L’Encyclopédie/1re édition/SCYROS ou SKIROS

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SCYROS ou SKIROS, en grec Σκῦρος, en latin Scyrus, (Géog. anc.) île de la mer Egée, à l’orient de celle d’Eubée. Nous en parlerons avec plaisir en faveur de Thésée, qui y fut exilé & enterré, d’Achille qui y fit l’amour, de Lycomede qui en étoit roi, & du philosophe Phéricide qui y prit naissance.

Cette île conserve encore son ancien nom ; car elle est connue des Italiens suivant l’inflexion de leur langue & de leur prononciation, sous les noms de Sciro, d’isola di Sciro, & de san Giorgio di Sciro. C’est une des Cyclades, & que Pline compte la derniere, tant entre les Cyclades qu’entre les Sporades. On découvre facilement pourquoi l’île de Scyros reçut anciennement ce nom ; c’est à cause qu’elle est toute hérissée de montagnes, de pierres & de roches. Scyrodes, dans la langue greque, signifie pierreux : ainsi il n’est pas surprenant que du tems de Strabon on en estimât plus les chevres que celles des autres îles : car ces animaux se plaisent dans les pays escarpés, & vont brouter jusque sur les plus hautes pointes de rocher. L’île de Scyros, d’ailleurs abondante en taillis, étoit fort propre à nourrir les chevres & à rendre leur lait excellent ; mais elles avoient le défaut de le renverser souvent d’un coup de pié, quand le vase où l’on venoit de le traire étoit plein. Delà vient que les anciens appellerent chevres de Scyros ceux qui se démentant dans leur conduite, gâtoient l’éclat de leurs bonnes actions & de leurs bienfaits, par le mélange honteux d’autres actions basses & injustes. On nourrit encore des chevres dans l’île de Scyros, & l’on y fait d’excellens fromages de leur lait mêlé avec celui de brebis.

Les Pélasgiens & les Cariens furent les premiers habitans de Scyros ; mais cette île n’est connue dans l’histoire que depuis le regne de Lycomede, qui en étoit le maître, lorsque Thésée, roi d’Athenes, s’y retira, pour y jouir des biens de son pere. Thésée non-seulement en demanda la restitution, mais il sollicita du secours auprès du roi, contre les Athéniens : cependant Lycomede, soit qu’il appréhendât le génie de ce grand homme, ou qu’il ne voulût pas se brouiller avec Mnesthée qui l’avoit obligé de quitter Athènes, conduisit Thésée sur un rocher, sous prétexte de lui faire voir la succession de son pere, & l’histoire dit qu’il l’en fit précipiter ; quelques-uns assûrent que Thésée tomba de ce rocher, en se promenant après avoir soupé : quoi qu’il en soit, ses enfans, qu’il avoit fait passer en l’île Eubée, allerent à la guerre de Troie, & régnerent à Athènes après la mort de Mnesthée.

L’île de Scyros ne devint pas moins célebre par les amourettes d’Achille. Thetis ayant appris que les destinées menaçoient son fils de périr à la guerre de Troie, s’avisa, pour en rompre le cours, & empêcher ce jeune héros de prendre les armes, de le travestir en fille, & de le faire élever sous cet habit auprès de Déidamie, fille de Lycomede roi de Scyros : mais nous ne savons pas sous quel nom Achille y déguisa son sexe, puisque Suétone rapporte que Tibere, entre les frivoles amusemens qui l’occupoient dans sa solitude, chercha de le savoir avec autant de curiosité que de peu de succès.

Il est vrai que cette recherche ne doit pas nous embarrasser ; il nous suffit de savoir qu’Achille plut à Déidamie, qu’il l’épousa, qu’il en eut un fils nommé Néoptoleme, & que l’on appella Pyrrhus, à cause du blond doré de ses cheveux. Il fut élevé dans l’île, & en tira les meilleurs soldats qu’il mena à la guerre de Troie, pour venger la mort de son pere ; il ne porta que trop loin sa vengeance, en massacrant le roi Priam ; mais Oreste poussé par Hermione, l’assassina lui-même dans le temple de Delphes.

Il avoit eu raison, en partant pour Troie, de tirer des soldats de Scyros ; car les peuples de cette île étoient fort braves. Pallas étoit la protectrice du pays. Elle avoit un temple magnifique sur le bord de la mer dans la ville capitale, qui portoit le même nom que l’île. On voit encore, dit Tournefort, les restes de ce temple, qui consistent en quelques bouts de colonnes & de corniches de marbre blanc, qu’on trouve auprès d’une chapelle abandonnée, à gauche en entrant dans le port S. George. Il est vrai qu’on n’y découvre aucune inscription, mais plusieurs vieux fondemens, lesquels joints à la beauté du port, ne permettent pas de douter que la ville de Scyros ne fût dans cet endroit-là.

Il ne faut pas croire que les colonnes dont on vient de parler soient là depuis la guerre de Troie ; n ais comme les anciens temples n’ont été démolis que par ordre de Constantin, il est certain qu’on les avoit rétablis plusieurs fois sous le nom des mêmes divinités, jusqu’à l’établissement du Christianisme. Si ces vieux marbres ne sont pas des restes du temple de Pallas, ils doivent être au-moins des débris de celui de Neptune, qui étoit adoré dans cette île. Goltzius a donné le type d’une médaille, qui d’un côté représente Neptune avec son trident, & de l’autre la proue d’un vaisseau.

Marcian d’Héraclée assûre que les habitans de Chalcis, ville capitale d’Eubée, s’établirent anciennement à Scyros, attirés peut-être par la bonté & par la commodité du port. Ce fait se trouve confirmé par une médaille d’argent que Tournefort acheta sur les lieux, & qui avoit été trouvée quelques années auparavant, en labourant un champ dans les ruines de la ville. Cette médaille est frappée au coin des Chalcidiens, qui bien qu’habitans de Scyros, ne laissent pas de retenir le nom de leur pays, pour se distinguer des Pelasgiens, des Dolopes, & des autres peuples qui étoient venus s’établir à Scyros. Cette médaille est chargée d’une belle tête, dont le nom qui est à l’exergue, paroît tout-à-fait effacé : au revers c’est une lyre. Comme cette piece porte le nom des Chalcidiens, ΧΑΛΚΙΔΕΩΝ, on ne croiroit pas qu’elle eût été frappée à Scyros, si on ne l’y avoit déterrée.

Les Dolopes dont il s’agit ici étoient, selon Plutarque, d’insignes pirates accoutumés à dépouiller ceux qui alloient négocier chez eux. Quelques-uns de ces brigands ayant été condamnés à restituer ce qu’ils avoient pris à des marchands de Thessalie, pour s’en dispenser, ils firent savoir à Cimon fils de Miltiade, qu’ils lui livreroient la ville de Scyros, s’il se présentoit avec sa flotte : c’est ainsi qu’il s’en rendit le maître ; car il s’étoit contenté quelque tems auparavant de ravager cette île. Diodore de Sicile ajoûte que dans cette expédition l’île fut partagée au sort, & que les Pélasgiens l’occupoient auparavant, conjointement avec les Dolopes.

Après la guerre de Troie, les Athéniens rendirent de grands honneurs à la mémoire de Thésée, & le reconnurent pour un héros ; il leur fut même ordonné par l’oracle d’en rechercher les os, de les rassembler, & de les conserver avec respect. Cimon chargé de cette commission, n’oublia rien pour découvrir le cercueil où l’on avoit enfermé les os de Thésée : la chose étoit difficile, dit Plutarque, à cause que les gens du pays ne se payoient pas trop de raison. Enfin on s’apperçut d’un aigle, à ce qu’on dit, qui avec son bec & ses ongles grattoit la terre sur une petite colline. On y fit creuser, & l’on découvrit le cercueil d’un homme de belle taille, avec une épée & une pique : c’en fut assez. Plutarque ne rapporte pas si c’étoient les armes d’un athénien, d’un carien, d’un pélasgien ou d’un dolope. On ne fit pas d’autre perquisition : on cherchoit le corps de Thésée, & Cimon fit transporter ce cercueil à Athènes, 400 ans après la mort de ce héros. Les restes d’un si grand homme furent reçus avec de grandes démonstrations de joie ; on n’oublia pas les sacrifices, le cercueil fut mis au milieu de la ville, & servit d’azile aux criminels.

Scyros fut enlevée aux Athéniens pendant les guerres qu’ils eurent avec leurs voisins ; mais elle leur fut rendue par cette fameuse paix qu’Ataxerxe, roi de Perse, donna à toute la Grece, à la sollicitation des Lacédémoniens. Après la mort d’Alexandre le Grand, Démétrius I. du nom, surnommé Πολιορκητὴς, le preneur de villes, résolut de donner la liberté aux villes de Grece, prit la ville de Scyros, & en chassa la garnison.

Il n’est pas nécessaire de dire que cette île a été soumise à l’empire romain, & ensuite à celui des Grecs. André & Jérôme Gizi se rendirent les maîtres de Scyros après la prise de Constantinople par les François & par les Vénitiens. Elle passa sous la domination des ducs de Naxie, & finalement sous celle des Turcs, avec le reste de l’Archipel. Voyez l’état présent de cette île au mot Scyros. (Géog. mod.)

Mais il faut se ressouvenir, à la gloire de l’ancienne Scyros, que Phérécide y vit le jour. C’est l’un des plus anciens philosophes de la Grece, le maître de Pythagore, & le disciple de Pittacus. On garda long-tems à Scyros son cadran solaire, comme un monument de sa capacité : quelques-uns prétendoient qu’il avoit tiré la maniere de le fabriquer des écrits des Phéniciens ; mais le plus grand nombre lui en attribuoit l’invention. On croit aussi qu’il a trouvé la cause des éclipses.

Pline dit de Phérécy de qu’il fit en prose le premier ouvrage philosophique que l’on eût vu parmi les Grecs, prosam orationem primus condere instituit : ces paroles signifient seulement qu’il fut le premier qui sut donner à la prose une espece de cadence & d’harmonie. Cicéron loue ce grand homme par un autre endroit bien remarquable, d’avoir enseigné le premier l’immortalité de l’ame ; mais c’est peut-être la transmigration des ames, comme Suidas le pensoit, que Phérécide enseigna le premier.

Quelques savans ont aussi confondu notre Phérécyde de Scyros avec Phérécide l’athénien, qui composa dix livres sur les antiquités de l’attique. Phérécyde l’athénien est postérieur au philosophe Phérécyde de Scyros, & a vécu selon les apparences au tems de Cambises & de Darius. (Le chevalier de Jaucourt.)

Scyros, (Géogr. mod.) île de l’Archipel, à l’orient de Metelin, & au nord-est de Negrepont. Elle est à sept lieues de cette derniere île, à seize de Metelin, & à sept de Scopelo. Elle s’étend en longueur du septentrion au midi, & a environ 60 milles de circuit. On lui donne à-peu-près la figure d’un triangle, & quoiqu’escarpée, elle est agréable, & assez cultivée pour le peu de monde qu’elle renferme, car on n’y compte pas plus de 300 familles de chrétiens Grecs, lesquelles s’appliquent à la culture des vignes qui leur produisent de fort bons vin. Long. 42d. 40-54. lat. 39. 4-20.

Le port de Scyros, est un des meilleurs de toutes les îles de Grece, capable de contenir une grande armée, & où l’on peut mouiller presque par-tout. Il regarde le sud-ouest, & quand l’on est à sa vue, on découvre dans les terres une profonde vallée, qui fait paroître l’île comme s’il y en avoit deux. La premiere montagne qui borne ce vallon, & qui s’offre aux yeux du côté du levant, est toujours fameuse par la mort de Thésée.

Il n’y a qu’un seul village dans l’île de Scyros ; encore est-il bâti sur un rocher en forme de pain de sucre, à dix milles du port dont nous venons de parler. Le cadi est aussi le seul Turc qui soit dans l’île, mais les habitans répondent de lui ; comme ils sont obligés de payer sa rançon, en cas qu’il fût enlevé par les corsaires, ils se mettroient en devoir de le sauver, si quelqu’un vouloit le faire prisonnier.

L’évêque de Scyros ne subsiste presque que de charités, & loge dans une maison bâtie comme un cachot. Les insulaires parlent encore d’Achille ; son nom même est commun dans l’île, & beaucoup de Grecs le portent, quoiqu’un peu déguisé. Ils ont une église dédié à S. Achillée, & une dévotion particuliere pour ce saint. Voilà ce qu’est actuellement l’état monarchique du roi Lycomede : quoiqu’il ne fût pas brillant autrefois, il est pourtant vrai que c’est surtout de nos jours, qu’on peut lui appliquer le proverbe des anciens, qui désignoient par la principauté de Scyros, un chétif & misérable royaume.

Le nom même de Scyros étoit déja dans l’oubli, quand un poëte Italien le comte (Gui Ubaldo) Bonarelli le fit revivre sur la fin du seizieme siecle par sa Phylis de Scyros, Filli de Scyro. Il remplit cette pastorale de fleurs poëtiques, de graces, & de traits délicats. L’Italie en fut enchantée, mais on trouva par l’examen que l’auteur pensoit toujours moins à peindre les choses naturellement, qu’à les dire avec esprit. On le blâma surtout d’avoir introduit dans sa piece, une nymphe nommée Célie, qui aime également deux bergers à la fois, & qui les aime avec tant de fureur, qu’elle ne trouve que la mort qui puisse terminer son état. Bonarelli fit pour la défense de ce double amour, une dissertation pleine d’esprit & de savoir, mais qui ne convainquit personne qu’il avoit raison. (Le Chevalier de Jaucourt.)