec plus d’impétuosité, il ne se soutient que sur un pié. Un autre juif placé auprès du premier, & qu’on reconnoît être d’un tempérament mélancolique, à sa maigreur, à son teint livide, à la noirceur des poils, se ramasse tout le corps en jettant sa pierre, qu’il dirige à la tête du saint. On voit bien que sa haine est encore plus forte que celle du premier, quoique son maintien & son geste ne marquent pas tant de fureur. Sa colere contre un homme condamné par la loi, & qu’il exécute par principe de religion, n’en est pas moins grande pour être d’une espece différente.

L’emportement d’un général ne doit pas être semblable à celui d’un simple soldat. Enfin il en est de même de tous les sentimens & de toutes les passions. Si je n’en parle point plus au long, c’est que j’en ai déja trop dit pour les personnes qui ont réfléchi sur le grand art des expressions, & je n’en saurois dire assez pour celles qui n’y ont pas réfléchi.

La vraisemblance poétique consiste encore dans l’observation des regles que nous comprenons, ainsi que les Italiens, sous le mot le costume, observation qui donne un si grand mérite aux tableaux du Poussin. Suivant ces regles, il faut représenter les lieux où l’action s’est passée, tels qu’ils ont été, si nous en avons connoissance ; & quand il n’en est pas demeuré de notion précise, il faut, en imaginant leur disposition, prendre garde à ne se point trouver en contradiction avec ce qu’on en peut savoir. Les mêmes regles veulent qu’on donne aux différentes nations qui paroissent ordinairement sur la scene des tableaux, la couleur du visage & l’habitude de corps que l’histoire a remarqué leur être propres. Il est même beau de pousser la vraisemblance jusqu’à suivre ce que nous savons de particulier des animaux de chaque contrée, quand nous représentons un événement arrivé dans ce lieu-là. Le Poussin qui a traité plusieurs actions dont la scene est en Egypte, met presque toujours dans ses tableaux, des bâtimens, des arbres ou des animaux, qui par différentes raisons, sont regardés comme étant particuliers à ce pays.

M. le Brun a suivi ces regles avec la même ponctualité dans ses tableaux de l’histoire d’Alexandre. Les Perses & les Indiens s’y distinguent des Grecs à leur physionomie autant qu’à leurs armes. Leurs chevaux n’ont pas le même corsage que ceux des Macédoniens. Conformément à la vérité, les chevaux des Perses y sont représentés plus minces. On raconte que M. le Brun avoit fait dessiner à Alep des chevaux de Perse, afin d’observer le costume sur ce point-là dans ses tableaux. Il est vrai qu’il se trompa pour la tête d’Alexandre dans le premier qu’il fit : c’est celui qui représente les reines de Perse aux piés d’Alexandre. On avoit donné à M. le Brun pour la tête d’Alexandre, la tête de Minerve qui étoit sur une médaille, au revers de laquelle on lisoit le nom d’Alexandre. Ce prince, contre la vérité qui nous est connue, paroît donc beau comme une femme dans ce tableau. Mais M. le Brun se corrigea, dès qu’il eût été averti de sa méprise, & il nous a donné la véritable tête du vainqueur de Darius, dans le tableau du passage du Granique & dans celui de son entrée à Babylone. Il en prit l’idée d’après le buste de ce prince, qui se voit dans un des bosquets de Versailles sur une colonne, & qu’un sculpteur moderne a déguisé en Mars gaulois, en lui mettant un coq sur son casque ; ce buste, ainsi que la colonne qui est d’albâtre oriental, ont été apportés d’Alexandrie.

La vraisemblance poétique exige aussi qu’on représente les nations avec leurs vêtemens, leurs armes & leurs étendards ; elle exige qu’on mette dans les enseignes des Athéniens, la chouette ; dans celles des Egyptiens, la cigogne, & l’aigle dans celles des Romains ; enfin qu’on se conforme à celles de leurs coutumes qui ont du rapport avec l’action du tableau. Ainsi le peintre qui fera un tableau de la mort de Britannicus, ne représentera pas Néron & les autres convives assis autour d’une table, mais bien couchés sur des lits.

L’erreur d’introduire dans une action des personnages qui ne purent jamais être témoins, pour avoir vécu dans des tems éloignés de celui de l’action, est une erreur grossiere où nos peintres ne tombent plus. On ne voit plus un S. François écouter la prédication de S. Paul, ni un confesseur le crucifix en main, exhorter le bon larron.

Enfin la vraisemblance poétique demande que le peintre donne à ses personnages leur air de tête connu, soit que cet air nous ait été transmis par des médailles, des statues, ou par des portraits, soit qu’une tradition dont on ignore la source, nous l’ait conservé, soit même qu’il soit imaginé. Quoique nous ne sachions pas certainement comme S. Pierre étoit fait, néanmoins les peintres & les sculpteurs sont tombés d’accord par une convention tacite, de le représenter avec un certain air de tête & une certaine taille qui sont devenus propres à ce saint. En imitation, l’idée réelle & généralement établie tient lieu de vérité. Ce que j’ai dit de S. Pierre, peut aussi se dire de la figure sous laquelle on représente plusieurs autres saints, & même de celle qu’on donne ordinairement à S. Paul, quoiqu’elle ne convienne pas trop avec le portrait que cet apôtre fait de lui-même ; il n’importe, la chose est établie ainsi. Le sculpteur qui représenteroit S. Paul moins grand, plus décharné, & avec une barbe plus petite que celle de S. Pierre, seroit repris autant que le fut Bandinelli, pour avoir mis à côté de la statue d’Adam qu’il fit pour le dôme de Florence, une statue d’Eve plus haute que celle de son mari. Ces deux statues ne sont plus dans l’église cathédrale de Florence ; elles en ont été ôtées en 1722, par ordre du grand duc Cosme III. pour être mises dans la grande salle du vieux palais. On leur a substitué un groupe que Michel Ange avoit laissé imparfait, & qui représente un Christ descendu de la croix.

Nous voyons par les épîtres de Sidonius Apollinaris, que les philosophes illustres de l’antiquité avoient aussi chacun son air de tête, sa figure & son geste, qui lui étoient propres en peinture. Raphaël s’est bien servi de cette érudition dans son tableau de l’école d’Athènes. Nous apprenons aussi de Quintilien, que les anciens peintres s’étoient assujettis à donner à leurs dieux & à leurs héros, la physionomie & le même caractere que Zeuxis leur avoit donné : ce qui lui valut le nom de législateur.

L’observation de la vraisemblance nous paroit donc, après le choix du sujet, la chose la plus importante d’un tableau. La regle qui enjoint aux peintres, comme aux poëtes, de faire un plan judicieux, d’ordonner & d’arranger leurs idées, de maniere que les objets se debrouillent sans peine, vient immédiatement après la regle qui enjoint d’observer la vraisemblance. Voyez donc Ordonnance, Peinture. (D. J.)