L’Encyclopédie/1re édition/VOORHOUT

VOORHOUT, (Géog. mod.) village de Hollande, sur le chemin de Leyde à Haerlem, mais village illustré le 31 Décembre de l’an 1668, par la naissance de Herman Boërhaave, un des grands hommes de notre tems, & un des plus célébres médecins qu’il y ait eu depuis Hippocrate, dont il a fait revivre les principes & la doctrine.

Son pere, ministre du village, cultiva l’éducation de ce fils, qu’il destinoit à la théologie, & lui enseigna ce qu’il savoit de latin, de grec, & de belleslettres. Il l’occupoit pour fortifier son corps, à cultiver le jardin de la maison, à travailler à la terre, à semer, planter, arroser. Peu-à-peu, cet exercice journalier qui délassoit son esprit, endurcit son corps au travail. Il y fit provision de forces pour le reste de sa vie, & peut-être en remporta-t-il ce goût dominant qu’il a toujours eu pour la Botanique.

Agé d’environ douze ans, il fut attaqué d’un ulcere malin à la cuisse, qui résista tellement à tout l’art des Chirurgiens, qu’on fut obligé de les congédier : le malade prit le parti de se faire de fréquentes fomentations avec de l’urine, où il avoit dissout du sel, & il se guérit lui-même. Les douleurs qu’il souffrit à cette occasion pendant près de cinq ans, lui donnerent la premiere pensée d’apprendre la Médecine ; cependant cette longue maladie ne nuisit presque pas au cours de ses études. Il avoit par son goût naturel trop d’envie de savoir, & il en avoit trop de besoin par l’état de sa fortune ; car son pere le laissa à l’âge de quinze ans, sans secours, sans conseil, & sans bien.

Il obtint néanmoins de ses tuteurs, la liberté de continuer ses études à Leyde, & il y trouva d’illustres protecteurs qui encouragerent ses talens, & le mirent en état de les faire valoir. En même-tems qu’il étudioit la Théologie, il enseignoit les Mathématiques à de jeunes gens de condition, afin de n’être à charge à personne. Sa théologie étoit le grec, l’hébreu, le chaldéen, l’Ecriture-sainte, la critique du vieux & du nouveau Testament, les anciens auteurs ecclésiastiques, & les commentateurs les plus renommés.

Un illustre magistrat l’encouragea à joindre la médecine à la théologie, & il ne fut pas difficile de le porter à y donner aussi toute son application. En effet, il faut avouer, que quoiqu’également capable de réussir dans ces deux sciences, il n’y étoit pas également propre. Le fruit d’une vaste & profonde lecture avoit été de lui persuader que la religion étoit depuis long-tems défigurée par de vicieuses subtilités philosophiques, qui n’avoient produit que des dissensions & des haines, dont il auroit bien de la peine à se garantir dans le sacré ministere ; enfin, son penchant l’emporta pour l’étude de la nature. Il apprit par lui-même l’anatomie, & s’attacha à la lecture des Médecins, en suivant l’ordre des tems, comme il avoit fait pour les auteurs ecclésiastiques.

Commençant par Hippocrate, il lut tout ce que les Grecs & les Latins nous ont laissé de plus savant en ce genre ; il en fit des extraits, il les digéra, & les réduisit en systèmes, pour se rendre propre tout ce qui y étoit contenu. Il parcourut avec la même rapidité & la même méthode, les écrits des modernes. Il ne cultiva pas avec moins d’avidité la chimie & la botanique ; en un mot, son génie le conduisit dans toutes les sciences nécessaires à un médecin ; & s’occupant continuellement à étudier les ouvrages des maîtres de l’art, il devint l’Esculape de son siecle.

Tout dévoué à la Médecine, il résolut de n’être désormais théologien qu’autant qu’il le falloit pour être bon chrétien. Il n’eut point de regret, dit M. de Fontenelle, à la vie qu’il auroit menée, à ce zele violent qu’il auroit fallu montrer pour des opinions fort douteuses, & qui ne méritoient que la tolérance, enfin à cet esprit de parti dont il auroit dû prendre quelques apparences forcées, qui lui auroient coûté beaucoup, & peu réussi.

Il fut reçu docteur en médecine l’an 1693, âgé de 25 ans, & ne discontinua pas ses leçons de mathématique, dont il avoit besoin, en attendant les malades qui ne vinrent pas sitôt. Quand ils commencerent à venir, il mit en livres tout ce qu’il pouvoit épargner, & ne se crut plus à son aise, que parce qu’il étoit plus en état de se rendre habile dans sa profession. Par la même raison qu’il se faisoit peu-à-une bibliotheque, il se fit aussi un laboratoire de chimie ; & ne pouvant se donner un jardin de botanique, il herborisa dans les campagnes & dans les lieux incultes.

En 1701, les curateurs de l’université de Leyde le nommerent lecteur en médecine, avec la promesse de la chaire qui vint bientôt à vacquer. Les premiers pas de sa fortune une fois faits, les suivans furent rapides : en 1709, il obtint la chaire de botanique, & en 1718, celle de chimie.

Ses fonctions multipliées autant qu’elles pouvoient l’être, attirerent à Leyde un concours d’étrangers qui enrichissoient journellement cette ville. La plûpart des états de l’Europe fournissoient à Boerhaave des disciples ; le Nord & l’Allemagne principalement, & même l’Angleterre, toute fiere qu’elle est, & avec justice, de l’état florissant où les sciences sont chez elle. Il abordoit à Leyde des étudians en médecine de la Jamaïque & de la Virginie, comme de Constantinople & de Moscow. Quoique le lieu où il tenoit ses cours particuliers, fut assez vaste, souvent pour plus de sûreté, on s’y faisoit garder une place par un collegue, comme nous faisons ici aux spectacles qui réussissent le plus.

Outre les qualités essentielles au grand professeur, M. Boerhaave avoit encore celles qui rendent aimable à des disciples ; il leur faisoit sentir la reconnoissance & la considération qu’il leur portoit, par les graces qu’il mettoit dans ses instructions. Non seulement il étoit très-exact à leur donner tout le tems promis, mais il ne profitoit jamais des accidens qui auroient pu légitimement lui épargner quelques leçons, & même quelquefois il prioit ses disciples d’agréer qu’il en augmentât le nombre. Tous les équipages qui venoient le chercher pour les plus grands seigneurs, étoient obligés d’attendre que l’heure des cours fût écoulée.

Boerhaave faisoit encore plus vis-à-vis de ses disciples ; il s’étudioit à connoître leurs talens ; il les encourageoit & les aidoit par des attentions particulieres. Enfin s’ils tomboient malades, il étoit leur médecin, & il les préféroit sans hésiter, aux pratiques les plus brillantes & les plus lucratives ; en un mot, il regardoit ceux qui venoient prendre ses instructions, comme ses enfans adoptifs à qui il devoit son secours ; & en les traitant dans leurs maladies, il les instruisoit encore efficacement.

Il remplissoit ses trois chaires de professeur de la même maniere, c’est-à-dire avec le même éclat. Il publia en 1707, ses Institutions de médecine, & l’année suivante ses Aphorismes sur la connoissance & sur la cure des maladies. Ces deux ouvrages qui se réimpriment tous les trois ou quatre ans, sont admirés des maîtres de l’art. Boerhaave ne se fonde que sur l’expérience bien avérée, & laisse à part tous les systêmes, qui ne sont ordinairement que d’ingénieuses productions de l’esprit humain désavouées par la nature. Aussi comparoit-il ceux de Descartes à ces fleurs brillantes qu’un beau jour d’été voit s’épanouir le matin, & mourir le soir sur leur tige.

Les Institutions forment un cours entier de médecine théorique, mais d’une maniere très-concise, & dans des termes si choisis, qu’il seroit difficile de s’exprimer plus nettement & en moins de mots. Aussi l’auteur n’a eu pour but que de donner à ses disciples des germes de vérités réduits en petit, & qu’il faut développer, comme il le faisoit par ses explications. Il prouve dans cet ouvrage que tout ce qui se fait dans notre machine, se fait par les lois de la méchanique, appliquées aux corps solides & liquides dont le nôtre est composé. On y voit encore la liaison de la physique & de la géométrie avec la médecine ; mais quoique grand géometre, il n’a garde de regarder les principes de sa géométrie comme suffisans pour expliquer les phénomenes du corps humain.

L’utilité de ce beau livre a été reconnue jusque dans l’Orient ; le mufti l’a traduit en arabe, ainsi que les Aphorismes ; & cette traduction que M. Schultens trouva fidele, a été mise au jour dans l’imprimerie de Constantinople fondée par le grand-visir.

Tout ce qu’il y a de plus solide par une expérience constante, regne dans les Aphorismes de Boerhaave ; tout y est rangé avec tant d’ordre, qu’on ne connoit rien de plus judicieux, de plus vrai, ni de plus énergique dans la science médecinale. Nul autre, peut-être, après l’Esculape de la Grece, n’a pu remplir ce dessein, ou du-moins n’a pu le remplir aussi dignement, que celui qui guidé par son propre génie, avoit commencé à étudier la médecine par la lecture d’Hippocrate, & s’étoit nourri de la doctrine de cet auteur. Il a encore rassemblé dans cet ouvrage, avec un choix judicieux, tout ce qu’il y a de plus important & de mieux établi dans les médecins anciens grecs & latins, dans les principaux auteurs arabes, & dans les meilleurs écrits modernes. On y trouve enfin les différentes lumieres que répandent les découvertes modernes, dont de beaux génies ont enrichi les sciences. Toute cette vaste érudition est amplement développée par les beaux commentaires de Van-Swieten sur cet ouvrage, & par ceux de Haller sur les Institutions de médecine.

J’ai dit que M. Boerhaave sut nommé professeur de Botanique en 1709, année funeste aux plantes par toute l’Europe. Il trouva dans le jardin public de Leyde environ trois mille simples, & dix ans après, il avoit déja doublé ce nombre. Je sais que d’autres mains pouvoient travailler au soin de ce jardin ; mais elles n’eussent pas été conduites par les mêmes yeux. Aussi Boerhaave ne manqua pas de perfectionner les méthodes déja établies pour la distribution & la nomenclature des plantes.

En 1722, il fut attaqué d’une violente maladie dont il ne se rétablit qu’avec peine. Il s’étoit exposé, pour herboriser, à la fraîcheur de l’air & de la rosée du matin, dans le tems que les pores étoient tout ouverts par la chaleur du lit. Cette imprudence qu’il recommandoit soigneusement aux autres d’éviter, pensa lui couter la vie. Une humeur goutteuse survint, & l’abattit au point qu’il ne lui restoit plus de mouvement ni presque de sentiment dans les parties inférieures du corps ; la force du mal étoit si grande, qu’il fut contraint pendant long-tems de se tenir couché sur le dos, & de ne pouvoir changer de posture par la violence du rhumatisme goutteux, qui ne s’adoucit qu’au bout de quelques mois, jusqu’à permettre des remedes. Alors M. Boerhaave prit des potions copieuses de sucs exprimés de chicorée, d’endive, de fumeterre, de cresson aquatique & de veronique d’eau à larges feuilles : ce remede lui rendit la santé comme par miracle. Mais ce qui marque jusqu’à quel point il étoit considéré & chéri, c’est que le jour qu’il recommença ses leçons, tous les étudians firent le soir des réjouissances publiques, des illuminations & des feux de joie, tels que nous en faisons pour les plus grandes victoires.

En 1725, il publia, conjointement avec le professeur Albinus, une édition magnifique des œuvres de Vésale, dont il a donné la vie dans la préface.

En 1727, il fit paroître le Botanicon parisiense de Sébastien Vaillant. Il mit à la tête une préface sur la vie de l’auteur & sur plusieurs particularités qui regardent ce livre. On y trouve un grand nombre de choses nouvelles qui ne se rencontrent point dans l’ouvrage de Tournefort. On y voit les caracteres des plantes & les synonymes marqués avec la derniere exactitude. Il y regne encore une savante critique touchant les descriptions, les figures & les noms que les auteurs ont donnés des plantes ; enfin la beauté des planches répond au reste.

En 1728, parut son traité latin des maladies vénériennes, qui fut reçu avec tant d’accueil en Angleterre, qu’on en fit une traduction & deux éditions en moins de trois mois. Le traité dont nous parlons, sert de préface au grand recueil des auteurs qui ont écrit sur cette même maladie, & qui est imprimé à Leyden en deux tom. in-fol.

Vers la fin de 1727, M. Boerhaave avoit été attaqué d’une seconde rechûte presque aussi rude que la premiere de 1722, & accompagnée d’une fievre ardente. Il en prévit de bonne heure les symptomes qui se succéderoient, prescrivit jour-par-jour les remedes qu’il faudroit lui donner, les prit & en rechappa ; mais cette rechûte l’obligea d’abdiquer deux ans après, les chaires de Botanique & de Chimie.

En 1731, l’académie des Sciences de Paris le nomma pour être l’un de ses associés étrangers, & quelque tems après, il fut aussi nommé membre de la société royale de Londres. M. Boerhaave se partagea également entre les deux compagnies, en envoyant à chacune la moitié de la relation d’un grand travail sur le vif-argent, suivi nuit & jour sans interruption pendant quinze ans sur un même feu, d’où il résultoit que le mercure étoit incapable de recevoir aucune vraie altération, ni par conséquent de se changer en aucun autre métal. Cette opération ne convenoit qu’à un chimiste fort intelligent, fort patient & en même tems fort aisé. Il ne plaignit pas la dépense, pour empêcher, s’il est possible, celle où l’on est si souvent & si malheureusement engagé par les alchimistes. Le détail de ses observations à ce sujet se trouve dans l’hist. de l’acad. des Sciences, ann. 1734, & dans les Trans. philosop. n°. 430, année 1733. On y verra avec quelle méthode exacte, rigide & scrupuleuse, il a fait ses expériences, & combien il a fallu d’industrie & de patience pour y réussir.

La même année 1731, Boerhaave avoit donné, avec le secours de M. Grorenvelt, médecin & magistrat de Leyde, une nouvelle édition des œuvres d’Arétée de Cappadoce ; il avoit dessein de faire imprimer en un corps & de la même maniere, tous les anciens médecins grecs ; mais ses occupations ne lui permirent pas d’exécuter cet utile projet.

En 1732, parurent ses élémens de Chimie, Lugd. Bat. 1732, in-4o. 2 vol. ouvrage qui fut reçu avec un applaudissement universel. Quoique la chimie eût déja été tirée de ces ténebres mystérieuses où elle se retranchoit anciennement, il sembloit néanmoins qu’elle ne se rangeoit pas encore sous les lois générales d’une science réglée & méthodique ; mais M. Boerhaave l’a réduite à n’être qu’une simple physique claire & intelligible. Il a rassemblé toutes les lumieres acquises, & confusément répandues en mille endroits différens, & il en a fait, pour ainsi dire, une illumination bien ordonnée, qui offre à l’esprit un magnifique spectacle. La beauté de cet ouvrage paroit sur-tout dans le détail des procédés, par la sévérité avec laquelle l’auteur s’est astreint à la méthode qu’il s’est prescrite, par son exactitude à indiquer les précautions nécessaires pour faire avec sûreté & avec succès les opérations, & par les corollaires utiles & curieux qu’il en tire continuellement.

Voilà les principaux ouvrages par lesquels Boerhaave s’est acquis une gloire immortelle. Je passe sous silence ses élégantes dissertations recueillies en un corps après sa mort, & quelques uns de ses cours publics sur des sujets importans de l’art, que les célebres docteurs Van-Swieten & Tronchin nous donneront exactement quand il leur plaira. Tous les éleves de ce grand maître ont porté pendant sa vie dans toute l’Europe, son nom & ses louanges. Chacune des trois fonctions médicinales dont il donnoit des leçons, fournissoit un flot qui partoit, & se renouvelloit d’année en année. Une autre foule presque aussi nombreuse venoit de toutes parts le consulter sur des maladies singulieres, rebelles à la médecine commune, & quelquefois même par un excès de confiance, sur des maux incurables ; sa maison étoit comme le temple d’Esculape, & comme l’est aujourd’hui celle du professeur Tronchin à Genève.

Il guérit le pape Benoît XIII. qui l’avoit consulté, & qui lui offrit une grande récompense. Boerhaave ne voulut qu’un exemplaire de l’ancienne édition des opuscules anatomiques d’Eustachi, pour la rendre plus commune, en la faisant réimprimer à Leyde. Enfin son éclatante réputation avoit pénétré jusqu’au bout du monde ; car il reçut un jour du fond de l’Asie, une lettre dont l’adresse étoit simplement, à monsieur Boerhaave, médecin en Europe.

Après cela, on ne sera pas surpris que des souverains qui se trouvoient en Hollande, tels que le czar Pierre I. & le duc de Lorraine aujourd’hui empereur, l’aient honoré de leurs visites Le czar vint pour Boerhaave à Leyde en yacht, dans lequel il passa la nuit aux portes de l’académie, pour être de grand matin chez le professeur, avec lequel il s’entretint assez long-tems. « Dans toutes ces occasions, c’est le public qui entraîne ses maîtres, & les force à se joindre à lui ».

Pendant que ce grand homme étoit couvert de gloire au-dehors, il étoit comblé de considération dans son pays & dans sa famille. Suivant l’ancienne & louable coutume des Hollandois, il ne se détermina au choix d’une femme, qu’après qu’il eût vu sa fortune établie. Il épousa Marie Drolenvaux, & vécut avec elle pendant 28 ans dans la plus grande union. Lorsqu’il fit réimprimer en 1713, ses Institutions de médecine, il mit à la tête une épître dédicatoire à son beau-pere, par laquelle il le remercie dans les termes les plus vifs, de s’être privé de sa fille unique, pour la lui donner en mariage. C’étoit au bout de trois années, dit joliment M. de Fontenelle, que venoit ce remerciment, & que M. Boerhaave faisoit publiquement à sa femme une déclaration d’amour.

Toute sa vie a été extrémement laborieuse, & son tempérament robuste n’y devoit que mieux succomber. Il prenoit encore néanmoins de l’exercice, soit à pié, soit à cheval sur la fin de ses jours. Mais depuis sa rechute de 1727, des infirmités différentes l’affoiblirent & le minerent promptement. Vers le milieu de 1737, parurent les avant-coureurs de la derniere maladie qui l’enleva l’année suivante, âgé de 69 ans, 3 mois & 8 jours.

M. Boerhaave étoit grand, proportionné & robuste. Son corps auroit paru invulnérable à l’intempérie des élémens, s’il n’eût pas eû un peu trop d’embonpoint. Son maintien étoit simple & décent. Son air étoit vénérable, sur-tout depuis que l’âge avoit blanchi ses cheveux. Il avoit l’œil vif, le regard perçant, le nez un peu relevé, la couleur vermeille, la voix fort agréable, & la physionomie prévenante. Dans ce corps sain logeoit une très-belle ame, ornée de lumieres & de vertus.

Il a laissé un bien considérable, plus de deux millions de notre monnoie. Mais si l’on réfléchit qu’il a joui long-tems des émolumens de trois chaires de professeur ; que ses cours particuliers produisoient beaucoup ; que les consultations qui lui venoient de toutes parts étoient payées, sans qu’il l’exigeât, sur le pié de l’importance des personnes dont elles veroient, & sur celui de sa réputation ; enfin si l’on considere qu’il menoit une vie simple, sans fantaisies, & sans goût pour les dépenses d’ostentation, on trouvera que les richesses qu’il a laissées sont modiques, & que par conséquent elles ont été acquises par les voies les plus légitimes. Mais je n’ai pas dit encore tout ce qui est à l’honneur de ce grand homme.

Il enseignoit avec une méthode, une netteté & une précision singulieres. Ennemi de tout excès, à la réserve de ceux de l’étude, il regardoit la joie honnête comme le baume de la vie. Quand sa santé ne lui permit plus l’exercice du cheval, il se promenoit à pié ; & de retour chez lui, la musique qu’il aimoit beaucoup, lui faisoit passer des momens délicieux, où il reprenoit ses forces pour le travail. C’étoit surtout à la campagne qu’il se plaisoit. La mort l’y a trouvé, mais ne l’y a point surpris. J’ai vu & j’ai reçu de ses lettres dans les derniers jours de sa derniere maladie. Elles sont d’un philosophe qui envisage d’un œil stoïque la destruction prochaine de sa machine. Sa vie avoit été sans taches, frugale dans le sein de l’abondance, modérée dans la prospérité, & patiente dans les traverses.

Il méprisa toujours la vengeance comme indigne de lui, fit du bien à ses ennemis, & trouva de bonne heure le secret de se rendre maître de tous les mouvemens qui pouvoient troubler sa philosophie. Un jour qu’il donnoit une leçon de médecine, où j’étois présent, son garçon chimiste entra dans l’auditoire pour renouveller le feu d’un fourneau ; il se hâta trop & renversa la coupelle. Boerhaave rougit d’abord. C’est, dit-il en latin à ses auditeurs, une opération de vingt ans sur le plomb, qui est évanouie en un clin d’œil. Se tournant ensuite vers son valet désespéré de sa faute. « Mon ami, lui dit-il, rassurez-vous, ce n’est rien ; j’aurois tort d’exiger de vous une attention perpétuelle qui n’est pas dans l’humanité ». Après l’avoir ainsi consolé, il continua sa leçon avec le même sens-froid, que s’il eût perdu le fruit d’une expérience de quelques heures.

Il se mettoit volontiers à la place des autres, ce qui (comme le remarque très-bien M. de Fontenelle) produit l’équité & l’indulgence ; & il mettoit aussi volontiers les autres en sa place, ce qui prévient ou réprime l’orgueil. Il désarmoit la satyre en la négligeant, comparant ses traits aux étincelles qui s’élancent d’un grand feu, & s’éteignent aussi-tôt qu’on ne souffle plus dessus.

Il savoit par sa pénétration démêler au premier coup d’œil le caractere des hommes, & personne n’étoit moins soupçonneux. Plein de gratitude, il fut toujours le panégyriste de ses bienfaiteurs, & ne croyoit pas s’acquitter en prenant soin de la vie de toute leur famille. La modestie qui ne se démentit jamais chez lui, au milieu des applaudissemens de l’Europe entiere, augmentoit encore l’éclat de ses autres vertus.

Tous mes éloges n’ajouteront rien à sa gloire : mais je ne dois pas supprimer les obligations particulieres que je lui ai. Il m’a comblé de bontés pendant cinq ans, que j’ai eu l’honneur d’être son disciple. Il me sollicita long-tems avant que je quittasse l’académie de Leyde, d’y prendre le degré de docteur en Médecine, & je ne crus pas devoir me refuser à ses desirs, quoique résolu de ne tirer de cette démarche d’autre avantage que celui que l’homme recherche par humanité, j’entends de pouvoir secourir charitablement de pauvres malheureux. Cependant Boerhaave estimant trop une déférence, qui ne pouvoit que m’être honorable, voulut la reconnoître, en me faisant appeller par le stadhouder à des conditions les plus flatteuses, comme gentilhomme & comme médecin capable de veiller à la conservation de ses jours. Mais la passion de l’étude forme naturellement des ames indépendantes. Eh ! que peuvent les promesses magnifiques des cours sur un homme né sans besoins, sans desirs, sans ambition, sans intrigue ; assez courageux pour présenter ses respects aux grands, assez prudent pour ne les pas ennuyer, & qui s’est bien promis d’assûrer son repos par l’obscurité de sa vie studieuse ? Après tout, les services éminens que M. Boerhaave vouloit me rendre étoient dignes de lui, & sont chers à ma mémoire. Aussi, par vénération & par reconnoissance, je jetterai toute ma vie des fleurs sur son tombeau.

Manibus dabo lilia plenis.
Purpureos spargam flores, & fungar inani
Munere.

(Le chevalier de Jaucourt.)