L’Encyclopédie/1re édition/SPARTE ou LACÉDÉMONE

SPARTE ou LACÉDÉMONE, (Géog. anc.) ville du Péloponnèse dans la Laconie.

J’ai promis au mot Lacédémone, de la décrire ; & comment pourrois-je l’oublier ? Son nom seul rappelle de plus grandes choses, & surtout de plus grandes vertus, que celui de toutes les autres villes de la Grece ensemble. Sa gloire a fait tant de bruit dans le monde, & dans les annales de l’Histoire, qu’on ne se lasse point d’en parler. Les auteurs ont coutume de donner le nom de Spartiates aux habitans de la ville, & celui de Lacédémoniens aux habitans de la campagne. Hérodote, Xénophon & Diodore, ont presque toujours observé cet usage.

Cette ville a été bâtie par Lacédémon, qui regnoit avec Eurotas en Laconie, la 67 année de l’ere attique, & la 1539 année avant J. C. Il la nomma Sparte, du nom de sa femme ; & c’est le seul nom dont Homere fasse usage pour désigner la capitale de la Laconie.

Plus ancienne que Rome de 983 ans ; plus que Carthage de 867 ans ; plus que Syracuse de 995 ans ; plus qu’Alexandrie de 1405 années ; plus que Lyon de 1693 années ; & plus que Marseille de 1136, car Eusebe prétend que cette derniere ville a été bâtie 1736 ans avant la naissance de J. C.

La forme de Sparte étoit ronde, & son terrein inégal & coupé par des collines, selon la description de Polybe. Cet historien lui donne 48 stades de circuit, c’est-à-dire un peu plus de deux lieues de France ; circuit bien différent de celui d’Athènes, qui approchoit de 100 stades. C’est là-dessus que Thucydide fait une si belle remarque sur la fortune de ces deux villes, qui ont autrefois partagé toute la Grece pour leurs intérêts. « Imaginons-nous, dit il, que la ville de Sparte soit rasée, & qu’il en reste seulement les temples & le plan de ses édifices ; en cet état, la postérité ne pourroit jamais se figurer que sa puissance & sa gloire fussent montées au point où elles sont. Si nous supposons, au contraire, que la ville d’Athènes ne soit plus qu’une esplanade, son aspect nous devroit toujours persuader que sa puissance aura été deux fois plus grande qu’elle n’est ».

Dans les premiers tems, Sparte n’eut point de murailles, & quoiqu’ouverte, Agésilaüs la défendit contre Epaminondas, après la bataille de Leuctres : elle demeura telle 6 ou 700 ans, selon la plupart des historiens ; ce fut du tems de Pyrrhus que le tyran Nabis éleva des murs à cette ville. Philopoëmen les fit abattre, & Appius Claudius les rétablit bientôt après.

Hérodote dit que du tems de Xerxès, la ville de Sparte pouvoit fournir huit mille hommes capables de porter les armes ; mais ce nombre augmenta bien dans la suite, & rien ne prouve mieux la multitude des habitans de la république de Lacédémone, que les colonies qui en sont sorties. Elle peupla Byzance, quatre ou cinq villes d’Asie, une dans l’Afrique, cinq ou six dans la Grece, trois ou quatre provinces d’Italie, une ville en Portugal, & une autre en Espagne auprès de Cordoue. Cependant le nombre de ses habitans n’a roulé que sur la fécondité de leurs mariages. Sparte ne souffrit point que des familles étrangeres vinssent s’établir dans son enceinte, & jamais ville n’a été plus jalouse de son droit de bourgeoisie.

Elle fut toujours distinguée par les Romains, tant qu’ils en furent les maîtres ; enfin elle tomba sous la domination des Turcs, l’an de J. C. 1460, 7 ans après la prise de Constantinople, 5 ans après celle d’Athènes, & 3210 ans après sa fondation. On la nomme aujourd’hui Misistra, dont il est bon de voir l’article. Je passe maintenant à ce qu’elle étoit du tems de Pausanias. Voici la description qu’il en fait, dont j’élaguerai peu de chose.

En descendant de Thornax, dit-il, on trouvoit devant soi la ville de Sparte, qui étoit appellée ainsi de sa fondation ; mais qui dans la suite prit le nom de Lacédémone, parce que c’étoit le nom du pays. Il y avoit dans cette ville beaucoup de choses dignes de curiosité. En premier lieu, la place publique où se tenoit le sénat des vieillards, qui étoient au nombre de 28 ; le sénat de ceux qui sont les conservateurs des lois ; le sénat des éphores, & le sénat de ces magistrats qu’ils appelloient bidiéens. Le sénat des vieillards étoit le souverain tribunal des Lacédémoniens, & celui qui régloit toutes les affaires de l’état. Les autres sénateurs étoient, à-proprement parler, des archontes ; les éphores étoient au nombre de cinq, & les bidiéens de même. Ceux-ci étoient commis pour veiller sur les jeunes gens, & pour présider à leurs exercices, soit dans le lieu qu’ils nommoient le plataniste, soit par-tout ailleurs. Ceux-là étoient chargés de soins plus importans, & chaque année ils en nommoient un d’entr’eux qui présidoit aux autres, & dont le nom servoit à marquer l’année, de la même maniere qu’à Athènes les neuf élisoient un d’entr’eux, qui avoit le nom d’archonte par excellence.

Le plus bel édifice qu’il y eût dans la place, étoit le portique des Perses, ainsi nommé parce qu’il avoit été bâti des dépouilles remportées sur les Perses. Dans la suite on l’avoit beaucoup agrandi & orné. Tous les chefs de l’armée des Barbares, & entr’autres Mardonius, fils de Gobryas, avoient là chacun leurs statues de marbre blanc, & ces statues étoient sur autant de colonnes : on y voyoit aussi la statue d’Arthémise, fille de Lygdamis & d’Halicarnasse. On dit que cette reine de son propre mouvement, joignit ses forces à celles de Xerxès pour faire la guerre aux Grecs, & que dans le combat naval qui fut donné auprès de Salamine, elle fit des prodiges de valeur.

Après le portique des Perses, ce qu’il y avoit de plus beau à voir dans cette place, étoit deux temples, dont l’un étoit consacré à Jules-César, & l’autre à Auguste son fils. On remarquoit sur l’autel de ce dernier une figure d’Agias, gravée sur du cuivre : c’est cet Agias qui prédit à Lysander qu’il se rendroit maître de toute la flotte d’Athènes à Aigospotamos, à la réserve de dix galeres, qui en effet se sauverent en Chypre.

Dans la place de Sparte on voyoit encore trois statues, une d’Apollon pythien, l’autre de Diane, & la troisieme de Latone. L’endroit où étoient ces statues, étoit une enceinte qu’ils appelloient du nom de chœur, parce que dans ces jeux publics auxquels les jeunes gens s’exerçoient, & qui se célébroient avec beaucoup de solemnité, toute la jeunesse alloit là, & y formoit des chœurs de musique en l’honneur d’Apollon.

Près de-là étoient plusieurs temples, l’un consacré à la Terre, l’autre à Jupiter agoréus, un autre à Minerve agoréa, & un quatrieme à Neptune surnommé asphalius. Apollon & Junon avoient aussi chacun le leur : on voyoit aussi une grande statue qui représentoit le peuple de Sparte ; & un peu plus bas le temple des Parques. Tout joignant ce temple étoit le tombeau d’Oreste : auprès de sa sépulture on remarquoit le portrait du roi Polydore, fils d’Alcamène. Les Lacédémoniens ont tellement distingué ce roi entre tous les autres, que les actes publics ont été long-tems scellés de son sceau.

Au même lieu il y avoit un Mercure qui portoit un petit Bacchus, & ce Mercure étoit surnommé agoreus. Il y avoit aussi dans le même endroit des rangées d’anciennes statues, qui représentoient les éphores de ces tems-là. Parmi ces statues on voyoit le tombeau d’Epiménide, & celui d’Aphareus, fils de Périérès. Ducôté droit étoient les Parques ; on voyoit les salles où les Lacédémoniens prenoient ces repas publics qu’ils nommoient phidities, & là étoit aussi Jupiter hospitalier & Minerve hospitaliere.

En sortant de la place, & passant par la rue des Barrieres, on trouvoit une maison qu’ils appelloient le Boonete. Au-dessus du sénat des bidiéens il y avoit un temple de Minerve, où l’on dit qu’Ulysse consacra une statue à la déesse, sous le nom de Minerve celeuthea, comme un monument de la victoire qu’il avoit remportée sur les amans de Pénélope ; & il fit bâtir sous le même nom, trois temples en trois différens endroits. Au bout de la rue des Barrieres, on trouvoit une sépulture de héros, entr’autres celle d’Iops, qu’on croit avoir vécu environ le tems de Lelex & de Mylès, celle encore d’Amphiaraüs, fils d’Oïclès.

Près de-là étoit le temple de Neptune surnommé ténarien, & assez près on voyoit une statue de Minerve. Du même côté on trouvoit la place Hellénie, ainsi appellée parce que dans le tems que Xerxes passa en Europe, toutes les villes greques qui prirent les armes contre lui, envoyerent leurs députés à Sparte, & ces députés s’aboucherent là pour aviser aux moyens de résister à une puissance si formidable. D’autres disoient que cette dénomination étoit encore plus ancienne, & qu’elle venoit de ce que tous les princes de la grece ayant pour l’amour de Ménélas, entrepris le siege de Troye, ils s’assemblerent en ce lieu pour délibérer sur cette expédition, & sur les moyens de tirer une vengeance de Pâris qui avoit enlevé Hélene.

Près de cette place, on montroit le tombeau de Talthybius ; mais ceux d’Egion en Achaïe avoient aussi dans le marché de leur ville un tombeau, qu’ils assuroient être celui de Talthybius. Dans le même quatier, on voyoit un autel dédié à Apollon Acritas, ainsi appellé, parce que cet autel étoit bâti sur une hauteur. On trouvoit dans le même endroit un temple de la Terre, qu’ils nommoient Gasepton, & un peu au-dessus un autre temple d’Apollon, surnommé Maléatis : passé la rue des Barrieres contre les murs de la ville, on trouvoit une chapelle dédiée à Dictynne, & ensuite les tombeaux de ces rois, qui ont été appellés Eurypontides.

Auprès de la place Hellénienne, il y avoit le temple d’Arsinoé, qui étoit fille de Leucippe, & belle-sœur de Castor & Pollux. Du côté des remparts, on voyoit un temple de Diane, & un peu plus loin la sépulture de ces devins qui vinrent d’Elis, & qu’on appelloit Jamides. Maron & Alphée avoient aussi-là leurs temples. C’étoit deux grands capitaines, qui, après Léonidas, signalerent le plus leur courage au combat des Thermopyles. A quelques pas de-là, on voyoit le temple de Jupiter Tropeus. Mais de tous les temples qui étoient à Sparte, le plus révéré étoit celui de la mere des dieux. On voyoit auprès le monument héroïque d’Hyppolite, fils de Thésée, & celui d’Aulon Arcadien, fils de Tlésimene, frere de Parthenopée.

La grande place de Sparte avoit encore une autre issue, & de ce côté-là on trouvoit un édifice où les habitans venoient prendre le frais. On disoit que ce bâtiment étoit un ouvrage de Théodore de Samos, qui le premier trouva l’art de fondre le fer & d’en faire des statues. C’est à la voûte de cet édifice que les Lacédémoniens avoient suspendu la lyre de Timothée de Milet, après l’avoir puni de ce qu’aux sept cordes de l’ancienne lyre, il en avoit ajouté quatre autres.

A quelques pas du temple d’Apollon, étoient trois autels dédiés à Jupiter Ambulius, à Minerve Ambulia, & aux Dioscures, qui avoient aussi le surnom d’Ambulii. Vis-à-vis étoit une éminence appellée Colona, où il y avoit un temple de Bacchus Colonate : ce temple tenoit presque à un bois qu’ils avoient consacré à ce héros, qui eut l’honneur de conduire Bacchus à Sparte. Du temple de Bacchus à celui de Jupiter Evanemus, il n’y avoit pas loin, & de ce dernier on voyoit le monument héroïque de Pleuron, dont les enfans de Tyndare descendoient par leur mere.

Près de là étoit une colline où Junon Argiva avoit un temple, qui avoit été consacré, dit-on, par Eurydice, fille de Lacédémon, & femme d’Acrisius, & qui étoit fils d’Abas : car pour le temple de Junon Hyperchiria, il avoit été bâti par le conseil de l’oracle, dans le tems que le fleuve Eurotas inondoit toute la campagne. On voyoit dans ce temple une statue de bois d’un goût fort ancien, & qui représentoit, à ce qu’ils disoient, Vénus-Junon. Toutes les femmes qui avoient des filles à marier, faisoient des sacrifices à cette déesse.

Au sortir de la place, vers le couchant, étoit le théâtre bâti de marbre blanc. Vis-à-vis du théâtre étoit le tombeau du roi Pausanias, qui commandoit les Lacédémoniens au combat de Platée. La sépulture de Léonidas étoit tout auprès. Tous les ans on faisoit les oraisons funebres de ces grands capitaines sur leurs tombeaux, & ces oraisons étoient suivies de jeux funéraires, où il n’y avoit que les Lacédémoniens qui fussent reçus à disputer le prix. Léonidas étoit véritablement inhumé dans ce lieu-là ; car ses os avoient été rapportés des Thermopyles par Pausanias quarante ans après sa mort. On voyoit aussi-là une colonne, sur laquelle étoient gravés les noms de ces grands hommes, qui soutinrent l’effort des Perses aux Thermopyles, & non-seulement leurs noms, mais ceux de leurs peres. Il y avoit un quartier dans la ville qu’on nommoit le Théomélide, où étoient les tombeaux des rois, dits Agides. Le lesché étoit tout contre. C’étoit le lieu où les Crotanes s’assembloient, & les Crotanes étoient la cohorte des Pitanates.

On trouvoit ensuite le temple d’Esculape, qu’ils nommoient l’Enapadon, & un peu plus loin le tombeau de Ténarus, d’où un promontoire fort connu avoit pris sa dénomination. Dans le même quartier on voyoit le temple de Neptune Hyppocurius, & celui de Diane Eginea. En retournant vers le lesché, on trouvoit sur son chemin le temple de Diane Issoria, autrement dite Liminéa. Près de ces tombeaux des Agides, on voyoit une colonne, sur laquelle on avoit gravé les victoires qu’un lacédémonien, nommé Anchionis, avoit remportées, au nombre de sept, tant à Olympie qu’ailleurs. On voyoit aussi le temple de Thétis dans ce quartier-là. Pour le culte de Cérès Cthonia, qui étoit établi à Sparte, les habitans croyoient l’avoir reçu d’Orphée ; mais il y a plus d’apparence qu’ils l’avoient pris des habitans d’Hermione, chez qui cette déesse étoit honorée sous le même nom. On voyoit aussi à Sparte un temple de Sérapis, & un temple de Jupiter Olympien.

Il y avoit un lieu qu’ils appelloient Dromos, où ils exerçoient leurs jeunes gens à la course. Si l’on y entroit du côté qui regardoit la sépulture des Agides, on voyoit à main gauche le tombeau d’Eumédès, qui étoit un des fils d’Hippocoon, & à quelques pas de-là une vieille statue d’Hercule. C’étoit à ce dieu, & en ce lieu-là, que sacrifioient les jeunes gens qui sortoient de l’adolescence pour entrer dans la classe des hommes. Le Dromos avoit deux gymnases ou lieux d’exercices, dont l’un avoit été consacré à cet usage par Euryclide de Sparte. Au dehors & près de la statue d’Hercule, on montroit une maison qui étoit autrefois la maison de Ménélas. Plus loin on trouvoit les temples des Dioscures, des Graces, de Lucine, d’Apollon Carnéus & de Diane Hégémaque. A droite du Dromos, on voyoit le temple d’Agnitas ; c’étoit un surnom qui avoit été donné à Esculape, à cause du bois dont la statue avoit été faite.

Quand on avoit passé le temple d’Esculape, on voyoit un trophée que Pollux, à ce qu’on dit, avoit érigé lui-même après la victoire qu’il avoit remportée sur Lyncée. Les Dioscures avoient leurs statues à l’entrée du Dromos, comme des divinités qui président à la barriere. En avançant plus loin, on voyoit le monument héroïque d’Alcon ; à quelques pas delà étoit le temple de Neptune, surnommé Domatilès. Plus loin étoit un endroit, qu’ils nommoient le Plataniste, à cause de la grande quantité de grands platanes dont il étoit rempli. Voyez Plataniste.

Vers ce bois de platanes, on voyoit aussi le monument héroïque de Cynisca, fille du roi Archidame. Derriere un portique qui étoit-là, on trouvoit encore d’autres monumens héroïques, comme ceux d’Alcime & d’Enarephore ; un peu plus loin ceux de Dorcée & de Sébrus. Dorcée avoit donné son nom à une fontaine qui étoit dans le voisinage, & Sébrus le sien à une rue de ce quartier-là. A droite du monument de Sébrus, on remarquoit le tombeau d’Alcman. Là se trouvoit aussi le temple d’Helene & le temple d’Hercule ; le premier plus près de la sépulture d’Alcman ; le second contre les murs de la ville. Dans ce dernier il y avoit une statue d’Hercule armé ; on dit qu’Hercule étoit représenté ainsi, à cause de son combat avec Hippocoon & avec ses enfans.

En sortant du Dromos, du côté de l’orient, on trouvoit un temple dédié à Minerve Axiopœnas, ou vengeresse. Minerve avoit encore dans cette rue un temple, qu’on trouvoit à gauche au sortir du Dromos. On rencontroit ensuite le temple d’Hipposthène, homme célebre pour avoir été plusieurs fois vainqueur à la lutte ; & vis-à-vis de ce temple, il y avoit une statue fort ancienne, qui représentoit Mars enchaîné, sur le même fondement qu’on voyoit à Athènes une Victoire sans aîles : car les Lacédémoniens s’étoient imaginés que Mars étant enchaîné, demeureroit toujours avec eux, comme les Athéniens avoient cru que la Victoire n’ayant point d’aîles, elle ne pourroit s’envoler ailleurs ni les quitter. C’étoit la raison qui avoit porté ces deux peuples à représenter ainsi ces divinités. Il y avoit encore à Sparte un autre lesché, qu’ils nommoient le Pœcile.

On voyoit tout près les monumens héroïques de Cadmus, fils d’Agenor ; d’Oéolicus, fils de Théras ; & d’Egée, fils d’Oéolicus. On croyoit que c’étoit Mésis, Léas & Europas, fils d’Hyrée & petit-fils d’Egée, qui avoient fait élever ces monumens. Ils avoient même ajouté celui d’Amphiloque, parce que Tisamene, leur ancêtre, étoit né de Démonasse, sœur d’Amphiloque. Les Lacédémoniens étoient les seuls grecs qui révéroient Junon sous le nom de la déesse Egophage, & qui lui immoloient une chevre. Si on reprenoit le chemin du théâtre, on voyoit un temple de Neptune Généthlius, & deux monumens héroïques, l’un de Cléodée, fils d’Hyllus, l’autre d’Oébalus ; Esculape avoit plusieurs temples dans Sparte ; mais le plus célebre de tous étoit celui qui étoit auprès de Boonete, & à la gauche duquel on voyoit le monument héroïque de Teleclus.

Plus avant on découvroit une petite colline, au haut de laquelle il y avoit un vieux temple de Vénus, & dans ce temple une statue qui représentoit la déesse armée. Ce temple étoit singulier ; mais à proprement parler, c’étoient deux temples l’un sur l’autre ; celui de dessus étoit dédié à Morpho : ce nom Morpho étoit un surnom de Vénus. La déesse y étoit voilée, & elle avoit des chaînes aux piés. Les habitans de Sparte disoient que c’étoit Tyndare qui lui avoit mis ces chaînes, pour donner à entendre combien la fidélité des femmes envers leurs maris devoit être inviolable : d’autres disoient que c’étoit pour se venger de Vénus, à qui il imputoit l’incontinence & les adulteres de ses propres filles.

Le temple le plus proche qui se présentoit ensuite, étoit celui d’Hilaire & de Phoebé. Un œuf enveloppé de bandelettes étoit suspendu à la voûte du temple, & le peuple croyoit que c’étoit l’œuf dont accoucha Léda. Des femmes de Sparte filoient tous les ans une tunique pour la statue d’Apollon qui étoit à Amycle, & le lieu où elles filoient, s’appelloit par excellence la Tunique. On voyoit auprès une maison qu’avoient habitée autrefois les fils de Tyndare, & qu’avoit achetée depuis un particulier de Sparte nommé Phormion. Un jour, à ce qu’on rapporte, les Dioscures étoient arrivés chez lui, se disant des étrangers qui venoient de Cyrène ; ils lui avoient demandé l’hospitalité, & l’avoient prié de leur donner une certaine chambre dans sa maison : c’étoit celle où ils s’étoient plu davantage lorsqu’ils étoient parmi les hommes. Phormion leur dit que toute sa maison étoit à leur service, à la reserve pourtant de cette chambre, qui étoit occupée par une jeune fille qu’il avoit. Les Dioscures prirent l’appartement qu’on leur donna ; mais le lendemain la jeune fille & les femmes qui la servoient, tout disparut, & on ne trouva dans sa chambre que deux statues des Dioscures, une table, & sur cette table du benjoin ; voilà ce que racontoient les habitans de Sparte.

En allant vers la porte de la ville, on trouvoit sur son chemin le monument héroïque de Chilon, qui avoit été autrefois en grande réputation de sagesse, & celui d’un héros athenien, qui étoit un des principaux de cette colonie, que Doricus, fils d’Anaxandride, avoit débarqué en Sicile.

Les Lacédémoniens avoient aussi bâti un temple à Lycurge leur législateur, comme à un dieu ; derriere son temple on voyoit le tombeau de son fils Eucosmus, auprès d’un autel qui étoit dédié à Lathria & à Anaxandra, qui étoient deux sœurs jumelles, qui avoient épousé les deux fils d’Aristodème, qui étoient aussi jumeaux. Vis-à-vis du temple de Lycurgue, étoit la sépulture de Théopompe, fils de Nicandre, & celle de cet Eurybiade, qui commandoit la flotte des Lacédémoniens au combat d’Artémisium, & à celui de Salamine contre les Perses.

On trouvoit ensuite le monument héroïque d’Astrabacus. On passoit de-là dans une rue qu’ils nommoient Limnée, où il y avoit un temple dédié à Diane Orthia. Du temple de Diane, il n’y avoit pas loin à celui de Lucine. Les Lacédémoniens disoient que c’étoit l’oracle de Delphes qui leur avoit conseillé d’honorer Lucine comme une déesse.

Dans la ville il n’y avoit point de citadelle bâtie sur une hauteur, comme la Cadmée à Thèbes, ou Larissa à Argos ; mais il y avoit plusieurs collines dans l’enceinte de leur ville, & la plus haute de ces collines tenoit lieu de citadelle. Minerve y avoit son temple, sous les noms de Minerve Polinchos & Chalciæcos, comme qui diroit de Minerve gardienne de la ville. Tyndare avoit commencé cet édifice ; après lui ses enfans entreprirent de l’achever, & d’y employer le prix des dépouilles qu’ils avoient remportées sur les Aphidnéens ; mais l’entreprise étant encore restée imparfaite, les Lacédémoniens, longtems après, construisirent un nouveau temple, qui étoit tout d’airain comme la statue de la déesse. L’artiste dont ils s’étoient servi se nommoit Gitiadas. Au-dedans du temple, la plûpart des travaux d’Hercule étoient gravés sur l’airain. Là étoient aussi gravés les exploits des Tyndarides, & sur-tout l’enlevement des filles de Leucippe. On voyoit ensuite d’un côté Vulcain, qui dégageoit sa mere de ses chaînes, & d’un autre côté Persée prêt à partir pour aller combattre Méduse en Lybie. Des nymphes lui mettoient un casque sur la tête, & des talonieres aux piés, afin qu’il pût voler en cas de besoin. On n’avoit pas oublié tout ce qui avoit rapport à la naissance de Minerve ; & ce qui effaçoit le reste, c’étoient un Neptune & une Amphitrite, qui étoient d’une beauté merveilleuse. On trouvoit ensuite une chapelle de Minerve Ergané.

Aux environs du temple il y avoit deux portiques, l’un au midi, l’autre au couchant ; vers le premier étoit une chapelle de Jupiter, surnommé Cosmètes, & devant cette chapelle, le tombeau de Tyndare. Sur le second portique on voyoit deux aigles éployées, qui portoient chacun une victoire ; c’étoit un présent de Lysander, & en même-tems un monument des deux victoires qu’il avoit remportées, l’une près d’Ephèse, sur Antiochus, le lieutenant d’Alcibiade, qui commandoit les galeres d’Athènes ; l’autre encore sur la flote athénienne, qu’il avoit défaite entierement à Aigospotamos. A l’aîle gauche du temple d’airain, il y avoit une chapelle consacrée aux muses, parce que les Lacédémoniens marchoient à l’ennemi, non au son de la trompette, mais au son des flutes & de la lyre.

Derriere le temple, étoit la chapelle de Vénus Aréa ; l’on y voyoit des statues de bois aussi anciennes qu’il y en eût dans toute la Grece ; à l’aîle droite, on voyoit un Jupiter en bronze, qui étoit de toutes les statues de bronze, la plus ancienne ; ce n’étoit point un ouvrage d’une seule & même fabrique ; il avoit été fait successivement, & par pieces ; ensuite ces pieces avoient été si bien enchassées, si bien jointes ensemble avec des clous, qu’elles faisoient un tout fort solide. A l’égard de cette statue de Jupiter, les Lacédémoniens soutenoient que c’étoit Léarque, de Rhégium, qui l’avoit faite ; selon quelques uns, c’étoit un éleve de Dipoene & de Scyllis ; & selon d’autres, de Dédale même.

De ce côté-là, étoit un endroit appellé Scenoma, où l’on trouvoit le portrait d’une femme ; les Lacédémoniens disoient que c’étoit Euryléonis, qui s’étoit rendue célebre pour avoir conduit un char à deux chevaux dans la carriere, & remporté le prix aux jeux olympiques. A l’autel même du temple de Minerve, il y avoit deux statues de ce Pausanias, qui commandoit l’armée de Lacédémone au combat de Platée ; on disoit que ce même Pausanias, se voyant atteint & convaincu de trahison, avoit été le seul qui se fût réfugié à l’autel de Minerve Chalciæcos, & qui n’y eût pas trouvé sa sureté ; la raison qu’on en rapportoit, c’est que Pausanias ayant quelque tems auparavant commis un meurtre, il n’avoit jamais pu s’en faire purifier. Dans le tems que ce prince commandoit l’armée navale des Lacédémoniens & de leurs alliés, sur l’Hélespont, il devint amoureux d’une jeune Bysantine : ceux qui avoient ordre de l’introduire dans sa chambre, y étant entrés sur le commencement de la nuit, le trouverent déja endormi ; Cléonice, c’étoit le nom de la jeune personne, en approchant de son lit, renversa par mégarde une lampe qui étoit allumée : à ce bruit, Pausanias se reveille en sursaut ; & comme il étoit dans des agitations continuelles, à cause du dessein qu’il avoit formé de trahir sa patrie, se croyant découvert, il se leve, prend son cimeterre, en frappe sa maîtresse, & la jette morte à ses piés. C’est-là le meurtre dont il n’avoit jamais pû se purifier, quelques supplications, quelque expédient qû’il eût employé. Envain s’étoit-il adressé à Jupiter Phyxius : envain étoit-il allé à Phigalée, en Arcadie, pour implorer le secours de ces gens qui sçavoient évoquer les ames des morts : tout cela lui avoit été inutile, & il avoit payé enfin à Dieu, & à Cléonice, la peine de son crime. Les Lacédémoniens, par ordre exprès de l’oracle de Delphes, avoient depuis érigé deux statues en bronze à ce prince, & avoient rendu une espece de culte au genie Epidote, dans la pensée que ce génie appaiseroit la déesse.

Après ces statues, on en voyoit une autre de Vénus, surnommée Ambologera, c’est-à-dire Vénus qui éloigne la vieillesse ; celle-ci avoit été aussi érigée par l’avis de l’oracle ; ensuite étoient les statues du Sommeil & de la Mort, qui sont freres, au rapport d’Homère, dans l’Iliade. Si de-là on passoit dans la rue Alpia, on trouvoit le temple de Minerve, dite Ophthalmitis, comme qui diroit Minerve qui conserve les yeux : on disoit que c’étoit Lycurgue même, qui avoit consacré ce temple sous ce titre à Minerve, en mémoire de ce que dans une émeute, ayant eu un œil crevé par Alcandre, à qui ses lois ne plaisoient pas, il avoit été sauvé, en ce lieu-là, par le peuple, sans le secours duquel il auroit peut-être perdu l’autre œil, & la vie même.

Plus loin étoit le temple d’Ammon, car il paroît que les Lacédémoniens étoient, de tous les Grecs, ceux qui recouroient le plus volontiers à l’oracle de la Lybie : on dit même que Lysander, assiégeant la ville d’Aphytis, près de Pallène, eut durant la nuit une apparition du dieu Ammon, qui lui conseilla, comme une chose également avantageuse, à lui & à Lacédémone, de laisser les assiégés en paix ; conseil auquel il déféra si bien, qu’il leva le siege, & qu’il porta ensuite les Lacédémoniens à honorer Ammon, encore plus qu’ils ne faisoient ; ce qui est de certain, c’est que les Aphitéens revéroient ce dieu comme les Lybiens mêmes.

Si quelqu’un trouve un peu longue cette description de Sparte, par Pausanias, je prie ce quelqu’un de se rappeller qu’il n’y a pas jusqu’aux portes & aux clés des anciens Spartiates, que l’histoire n’ait décrites. Comment vous imagineriez-vous qu’étoient faites leurs portes, dit joliment M. de la Guilletiere ? croiriez-vous que les étoiles en eussent formé les traits ? vous les trouverez cependant dans la constellation de Cassiopée. Après que vous aurez démêlé, dans un jour serein, l’étoile méridionale qui est à la tête, & la septentrionale qui est à la chaise, remarquez bien les deux autres qui sont situées entre celles-là ; toutes les quatre vous traceront la peinture d’une porte des Lacédémoniens, coupée par le milieu, & qui s’ouvre des deux côtés. C’est Théon qui nous l’apprend dans ses commentaires sur Aratus ; ceux qui ne peuvent s’élever jusqu’au ciel, trouveront dans les figures de Bayerus, celles des portes des Spartiates.

Pour leurs clés, il faut bien en reconnoître la célébrité malgré nous. Ménandre, Suidas, & Plaute, en conviennent de bonne foi. Je sais qu’Aristophane dit qu’elles avoient trois dents, qu’elles étoient dangereuses, & propres à crocheter ; mais les traits odieux d’un satyrique, qui ne cherche qu’à faire bassement sa cour au peuple d’Athènes, dont il avoit tous les vices, sont peu propres à nous séduire. Ce poëte, plein d’imaginations où régnoient la méchanceté de son naturel, ne pouvoit attaquer les Spartiates sur leur courage & sur leurs vertus ; il ne lui restoit que leurs clés à ridiculiser. (Le chevalier de Jaucourt.)

Après avoir conservé la ville des Spartiates au milieu de ses ruines, transmettons à la postérité la mémoire de ses lois, le plus bel éloge qu’on puisse faire de son législateur.

On ne considere ordinairement Lycurgue que comme le fondateur d’un état purement militaire, & le peuple de Sparte, que comme un peuple qui ne savoit qu’obéir, souffrir, & mourir. Peut-être faudroit-il voir dans Lycurgue celui de tous les philosophes qui a le mieux connu la nature humaine, celui, sur-tout, qui a le mieux vu jusqu’à quel point les lois, l’éducation, la société, pouvoient changer l’homme, & comment on pouvoit le rendre heureux en lui donnant des habitudes qui semblent opposées à son instinct & à sa nature.

Il faudroit voir dans Lycurgue, l’esprit le plus profond & le plus conséquent qui ait peut-être jamais été, & qui a formé le système de législation le mieux combiné, le mieux lié qu’on ait connu jusqu’à présent.

Quelques unes de ses lois ont été généralement censurées, mais si on les avoit considerées dans leur rapport avec le système général, on ne les auroit qu’admirées ; lorsqu’on saisit bien son plan, on ne voit aucune de ses lois qui n’entre nécessairement dans ce plan, & qui ne contribue à la perfection de l’ordre qu’il vouloit établir.

Il avoit à réformer un peuple séditieux, féroce, & foible ; il falloit mettre ce peuple en état de résister aux entreprises de plusieurs villes qui menaçoient sa liberté ; il falloit donc lui inspirer l’obéissance & les vertus guerrieres, il falloit faire un peuple de héros dociles.

Il commença d’abord par changer la forme du gouvernement ; il établit un sénat qui fût le dépositaire de l’autorité des lois, & de la liberté. Les rois de Lacédémone n’eurent plus que des honneurs sans pouvoir ; le peuple fut soumis aux lois : on ne vit plus de dissensions domestiques, & cette tranquillité ne fut pas seulement l’effet de la nouvelle forme du gouvernement.

Lycurgue sut persuader aux riches de renoncer à leurs richesses : il partagea la Laconie en portions égales : il proscrivit l’or & l’argent, & leur substitua une monnoie de fer dont on ne pouvoit ni transporter, ni garder une somme considérable.

Il institua ses repas publics, où tout le monde étoit obligé de se rendre, & où régnoit la plus grande sobriété.

Il régla de même la maniere de se loger, de se meubler, de se vêtir, avec une uniformité & une simplicité qui ne permettoient aucune sorte de luxe. On cessa d’aimer à Sparte, des richesses dont on ne pouvoit faire aucun usage : on s’attacha moins à ses propres biens qu’à l’état, dont tout inspiroit l’amour ; l’esprit de proprieté s’éteignit au point qu’on se servoit indifféremment des esclaves, des chevaux, des chiens de son voisin, ou des siens propres : on n’osoit refuser sa femme à un citoyen vertueux.

Dès la plus tendre enfance, on accoutumoit le corps aux exercices, à la fatigue, & même à la douleur.

On a beaucoup reproché à Lycurgue d’avoir condamne à mort les enfans qui naissoient foibles & mal constitués : cette loi, dit-on, est injuste & barbare ; elle le seroit sans doute, dans une législation où les richesses, les talens, les agrémens de l’esprit, pourroient rendre heureux, ou utiles, des hommes d’une santé délicate ; mais à Sparte, où l’homme foible ne pouvoit être que méprisé & malheureux, il étoit humain de prévenir ses peines en lui ôtant la vie.

On fait encore à Lycurgue un reproche de cruauté, à l’occasion des fêtes de Diane : on fouettoit les enfans devant l’autel de la déesse, & le momdre cri qui leur seroit échappé, leur auroit artiré un long supplice : Lycurgue, dans ces fêtes, accoutumoit les enfans à la douleur ; il leur en ôtoit la crainte qui affoiblit plus le courage, que la crainte de la mort.

Il ordonna que des l’âge de cinq ans, les enfans apprissent à danser la pyrrique ; les danseurs y étoient armés ; ils faisoient en cadence, & au son de la flute, tous les mouvemens militaires qui, sans le secours de la mesure, ne peuvent s’exécuter avec précision ; on n’a qu’à lire dans Xénophon, ce qu’il dit de la tactique & des évolutions des Spartiates, & on jugera que sans l’habitude, & un exercice continuel, on ne pouvoit y exceller.

Après la pyrrique, la danse la plus en usage étoit la gymnopoedie ; cette danse n’étoit qu’une image de la lutte & du pancrace, & par les mouvemens violens qu’elle exigeoit des danseurs, elle contribuoit encore à assouplir & à fortifier le corps.

Les Lacédémoniens étoient obligés de s’exercer beaucoup à la course, & souvent ils en remportoient le prix aux jeux olympiques.

Presque tous les momens de la jeunesse étoient employés à ces exercices, & l’âge mûr n’en étoit pas dispensé. Lycurgue, fort différent de tant de médiocres législateurs, avoit combiné les effets, l’action, la réaction réciproque du physique & du moral de l’homme, & il voulut former des corps capables de soutenir les mœurs fortes qu’il vouloit donner ; c’étoit à l’éducation à inspirer & à conserver ces mœurs, elle fut ôtée aux peres, & confiée à l’état ; un magistrat présidoit à l’éducation générale, & il avoit sous lui des hommes connus par leur sagesse & par leur vertu.

On apprenoit les lois aux enfans ; on leur inspiroit le respect de ces lois, l’obéissance aux magistrats, le mépris de la douleur & de la vie, l’amour de la gloire & l’horreur de la honte ; le respect pour les vieillards étoit sur-tout inspiré aux enfans, qui, parvenus à l’âge viril, leur donnoient encore des témoignages de la plus profonde vénération. A Sparte, l’éducation étoit continuée jusque dans un âge avancé : l’enfant & l’homme y étoient toujours les disciples de l’état.

Cette continuité d’obéissance, cette suite de privation, de travaux & d’austérités donnent d’abord l’idée d’une vie triste & dure, & présentent l’image d’un peuple malheureux.

Voyons comment des lois si extraordinaires, des mœurs si fortes ont fait des Lacédémoniens, selon Platon, Plutarque & Xénophon, le peuple le plus heureux de la terre.

On ne voyoit point à Sparte la misere à côté de l’opulence, & par conséquent on y voyoit moins que par-tout ailleurs l’envie, les rivalités, la mollesse, mille passions qui affligent l’homme, & cette cupidité qui oppose l’intérêt personnel au bien public, & le citoyen au citoyen.

La jurisprudence n’y étoit point chargée d’une multitude de lois ; ce sont les superfluités & le luxe, ce sont les divisions, les inquiétudes & les jalousies qu’entraîne l’inégalité des biens, qui multiplient & les procès & les lois qui les décident.

Il y avoit à Sparte peu de jalousie, & beaucoup d’émulation de la vertu. Les sénateurs y étoient élus par le peuple, qui désignoit, pour remplir une place vacante, l’homme le plus vertueux de la ville.

Ces repas si sobres, ces exercices violens étoient assaissonnés de mille plaisirs ; on y portoit une passion vive & toujours satisfaite, celle de la vertu. Chaque citoyen étoit un enthousiaste de l’ordre & du bien, & il les voyoit toujours ; il alloit aux assemblées jouir des vertus de ses concitoyens, & recevoir les témoignages de leur estime.

Nul législateur, pour exciter les hommes à la vertu, n’a fait autant d’usage que Lycurgue du penchant que la nature donne aux deux sexes l’un pour l’autre.

Ce n’étoit pas seulement pour que les femmes devenues robustes donnassent à l’état des enfans bien constitués, que Lycurgue ordonna qu’elles feroient les mêmes exercices que les hommes ; il savoit qu’un sexe se plaît par-tout où il est sûr de trouver l’autre. Quel attrait pour faire aimer la lutte & les exercices aux jeunes spartiates, que ces jeunes filles qui devoient ou combattre avec eux, ou les regarder combattre ! qu’un tel spectacle avoit encore de charmes aux yeux des vieillards qui présidoient aux exercices, & qui devoient y imposer la chasteté dans les momens où la loi dispensoit de la pudeur !

Ces jeunes filles élevées dans des familles vertueuses & nourries des maximes de Sparte, récompensoient ou punissoient par leurs éloges ou par leurs censures ; il falloit en être estimé pour les obtenir en mariage, & mille difficultés irritoient les desirs des époux ; ils ne devoient voir leurs épouses qu’en secret, ils pouvoient jouir & jamais se rassasier.

La religion d’accord avec les lois de Lycurgue, inspiroit le plaisir & la vertu ; on y adoroit Vénus, mais Vénus armée. Le culte religieux étoit simple ; & dans des temples nuds & fréquentés, on offroit peu de chose aux dieux, pour être en état de leur offrir toujours.

Après Vénus, Castor & Pollux étoient les deux divinités les plus honorées ; ils avoient excellé dans les exercices cultivés à Sparte ; ils étoient des modeles d’un courage héroïque, & d’une amitié généreuse.

Les Lacédémoniens mêloient à leurs exercices des chants & des fêtes. Ces fêtes étoient instituées pour leur rappeller le souvenir de leurs victoires, & ils chantoient les louanges de la divinité & des héros.

On lisoit Homere, qui inspire l’enthousiasme de la gloire ; Lycurgue en donna la meilleure édition qu’on eût encore vue.

Le poëte Terpandre fut appellé de Lesbos, & on lui demanda des chants qui adoucissent les hommes. On n’alloit point au combat sans chanter les vers de Tirtée.

Les Lacédémoniens avoient élevé un temple aux Graces, ils n’en honoroient que deux ; elles étoient pour eux les déesses à qui les hommes devoient la bienfaisance, l’égalité de l’humeur, les vertus sociales ; elles n’étoient pas les compagnes de Vénus & des muses frivoles.

Lycurgue avoit fait placer la statue du Ris dans le temple des Graces, la gaieté régnoit dans les assemblées des Lacédémoniens, leur plaisanterie étoit vive ; & chez ce peuple vertueux, elle étoit utile, parce que le ridicule ne pouvoit y tomber que sur ce qui étoit contraire à l’ordre ; au-lieu que dans nos mœurs corrompues la vertu étant hors d’usage, elle est souvent l’objet du ridicule.

Il n’y avoit à Sparte aucune loi constitutive ou civile, aucun usage qui ne tendît à augmenter les passions pour la patrie, pour la gloire, pour la vertu, & à rendre les citoyens heureux par ces nobles passions.

Les femmes accouchoient sur un bouclier. Les rois étoient de la postérité d’Hercule : il n’y avoit de mausolées que pour les hommes qui étoient morts dans les combats.

On lisoit dans les lieux publics l’éloge des grands hommes, & le récit de leurs belles actions. Il n’y a jamais eu de peuple dont on ait recueilli autant de ces mots qui sont les saillies des grandes ames, & dont les monumens attestent plus la vertu. Quelle inscription que celle du tombeau des trois cens hommes qui se dévouerent aux Termopiles ! Passant, vas dire à Sparte que nous sommes morts ici pour obéir à ses saintes lois.

Si l’éducation & l’obéissance s’étendoient jusque dans l’âge avancé, il y avoit des plaisirs pour la vieillesse ; les vieillards étoient juges des combats, juges de l’esprit & des belles actions ; le respect qu’on avoit pour eux, les engageoit à être vertueux jusqu’au dernier moment de la vie, & ce respect étoit une douce consolation dans l’âge des infirmités. Nul rang, nulle dignité ne dispensoit un citoyen de cette considération pour les vieillards qui est leur seule jouissance. Des étrangers proposoient à un général lacédémonien de le faire voyager en litiere. Que les dieux me préservent, répondit-il, de m’enfermer dans une voiture, où je ne pourrois me lever si je rencontrois un vieillard.

La législation de Lycurgue si propre à faire un peuple de philosophes & de héros, ne devoit point inspirer d’ambition. Avec sa monnoie de fer, Sparte ne pouvoit porter la guerre dans des pays éloignés ; & Lycurgue avoit défendu que son peuple eût une marine, quoiqu’il fût entouré de la mer. Sparte étoit constituée pour rester libre, & non pour devenir conquérante ; elle devoit faire respecter ses mœurs, & en jouir ; elle fut long-tems l’arbitre de la Grece, on lui demandoit de ses citoyens pour commander les armées ; Xantippe, Gilippe, Brasidas en sont des exemples fameux.

Les Lacédémoniens devoient être un peuple fier & dédaigneux ; quelle idée ne devoient-ils pas avoir d’eux-mêmes lorsqu’ils se comparoient au reste de la Grece ? Mais ce peuple fier ne devoit pas être féroce, il cultivoit trop les vertus sociales, & il avoit beaucoup de cette indulgence, qui est plus l’effet du dédain que de la bonté. Des Clazomeniens ayant insulté les magistrats de Sparte, ceux-ci ne les punirent que par une plaisanterie : ses éphores firent afficher, qu’il étoit permis aux Clazoméniens de faire des sottises.

Le gouvernement & les mœurs de Sparte se sont corrompus, parce que toute espece de gouvernement ne peut avoir qu’un tems, & doit nécessairement se détruire par des circonstances que les législateurs n’ont pu prévoir ; ce fut l’ambition & la puissance d’Athènes qui forcerent Lacédémone de se corrompre, en l’obligeant d’introduire chez elle l’or & l’argent, & d’envoyer au loin ses citoyens dans des pays, dont ils revenoient couverts de gloire & chargés de vices étrangers.

Il ne reste plus de Lacédémone que quelques ruines ; & il ne faut pas, comme le Dictionnaire de Trévoux, en faire une ville épiscopale, suffragante de l’archevêché de Corinthe.