L’Encyclopédie/1re édition/ROTERDAM

◄  ROTER
ROTEUR  ►

ROTERDAM, (Géog. mod.) ou plutôt Rotterdam, ville des Pays-Bas, dans la Hollande, sur la droite de la Meuse, à 3 lieues de la Haye, à 2 de Delft, & à 5 de la Brille.

Il ne faut point douter que son nom ne vienne de ce qu’elle fut bâtie à l’embouchure de la Rotte ; on ne sait point en quel tems, mais on sait qu’environ l’an 1270, elle sut érigée en ville ; car on y fit des remparts, & on lui donna des privileges. Sa situation sur la Meuse lui est extrèmement favorable pour le commerce ; cette riviere qui en cet endroit a près d’une demi-lieue de largeur, lui forme un port assez profond, pour que les plus gros vaisseaux viennent charger jusqu’au milieu de la ville, à la saveur d’un canal, où les eaux de la Meuse entrent par la vieille tête. Cette commodité pour charger & pour décharger, est cause qu’il se fait plus d’embarquemens à Rotterdam qu’à Amsterdam. En levant l’ancre à Rotterdam, on peut d’abord cingler en pleine mer, qui n’en est éloignée que de six lieues ; de sorte que les vaisseaux qui partent, peuvent s’y rendre dans une marée ; au lieu qu’à Amsterdam on est obligé d’aller faire le tour des îles du Texel.

Quoique Rotterdam ait le dernier rang parmi les villes de la province, elle ne le cede cependant en richesses & en beauté qu’à Amsterdam ; elle est le siege de l’amirauté de la Meuse. Elle est arrosée de sept canaux ornés de quais & d’allées d’arbres. Les maisons y sont à la moderne & très propres. La bourse est un beau bâtiment, ainsi que l’hôtel-de-ville, les arsenaux & les maisons des compagnies des Indes. Le gouvernement est entre les mains de vingt-quatre conseillers, dont quatre sont bourgmestres. Long. suivant Cassini, 22. 21′. 30″. latit. 51. 55′. 45″.

Rotterdam est la patrie d’Erasme, & elle a érigé une statue à la mémoire de cet illustre personnage. Voilà en deux mots l’éloge de cette ville. Si Homere avoit été aussi estimé durant sa vie qu’il l’a été après sa mort, plusieurs villes eussent vainement aspiré à la gloire de l’avoir produit ; car celle qui auroit eu véritablement cet avantage, en auroit donné promptement des preuves incontestables ; mais aucune dispute sur la patrie d’Erasme ; la grande réputation où il a été pendant sa vie, a prévenu ces sortes de litiges. Rotterdam a compris de bonne heure ses intérêts, & a tellement affermi les titres de sa possession, qu’on ne sauroit plus la lui disputer. Il a fallu être alerte ; car le tems auroit pu jetter mille doutes sur ce point, puisque la mere d’Erasme, dont la condition étoit médiocre, n’avoit cherché à Rotterdam que les moyens de cacher cette naissance.

Elle arriva le 28 Octobre 1467, & l’enfant dont elle accoucha, devint le plus bel esprit & le plus savant homme de son siecle. Ayant perdu son-pere & sa mere, ses tuteurs l’obligerent de prendre l’habit de chanoine régulier dans le monastere de Stein, proche Tergou, où il fit profession malgré lui en 1486, & où il s’amusa quelque tems à la peinture. Ensuite il alla étudier à Paris au college de Montaigu. De Paris il passa en Angleterre, où il s’accommoda merveilleusement de l’érudition & des autres avantages de ce royaume.

Il marque en divers en droits qu’il étoit charmé de ce pays-là, où il avoit rencontré plusieurs illustres Mecenes, & le triomphe des sciences. Il avoue ingénument que le grand éclat des lettres dont il avoit félicité l’Angleterre, commençoit à l’en rendre un peu jaloux. Il prétend même que les gens doctes dont elle abondoit en toutes sortes de sciences, pouvoient être un objet d’envie pour l’Italie. Il remarque que cette gloire étoit un ancien partage de la nation, & il nous apprend que les grands seigneurs s’y distinguoient en particulier par la culture des sciences : ce qui est encore aujourd’hui un avantage en quoi la noblesse angloise surpasse celle de toutes les autres nations du monde.

S’il disoit tant de bien de l’Angleterre, lorsqu’il en parloit serieusement, il n’en faisoit pas une description moins pleine d’attraits, lorsqu’il prenoit son style enjoué. Voyez ce qu’il écrivit à Andrelin, pour l’attirer en ce pays-là. Si Britanniæ dotes satis pernosces, Fauste, & tu alatis pedibus huc accurreres, etsi podagra tua non sineret, Dædalum te fieri optares. Num ut è plurimis unum quiddam attingam ; sunt hic nymphæ divinis vultibus, blandæ, faciles, & quas tu tuis camoenis facilè anteponas. Est præterea mos nunquam satis laudatus. Sive quò venias, omnium osculis exciperis ; sive discedas aliquò, osculis dimitteris, redis redduntur suavia ; venitur ad te, propinantur suavia ; disceditur abs te, dividuntur basia ; occurritur alicubi, basiatur affatem ; denique quocunque te moveas, suaviorum plena sunt omnia. Quæ si tu, Fauste, gustasses semel quàm sint mollicula, quàm fragrantia, prosecto cuperes non decennium solum, ut Solon fecit, sed ad mortem usque in Angliâ peregrinari. Epist. X. lib. V p. 315. Vous voyez que les Angloises ne lui plaisoient pas moins que les Anglois.

Erasme vola d’Angleterre en Italie qu’il n’avoit pas encore vu. Il séjourna à Boulogne, à Venise ou il publia ses adages, ensuite à Padoue, & enfin à Rome, où sa réputation étoit grande, & où il fut très-bien reçu du pontife & des cardinaux, particulierement du cardinal de Médicis, qui fut depuis le pape Léon X.

En 1509, il fit un second voyage à Londres, & demeura chez Thomas Morus, chancelier d’Angleterre. C’est-là qu’il composa en latin l’éloge de la folie ; mais finalement ne trouvant point dans cette île l’établissement que ses amis lui avoient fait espérer, il se vit obligé de se rendre en Flandres, où Charles d’Autriche, souverain des Pays Bas, qui fut depuis empereur sous le nom de Charle-quint, le fit son conseiller d’état, & lui assigna une pension de 200 florins, dont il fut payé jusqu’en 1525.

Il ne tint qu’à lui d’être cardinal. Il le seroit devenu sans doute sous le pape Adrien VI. s’il eût voulu lui aller faire sa cour, comme il en fut instamment sollicité par ce pape même, son compatriote, son ami & son compagnon d’études. Sous Paul III. l’affaire fut encore poussée plus loin : le cardinalat devint un fruit mûr pour Erasme ; il ne lui restoit pour le cueillir, qu’à vouloir tendre la main. Il aima mieux se rendre à Bâle, où il publia plusieurs ouvrages, se plut dans cette ville, & y mourut le 12 de Juillet 1536. Il y fut enterré honorablement, & l’on y fait encore beaucoup d’honneur à sa mémoire.

Il seroit superflu de remarquer ici, qu’Erasme étoit un des plus grands hommes de la république des lettres ; on lui doit principalement dans nos pays la renaissance des sciences, la critique, & le goût de l’antiquité. C’est un des premiers qui ait traité les matieres de religion avec la noblesse & la dignité qui conviennent à nos mysteres. Il étoit tolérant, aimoit la paix, & en connoissoit tout le prix. Sa dissertation sur le proverbe dulce bellum inexpertis prouve bien qu’il avoit profondément médité sur ce sujet, les grands principes de la raison, de l’évangile & de la politique. Mais il eut beau vivre & mourir dans la communion romaine, & essuyer pour cette raison, bien des injures de quelques zélés protestans, il n’en a pas été moins maltraité durant sa vie & après sa mort, par plusieurs écrivains catholiques. C’est en vain qu’il vit avec joie les premieres démarches de Luther, & qu’il s’affligea, lorsqu’il crut le luthéranisme prêt à se perdre, il n’en fut pas moins accablé d’invectives par Luther, & par quelques autres plumes du même parti ; enfin ses sentimens modérés lui firent des ennemis dans toutes les sectes.

Il étoit d’une complexion délicate, & de la plus grande sobrieté ; quant à l’amour, il reconnoit qu’il n’en fut jamais l’esclave : veneri, pour me servir de ses termes, nunquam servitum est, ne vacavit quidem in tantis studiorum laboribus ; c’est très-bien dit, car l’oisiveté & la bonne chere sont les nourrices de la luxure.

Holbein, son ami particulier, fit son portrait à demi corps, que Beze orna d’une épigramme qu’on a fort louée, & qui n’a que du faux brillant ; la voici cette épigramme.

Ingens ingentem quem personat orbis Erasmum :
Hic tibi dimidium picta tabella refert.
At cur non totum ? Mirari define, lector,
Integra nam totum terra nec ipsa capit.

La pensée de Beze est une fausse pensée, parce qu’un peintre n’a pas plus de peine à faire un portrait grand comme nature, lorsque c’est le portrait d’un savant ou d’un héros dont la gloire vole par-tout, que quand c’est le portrait d’un paysan qui n’est connu que dans son village.

La bonne édition des œuvres d’Erasme, est celle d’Hollande, en 1703. onze vol. fol. Ils contiennent des traités en presque tous les genres ; grammaire, rhétorique, philosophie, théologie, épitres, commentaires sur le nouveau testament, paraphrases, traductions, apologies, &c. Tous ces traités sont écrits avec une pureté & une élégance admirable.

Au plus bel esprit de son tems, joignons un des premiers hommes de mer du dernier siecle, que Rotterdam a vû naître dans son sein ; c’est de Corneille Tromp que je veux parler, fils du grand Tromp ; il marcha sur ses traces, & fut le digne rival de Ruiter. Brandt a écrit sa vie ; elle est intéressante, mais ce n’est pas ici le lieu d’en donner l’extrait ; il suffit de dire que Tromp se trouva à plus de vingt batailles navales, & qu’il portoit par-tout la terreur & la victoire ; c’étoient alors les jours brillans des beaux faits de la Hollande. Le comte d’Estrade écrivoit au roi de France, en 1666. « Tromp a combattu en lion sur six vaisseaux, les uns après les autres ; mais il s’étoit engagé trop avant, & a obligé Ruiter de tout hasarder pour le retirer, ce qui a bien réussi, & ce qui pourroit le faire périr avec toute la flote une autre fois ».

La réputation qu’il s’étoit acquise dans le monde, étoit si grande, qu’au retour de la paix le roi de la Grande-Bretagne souhaita de le voir, & les comtes d’Arlington & d’Ossory furent chargés de cette négociation. Tromp se disposa à répondre à l’honneur que le roi lui faisoit, & le prince d’Orange lui-même l’accompagna jusqu’à la Brille, le 12 Janvier 1675.

Il se mit en mer avec trois yachts qui l’attendoient ; les ducs d’York, de Monmouth, de Buckingham, & grand nombre d’autres seigneurs, allerent au-devant de lui, & le concours du peuple fut extraordinaire ; le roi l’honora de la qualité de baron, la rendit héréditaire dans sa famille, & lui fit présent de son portrait enrichi de diamans. Au mois de Juin de cette même année, il commanda la flotte de quarante vaisseaux danois & hollandois, contre les Suédois, & remporta la victoire ; le roi de Danemarck lui donna l’ordre de l’éléphant, & la qualité de comte.

La guerre s’étant allumée avec la France, le roi Guillaume III. le nomma en 1691, pour commander la flote des états ; mais peu de mois après il mourut âgé d’environ 62 ans. Si quelques bruits chargerent la France d’avoir avancé ses jours, il ne faut admettre des accusations aussi graves & aussi odieuses, que sur des preuves d’une force irrésistible.

Enfin Jacques duc Monmouth, né à Rotterdam en 1649, a fait trop de bruit dans l’histoire pour ne pas parler de lui. Il étoit fils naturel de Charles II, & sa mere se nommoit Lucie Walters ; le roi son pere ayant été rétabli dans ses états en 1660, le fit venir à sa cour, & eut pour lui une tendresse extraordinaire ; il le créa comte d’Orkney, duc de Monmouth, pair du royaume, chevalier de l’ordre de la jarretiere, capitaine de ses gardes, & lieutenant-général de ses armées, après sa victoire contre les rebelles d’Ecosse.

Il possedoit toutes les qualités qui pouvoient le rendre agréable à la nation ; une bravoure distinguée, une figure gracieuse, des manieres douces, une générosité peu réfléchie ; ces qualités lui valurent la faveur populaire, qui s’accrut beaucoup par la haine qu’on portoit à la religion du duc d’Yorck ; cependant avec tant de part à l’affection du peuple, il n’auroit jamais été dangereux s’il ne s’étoit aveuglément resigné à la conduite de Shaftsbury, politique audacieux, qui le flatta de l’espoir de succéder à la couronne.

Le duc d’Yorck connoissant tout le crédit du duc de Monmouth, le fit exiler du royaume. Il choisit la Hollande pour sa retraite ; & comme personne n’ignoroit la part qu’il avoit toujours eue à l’affection d’un pere indulgent, il avoit trouvé toutes sortes de distinctions & d’honneurs, sous la protection du prince d’Orange. Lorsque Jacques étoit monté sur le trône, ce prince avoit pris la résolution de congédier Monmouth & ses partisans ; ils s’étoient retirés à Bruxelles, où le jeune fugitif se voyant encore poursuivi par la rigueur du nouveau monarque, fut poussé contre son inclination à former une entreprise téméraire & prématurée sur l’Angleterre. Il ne pouvoit se dissimuler que Jacques avoit succédé au trône sans opposition ; le parlement qui se trouvoit assemblé, témoignoit de la bonne volonté à satisfaire la cour, & l’on ne pouvoit douter que son attachement pour la couronne, ne donnât beaucoup de poids à toutes les mesures publiques. Les abus étoient encore éloignés de l’excès, & le peuple n’avoit pas encore marqué de disposition à s’en plaindre amérement. Toutes ces considérations se présenterent sans doute au duc de Monmouth ; mais telle fut l’impatience de ses partisans, telle aussi la précipitation du comte d’Argyle, qui étoit parti pour faire soulever l’Ecosse, que la prudence ne fut point écoutée, & le malheureux Monmouth se vit comme entraîné vers son sort.

La bataille de Sedgemoor près de Bridgewater, se donna en 1685 ; le duc de Monmouth la perdit & s’éloigna par une prompte fuite ; mais après avoir fait plus de vingt milles, son cheval tomba sous lui ; il changea d’habits avec un paysan, dans l’espérance de se mieux cacher ; le paysan fut rencontré avec ceux du fugitif, par quelques royalistes qui le poursuivoient ; les recherches en devinrent plus ardentes, & l’infortuné Monmouth fut enfin découvert au fond d’un fossé, couvert de fange, le corps épuisé de fatigue & de faim, l’esprit abattu par l’image présente de ses malheurs, & par celle du sort qui le menaçoit : la nature humaine n’a point de ressource contre une si terrible situation ; bien moins dans un homme amolli par une continuelle prospérité, qui s’est cru sur-tout distingué par la valeur militaire. Monmouth ne put retenir ses larmes lorsqu’il se vit entre les mains de ses ennemis ; il parut enfin s’abandonner à l’amour, & même à l’espérance de la vie.

Quoique la grandeur de ses offenses, & le caractere de Jacques, dussent lui faire comprendre qu’il ne falloit compter sur aucune grace, il lui écrivit dans les termes les plus humbles, & le conjura d’épargner le sang d’un frere qui n’auroit à l’avenir que du zele pour ses intérêts. Le roi lui voyant tant de foiblesse & d’abattement, se le fit amener, & se flatta de lui arracher l’aveu de tous ses complices ; mais quelque passion que Monmouth eût pour la vie, il ne voulut point l’acheter par un infâme oubli de l’honneur. En reconnoissant l’inutilité de ses efforts, il reprit courage de son désespoir, & ne pensa qu’à se disposer à la mort, avec des sentimens plus dignes de son caractere & de son rang.

Ce favori du peuple Anglois fut accompagné sur l’échaffaut d’une abondante & sincere effusion de larmes ; il pria l’exécuteur de ne pas le traiter comme Russel, pour lequel il avoit eu besoin d’un coup redoublé ; mais cette précaution ne servit qu’à l’effrayer ; il frappa Monmouth d’un coup foible, qui lui laissa la force de se relever, & de le regarder au visage, comme pour lui reprocher son erreur ; il replaça doucement sa tête sur le bloc, & l’exécuteur lui donna deux autres coups qui n’eurent pas plus d’effet ; à la fin il jetta sa hache, en criant qu’il étoit incapable d’achever le sanglant office ; les schérifs l’obligerent de la reprendre, & deux autres coups séparerent la tête du corps.

Telle fut, en 1685, à l’âge de trente-six ans, la fin d’un seigneur que ses belles qualités, dans un tems moins tumultueux, auroient pu rendre l’ornement de la cour, & capable même de servir sa patrie ; je dis sa patrie, car Rotterdam n’étoit que son lieu natal, & même par un pur effet du hazard. (Le chevalier de Jaucourt.)