L’Encyclopédie/1re édition/SAMANÉEN

SAMANIDES  ►

SAMANÉEN, s. m. (Hist. des relig. oriental.) les Samanéens étoient des philosophes indiens, qui formoient une classe différente de celle des Brachmanes, autre secte principale de la religion indienne. Ils n’ont point été inconnus des Européens. Strabon & S. Clément d’Alexandrie en ont fait quelque mention. Megasthene, qui avoit composé des mémoires sur les Indiens, appelle les philosophes dont il s’agit, Germanés ; S. Clément d’Alexandrie Sarmanes ou Semni, & rapporte l’origine de ce dernier nom au mot grec σεμνὸς, vénérable. Porphyre les nomme Samanéens, nom qui approche davantage de celui de Schamman, encore usité dans les Indes pour désigner ces philosophes.

Les Samanéens, au rapport de S. Clément d’Alexandrie & de S. Jerôme, embrasserent la doctrine d’un certain Butta, que les Indiens ont placé au rang des dieux, & qu’ils croyent être né d’une vierge.

Les brachmanes n’étoient originairement qu’une même tribu ; tout indien au contraire pouvoit être samanéen. Mais quiconque desiroit entrer dans cette classe de philosophes, étoit obligé de le déclarer au chef de la ville en présence duquel il faisoit l’abandon de tout son bien, même de sa femme & de ses enfans. Ces philosophes faisoient vœu de chasteté, comme les brachmanes ou gymnosophistes. Ils habitoient hors des villes, & logeoient dans des maisons que le roi du pays avoit pris soin de faire construire. Là uniquement occupés des choses célestes, ils n’avoient pour toute nourriture que des fruits & des légumes, & mangeoient séparément sur un plat qui leur étoit présenté par des personnes établies pour les servir.

Ces Samnéens & les brachmanes étoient en si grande vénération chez les Indiens, que les rois venoient souvent pour les consulter sur les affaires d’état, & pour les engager à implorer la divinité en leur faveur.

Ils ne craignoient point la destruction du corps, & quelques-uns d’entre eux avoient le courage de se donner la mort en se précipitant dans les flammes, afin de purifier leur ame de toutes les impuretés dont elle avoit été souillée, pour aller jouir plus promptement d’une vie immortelle. On leur attribuoit le don de prédire l’avenir, & S. Clément d’Alexandrie dit qu’ils avoient beaucoup de respect pour une pyramide où l’on conservoit les os d’un dieu.

Il y avoit plusieurs branches de ces philosophes, entre autres celle des hylobii, ainsi nommés parce qu’ils étoient retirés dans les forêts & dans les lieux deserts, où ils ne vivoient que de feuilles & de fruits sauvages, n’étoient couverts que de quelques écorces d’arbres, ne faisoient jamais usage du vin, & n’avoient aucun commerce avec les femmes. Celles-ci cependant avoient droit d’aspirer au même degré de perfection, & pouvoient aussi embrasser un genre de vie austere.

Ce qui vient d’être rapporté, d’après les écrivains grecs & latins, est ce qui a déterminé à croire qu’il y a peu de différence entre les Samanéens & les brachmanes, ou plutôt qu’ils sont deux sectes de la même religion. En effet, on trouve encore dans les Indes une foule de brachmanes qui paroissent avoir la même doctrine, & qui vivent de la même façon ; mais ceux qui ont une parfaite ressemblance avec ces anciens Samanéens, sont les talapoins de Siam : comme eux retirés dans de riches cloîtres, ils ne possedent rien en propre, & jouissent d’un grand crédit à la cour ; mais quelques-uns plus austeres, ne vivent que dans les bois & dans les forêts : il y a aussi des femmes qui les imitent.

La doctrine des Samanéens se trouve répandue dans les royaumes de Siam, de Pegu, & dans les autres lieux voisins, où les prêtres portent le nom de talapoins. Mais le plus commun, & celui sous lequel ils sont connus à la Chine & au Japon, est celui des bonzes ; dans le Tibet ils sont appellés lamas.

L’Inde est le berceau de cette religion, de l’aveu des habitans de tous les pays où elle s’est établie : il y a apparence qu’elle a même pénétré jusque chez les barbares de la Sibérie, où nous trouvons encore des schammans, qui sont les prêtres des Tungouses ; mais elle n’a pas été uniforme dans tous ces différens pays. Plus les Samanéens se sont éloignés du lieu de leur origine, plus ils semblent s’être écartés de la véritable doctrine de leur fondateur. Les mœurs des peuples auxquels ils ont enseigné leur religion, y ont apporté quelques changemens, parce que les Samanéens se sont attachés plus particulierement à certains dogmes & à certaines pratiques religieuses qu’ils ont jugé convenir davantage avec le caractere de ceux chez lesquels ils vivoient ; mais par-tout on reconnoît la religion indienne.

M. de la Crose, qui a beaucoup parlé des Samanéens, dit qu’il n’en reste plus de traces sur les côtes de Malabar & de Coromandel ; que le culte des brachmes a succédé à celui des Samanéens ; que ceux-ci, selon le témoignage des brachmes, ont été détruits par le dieu Vischnou, qui dans sa sixieme manifestation prit le nom de Vegouddova avatarum ; qui les traita ainsi, parce qu’ils blasphemoient ouvertement contre sa religion, regardoient tous les hommes comme égaux, n’admettoient aucune différence entre les diverses tribus ou castes, détestoient les livres théologiques des brachmes, & vouloient que tout le monde fût soumis à leur loi. M. de la Croze croit que cet événement est arrivé il y a plus de six cens ans. Mais toutes ces traditions des Malabares sont détruites par le témoignage des écrivains grecs qui font mention des brachmes établis de tout tems dans les Indes, & qui leur donnent une doctrine à-peu-près semblable à celle des Samanéens : c’est une remarque que M. de la Croze n’a pu s’empêcher de faire.

Si le nom de samanéen ne paroît plus subsister dans cette partie de l’Inde, nous y retrouvons encore les joghis, les vanaprastas, les sanjassis & les avadoutas, connus sous le nom général de brachmes, & qui comme les Samanéens, n’admettent aucune différence entre les castés ou tribus, & suivent encore les préceptes de Budda, le fondateur des Samanéens. Plusieurs historiens arabes qui ont eu connoissance de ce personnage, le nomment Boudasp ou Boudasf. Beidawi, célebre historien persan, l’appelle Schekmouniberkan, ou simplement Schekmouni ; les Chinois Tche-kia ou Chekia-meouni, qui est le même nom que Schekemouni de Beidawi ; ils lui donnent encore le nom de Foteou ou Foto, qui est une altération de phutta ou butta. Mais le nom sous lequel il est plus connu dans tous les ouvrages des Chinois, est celui de Fo, diminutif de Foto. Les Siamois le nomment Prahpoudi-tchaou, c’est-à-dire, le saint d’une haute origine, sammana khutama, l’homme sans passion, & phutta. M. Hyde dérive ce nom du mot persan butt, idole, & M. Leibnitz a cru que ce législateur étoit le même que le Wodin des peuples du nord. Dans la langue des Indiens, Butta ou Budda signifie Mercure.

Il n’est pas aisé de dissiper les ténebres qui obscurcissent l’histoire de ce fondateur de la religion indienne. Les peuples de l’Inde, toujours portés au merveilleux, ne débitent que des fables qui nous obligent d’avoir recours à des historiens étrangers ; & ceux-ci ne nous fournissent point assez de détails pour que nous puissions parvenir à une exacte connoissance du tems & du lieu de la naissance de ce philosophe.

Quoi qu’il en soit, Fo ou Boudha, après s’être marié à l’âge de 17 ans, & avoir eu de ce mariage un fils, se retira dans les deserts, sous la conduite de cinq philosophes. Il y resta jusqu’à l’âge de 30 ans, qu’il commença à publier sa doctrine, prêchant le culte des idoles, & la transmigration des ames. Il mourut âgé de 79 ans. Pour exprimer sa mort, on rapporte qu’il est passé dans le nipon ou nireupan, c’est-à-dire, qu’il est anéanti, & devenu comme un dieu. En mourant il dit à ceux de ses disciples qui lui étoient le plus attachés, que jusques-là il ne s’étoit servi que de paraboles, qu’il leur avoit caché la vérité sous des expressions figurées & métaphoriques ; mais que son sentiment véritable étoit qu’il n’y avoit point d’autre principe que le vuide & le néant, que tout étoit sorti du néant, & que tout y retournoit.

Les dernieres paroles de Fo produisirent deux sectes différentes. Le plus grand nombre embrassa ce que l’on appelle la doctrine extérieure qui consiste dans le culte des idoles ; les autres choisirent la doctrine intérieure, c’est-à-dire qu’ils s’attacherent à ce vuide & à ce néant, dont Fo les avoit entretenus en mourant.

Les sectateurs de la doctrine extérieure sont ceux que nous connoissons plus communément sous le nom de brachmes, de bonzes, de lamas & de talapoins, qui toujours prosternés aux piés de leurs dieux, font consister leur bonheur à tenir la queue d’une vache, adorent Brahma, Vischnou, Eswara & trois cens trente millions de divinités inférieures, font construire des temples en leur honneur, ont une singuliere vénération pour l’eau du Gange, & croient qu’après la mort leur ame va recevoir en enfer la punition de ses crimes, ou dans le paradis la récompense de ses vertus, d’où elle sort ensuite pour animer des corps d’hommes, d’animaux, des plantes mêmes ; ce qui devient encore une punition ou une récompense jusqu’à ce qu’elle soit parvenue au plus haut degré de pureté & de perfection, auquel toutes ces différentes transmigrations la conduisent insensiblement ; ce n’est qu’après avoir parcouru ainsi les corps de plusieurs êtres, qu’elle reparoît enfin dans celui d’un samanéen. Ceux-ci regardent le reste des hommes comme autant de malheureux qui ne peuvent parvenir à l’état de samanéen, qu’après avoir passé par tous les degrès de la métempsycose.

Ainsi le vrai samanéen, ou le sectateur de la doctrine intérieure, étant censé naître dans l’état le plus parfait, n’a plus besoin d’expier des fautes qui ont été lavées par les transmigrations antérieures ; il n’est plus obligé d’aller se prosterner dans un temple, ni d’adresser ses prieres aux dieux que le peuple adore, dieux qui ne sont que les ministres du grand Dieu de l’univers. Dégagé de toutes ses passions, exempt de tout crime, le samanéen ne meurt que pour aller rejoindre cette unique divinité dont son ame étoit une partie détachée ; car ils pensent que toutes les ames forment ensemble l’être suprème, qu’elles existent en lui de toute éternité, qu’elles émanent de lui ; mais qu’elles ne peuvent lui être réunies qu’après s’être rendues aussi pures qu’elles l’étoient lorsqu’elles en ont été séparées.

Suivant leurs principes, cet être suprème est de toute éternité ; il n’a aucune forme, il est invisible, incompréhensible ; tout tire son origine de lui ; il est la puissance, la sagesse, la science, la sainteté, la vérité même ; il est infiniment bon, juste & miséricordieux ; il a créé tous les êtres, & il les conserve tous : il ne peut être représenté par des idoles ; mais on peut dépeindre ses attributs, auxquels il ne desapprouve point que l’on rende un culte ; car pour lui il est au-dessus de toute adoration : c’est pour cela que le samanéen toujours occupé à le contempler dans ses méditations, ne donne aucunes marques extérieures de culte ; mais il n’est pas en même tems athée, comme le prétendent les missionnaires, puisqu’il ne cherche qu’à étouffer en lui toutes les passions pour être en état d’aller rejoindre son Dieu. Ainsi le vuide & le néant, principe des Samanéens, ne signifient point la destruction de l’ame, mais ils désignent que nous devons anéantir tous nos sens, nous anéantir nous-mêmes pour aller nous perdre en quelque façon dans le sein de la divinité, qui a tiré toutes choses du néant, & qui elle-même n’est point matiere.

Cet être suprème des philosophes de l’Inde est l’origine de tous les êtres, & il renferme en lui les principes de toutes choses : ainsi lorsqu’il a voulu créer la matiere, comme il est un pur esprit qui n’a aucun rapport avec un être corporel, par un effet de sa toute-puissance, il s’est donné à lui-même une forme matérielle, & a fait une séparation des vertus masculine & feminine, qui jusqu’alors avoient été concentrées en lui ; par la réunion de ces deux principes, la création de l’univers devient possible. Le lingam si respecté dans l’Inde, est le symbole de ce premier acte de la divinité ; & tous ensemble, c’est-à-dire ces cinq principes, composent l’être suprème, qui se sert de leur ministere pour gouverner le monde ; mais il viendra un tems qu’il les fera rentrer dans son sein.

Tels sont les principes des samanéens sur la Divinité. On passera sous silence tout ce qui regarde le culte que l’on rend à ces premieres émanations de l’être suprème, & le reste de la religion indienne, qui n’est plus celle des samanéens, mais celle du peuple, moins susceptible de ces grandes idées, & de méditations profondes qui font tout le culte des disciples de Budda. On n’entrera pas non plus dans le détail des différentes sectes qui ont peu s’élever parmi eux. On fera seulement remarquer qu’il se trouve une grande conformité entre la doctrine des samanéens & celle des Manichéens. (D. J.)