L’Encyclopédie/1re édition/VISIR grand

VISIR grand, (Hist. turq.) premier ministre de la Porte ottomane ; voici ce qu’en dit Tournefort.

Le sultan met à la tête de ses ministres d’état le grand-visir, qui est comme son lieutenant général, avec lequel il partage, ou plutôt à qui il laisse toute l’administration de l’empire. Non-seulement le grand visir est chargé des finances, des affaires étrangeres & du soin de rendre la justice pour les affaires civiles & criminelles, mais il a encore le département de la guerre & le commandement des armées. Un homme capable de soutenir dignement un si grand fardeau, est bien rare & bien extraordinaire. Cependant il s’en est trouvé qui ont rempli cette charge avec tant d’éclat, qu’ils ont fait l’admiration de leur siecle. Les Cuperlis pere & fils, ont triomphé dans la paix & dans la guerre, & par une politique presque inconnue jusqu’alors, ils sont morts tranquillement dans leurs lits.

Quand le sultan nomme un grand-visir, il lui met entre les mains le sceau de l’empire, sur lequel est gravé son nom : c’est la marque qui caractérise le premier ministre ; aussi le porte-t-il toujours dans son sein. Il expédie avec ce sceau tous ses ordres, sans consulter & sans rendre compte à personne. Son pouvoir est sans bornes, si ce n’est à l’égard des troupes, qu’il ne sauroit faire punir sans la participation de leurs chefs. A cela près, il faut s’adresser à lui pour toutes sortes d’affaires, & en passer par son jugement. Il dispose de tous les honneurs & de toutes les charges de l’empire, excepté de celles de judicature. L’entrée de son palais est libre à tout le monde, & il donne audience jusqu’au dernier des pauvres. Si quelqu’un pourtant croit qu’on lui ait fait quelque injustice criante, il peut se présenter devant le grand-seigneur avec du feu sur la tête, ou mettre sa requête au haut d’un roseau, & porter ses plaintes à sa hautesse.

Le grand-visir soutient l’éclat de sa charge avec beaucoup de magnificence ; il a plus de deux mille officiers ou domestiques dans son palais, & ne se montre en public qu’avec un turban garni de deux aigrettes chargées de diamans & de pierreries ; le harnois de son cheval est semé de rubis & de turquoises, la housse brodée d’or & de perles. Sa garde est composée d’environ quatre cens bosniens ou albanois, qui ont de paie depuis 12 jusqu’à 15 aspres par jour ; quelques uns de ses soldats l’accompagnent à pié quand il va au divan ; mais quand il marche en campagne, ils sont bien montés, & portent une lance, une épée, une hache & des pistolets. On les appelle délis, c’est-à-dire, fous, à cause de leurs fanfaronades & de leur habit qui est ridicule ; car ils ont un capot, comme les matelots.

La marche du grand-visir est précédée par trois queues de cheval, terminées chacune par une pomme dorée : c’est le signe militaire des Ottomans qu’ils appellent thou ou thouy. On dit qu’un général de cette nation ne sachant comment rallier ses troupes, qui avoient perdu leurs étendards, s’avisa de couper la queue d’un cheval, & de l’attacher au bout d’une lance ; les soldats coururent à ce nouveau signal, & remporterent la victoire.

Quand le sultan honore le grand-visir du commandement d’une de ses armées, il détache à la tête des troupes une des aigrettes de son turban, & la lui donne pour la placer sur le sien : ce n’est qu’après cette marque de distinction que l’armée le reconnoit pour général, & il a le pouvoir de conférer toutes les charges vacantes, même les vice-royautés & les gouvernemens, aux officiers qui servent sous lui. Pendant la paix, quoique le sultan dispose des premiers emplois, le grand-visir ne laisse pas de contribuer beaucoup à les faire donner à qui il veut ; car il écrit au grand-seigneur, & reçoit sa réponse sur le champ ; c’est de cette maniere qu’il avance ses créatures, ou qu’il se venge de ses ennemis ; il peut faire étrangler ceux-ci, sur la simple relation qu’il fait à l’empereur de leur mauvaise conduite. Il va quelquefois dans la nuit visiter les prisons, & mene toujours avec lui un bourreau pour faire mourir ceux qu’il juge coupables.

Quoique les appointemens de la charge de grandvisir ne soient que de quarante mille écus (monnoie de nos jours), il ne laisse pas de jouir d’un revenu immense. Il n’y a point d’officier dans ce vaste empire qui ne lui fasse des présens considérables pour obtenir un emploi, ou pour se conserver dans sa charge : c’est une espece de tribut indispensable.

Les plus grands ennemis du grand-visir sont ceux qui commandent dans le serrail après le sultan, comme la sultane mere, le chef des eunuques noirs & la sultane favorite ; car ces personnes ayant toujours en vue de vendre les premieres charges, & celle du grand-visir étant la premiere de toutes, elles font observer jusqu’à ses moindres gestes ; c’est ainsi qu’avec tout son crédit il est environné d’espions ; & les puissances qui lui sont opposées, soulevent quelquefois les gens de guerre, qui sous prétexte de quelque mécontentement, demandent la tête ou la déposition du premier ministre ; le sultan pour lors retire son cachet, & l’envoie à celui qu’il honore de cette charge.

Ce premier ministre est donc à son tour obligé de faire de riches présens pour se conserver dans son poste. Le grand-seigneur le suce continuellement, soit en l’honorant de quelques-unes de ses visites qu’il lui fait payer cher, soit en lui envoyant demander de tems-en-tems des sommes considérables. Aussi le visir met tout à l’enchere pour pouvoir fournir à tant de dépenses.

Son palais est le marché où toutes les graces se vendent. Mais il y a de grandes mesures à garder dans ce commerce ; car la Turquie est le pays du monde où la justice est souvent la mieux observée parmi les injustices.

Si le grand-visir a le génie belliqueux, il y trouve mieux son compte que dans la paix. Quoique le commandement des armées l’éloigne de la cour ; il a ses pensionnaires qui agissent pour lui en son absence ; & la guerre avec les étrangers, pourvû qu’elle ne soit pas trop allumée, lui est plus favorable qu’une paix qui causeroit des troubles intérieurs. La milice s’occupe pour lors sur les frontieres de l’empire ; & la guerre ne lui permet pas de penser à des soulevemens ; car les esprits les plus ambitieux cherchant à se distinguer par de grandes actions, meurent souvent dans le champ de Mars ; d’ailleurs le ministre ne sauroit mieux s’attirer l’estime des peuples qu’en combattant contre les infideles.

Après le premier visir, il y en a six autres qu’on nomme simplement visirs, visirs du banc ou du conseil, & pachas à trois queues, parce qu’on porte trois queues de cheval quand ils marchent, au lieu qu’on n’en porte qu’une devant les pachas ordinaires. Ces visirs sont des personnes sages, éclairées, savantes dans la loi, qui assistent au divan ; mais ils ne disent leurs sentimens sur les affaires qu’on y traite, que lorsqu’ils en sont requis par le grand-visir, qui appelle souvent aussi dans le conseil secret, les moufti & les cadilesques ou intendans de justice. Les appointemens de ces visirs sont de deux mille écus par an. Le grand-visir leur renvoie ordinairement les affaires de peu de conséquence, de même qu’aux juges ordinaires ; car comme il est l’interprete de la loi dans les choses qui ne regardent pas la religion, il ne suit le plus souvent que son sentiment, soit par vanité, soit pour faire sentir son crédit. (D. J.)