L’Encyclopédie/1re édition/RECONNOISSANCE
RECONNOISSANCE, s. m. (Morale.) c’est un acte excellent de bienveillance envers ceux qui se sont montrés bienfaisans envers nous, & cet acte nous excite fortement à rendre la pareille autant que nous le pouvons, mais toujours sans donner aucune atteinte au bien public. Si vous aimez mieux une définition plus courte & moins philosophique, la reconnoissance est le sentiment d’un bienfait qu’on a reçu.
Ce sentiment attache fortement au bienfaiteur avec le desir de lui en donner des preuves par des effets sensibles, ou du-moins d’en chercher les occasions.
Il ne faut point confondre ce sentiment noble & pur avec une adulation servile, qui n’est autre chose qu’une demande déguisée. On ne voit que trop souvent de ces bas adulateurs toujours avides, jamais honteux de recevoir, se passionnant sans rien sentir, & prodiguant des éloges pour obtenir de nouvelles faveurs. Leurs propos, leurs transports, leurs panégyriques annoncent la fausseté. La reconnoissance, de même que l’amour, ne s’exprime peut-être jamais de si mauvaise grace que quand elle est véritable.
« Les branches d’un arbre, dit le Bramine inspiré, rendent à la racine la seve qui les nourrit ; les fleuves rapportent à la mer les eaux qu’ils en ont empruntées. Tel est l’homme reconnoissant : il rappelle à son esprit les services qu’il a reçus, il chérit la main qui lui fait du bien ; & s’il ne peut le rendre, il en conserve précieusement le souvenir. Mais ne reçois rien de l’orgueil ni de l’avarice ; la vanité de l’un te livre à l’humiliation, & la rapacité de l’autre n’est jamais contente du retour quel qu’il puisse être ».
Je veux même que la reconnoissance coute à un cœur, c’est-à-dire qu’il se l’impose avec peine, quoiqu’il la ressente avec plaisir, quand il s’en est une fois chargé. Il n’y a point d’hommes plus reconnoissans que ceux qui ne se laissent pas obliger par tout le monde ; ils savent les engagemens qu’ils prennent, & ne veulent s’y soumettre qu’à l’égard de ceux qu’ils estiment. On n’est jamais plus empressé à payer une dette que lorsqu’on l’a contractée avec répugnance, & l’honnête-homme qui n’emprunte que par nécessité gémiroit d’être insolvable.
Comme les principes des bienfaits sont fort différens, la reconnoissance ne doit pas être toujours de la même nature. Quels sentimens, dit très-bien M. Duclos, dois-je à celui qui par un mouvement d’une pitié passagere n’a pas cru devoir refuser une parcelle de son superflu à un besoin très-pressant ? Que dois-je à celui qui, par ostentation ou par foiblesse, exerce sa prodigalité sans acception de personne, sans distinction de mérite ou d’infortune ? à celui qui par inquiétude, par un besoin machinal d’agir, d’intriguer, de s’entremettre, offre à tout le monde indifféremment ses démarches, ses sollicitations & son crédit ? Mais une reconnoissance légitime & bien fondée emporte beaucoup de goût & d’amitié pour les personnes qui nous obligent par choix, par grandeur d’ame & par pure générosité. On s’y livre tout entier, car il n’y a guere au monde de plus bel excès que celui de la reconnoissance. On y trouve une si grande satisfaction, qu’elle peut seule servir de récompense.
La pratique de ce devoir n’est point pénible comme celle des autres vertus ; elle est au contraire suivie de tant de plaisir, qu’une ame noble s’y abandonneroit toujours avec joie, quand même elle ne lui seroit pas imposée : si donc les bienfaiteurs sont sensibles à la reconnoissance, que leurs bienfaits cherchent le mérite, parce qu’il n’y a que le mérite qui soit véritablement reconnoissant. (D. J.)
Reconnoissance, Ressentiment, (Synon.) ces deux mots désignent une même chose, avec cette différence que le second seul & sans régime signifie ordinairement le ressouvenir d’une injure, le dépit, la colere, ensorte que c’est ce qui précede & ce qui suit, qui le détermine en bonne ou en mauvaise part ; néanmoins ressentiment au pluriel ne se prend jamais dans un sens favorable.
Le poids de la reconnoissance est bien léger quand on ne le reçoit que des mains de la vertu ; mais affecter de la reconnoissance pour des graces qu’on n’a point éprouvées, c’est travailler bassement à en obtenir. S’il est d’une belle ame, d’avoir un tendre & vif ressentiment des bienfaits qu’elle reçoit, il n’en résulte cependant pas qu’il faille conserver un ressentiment vindicatif des injures qu’on nous fait, parce que le christianisme demande le sacrifice de notre ressentiment ; d’ailleurs on doit toujours consacrer ses ressentimens particuliers au bien de l’état & à l’avancement de la religion.
Il y a des prétendus actes de reconnoissance qui ne sont que des procédés, quelquefois même intéressés, comme il y a chez les amans, des témoignages de colere & de ressentiment, qui ne sont que des signes d’une passion prête à se réveiller avec plus de force.
Quelques hommes offensent, & puis ils se fâchent ; la surprise où l’on est de ce procédé ne laisse pas de place au ressentiment : quelques-uns se vantent de services qu’ils ne vous ont point rendus, & par-là ils vous dégagent des liens de la reconnoissance.
On se loue des grands, on s’épuise en termes de reconnoissance ; cela signifie souvent qu’on se loue soi-même, en disant d’eux tout le bien qu’ils nous ont fait, ou même qu’ils n’ont pas songé à nous faire. On loue les grands, pour marquer qu’on les voit de près, rarement par estime ou par reconnoissance : on ne connoît pas souvent ceux que l’on loue. La vanité ou la légereté l’emportent quelquefois ; on est mal-content d’eux, & on les loue.
Pison, après la mort de Germanicus, se rendit auprès de Drusus, en qui il comptoit trouver moins de ressentiment de la mort d’un frere, que de reconnoissance de l’avoir défait d’un rival. (D. J.)
Reconnoissance, en Poësie dramatique ; la reconnoissance, dit Aristote, est, comme son nom l’indique, un sentiment qui faisant passer de l’ignorance à la connoissance, produit ou la haine ou l’amitié dans ceux que le poëte a dessein de rendre heureux ou malheureux. Aristote remarque ensuite que la plus heureuse reconnoissance est celle qui cause la péripétie, laquelle change entierement l’état des choses.
La reconnoissance est simple ou double : la simple est celle où une personne est reconnue par un autre qu’elle connoît : la double est quand deux personnes qui ne se connoissoient point viennent à se reconnoître, comme dans l’Iphigénie d’Euripide, où Oreste reconnoît cette princesse par le moyen d’une lettre, & elle le reconnoit par un habit, ensorte qu’elle échappe des mains d’un peuple barbare par le secours d’Oreste, ce qui contient deux reconnoissances différentes qui produisent le même effet.
Les manieres de reconnoissance peuvent être extrèmement diversifiées, & dépendent de l’invention du poëte : mais quelles qu’elles soient, il faut toujours les choisir vraissemblables, naturelles, & si propres au sujet, que l’on ait lieu de croire que la reconnoissance n’est point une fiction, mais une partie qui naît de l’action même.
La reconnoissance se fait quelquefois par le raisonnement. C’est ainsi que Chrysothemis reconnoît dans l’Electre de Sophocle qu’un de ses parens est arrivé dans Argos, parce qu’elle voit sur le tombeau d’Agamenmon une grande effusion de lait, quantité de fleurs répandues & des cheveux arrachés, ce qui ne pouvoit être l’action que d’un parent de ce prince. Elle fait alors les recherches pour tâcher de le découvrir, & enfin elle rencontre Oreste qui étoit venu en secret pour venger la mort de son pere, à qui il avoit offert un sacrifice funebre, selon la coutume.
De toutes les beautés de la tragédie, les reconnoissances sont une des plus grandes, sur-tout celles où la nature se trouve intéressée : car indépendamment des tendres mouvemens qu’elle excite par elle-même, c’est aussi par-là qu’elle parvient au but principal de la tragédie, qui est de produire la terreur & la pitié. Dans Sophocle, la reconnoissance d’Œdipe & de Jocaste qui passe par tant d’incidens, y prend tout ce qu’il faut pour frapper plus heureusement le coup de terreur, si j’ose ainsi parler, & qui fait d’autant plus d’impression qu’il est suivi d’un changement de fortune dans les principaux personnages.
Remarquez encore que ce changement d’état se fait si immédiatement après la reconnoissance, que le spectateur n’a pas le tems de respirer, & que le tout se passe dans la chaleur de ses mouvemens. C’est ce qui fait dire à M. Dacier que la reconnoissance de l’Electre du même poëte n’est pas, à-beaucoup-près, si vive ni si belle, parce qu’elle est éloignée de la péripétie ; car après qu’Oreste & Electre se sont reconnus, ils sont encore du tems dans le même état, & ils ne changent de fortune que par la mort de Clytemnestre & d’Egiste.
Ce n’est qu’entre les principaux personnages d’une tragédie que les reconnoissances produisent leur grand effet, & ce n’est aussi que des circonstances où elles sont placées que dépend leur véritable beauté. Dans l’Œdipe, c’est de la mere à son fils ; mais par cette reconnoissance, ce fils va se trouver l’époux de sa mere & le meurtrier de son pere, dont la mort lui a servi de degrés pour monter au trône, & le triste moyen de contracter une alliance incestueuse qui met le comble à ses infortunes.
Nous avons quelques tragédies où l’on a employé des moyens particuliers de reconnoissance, dont l’antiquité n’a pas fait usage ; c’est au son de voix que Zénobie reconnoît Rhadamiste. Comme le son de la voix se perd moins à un certain âge que les traits de ressemblance, c’est lui qui dans cette belle tragédie prépare la reconnoissance, & qui aide à rappeller les traits d’un visage que dix années d’absence ont dû masquer, & qui lui rend sa premiere fraîcheur aux yeux d’une épouse vertueuse. Quelle est la surprise de Rhadmiste de retrouver vivante une femme dont l’excellente beauté a fait tous les crimes, & dont l’excès de la passion d’un mari farouche a cru mettre en sûreté la fidélité & l’honneur par des précautions barbares, & sans exemple ? En effet, pour empêcher que dans la déroute de son armée Zénobie ne tombât entre les mains d’un ennemi vainqueur, Rhadamiste la jetta dans l’Araxe, après l’avoir crue morte sous les coups pressés d’une main sanglante : l’atrocité de l’action confondue avec ce signe singulier de reconnoissance & présente à l’esprit du spectateur, a fait à la quarantieme représentation de la piece le même plaisir qu’à la premiere. (D. J.)
Reconnoissance, en Jurisprudence, signifie en général un acte, par lequel on reconnoît la vérité de quelque point de droit ou de quelque fait.
Reconnoissance se prend quelquefois pour une cédule ou billet, par lequel on reconnoît devoir une somme à quelqu’un, ou que l’on est obligé de faire quelque chose.
Reconnoissance d’écriture privée est lorsqu’on reconnoît la vérité d’une écriture ou signature privée.
Elle se fait devant notaire ou en justice.
Pour opérer la reconnoissance devant notaire, il faut qu’il en soit passé un acte, faisant mention de ladite reconnoissance.
Elle se fait en justice lorsque le porteur d’une promesse ou autre écriture privée assigne celui qui l’a écrite ou signée, à comparoir devant un juge compétant, pour reconnoître ou denier l’écriture ou signature, & en cas de dénégation être procédé à la vérification de cette écriture par experts.
Tout juge devant lequel les parties se trouvent en instance est compétent pour la reconnoissance & vérification d’une promesse ou autre écriture privée ; mais pour le principal, il faut se pourvoir devant le juge naturel des parties.
Les reconnoissances & vérifications des écritures privées se font partie présente ou duement appellée devant le rapporteur, ou, s’il n’y en a point, devant l’un des juges qui sera commis sur une simple requête, pourvû que la partie contre laquelle on prétend se servir des pieces, soit domiciliée ou présente au lieu où l’affaire est pendante, sinon la reconnoissance doit être faite devant le juge royal ordinaire du domicile de la partie, la quelle doit être assignée à personne ou domicile ; & s’il échet, de faire quelque vérification : elle se fait devant le juge où est pendant le procès principal. Ordonnance de 1670, tit. XII. art. 5.
L’édit du mois de Décembre 1684 porte que, par l’exploit de demande, on peut déclarer que dans trois jours le défendeur sera tenu de reconnoître ou dénier l’écriture, sinon qu’elle demeurera tenue pour reconnue ; que si le défendeur dénie l’écriture, on procede à la vérification sur des écritures publiques & authentiques.
La reconnoissance d’une écriture privée faite devant notaire ou en justice, emporte hypotheque à compter de ce jour.
On procede aussi en matiere criminelle à la reconnoissance des écritures privées & signatures.
Celles qui peuvent servir à l’instruction & à la preuve de quelque crime, doivent être représentées aux accusés ; & après serment par eux prêté, on les interpelle de déclarer s’ils les ont écrites ou signées, & s’ils les reconnoissent véritables.
Si l’accusé reconnoît les pieces pour véritables, elles font foi contre lui sans autre vérification ; s’il les dénie, on les vérifie sur pieces de comparaison.
La procédure que l’on doit observer dans cette matiere est prescrite par l’ordonnance de 1670, tit. VIII. & par l’ordonnance du faux. (A)
Reconnoissance d’aîné et principal héritier est une déclaration que des pere & mere ou autres ascendans font par le contrat de mariage d’un de leurs enfans, par laquelle ils font en sa faveur une espece d’institution contractuelle des biens qu’ils possedent actuellement, & s’obligent à les conserver à cet enfant qu’ils reconnoissent en qualité d’aîné pour leur principal héritier.
L’effet de ces sortes de reconnoissances est reglé différemment par les coutumes. Voyez le traité des institutions & substitutions contractuelles de M. de Lauriere, & le traité des conventions de succéder, par Boucheul. (A)
Reconnoissance d’héritages est une déclaration que l’on passe au terrier d’un seigneur pour les héritages qui sont tenus de lui à cens.
Les gens de main-morte sont aussi tenus de passer une reconnoissance pour les héritages qui ont été amortis, quoique ces héritages ne doivent plus de cens ni autres droits seigneuriaux ; c’est pourquoi cette reconnoissance s’appelle déclaration seche : elle sert à contracter la directe & la justice du seigneur.
Tout nouveau tenancier est obligé de passer à ses frais reconnoissance au seigneur : celui ci peut même obliger ses censitaires à lui passer nouvelle reconnoissance tous les 30 ans, parce que cette reconnoissance supplée le titre primitif, & sert conséquemment à empêcher la prescription.
Le nouveau seigneur peut aussi demander une reconnoissance à ses censitaires, quoiqu’ils en ayent déja une à son prédécesseur ; mais en ce cas, la reconnoissance se fait aux frais du seigneur, Ferr. sur la quest. 417. de Guypape.
Une seule reconnoissance suffit pour conserver le cens ordinaire ou autre droit représentatif du cens ; mais pour autoriser la perception des droits exhorbitans, tels que des corvées, une seule reconnoissance ne suffit pas, il en faut au-moins deux ou trois quand le seigneur n’a pas de titre constitutif. Voyez Aveu, Déclaration d’héritages, Terrier, Larocheflavin des droits seigneuriaux, la pratique des terriers, Henrys. Guyot. (A)