L’Encyclopédie/1re édition/SCIO

SCIO, (Géog. anc. & mod.) île de l’Archipel, assez près des côtes de l’Anatolie entre les îles de Samos & de Mételin, & entre les golfes de Smyrne & d’Ephese. Cette île, qui est la Chios ou Chio des anciens, est nommée par les Turcs Saquez ou Sakes, & en ajoutant le mot d’adasi ou d’adas, qui signifie une île, Saquez-adas ou Skes-adasi, c’est-à-dire, l’île du mastic, à cause de la grande quantité de cette gomme-résine qu’on recueille dans cette seule île de l’Archipel. C’est dans ce sens que les Persans l’appellent seghex, c’est-à-dire mastic. C’est une des plus belles & les plus agréables îles de l’Archipel. Elle étoit autrefois la plus renommée des Ioniennes, & elle est encore à présent fort célebre. Elle s’étend en longueur du septentrion au midi, & s’éleve beaucoup au-dessus de l’eau.

Les anciens habitans de cette île étoient tous grecs avant la naissance de J. C. & proprement Ioniens. Ils avouoient même que les Pélagiens qui étoient sortis de la Thessalie, étoient les premiers qui avoient conduits des colonies dans leur île, & s’y étoient établis. Ils furent les seuls de tous les Ioniens qui donnerent du secours aux habitans de Milet, dans la guerre que cette ville eut à soutenir contre Alyattes roi de Lydie, environ six cens vingt-six ans avant l’ere chrétienne. Strabon nous apprend qu’ils s’étoient rendus puissans sur la mer, & qu’ils avoient par ce moyen acquis leur liberté. De-là vient que Pline nomme cette île la libre Chios.

Environ cinq cens ans avant la naissance de J. C. ils envoyerent cent vaisseaux contre la flotte de Darius, roi des Perses, au lieu que les habitans de Lesbos ne mirent que soixante & dix vaisseaux en mer, & les habitans de Samos soixante. Avant que le combat se donnât devant la ville de Milet, Histiæus, tyran de cette ville, & beau-pere d’Aristagoras, s’enfuit secretement de Perse, où il étoit détenu prisonnier par Darius, & se rendit dans l’île de Chios. Il n’y fut pas plutôt arrivé qu’il fut pris & arrêté par les habitans, qui ayant conçu quelque soupçon qu’il étoit envoyé par Darius, pour entreprendre quelque chose contre leur liberté, le mirent dans les fers. Ils le relâcherent au bout de quelque tems, & le conduisirent sur un vaisseau jusqu’à la ville de Milet, où les Milésiens, qui avoient déja goûté les douceurs de la liberté, ne voulurent pas le recevoir, de sorte qu’il fut contraint de repasser à Chios.

Après qu’il y eut fait quelque séjour, & qu’il eut tenté inutilement de porter ses hôtes à lui fournir quelques vaisseaux, il s’embarqua pour l’île de Lesbos, où les habitans de Mytilene équiperent en sa faveur huit galeres à trois rangs, avec lesquelles il cingla du côté de Bysance. Il surprit sur la route les vaisseaux marchands des Ioniens, qui venoient de la mer Noire, & il s’en empara, à la réserve de ceux qui voulurent se ranger de son parti. Cependant ayant eu connoissance du succès qu’avoit eu le combat qui s’étoit donné devant la ville de Milet, il commit la conduite des affaires de l’Hellespont à Bisalte d’Abydene, fils d’Allophanes, & fit voile vers l’île de Chios, dont il ravagea toute la campagne, tuant tout ce qui se présentoit devant lui, parce que la garnison qui étoit dans la ville, ne vouloit pas le recevoir. Mais quand il eut ainsi saccagé la campagne, il ne lui fut pas difficile de soumettre le reste, qui étoit déja assez abbatu du mauvais succès du combat naval.

Hérodote rapporte que les habitans de Chios avoient été comme avertis de ces malheurs par deux signes considérables, qui avoient précédé leur ruine, & en avoient été comme les avant-coureurs. L’un de ces signes étoit, que d’une troupe de cent jeunes hommes qu’ils avoient envoyés à Delphes, il n’en étoit revenu que deux : les autres étant tous morts de la peste dans le voyage. L’autre signe étoit, que dans la ville de Chios, le toît de la maison où les enfans apprennent à lire, tomba sur eux, & de cent vingt qu’ils étoient, il n’en réchapa qu’un seul. Cet accident arriva dans le même tems que les autres étoient péris dans leur voyage. Histiæus ne jouit pas long-tems de sa conquête ; car en se retirant de l’île de Chios, il fut surpris par les Perses, qui se saisirent de lui, & le crucifierent sur le continent de l’Asie mineure.

L’île de Chios tomba ensuite sous la puissance du tyran Strattes, ce qui arriva environ quatre cens soixante & dix-neuf ans avant la naissance de J. C. Sept ioniens, entre lesquels étoit Hérodote, fils de Basiléïdes, conspirerent contre lui ; mais lorsque leur dessein étoit sur le point d’être mis à exécution, un des conjurés révela le complot ; les six autres, qui en furent avertis à tems, s’enfuirent à Lacédémone, & de-là dans l’île d’Ægine, où se trouvoit alors la flotte des Grecs, forte de cent dix voiles, sous la conduite de Léotychidas, roi des Lacédémoniens, & de Xantippe, capitaine des Athéniens. Ces six habitans de Chios solliciterent fortement les Grecs de faire voile vers les côtes de l’Ionie, pour mettre les Perses à la raison, mais ils ne purent l’obtenir ; les Grecs craignoient la flote des Perses, & ceux-ci redoutoient celle des Grecs. Cette mutuelle crainte, combattit favorablement pour les uns & pour les autres, & les porta à jurer un traité de paix.

Dans la suite, les habitans de Chios, à la sollicitation des Lacédémoniens, sécouerent à diverses reprises le joug des Athéniens, avec des succès divers, jusqu’à ce que Memnon le rhodien, amiral de la flote de Darius, roi de Perse, s’empara par trahison, avec une flote de trois cens vaisseaux, de l’île de Chios, environ trois cens trente trois-ans avant l’ere chrétienne, & soumit à son obéissance toutes les villes de Lesbos, à la réserve de Mytilene, devant laquelle il fut tué. Cependant Darius ayant été vaincu trois ans après par Alexandre le grand, les habitans de Chios, & les autres insulaires leurs voisins, furent délivrés de la domination des Perses, & passerent sous celle d’Alexandre, ou plutôt ils demeurerent en leur pleine & entiere liberté.

Quatre-vingt-six ans avant la venue du Messie, Mithridate, roi du Pont, ayant été battu par les Romains dans un combat naval, fut tellement irrité contre les habitans de Chios, de ce qu’un de leurs vaisseaux étoit allé imprudemment choquer son vaisseau amiral dans le fort du combat, & avoit manqué de le couler à fond, qu’il fit vendre au plus offrant les biens des citoyens de Chios, qui s’étoient retirés vers le dictateur Sylla, & bannit ensuite ceux de ces insulaires qu’il crut les plus portés pour les Romains.

Enfin Zénobius, général de ce prince, vint avec une armée prendre terre à Chios, feignant de vouloir continuer sa route du côté de la Grece, mais en effet, pour s’emparer de cette île, ce qu’il exécuta à la faveur de la nuit. Dès qu’il en fut maître, il contraignit les habitans de lui porter toutes leurs armes, & de lui donner en ôtage les enfans des principaux, qu’il fit conduire à la ville d’Erythrée, dans le royaume du Pont. Il reçut ensuite des lettres de Mithridate, qui demandoit aux habitans de Chios la somme de deux mille talens ; ce qui les réduisit à une telle extrémité, qu’ils furent contraints, pour y satisfaire, de vendre les ornemens de leurs temples, & les joyaux de leurs femmes. Ils n’en furent pas quittes pour cela ; Zénobius prétextant qu’il manquoit quelque chose à la somme, embarqua les hommes à part dans des vaisseaux, & les femmes avec les enfans dans d’autres, & les fit conduire vers le roi Mitrhidate, divisant leurs terres & leur pays entre les habitans du Pont.

Mais les habitans de la ville d’Héraclée, qui avoient toujours entretenu une étroite amitié avec ceux de Chios, ayant appris cette nouvelle, mirent à la voile, & attaquerent au passage & à la vue du port d’Héraclée, les vaisseaux qui menoient ces insulaires prisonniers, & les ayant trouvés mal pourvus de troupes pour les défendre, ils les amenerent sans résistance dans leur ville. Le dictateur Sylla ayant fait la paix avec Mithridate environ quatre-vingt ans avant la naissance de J. C. remit en liberté les habitans de Chios, & divers autres peuples, en reconnoissance du secours qu’ils avoient donné aux Romains.

Ces insulaires devenus alliés du peuple romain, demeurerent en paix sous sa protection, & sous celle des empereurs grecs, jusqu’au tems de l’empereur Manuel Comnene, qui, ayant maltraité les Européens qui alloient en pélerinage à la Terre-sainte, perdit l’île de Chios, que lui enleverent les Vénitiens. Elle revint au bout de quelque tems sous la domination des empereurs de Constantinople, qui, quelques années après, l’engagerent à un seigneur européen fort riche, & qui n’étoit point grec. Michel Paléologue, empereur de Grece, fit depuis présent de cette île aux Génois, en reconnoissance du secours qu’ils lui avoient donné en plusieurs occasions. Il ne les en mit pourtant pas en possession, parce qu’un seigneur, nommé Martin, qui la possédoit comme héritier de ceux à qui les prédécesseurs de Michel Paléologue l’avoient engagée, y demeuroit alors.

Andronic Paléologue le jeune ne laissa pas néanmoins d’en chasser ce seigneur Martin, & se mit lui-même en possession de l’île, ou plutôt les Génois s’en emparerent, du consentement de ce prince, avec une flote considérable, & moyennant une grosse somme qu’ils lui avoient donnée. D’autres disent qu’Andronic Paléologue la donna aux Génois en récompense du secours qu’il en avoit reçu contre les Vénitiens en 1216. Quoi qu’il en soit, elle passa sous la puissance des Génois à titre de seigneurie. Son gouvernement tomba aux Maunèses, premiers nobles de la maison Justiniani, qui acheterent cette île de la république de Genes. Cette maison en jouit l’espace de deux cens ans ; mais le sultan Selim s’empara de Scio, en 1566, & les Vénitiens firent de vains efforts en 1694 pour en déposséder le grand-seigneur.

Cette île a produit anciennement des hommes illustres, dans le nombre desquels sont Théopompe l’historien, & Théocrite le sophiste, qui ont écrit l’un & l’autre sur la politique. Elle fut aussi dans le dernier siecle la partie d’Allazi, en latin Allatius (Léon), homme d’une grande érudition. Il vint en Italie dès son enfance, & mourut à Rome en 1669, à 83 ans. Il est connu par plusieurs ouvrages, sur les temples, les livres ecclésiastiques des Grecs, & par celui qu’il a fait pour prouver qu’Homere étoit son ancien compatriote.

L’ile de Scio peut avoir cent vingt milles de tour, & c’est à-peu-près la circonférence que lui donne Strabon. La ville de Scio est vers le milieu de l’île à l’est, sur le bord de la mer. Cette ville est grande, riante, mieux bâtie que les autres du Levant, mais mal percée, & pavée de cailloux comme les villes de Provence. Le port de Scio n’est presentement qu’un méchant mole, ouvrage des Génois, formé par une jettée à fleur d’eau.

A l’égard de la campagne, les pays ne manque que de grain, mais c’est manquer de la principale denrée ; & c’est pourquoi les princes chrétiens ne pourroient conserver longtems cette île, s’ils étoient en guerre avec les Turcs. Les denrées de cette île sont la soie, la laine, les figues, le mastic, & du vin très estimé comme autrefois. Voyez Vin de Chios.

Le cadi gouverne tout le pays en tems de paix : pendant la guerre on y envoie un bacha pour commander les troupes. Le cadi de Scio est du premier rang, & c’est le mufti de Constantinople qui le nomme. La Porte envoie encore dans l’île un janissaire aga, commandant environ cent cinquante janissaires en tems de paix, & le double pendant la guerre. On compte dans Scio six mille turcs, cinquante mille grecs, & seulement trois mille latins. Le séjour de Scio est fort agréable ; on y fait bonne chere, & toutes sortes de gibier y abondent. Les femmes y ont plus de politesse & de propreté que dans les autres villes du Levant. L’évêque grec est fort riche ; les monasteres grecs jouissent aussi dans cette île de gros revenus ; mais les prêtres latins, au nombre d’une vingtaine, sont fort pauvres. Les religieuses ne sont point cloitrées dans cette île, non plus que dans le reste du Levant. Long. 43. 44. lat. 38. 39. (Le Chevalier de Jaucourt.)