L’Encyclopédie/1re édition/TÉTRALOGIE

TÉTRALOGIE, s. f. (Poésie dram. des anc.) on nommoit chez les Grecs tétralogie, quatre pieces dramatiques d’un même auteur, dont les trois premieres étoient des tragédies, & la quatrieme satyrique ou boufonne ; le but de ces quatre pieces d’un même poëte, étoit de remporter la victoire dans les combats littéraires.

On sait que les poëtes tragiques combattoient pour la couronne de la gloire aux dionysiaques, aux lénées, aux panathénées, & aux chytriaques, solemnités, qui toutes, à l’exception des panathénées, dont Minerve étoit l’objet, étoient consacrées à Bacchus. Il falloit même que cette coutume fût assez ancienne, puisque Lycurgue, orateur célebre, qui vivoit à Athènes du tems de Philippe & d’Alexandre, la remit en vigueur ; pour augmenter l’émulation parmi les Poëtes ; il accorda même le droit de bourgeoisie à celui qui seroit proclamé vainqueur aux chytriaques.

Plutarque prétend que du tems de Thespis, qui vivoit vers la 60e olympiade, les poëtes tragiques ne connoissoient point encore ces jeux littéraires, & que leur usage ne s’établit que sous Eschyle & Phrynichus ; mais les marbres d’Oxford, ainsi qu’Horace, disent formellement le contraire. Il est vrai néanmoins que ces combats entre les auteurs, ne devinrent célebres que vers la 70e olympiade, lorsque les Poëtes commencerent à se disputer le prix par les pieces dramatiques qui étoient connues sous le nom général de tétralogie, τετραλογία.

Il est souvent fait mention de ces tétralogies chez les anciens ; nous avons même dans les ouvrages d’Eschyle & d’Euripide, quelques-unes des tragédies qui en faisoient partie. On y voit sous quel archonte elles avoient été jouées, & le nom des concurrens qui leur avoient enlevé ou disputé la victoire.

Les tétralogies les plus difficiles & les plus estimées, avoient chacune pour sujet une des avantures d’un même héros, par exemple d’Oreste, d’Ulysse, d’Achille, de Pandion, &c. C’est pourquoi on donnoit à ces quatre pieces un seul & même nom, qui étoit celui du héros qu’elles représentoient. La pandionide de Philoclès, & l’orestiade d’Eschyle, formoient quatre tragédies, qui rouloient sur autant d’avantures de Pandion & d’Oreste.

La premiere des tragédies qui composoient l’orestiade, étoit intitulée Agamemnon ; la seconde, les Cæphores ; la troisieme, les Euménides. Nous avons encore ces trois pieces ; mais la quatrieme, qui étoit le drame satyrique, & intitulée Protée, ne se trouve plus. Or quoique, sur-tout dans l’Agamemnon, il ne soit parlé d’Oreste qu’en passant, cependant comme la mort de ce prince, qui étoit pere d’Oreste, est l’occasion & le sujet des Cæphores & des Euménides, on donna le nom d’Orestiade à cette tétralogie.

Ælien, hist. variar. l. XI. c. viij. nous a conservé le titre de deux tétralogies, dont les pieces ont encore entr’elles quelqu’affinité. Il dit qu’en la xcj. olympiade, dans laquelle Exainete d’Agrigente remporta le prix de la course, un certain Xénoclès, qui lui étoit peu connu, obtint le prix de tétralogie contre Euripide. Le titre des trois tragédies du premier étoit Œdipe, Lycaon & les Bacchantes, suivies d’Athamas, drame satyrique. Vous voyez que ces trois pieces, quoique tirées d’histoires différentes, rouloient cependant à-peu-près sur des crimes de même nature. Œdipe avoit tué son pere, Lycaon mangeoit de la chair humaine, & les bacchantes écorchoient quelquefois leurs propres enfans. On peut dire la même chose de la tétralogie d’Euripide, dont la premiere tragédie avoit pour titre Alexandre ou Paris, la seconde Palamede, & la troisieme les Troyennes ; ces trois sujets avoient tous rapport à la même histoire, qui est celle de Troie.

Les poëtes grecs faisoient aussi des tétralogies, dont les quatre pieces rouloient sur des sujets différens, & qui n’avoient ensemble aucun rapport direct ou indirect. Telle étoit une tétralogie d’Euripide, qui comprenoit la Médée, le Philoctete, le Dictys & les Moissonneurs ; telle étoit encore la tétralogie d’Eschyle, qui renfermoit pour quatre pieces, les Phynées, les Perses, le Glaucus & le Prométhée.

Le scholiaste d’Aristophane observe qu’Aristarque & Apollonius, considérant les trois tragédies séparément du drame appellé satyre, les nomment des trilogies, τριλογία ; parce que les satyres étant d’un genre comique, n’avoient aucune relation, soit pour le style, soit pour le sujet, avec les trois tragédies qui étoient le fondement de la tétralogie. Cependant dans les ouvrages des anciens tragiques, il est parlé de tétralogie, & jamais de trilogie.

Sophocle, que les Grecs nommoient le pere de la tragèdie, en connoissoit sans doute d’autant mieux la difficulté, qu’il avoit plus approfondi ce genre d’écrire. C’est peut-être par cette raison, que dans les combats où il disputa le prix de la tragédie avec Eschyle, Euripide, Chærilus, Aristée & plusieurs autres poëtes, il fut le premier qui commença d’opposer tragédie à tragédie, sans entreprendre de faire des tétralogies.

On peut compter Platon parmi ceux qui en avoient composé. Dans sa jeunesse, ne se trouvant point de talent pour les vers héroïques, il prit le parti de se tourner du côté de la tragédie. Dejà il avoit donné aux comédiens une tétralogie, qui devoit être jouée aux prochaines dionysiaques ; mais ayant par hasard entendu Socrate, il fut si frappé de ses discours, que méprisant une victoire qui n’avoit plus de charmes pour lui, non-seulement il retira sa piece, mais il renonça au théatre, & se livra entierement à l’étude de la philosophie.

Mais les combats entre les poëtes tragiques devinrent si célebres, que peu de tems après leur établissement, Thémistocle en ayant donné un, dans lequel Phrynicus fut couronné ; ce grand capitaine crut devoir en immortaliser la mémoire, par une inscription qui est venue jusqu’à nous.

La tétralogie d’Eurypide, dont nous avons parlé ci-dessus, fut jouée dans la 87e olympiade, sous l’archonte Pythiodore, & l’auteur ne fut couronné que le troisieme ; car on ne décernoit dans tous les combats littéraires que trois couronnes. On sait qu’elles étoient de feuilles d’arbre, comme celles des combats gymniques ; mais quelle autre récompense eût-on employée, si l’on considere la qualité des concurrens qui étoient quelquefois des rois, des empereurs, des généraux d’armée, ou les premiers magistrats des républiques. Il s’agissoit de flatter l’amour propre des vainqueurs, & l’on y réussit par-là merveilleusement. Aussi les poëtes couroient après ces sortes de couronnes avec une ardeur dont nous n’avons point d’idée. Quand Sophocle, tout jeune, donna sa premiere piece, la chaleur des spectateurs qui étoient partagés entre lui & ses concurrens, obligea Cimon d’entrer dans le théatre avec ses collegues, de faire des libations à l’honneur des dieux, de choisir pour juges dix spectateurs choisis de chaque tribu, & de leur faire prêter le serment avant qu’ils adjugeassent la couronne. Plutarque ajoute, que la dignité des juges échauffa encore l’esprit des spectateurs & des combattans ; que Sophocle fut enfin déclaré vainqueur, & qu’Eschyle qui étoit un de ses rivaux, en fut si vivement piqué, qu’il se retira en Sicile, où il mourut peu de tems après.

Les Romains n’imiterent jamais les tétralogies des Grecs, vraissemblablement par la difficulté de l’exécution. Il arriva même dans la suite chez les Grecs ; soit que les génies se fussent épuises, soit que les Athéniens eussent conservé un goût continuel pour les ouvrages de leurs anciens poëtes tragiques, il arriva, dis-je, qu’on permit aux auteurs qui leur succéderent, de porter au combat les pieces des anciens poëtes corrigées : Quintilien assure que quelques modernes, qui avoient usé de cette permission sur les tragédies d’Eschyle, s’étoient rendus, par ce travail, dignes de la couronne ; & c’est peut-être aussi la seule à laquelle nous pouvons aspirer. (Le chevalier de Jaucourt.)