L’Encyclopédie/1re édition/PRODIGALITÉ

PRODIGALITÉ, (Morale.) vaine profusion qui dépense pour soi, ou qui donne avec excès, sans raison, sans connoissance & sans prévoyance. Ce défaut est opposé d’un côté à la mesquinerie, & de l’autre à l’honnête épargne, qui consiste à conserver pour se mettre à l’abri contre les coups du sort.

Se jetter dans la somptueuse profusion, c’est étendre sa queue aux dépens de ses aîles. Les Aréopagistes la punissoient, & les prodigues en plusieurs lieux de la Grece étoient privés du sépulchre de leurs ancêtres. Lucien les compare au tonneau des Danaïdes, dont l’eau se répand de tous côtés. Le philosophe Bion se moqua de l’un d’eux qui avoit consumé un fort grand patrimoine, en ce qu’au rebours d’Amphiaraus que la terre avoit englouti, il avoit englouti toutes ses terres. Diogene voyant l’écriteau d’une maison à vendre qui appartenoit à un autre prodigue, dit plaisamment qu’il se doutoit bien que les profusions de ce logis feroient enfin arriver un maître.

La dépouille des nations produisit dans Rome tous les excès du luxe & de la prodigalité. On n’y voyoit que des partisans de ce Duronius qui, étant tribun du peuple, fit casser les lois somptuaires des festins, criant que c’étoit fait de la liberté, s’il falloit être frugal contre son gré, & s’il n’étoit pas permis de se ruiner par ses dépenses si on en avoit la volonté.

Il y a déja long-tems, dit Caton en plein sénat, que nous avons perdu la véritable dénomination des choses ; la profusion du bien d’autrui s’appelle libéralité, & ce renversement a finalement jetté la république sur le penchant de sa ruine.

Les rois doivent sur-tout se précautionner contre la prodigalité, parce que la générosité bien placée est une vertu royale. C’est un conseil que donne la reine Vérité à Charles VI. dans le songe du vieil pélérin, adressant au blanc faucon à bec & piés dorés. On sait que ce livre singulier est un ouvrage écrit l’an 1389 par Philippe de Mayzieres, l’un des plus célebres personnages du regne de Charles V. On en conserve le manuscrit dans la bibliotheque des célestins de Paris & dans celle de S. Victor. Voici comme la reine Vérité, chap. lviij. parle à Charles VI. dans son vieux langage.

« Tu dois avoir, beau fils, une fraische mémoire de ton besayeul, le vaillant roi de Béhaigue, qui fut si large & si folage que souventefois advint que en sa cour royale les tables étoient dressées, & en la cuisine n’avoit pas trop grand funcert de viandes : il donna tant à héraulx & à ménestreils & vaillans chevaliers, que souvent lui étant en Prague sa maistre cité, il n’avoit pas puissance de résister aux robeurs du royaume qui en sa présence venoient rober jusqu’à ladite cité. Au contraire, beau fils, tu as exemple de ton grand-oncle Charles, empereur de Rome, fils du susdit roi de Béhaigue, lequel empereur grand clerc, saige, soubtil & chault, selon la renommée commune de l’empire, fut si eschars & avaricieulx, qu’il fut de ses sujets trop plus doubté que amé ».

Cependant un prince doit être en garde contre le piege que d’avides courtisans lui tendent quelquefois en affectant de faire devant lui l’éloge de la libéralité : ils cherchent, continue la reine, à vous rendre magnifique, dans l’espérance que vous deviendrez prodigue. Mais souvenez-vous que si vous donnez trop à quelques-uns, bientôt vous ne serez plus en état de donner à tous : dans le superflu d’un seul, plusieurs trouveroient le nécessaire.

« Beau fils, se tu vouldras trouver les chevaliers qui ont coustume de bien plumer les rois & les seigneurs, & par leurs soubtiles pratiques, sur fourme de vaillance rempli de flatterie, te feront vaillant & large comme Alexandre, en récitant souvent le proverbe du maréchal Bouciquault, disant : Il n’est peschier que en la mer ; & si n’est don que de roi ; attrayant de toy & de ta vaillant largesse tant d’eau en leur moulin, qu’il suffiroit bien à trente-sept moulins qui, par défault d’eau, les deux parts du jour sont oiseuls ».

La dispensation des graces, selon la reine Vérité, exige encore une attention : il faut qu’elles soient proportionnées au rang de ceux qui les reçoivent & à la qualité de leurs services.

« Beau fils, il te devroit souvenir des dons & de dépense de tes vaillans & prud’hommes rois ancesseurs, desquels le domaine étoit plein comme un œuf, & de leurs subjets ne tiroient nulle aide ; ils avoient grand trésor & sans guere : & toutesfois, quant à leur largesse & aux dons, tu trouveras en la chambre des comptes que quant il venoit d’oultre-mer un très-vaillant chevalier qui étoit tenu preux pour une grant largesse audit chevalier, le roi lui faisoit donner cent livres tournois, & à un bon escuyer cinquante. Mais aujourd’hui, beau fils, un petit homme de nulle condition, mais qu’il ait des amis à la cour, & à un valet de chambre, tu donneras légerement mille & deux mille livres… Que se dira, beau fils, des dons mal-employés des héraults, & des menestreils & des faiseurs de bourdes » ? (D. J.)

Prodigalité, (Jurisprud.) la prodigalité est une espece de démence : c’est pourquoi les prodigues sont de même condition que les furieux ; ils sont incapables, comme eux, de se gouverner & de régir leurs biens, ni d’en disposer, soit entrevifs ou par testament.

Mais il y a cette différence entre l’incapacité qui procede du vice de prodigalité, & celle qui provient de la fureur ou imbécillité, que celle-ci a un effet rétroactif au jour que la fureur ou imbécillité a commencé, au lieu que l’incapacité résultante de la prodigalité ne commence que du jour de l’interdiction.

Pour faire interdire un prodigue, il faut que quelqu’un des parens ou amis présente requête au juge du domicile ; & sur l’avis des parens, le juge prononce l’interdiction, s’il y a lieu. Si les faits de dissipation ne sont pas certains, on ordonne une enquête.

Le pere peut grever son fils ou sa fille prodigue d’une substitution exemplaire. Voyez la loi 1. au ff. de curator. furios. (A)