L’Encyclopédie/1re édition/QUERSONNÈSE

QUERSONNÈSE, (Géog. anc.) en latin Chersonnesus : les Grecs ont dit χερσόνησος ou χερρόνησος. Ce mot signifie une presqu’île, c’est-à-dire un lieu entouré de la mer comme une île, mais pourtant attaché à la terre ferme par un côté.

La plûpart des savans en introduisant le mot Quersonnèse dans notre langue, écrivent Chersonnèse, d’après son orthographe primitive, en lui conservant néanmoins la prononciation du ch ou χ des Grecs, qui est semblable au qu ; mais quelques écrivains illustres, comme Mrs Tillemont, d’Ablancourt, & Toureil écrivent Quersonnèse. Je n’approuverois pas cette orthographe ; cependant je m’en sers ici pour faire quelques additions à l’article Chersonnèse de ce Dictionnaire. Je ne parlerai toutefois que des quatre Quersonnèse fameuses dans les écrits des anciens ; savoir la Quersonnèse cimbrique, la Quersonnèse d’or, la Quersonnèse taurique, & la Quersonnèse de Thrace.

La Quersonnèse cimbrique, est la presqu’île où sont le Holstein, le Sleswig, & le Jutland ; les Cimbres ont les premiers habité cette presqu’île, & lui ont donné leur nom. Elle étoit autrefois bien plus considérable que de nos jours, comme il paroit par le grand nombre d’hommes de guerre qu’elle fournissoit, & par plusieurs îles qui en sont aujourd’hui détachées, & qui faisoient sans doute partie du continent. Il est même très-vraissemblable que les Cimbres, qui firent du tems de la république romaine une sortie, y furent forcés par une inondation qui les mit trop à l’étroit, en couvrant une partie de leur pays. Florus, liv. III. c. iij. confirme cette conjecture des inondations qui forcerent les Cimbres, les Teutons, & les Tiguriens à fuir des extrémités de la Germanie, & à chercher de nouvelles demeures, parce que, dit-il, l’Océan avoit inondé leurs terres ; nous avons aussi des expériences modernes du terrein que la mer a gagné sur cette presqu’île.

La Quersonnèse d’or des anciens, est ce que nous appellons aujourd’hui la presqu’île de Malaca, entre les golfes de Bengale & de Siam ; mais il y faut joindre encore une partie de la côte occidentale de Siam, & peut-être quelque chose de celle de Pégu. Il paroît par ce qu’en dit Ptolomée, qu’on ne connoissoit qu’imparfaitement cette presqu’île de son tems.

La Quersonnèse taurique des anciens, est connue des modernes sous le nom de presqu’île de Crimée, dans la petite Tartarie. Les anciens l’appelloient aussi schytica, scythique ; cimmeria, cimmérienne ; & pontica, pontique.

La Quersonnèse de Thrace ; est la presqu’île de l’Europe, entre la mer de Marmora, autrefois la Propontide, l’Hellespont, l’Archipel (autrefois la mer Egée), & le golfe de Mégarisse (autrefois Melanis sinus) ; elle trent à la Thrace par le nord-est ; elle a la Propontide à l’orient, le détroit des Dardanelles ou l’Hellespont au sud-est & au midi, l’Archipel au sud-ouest, & le golfe de Mégarisse au nord-ouest & au nord.

La Quersonnèse de Thrace est un pays fertile, & où l’on comptoit autrefois onze ou douze villes assez considérables : voici l’histoire ancienne de cette presqu’île, qui entourée de toutes les mers dont nous venons de parler, ne tient au continent que par une langue de terre, laquelle n’a que trente-sept stades ou cinq mille pas.

Du tems que Pisistrate regnoit à Athènes, les Dolouques, anciens peuples de Thrace, possesseurs alors de la Quersonnèse, que les Thraces absynthiens, voisins fâcheux, ravageoient à toute heure, firent si bien par leurs supplications, & par la pythie, dont la réponse les favorisa, que Miltiade partit accompagné d’une troupe de volontaires. A son arrivée on l’élut roi de la Quersonnèse. Ce Miltiade étoit oncle du fameux Miltiade qui gagna la bataille de Marathon. Il voulut d’abord mettre la Quersonnèse à couvert des invasions ordinaires des Absynthiens ; & pour mieux remplir l’attente de ses nouveaux sujets, il bâtit une muraille depuis la ville de Candie jusqu’à la ville de Paëtye, la premiere sur la Propontide, & l’autre sur la mer Egée : cette muraille fut en divers tems tantôt abattue, tantôt relevée.

L’ancien Miltiade mourut sans enfans ; deux de ses neveux lui succéderent l’un après l’autre. Le second nommé Miltiade comme son oncle, essuya de terribles revers. Les Scythes nomades le chasserent, & les Dolouques le rétablirent ; mais à trois ans de-là rechassé par les Phéniciens qui étoient au service de Darius, il se retira dans Athènes, & se vangea noblement à Marathon. La victoire de Mycale rendit depuis la Quersonnèse aux Athéniens. Ils en jouirent paisiblement, & par le conseil de Périclès y envoyerent une colonie.

Quand Lysander eut détruit Athènes, les habitans de cette presqu’île se mirent sous la protection de Lacédémone ; & quand Conon, fils de Timothée, eut relevé sa patrie, ils retournerent sous la domination des Athéniens leurs premiers maîtres. Sous les Lacédémoniens, Dercylide, leur général, que les Chersonnésiens avoient appellé d’Asie, rétablit la muraille ; mais les Thraces encore après la forcerent de nouveau, & Cotys, roi de Thrace, conquit la Quersonnèse sur eux. Chersoblepte, fils de ce Cotys, la leur céda. Cette presqu’île ne laissa pas de demeurer exposée aux continuelles incursions des Thraces, qui sur le plus léger prétexte, se jettoient sur ce pays.

L’unique moyen de les arrêter, c’étoit de percer l’isthme. Le moindre petit trajet eût été pour eux une barriere insurmontable ; ils n’avoient ni vaisseaux ni bâtimens armés en guerre. Athènes prenoit fort à cœur la sureté & la tranquillité de la Quersonnèse. Philippe promit qu’en faveur des Athéniens & de leurs colonies, il perceroit l’isthme à ses dépens : cela est encore à faire. On se contenta seulement de rebâtir la vieille muraille dont Pline, liv. IV. c. xij. parle comme d’un monument qui subsistoit de son tems.

C’est une belle chose que le decret des peuples de la Quersonnèse de Thrace, qui érigerent tout-à-la-fois un autel à la déesse de la reconnoissance, & une autre aux Athéniens qui les avoient affranchis du joug de Philippe : voici les termes de ce decret dont parle Démosthène dans sa harangue pour la couronne.

« Entre les peuples que la Quersonnèse comprend, les habitans de Seste, d’Eléonte, de Madytes, & d’Alopéconèse, décernent au peuple & au sénat d’Athènes, une couronne d’or de soixante talens (11222 liv. sterlg. 5. sh.) & dressent deux autels ; savoir l’un à la déesse de la reconnoissance, & l’autre aux Athéniens, pour avoir, par le plus grand de tous les bienfaits, affranchi du joug de Philippe, les peuples de la Quersonnèse, & les avoir rétablis dans la possession de leur patrie, de leurs lois, de leur liberté, & de leurs temples ; bienfait dont ils garderont éternellement la mémoire, & qu’ils ne cesseront jamais de reconnoître, selon l’étendue de leur pouvoir ».

Au-reste, outre les quatre grandes Quersonnèses dont nous avons parlé, il y a eu diverses presqu’îles, caps, & lieux nommés Quersonnèse par les anciens. Etienne le géographe en nomme quelques-uns que nous avons cités d’après lui au mot Quersonnèse, car les Grecs ont également dit Querronnèse & Quersonnèse, la différence n’est que dans les lettres ; c’est le même mot, ou du-moins la même signification. (D. J.)