L’Encyclopédie/1re édition/QUIÉTISME

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QUIÉTISME, s. m. (Hist. des sect. mod.) ou mysticisme ; doctrine dont le principal point est que l’on doit s’anéantir soi-même pour s’unir à Dieu, & demeurer ensuite dans une parfaite quiétude, c’est-à-dire dans une simple contemplation sans faire aucune réfléxion, & sans se troubler en aucune sorte de ce qui peut arriver dans le corps. Molinos (Michel) né dans le diocèse de Sarragosse en 1627 alla s’établir à Rome, où il s’acquit une grande considération, & répandit cette doctrine dans plusieurs livres, entre autres dans celui qu’il intitula : la conduite spirituelle, ainsi que dans son oraison de quietudine ; delà vint qu’on nomma sa doctrine quiétisme, & ses disciples quiétistes.

Il avoit déja beaucoup de sectateurs en 1680 ; leurs opinions qui sont comme tant d’autres, si humiliantes pour la raison humaine, firent grand bruit à Rome, où ces sortes de contestations sont méprisées pour le fond, & jugées avec beaucoup de solemnité pour la forme. Molinos étoit grand directeur de conscience, & qui plus est homme de bien, selon la justice que lui rendit le pape, deux titres pour avoir beaucoup d’ennemis. Ceux qui étoient jaloux de gouverner les consciences, ne manquerent pas de voir un hérétique dangereux dans un homme, dont les idées sur la spiritualité étoient plus dignes de pitié que d’indignation.

Christine, soit par compassion naturelle, soit par haine contre les persécuteurs de Molinos, soit peut-être par le desir de jouer un rôle remarquable dans une affaire dont la chrétienté étoit alors occupée, prit très-hautement le parti du prêtre espagnol, & peu s’en fallut qu’on ne fit un crime à cette princesse, de remplir envers un malheureux prêtre les devoirs de l’humanité. Le repos spirituel qu’il prêchoit, & qui étoit alors l’objet de toute l’attention du saint office, fit dire à Pasquin assez plaisamment. « Si nous parlons, les galeres : si nous écrivons, le gibet ; si nous nous tenons en repos, le saint office : que faire donc ? »

Mais enfin les ennemis de Molinos étoient si puissans, & poursuivoient si vivement sa condamnation, qu’elle fut prononcée en 1687, par le pape Innocent XI. alors assis sur le siége pontifical. Les livres de Molinos furent brûlés, & lui-même pour sauver sa vie, fut obligé de faire abjuration de ses erreurs sur un échafaud, dressé dans l’église des Dominicains en présence du sacré college. On le condamna ensuite à une prison perpétuelle, où il mourut le 29 Décembre 1689.

Dans cette conjoncture, la doctrine du quiétisme causoit en France une division, au milieu des querelles du jansénisme, preuve que l’esprit humain n’avoit pas encore fait assez de progrès philosophiques.

La dispute du quiétisme qui s’éleva dans ce royaume, dit M. de Voltaire, est une de ces intempérances d’esprit, & de ces subtilités théologiques qui n’auroient laissé aucune trace dans la mémoire des hommes, sans les noms des deux illustres rivaux qui combattirent. Une femme, sans crédit, sans véritable esprit, & qui n’avoit qu’une imagination échauffée, mit aux mains les deux plus grands hommes qui fussent alors dans l’église gallicane ; son nom étoit Bouvieres de la Motte. Elle étoit née à Montargis en 1648, où elle avoit épousé le fils de Guion, entrepreneur du canal de Briare. Devenue veuve dans une assez grande jeunesse, avec du bien, de la beauté, & un esprit fait pour le monde, elle s’entêta de ce qu’on appelle la spiritualité. Un barnabite du pays de Geneve nommé la Combe, fut son directeur. Cet homme connu par un mélange assez ordinaire de passions & de religion, & qui est mort fou, plongea l’esprit de sa penitente dans les rêveries mystiques dont elle étoit déja atteinte. L’envie d’être une sainte Therese en France, ne lui permit pas de voir combien le génie françois est opposé au génie espagnol, & la fit aller beaucoup plus loin que sainte Therese. L’ambition d’avoir des disciples, la plus forte peut-être de toutes les ambitions, s’empara toute entiere de son cœur. Elle alla avec son directeur dans le petit pays où l’évêque titulaire de Genève fait sa résidence ; elle s’y donna de l’autorité par sa profusion en aumônes ; elle tint des conférences ; elle fit des proselites, & fut chassée par l’évêque, ainsi que son directeur. Ils se retirerent à Grenoble ; elle y répandit un petit livre intitulé : Le moyen court, & un autre sous le nom des torrens, écrits du style dont elle parloit, & fut encore obligée de sortir de Grenoble.

Alors elle se rendit à Paris, conduite par son directeur, & l’un & l’autre ayant dogmatisé en 1687, l’archevêque obtint un ordre du roi pour faire enfermer Lacombe, comme un séducteur, & pour mettre dans un couvent madame Guion, qui s’étoit déja fait de grandes protections. Ses amis & amies se plaignirent hautement, que M. de Harlay, connu pour aimer trop les femmes, persécutât une femme qui ne parloit que de l’amour de Dieu. En particulier, la protection toute-puissante de madame de Maintenon, rendit la liberté à madame Guion, qui vint à Versailles pour la remercier, s’introduisit dans S. Cyr, & assista aux conférences dévotes que faisoit M. l’Abbé de Fénelon. Il étoit alors précepteur des enfans de France.

Né avec un cœur tendre, son esprit s’étoit nourri de la fleur des belles-lettres. Plein de goût & de graces, il préferoit dans la théologie tout ce qui a l’air touchant & sublime, à ce qu’elle a de sombre & d’épineux ; son imagination s’échauffoit par la candeur & par la vertu, comme les autres s’enflamment par leurs passions. La sienne étoit d’aimer Dieu pour lui-même ; il ne vit dans madame Guion qu’une ame éprise du même goût que lui, & se lia sans scrupule avec elle. Ainsi madame Guion, assurée & fiere d’un tel partisan, continua de répandre dans S. Cyr toutes ses idées. L’évêque de Chartres s’en plaignit, l’archevêque de Paris menaça de recommencer ses poursuites. Madame de Maintenon qui ne pensoit qu’à faire de S. Cyr un séjour de paix, & qui n’avoit en vûe que son crédit & son repos, rompit tout commerce avec madame Guion. Enfin, l’abbé de Fénelon lui-même conseilla à son amie, de s’en rapporter aux lumieres du célebre Bossuet, regardé comme un pere de l’Eglise. Elle le fit, communia de la main de ce prélat, & lui donna ses écrits à examiner.

Cependant M. de Fénelon ayant été élevé à l’archevêché de Cambrai en 1695, Bossuet devenu jaloux de la réputation & du crédit de son disciple, exigea qu’il condamnât madame Guion avec lui, & souscrivît à ses instructions pastorales. M. de Fénelon ne voulut lui sacrifier ni ses sentimens, ni son amie ; mais au contraire, en partant pour son diocèse, il fit imprimer à Paris son livre des maximes des Saints, ouvrage dans lequel il crut rectifier tout ce qu’on reprochoit à madame Guion, & développer les idées orthodoxes des pieux contemplatifs qui s’élevent au-dessus des sens, & qui tendent à un état de perfection, où les ames ordinaires n’aspirent gueres. M. de Meaux & ses amis se souleverent contre ce livre, & le dénoncerent au roi, comme s’il eût été aussi dangereux qu’il étoit peu intelligible. Madame Guion accusée de dogmatiser toujours, fut mise en prison à Vincennes, où elle composa un volume de vers mystiques : on la transféra à la bastille.

M. Bossuet écrivit contre M. de Fenélon ; & leurs écrits partagerent la cour & la ville : tous deux envoyerent leurs ouvrages au pape Innocent XII. & s’en remirent à sa décision. Les circonstances n’étoient nullement favorables à l’auteur du livre des Maximes ; le pere de la Chaise n’osa soutenir M. de Cambrai auprès du roi son pénitent, & madame de Maintenon l’abandonna. Louis XIV. écrivit au pape Innocent XII. qu’on lui avoit déféré le livre de l’archevêque de Cambrai, comme un ouvrage pernicieux ; qu’il l’avoit fait remettre aux mains du nonce, & qu’il pressoit sa Sainteté de juger.

La congrégation du saint office nomma pour instruire le procès, un dominicain, un jésuite, un bénédictin, deux cordeliers, un feuillant, & un augustin ; c’est ce qu’on appelle à Rome les consulteurs. Les cardinaux & les prélats laissent d’ordinaire à ces moines l’étude de la Théologie, pour se livrer à la politique, à l’intrigue, ou aux douceurs de l’oisiveté. Les consulteurs examinerent pendant trente-sept conférences trente-sept propositions, les jugerent erronées à la pluralité des voix ; & le pape, à la tête d’une congrégation de cardinaux, les condamna par un bref, qui fut publié & affiché dans Rome le 13 Mars 1699.

L’évêque de Meaux triompha ; mais l’archevêque de Cambrai tira un plus beau triomphe de sa défaite ; il se soumit sans restriction & sans réserve. Il monta lui-même en chaire à Cambrai, pour condamner son propre livre ; il empêcha ses amis de le défendre. Cet exemple unique de la docilité d’un savant qui pouvoit se faire un grand parti par la persécution même ; cette candeur, & cette simplicité, lui gagnerent tous les cœurs, & firent presque haïr celui qui avoit remporté la victoire ; il vécut toujours depuis dans son diocèse en digne archevêque, en homme de lettres. La même année 1699, madame Gayon sortit de la bastille, & se retira à Blois, où elle mourut douze ans après, le 9 Juin 1717, dans les sentimens de la spiritualité la plus tendre. Voltaire, siecle de Louis XIV.

Le quiétisme n’est point une idée nouvelle imaginée par Molinos : cette doctrine a la plus grande conformité avec l’origénisme spirituel qui s’étendit dans tout le monde, & dont les sectateurs, selon saint Epiphane, étoient irréprochables du côté de la pureté. Evagrius diacre de l’église de Constantinople, s’étant confiné dans un desert, publia, dit saint Jérome, un livre de maximes, par lesquelles il prétendoit ôter à l’homme tout sentiment de passions : voilà justement la prétendue perfection des Quiétistes.

Si nous passons en Orient, nous y trouverons des mystiques, qui de tems immémorial, ont enseigné la transformation de toutes choses en Dieu, & qui ont réduit les créatures à une espece de néant, c’est-à-dire d’inaction ; autre opinion des Quiétistes. Les Brachmanes ou les Bramines poussent si loin l’apathie ou l’indifférence à laquelle ils rapportent toute la sainteté, qu’il faut devenir pierre ou statue, pour en acquérir la perfection. C’est, disent-ils, ce profond assoupissement de l’esprit, ce repos de toutes les puissances, cette continuelle suspension des sens, qui fait le bonheur de l’homme, & le rend parfaitement semblable au dieu Fo.

Il paroît aussi que cette indifférence parfaite des Bramines, est le dogme favori des Quiétistes, & que, selon eux, la vraie béatitude consiste dans le néant. « Alors dans ce triple silence de paroles, de pensées, & de desirs, se trouvant dans un sommeil spirituel, dans une ivresse mystique, ou plutôt dans une mort mystique, toutes les puissances suspendues sont rappellées de la circonférence au centre : Dieu qui est ce centre, se fait sentir à l’ame par des touches divines, par des goûts, par des illaps, par des suavités ineffables. Ses affections étant ainsi émues, elle les laisse reposer doucement… & trouve un délicieux repos qui l’établit au-dessus des délices, & des extases, au dessus des plus belles manifestations, des notions, & des spéculations divines : on ne sait ce qu’on sent ; on ne sait ce qu’on est ». N’allez pas vous imaginer que M. de la Bruyere dans les paroles qu’on vient de lire, (dialogue ij. sur le Quiétisme, page 33) s’est servi d’amplifications : vous verrez son livre muni de preuves. Vous y trouverez ce passage de Molinos : « C’est alors que le divin époux suspendant ses facultés, l’endort d’un sommeil doux & tranquille : c’est dans cet assoupissement qu’elle jouit avec un calme inconcevable, sans savoir en quoi consiste sa jouissance ».

Vous y trouverez « qu’une ame spirituelle doit être indifférente à toutes choses, soit pour le corps, soit pour l’ame, ou pour les biens temporels & éternels : laisser le passé dans l’oubli, & l’avenir à la Providence de Dieu, & lui donner le présent ; & que l’abandon de l’ame doit aller jusqu’à agir sans connoissance, ainsi qu’une personne qui n’est plus. Que l’ame ne se sent plus, ne se voit plus ; elle ne voit rien de Dieu, n’en comprend rien, n’en distingue rien ; il n’y a plus d’amour, de lumiere, ni de connoissance… Que cette ame ne se sentant pas, n’est pas en peine de chercher, ni de rien faire ; elle demeure comme elle est ; cela lui suffit ; mais que fait-elle ? rien, rien, & toujours rien. Que l’indifférence de cette amante est si grande, qu’elle ne peut pencher ni du côté de la jouissance, ni du côté de la privation. La mort & la vie lui sont égales ; & quoique son amour soit incomparablement plus fort qu’il n’a jamais été, elle ne peut néanmoins desirer le paradis, parce qu’elle demeure entre les mains de son époux comme les choses qui ne sont point. Ce doit être l’effet de l’anéantissement le plus profond. Que l’oraison parfaite de contemplation met l’homme hors de soi, le délivre de toutes les créatures, le fait mourir & entrer dans le repos de Dieu ; il est en admiration de ce qu’il est uni avec Dieu, sans douter qu’il soit distingué de Dieu : il est réduit au néant, & ne se connoît plus ; il vit & ne vit plus ; il opere & n’opere plus ; il est & n’est plus ». Dialogue v. vj. & vij.

Plusieurs écrivains se sont attachés à refuter éloquemment ces folles visions, qui ne méritent que la compassion, & qui ne renferment qu’un jargon inintelligible. (Le Chevalier de Jaucourt.)