L’Encyclopédie/1re édition/STRATFORD ou STRETFORD

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STRATFORD ou STRETFORD, (Géog. mod.) bourg à marché, d’Angleterre, dans Warvick-shire, sur l’Avon, qu’on y passe sur un fort beau pont de pierre de taille de quatorze arches, construit aux dépens de Hugues Clopton, maire de Londres, qui voulut laisser à sa patrie ce monument de son affection. Il n’y a pas long-tems qu’on montroit encore dans ce bourg, la maison où Shakespeare (Guillaume) étoit mort en 1616 ; on la regardoit même comme une curiosité du pays, dont les habitans regrettoient la destruction ; tant ils sont jaloux de la gloire de la naissance de ce génie sublime, le plus grand qu’on connoisse dans la poésie dramatique.

Il vit le jour à Stratford en 1564, son pere qui étoit un gros marchand de laine, ayant dix enfans, dont Shakespeare étoit l’aîné, ne put lui donner d’autre éducation, que de le mettre pendant quelque tems dans une école publique, pour qu’il suivît ensuite son commerce. Il le maria à l’âge de dix-sept ans avec la fille d’un riche paysan, qui faisoit valoir son bien dans le voisinage de Stratford. Shakespeare jeune, & abandonné à lui-même, vit des libertins, vint à Londres, & fit connoissance avec des comédiens. Il entra dans la troupe, & s’y distingua par son génie tourné naturellement au théâtre, sinon comme grand acteur, du-moins comme excellent auteur. Ce seroit un plaisir pour un homme curieux des anecdotes du théâtre anglois, de savoir quelle a été la premiere piece de cet auteur ; mais c’est ce qu’on ignore. On ne sait pas non plus le tems précis qu’il quitta le théâtre pour vivre tranquillement ; on sait seulement que ce ne fut qu’après l’année 1610.

Plusieurs de ses pieces furent représentées devant la reine Elisabeth, qui ne manqua pas de donner au poëte des marques de sa faveur. C’est évidemment cette princesse qu’il a eu en vûe dans son songe d’été, quand il dit : « une belle vestale couronnée dans l’occident » ; & tout cet endroit est un compliment joliment amené, & adroitement appliqué à la reine. L’admirable caractere de Falstaffe dans la piece de Henri IV. lui plût si fort, qu’elle dit à Shakespeare de le faire paroitre amoureux dans une autre piece ; & ce fut-là ce qui produisit les commeres de Windsor, piece qui prouve que la reine fut bien obéie.

Mais Shakespeare reçut des marques extraordinaires d’affection du comte de Southampton, fameux dans l’histoire de ce tems-là, par son amitié pour le comte d’Essex. Ce seigneur lui fit à une seule fois un présent de mille livres sterling, pour l’aider dans une acquisition qu’il souhaitoit de se procurer. Il passa les dernieres années de sa vie dans l’aisance & dans le commerce de ses amis. Son esprit & son bon caractere lui valurent la recherche & l’amitié de la noblesse, & des gentilshommes du voisinage.

M. Rowe dit qu’on raconte encore dans la comté, une histoire assez plaisante sur ce sujet. Il étoit particulierement lié avec un vieux gentilhomme nommé Combe, très-connu par ses richesses & par son caractere usurier. Un jour qu’ils étoient en compagnie d’amis, M. Combe dit en riant à Shakespeare, qu’il s’imaginoit qu’il avoit dessein de faire son épitaphe, en cas qu’il vînt à mourir, & que comme il né sauroit point ce qu’on diroit de lui quand il seroit mort, il le prioit de la faire tout de suite : sur ce discours, Shakespeare fit quatre vers, dont voici le sens : « Cy gît, dix pour cent ; il y a cent contre dix, que son ame soit sauvée : si donc quelqu’un demande qui repose dans cette tombe : Ho ! ho ! répond le diable, c’est mon Jean de Combe ».

Ce M. Combe est vraissemblablement le même, dont Dugdale dit dans ses Antiquités de Warwick-shire, qu’il a un monument dans le chœur de l’église de Stratford, avec l’épitaphe suivante : « Ici est enterré le corps de Jean Combe, écuyer, mort le 10 Juillet 1614. Il a légué diverses charités annuelles à la paroisse de Stratford, & cent liv. sterling pour les prêter à quinze pauvres marchands, de trois en trois ans, en changeant les parties chaque troisieme année, à quinze shellings par an, dont le gain sera distribué aux pauvres du lieu ». Cette donation a tout l’air de venir d’un usurier riche & raffiné.

Shakespeare mourut lui-même deux ans après dans la cinquante-troisieme année de son âge, & laissa très peu d’écrits ; mais ceux qu’il publia pendant sa vie ont immortalisé sa gloire. Ses ouvrages dramatiques parurent pour la premiere fois tous ensemble, à Londres en 1623, in-fol. & depuis MM. Rowe, Pope & Théobald en ont publié de nouvelles éditions. J’ignore si celle que M. Warburton avoit projettée, a eu lieu. Il devoit y donner dans un discours préliminaire, outre le caractere de Shakespeare & de ses écrits, les regles qu’il a observées pour corriger son auteur, avec un ample glossaire, non de termes d’art, ni de vieux mots, mais des termes auxquels le poëte a donné un sens particulier de sa propre autorité, & qui faute d’être entendus, répandent une grande obscurité dans ses pieces. Voyons maintenant ce qu’on pense du génie de Shakespeare, de son esprit, de son style, de son imagination, & de ce qui peut excuser ses défauts. Qu’on ne s’étonne pas si nous entrons dans ces détails, puisqu’il s’agit du premier auteur dramatique d’entre les modernes.

A l’égard de son génie, tout le monde convient qu’il l’avoit très-beau, & qu’il devoit principalement à lui-même ce qu’il étoit. On peut comparer Shakespeare, selon Adisson, à la pierre enchassée dans l’anneau de Pyrrhus, qui représentoit la figure d’Apollon avec les neuf muses dans ses veines, que la nature y avoit tracées elle-même, sans aucun secours de l’art. Shakespeare est de tous les auteurs, le plus original, & qui ne doit rien à l’imitation des anciens ; il n’eut ni modeles, ni rivaux, les deux sources de l’émulation, les deux principaux aiguillons du génie. Il est un exemple bien remarquable de ces sortes de grands génies, qui par la force de leurs talens naturels, ont produit au milieu de l’irrégularité, des ouvrages qui faisoient les délices de leurs contemporains, & qui font l’admiration de la postérité.

Le génie de Shakespeare se trouvoit allié avec la finesse d’esprit, & l’adresse à ménager les traits frappans. M. le Blanc rapporte un endroit fin de la tragédie de César. Décius, parlant du dictateur, dit : « Il se plaît à entendre dire, qu’on surprend les lions avec des filets, & les hommes avec des flatteries, &c. mais quand je lui dis, qu’il hait les flatteurs, il m’approuve, & ne s’apperçoit pas que c’est en cela que je le flatte le plus ». Dans sa tragédie de Macheth, il représente avec beaucoup d’adresse l’impression naturelle de la vertu ; on voit un scélérat effrayé sur ce qu’il remarque la modération du prince qu’il va assassiner. « Il gouvernoit, dit-il en parlant de ce prince, avec tant de douceur & d’humanité » ; d’où il conclud que toutes les puissances divines & humaines se joindroient ensemble pour venger la mort d’un roi si débonnaire. Mais il ne se peut rien de plus intéressant que le monologue de Hamlet, prince de Danemarck, dans le troisieme acte de la tragédie de ce nom : on sait comme M. de Voltaire a rendu ce morceau. C’est Hamlet qui parle.

Demeure, il faut choisir, & passer à l’instant
De la vie à la mort, ou de l’être au néant.
Dieux cruels, s’il en est, éclairez mon courage !
Faut-il vieillir courbé sous la main qui m’outrage,
Supporter ou finir mon malheur & mon sort ?
Qui suis-je ? qui m’arrête ? & qu’est-ce que la mort ?
C’est la fin de nos maux ; c’est mon unique asyle ;
Après de longs transports, c’est un sommeil tranquile ;
On s’endort, & tout meurt ; mais un affreux réveil
Doit succéder peut-être aux douceurs du sommeil !
On nous menace ; on dit que cette courte vie,
De tourmens éternels est aussi-tôt suivie.
O mort ! moment fatal ! affreuse éternité !
Tout cœur à ton seul nom se glace épouvanté.
Eh, qui pourroit sans toi supporter cette vie ;
De nos prêtres menteurs bénir l’hypocrisie ;
D’une indigne maîtresse encenser les erreurs ;
Ramper sous un ministre, adorer ses hauteurs,
Et montrer les langueurs de son ame abattue
A des amis ingrats qui détournent la vue ?
La mort seroit trop douce en ces extrémités,
Mais le scrupule parle & nous crie, arrêtez,
Il défend à nos mains cet heureux homicide,
Et d’un héros guerrier fait un chrétien timide.

Par rapport au style, il est certain que ses expressions sont quelquefois sublimes. Dans les tableaux de l’Albane, les amours de la suite de Vénus ne sont pas représentés avec plus de grace, que Shakespeare n’en donne à ceux qui font le cortege de Cléopatre, dans la description de la pompe avec laquelle cette reine se présente à Antoine sur les bords du Cydneis ; mais à des portraits où l’on trouve toute la noblesse & l’élévation de Raphaël, succedent quelquefois de misérables tableaux dignes des peintres de taverne, qui ont copié Téniers.

Son imagination étoit vive, forte, riche & hardie. Il anine les fantômes qu’il fait paroître ; il communique toutes les impressions des idées qui l’affectent, & les spectateurs ont de la peine à se défendre de la terreur qu’inspirent les scenes des spectres de ce poëte. Il y a quelque chose de si bisarre, & en même tems de si grave dans les discours de ses fantômes, de ses fées, de ses sorciers, & de ses autres personnages chimériques, qu’on imagine que s’il y avoit de tels êtres au monde, ils parleroient & agiroient de la maniere dont il les a représentés.

L’obscurité des oracles de Shakespeare n’est souvent obscurité que pour ceux qui n’ont pas eu l’avantage d’en découvrir les beautés. Par exemple, dans le songe d’été, acte II. le roi des fées dit à son confident : « Tu te souviens du jour qu’assis sur le haut d’un promontoire, j’écoutois les chants d’une sirene portée sur le dos d’un dauphin ; elle remplissoit les airs d’accens si doux & si mélodieux, que la mer en fureur se calma aux charmes de sa voix, & que certaines étoiles se précipiterent follement de leurs spheres, pour prêter l’oreille aux sons harmonieux qu’elle faisoit retentir ».

Le but de l’auteur dans cette allégorie a été de faire l’éloge & la satyre de Marie, reine d’Ecosse, en couvrant néanmoins les deux vues qu’il avoit. D’abord la maniere dont il place le lieu de la scene, montre que c’est dans le voisinage de l’île de la grande Bretagne ; car il représente celui qui parle, attentif à la voix de la sirene, dans le même tems qu’il voyoit l’attentat de l’amour contre la vestale (la reine Elisabeth).

La sirene sur le dos du dauphin désigne clairement le mariage de la reine Marie avec le dauphin de France. Le poëte la représente sous l’image d’une sirene par deux raisons ; & parce qu’elle étoit reine d’une partie de l’île, & à cause de ses dangereux attraits. Remplissoit l’air d’accens si doux & si mélodieux ; voilà qui fait allusion à son esprit & à ses connoissances, qui la rendirent la femme la plus accomplie de son tems.

Les historiens françois rapportent que pendant qu’elle étoit à la cour de France & dauphine encore, elle prononça une harangue latine dans la grande-salle du Louvre avec tant de grace & d’éloquence, que toute l’assemblée en fut ravie d’admiration.

Que la mer en fureur se calma aux charmes de sa voix ; par-là l’auteur entend l’Ecosse, qui fut longtems contre elle. Ce trait est d’autant plus juste, que l’opinion commune est que les sirenes chantent durant la tempête.

Certaines étoiles se précipiterent follement de leurs spheres, pour prêter l’oreille aux sons harmonieux qu’elle faisoit retentir. C’est ce qui fait allusion en général aux divers mariages qu’on lui proposa ; mais cela regarde plus particulierement la fameuse négociation du duc de Norfolk avec elle ; négociation qui lui ayant été si fatale, aussi-bien qu’au comte de Northumberland & à plusieurs autres illustres familles, on pouvoit dire avec assez d’exactitude, que certaines étoiles se précipiterent follement de leurs spheres.

Shakespeare possede à un degré éminent l’art de remuer les passions, sans qu’on apperçoive qu’il travaille à les faire naître, mais le cœur se serre & les larmes coulent au moment qu’il le faut. Il a encore l’art d’exciter les passions opposées, & de faire rire quand il le veut ; il connoît les ressorts de notre tendresse & ceux de nos foibles le plus frivoles, les ressorts de nos sentimens les plus vifs, comme ceux de nos sensations les plus vaines.

Il est ridicule de lui reprocher son manque de littérature, puisqu’il est certain qu’il montre dans ses pieces beaucoup de connoissances, & qu’il nous importe fort peu de savoir dans quelle langue il les a acquises. On voit qu’il avoit une bonne teinture de l’Histoire ancienne & moderne, de la Mythologie, & de ce qui constitue l’érudition poétique. Non seulement l’esprit, mais les mœurs des Romains se trouvent peintes dans Coriolan & dans Jules-César, suivant les divers tems où ils ont vécu. Ses descriptions sont exactes, & ses métaphores en général assez justes. Il connoissoit les dramatiques grecs & latins, & l’on sait qu’il a emprunté de Plaute l’intrigue d’une de ses pieces. Il ne se montre pas quelquefois moins habile dans la critique qu’il fait des défauts de style ou de composition des autres auteurs. En voici deux exemples.

Dans la piece intitulée, Tout ce qui finit bien, est bien, acte V. scene II. Parolles représente ses malheurs au paysan par une métaphore sale & grossiere ; voyant que le paysan se bouchoit le nez, Parolles dit : Il n’est pas nécessaire que vous vous bouchiez le nez : je parle par métaphore. Le paysan répond : Si votre métaphore sent mauvais…… je me boucherai le nez pour les métaphores de qui que ce soit.

Dans Timon, acte V. scene III. le poëte flattant Timon par ses invectives contre l’ingratitude de ses amis, dit d’un ton ronflant : Je suis transporté de fureur, & je ne puis couvrir cette monstrueuse ingratitude d’aucune façon. Timon répond : Laissez la nue, on ne la verra que mieux. La plaisanterie de cette réponse est excellente : elle renferme non-seulement un souverain mépris du flatteur en particulier, mais cette utile leçon en général, que les choses se voient de la maniere la plus claire, quand on les exprime simplement.

En admirant Shakespeare, nous ne devons pas fermer les yeux sur ses défauts ; s’il étonne par la beauté de son génie, il révolte quelquefois par son comique trivial, ses pointes & ses mauvaises plaisanteries ; une scène ridicule se trouve à la suite d’une scene admirable : cependant M. Pope croit qu’on peut en quelque maniere excuser de pareils défauts dans ce poëte, & en donner des raisons, sans quoi il est difficile de concevoir qu’un si grand génie y soit tombé de gaieté de cœur. Il écrivit d’abord pour le peuple sans secours, sans avis, & sans aucune vue de réputation ; mais après que ses ouvrages eurent mérité les applaudissemens de la cour & de la ville, il perfectionna ses productions, & respecta davantage son auditoire.

Il faut encore observer que dans la plûpart des éditions de cet auteur il s’y est glissé des erreurs sans nombre, dont l’ignorance a été la source. On a mis très-injustement sur le compte du poëte quantité de fautes, qui ne viennent que des additions arbitraires, des retranchemens, des transpositions de vers, & même des scenes, de la maniere dont les personnages ont été confondus & les discours de l’un attribués à l’autre ; en un mot, de l’altération d’un nombre infini de passages, par la bêtise & les mauvaises corrections qu’ont faites les premiers éditeurs de ce poëte.

Pope conclud que malgré tous les défauts que la plus sévere critique peut trouver dans Shakespeare, & malgré toute l’irrégularité de ses pieces, on doit considérer ses ouvrages comparés avec d’autres plus polis & plus réguliers, comme un ancien bâtiment majestueux d’architecture gothique, comparé avec un édifice moderne d’une architecture réguliere. Ce dernier est plus élégant & plus brillant, mais le premier a quelque chose de plus fort & de plus grand. Il faut avouer qu’il y a dans l’un assez de matériaux pour fournir à plusieurs de l’autre espece. Il y regne plus de variété, & les appartemens sont bien plus vastes, quoiqu’on y arrive souvent par des passages obscurs, bisarrement ménagés & desagréables. Tout ce qu’il y a de défectueux n’empêche pas que tout le corps n’inspire du respect, quoique plusieurs des parties soient de mauvais goût, mal disposées, & ne répondent pas à sa grandeur.

Comme je goûte beaucoup le jugement plein de délicatesse & de vérité que M. Hume porte de Shakespeare, je le joins ici pour clôture. Si dans Shakespeare, dit-il, on considere un homme né dans un siecle grossier, qui a reçu l’éducation la plus basse, sans instruction du côté du monde ni des livres, il doit être regardé comme un prodige ; s’il est représenté comme un poëte qui doit plaire aux spectateurs rafinés & intelligens, il faut rabattre quelque chose de cet éloge. Dans ses compositions, on regrette que des scenes remplies de chaleur & de passion soient souvent défigurées par un mélange d’irrégularités insupportables, & quelquefois même d’absurdités ; peut-être aussi ces difformités servent-elles à donner plus d’admiration pour les beautés qu’elles environnent.

Expressions, descriptions nerveuses & pittoresques, il les offre en abondance ; mais en vain chercheroit-on chez lui la pureté ou la simplicité du langage. Quoique son ignorance totale de l’art & de la conduite du théatre soit révoltante, comme ce défaut affecte plus dans la représentation que dans la lecture, on l’excuse plus facilement que ce manque de goût, qui prévaut dans toutes ses productions, parce qu’il est réparé par des beautés saillantes & des traits lumineux.

En un mot, Shakespeare avoit un génie élevé & fertile, & d’une grande richesse pour les deux genres du théatre ; mais il doit être cité pour exemple du danger qu’il y aura toujours à se reposer uniquement sur ces avantages, pour atteindre à l’excellence dans les beaux-arts ; peut-être doit-il rester quelque soupçon, qu’on releve trop la grandeur de son génie, à-peu-près comme le défaut de proportion & la mauvaise taille donnent quelquefois aux corps une apparence plus gigantesque. (Le Chevalier de Jaucourt.)