L’Encyclopédie/1re édition/VARRER

◄  VARRE
VARREUR  ►

VARRER, v. neut. & act. terme de relation, varrer, c’est prendre à la varre des tortues, quand elles viennent de tems en tems sur l’eau pour respirer.

Lorsqu’on veut varrer, ou prendre les tortues à la varre, on va la nuit avec un canot dans les endroits où l’on a remarqué beaucoup d’herbes coupées sur la surface de l’eau ; car c’est une marque certaine qu’il y a des tortues en cet endroit, qui coupant l’herbe en paissant, en laissent toujours échapper quelque partie, qui monte & surnage sur l’eau : celui qui tient la varre est sur le bout ou la proue du canot.

Le mot de varre est espagnol, il signifie une gaule ou perche ; celle dont on se sert en cette pêche, est de sept à huit piés de longueur, & d’un bon pouce de diametre, à-peu-près comme la hampe d’une hallebarde. On fait entrer dans un des bouts un clou quarré, de sept à huit pouces de long y compris la douille dont il fait partie ; cette douille a une boucle ou anneau de fer, ou simplement un trou, où est attachée une longue corde proprement roulée sur l’avant du canot, où un des bouts est aussi attaché, & la hampe est aussi attachée à une autre petite corde dont le varreur tient un bout.

Le varreur donc étant debout sur l’avant du canot, la varre à la main droite, examine tout autour de lui s’il voit paroitre quelque tortue, ce qui est assez aisé durant la nuit, parce qu’on voit bouillonner la surface de l’eau à l’endroit où la tortue veut lever la tête pour souffler ; ou si la tortue dort sur l’eau, ou qu’un mâle soit avec une femelle, ce qu’on appelle un cavalage, l’écaille qui reluit & qui réflechit la lumiere de la lune ou des étoiles, la lui fait appercevoir aussi-tôt ; à quoi l’on doit ajouter que dans les nuits obscures il reste toujours sur la surface de la terre & des eaux un peu de lumiere, qui est suffisante à ceux qui se couchent sur le ventre pour voir à une distance assez considérable autour d’eux.

Dès qu’il apperçoit la tortue, il marque avec le bout de sa varre à celui qui conduit le canot, le lieu où il faut aller ; & quand il est à portée de la tortue il la varre, c’est-à-dire il la frappe & la perce avec le clou qui est enté dans la hampe. Aussi tôt que la tortue se sent blessée, elle fuit de toutes ses forces, & elle entraine le canot avec une très-grande violence ; le clou qui est entré dans son écaille ne la quitte pas, & le varreur qui a retiré sa hampe s’en sert pour enseigner à celui qui est à l’arriere, où il doit gouverner.

Après qu’elle a bien couru les forces lui manquent, souvent même elle étouffe faute de venir sur l’eau pour respirer. Quand le varreur sent que la corde mollit, il la retire peu-à-peu dans le canot, & s’approchant ainsi de la tortue qu’il a fait revenir sur l’eau, morte ou extrèmement affoiblie, il la prend par une patte & son compagnon par l’autre, & ils la mettent dans le canot, & en vont chercher une seconde.

Il n’est pas nécessaire qu’il y ait des ardillons au fer de la varre, ni que le varreur fasse entrer le fer guere plus avant que l’épaisseur de l’écaille, parce que aussi-tôt que la tortue sent la douleur que le clou lui fait en perçant son écaille, elle se resserre de telle façon qu’on a bien plus de peine à retirer le clou, qu’on en avoit eu à le faire entrer.

On sera peut-être surpris de ce qui a été dit ci-dessus, que la tortue entraine le canot avec une grande violence ; mais il sera aisé de se le persuader quand on fera réflexion à la force & à la grandeur qu’ont ces animaux dans l’Amérique, où communément on les trouve de trois piés & demi à quatre piés de long, sur deux piés & demi de large, pesant jusqu’à trois cent livres, & souvent davantage. Labat, Voyage d’Amérique. (D. J.)