L’Encyclopédie/1re édition/PRIMAUTÉ DU PAPE

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PRIMAUTÉ DU PAPE, (Hist. ecclés.) prééminence d’honneur & de jurisdiction que le pape, en qualité de successeur de saint Pierre, a sur les autres évêques. Voyez Pape & Evêque.

Les Protestans se sont extrèmement attachés à contester au pape cette prérogative ; Jean Hus entr’autres disoit qu’il n’y avoit pas d’ombre d’apparence que l’Église eût besoin d’un chef pour la gouverner. Les Luthériens & les Calvinistes ont encore enchéri sur cette prétention, leurs chefs & leurs ministres n’ont pas rougi de donner à l’Église romaine le nom de Babylone prostituée, aux papes le titre d’antechrist, & à leur primauté celui de tyrannie. Mais ce n’est pas par des invectives & des qualifications odieuses qu’on éclaircit la vérité. Quand ils ont attaqué cette prérogative du siege de Rome, elle étoit fondée sur une prescription immémoriale ; on verra par la suite de cet article s’ils étoient recevables à lui contester ce que toute l’Église avoit jusqu’alors reconnu. Mais avant que d’en venir à ces preuves, il est bon d’expliquer ce que les Catholiques entendent par cette primauté d’honneur & de jurisdiction.

Tous conviennent qu’elle appartient au saint-siege & au pape qui l’occupe de droit divin, mais tous n’expliquent pas d’une maniere uniforme en quoi consistent ces droits de jurisdiction & d’autorité.

Les théologiens ultramontains prétendent qu’en vertu de cette primauté le pape est dans l’Église comme un monarque absolu, que tous les autres évêques tiennent leur puissance de lui, que la plénitude de la jurisdiction ecclésiastique réside dans la personne du pape, & que les évêques ne jouissent que de la portion qu’il veut bien leur communiquer, qu’il est infaillible quand il prononce ex cathedrâ, qu’il est supérieur au concile général & ne reconnoît point de juge sur la terre, qu’il est maître de tout le monde, & qu’il a du-moins le pouvoir indirect de déposer les rois & de délier leurs sujets du serment de fidélité. Mais comme le remarque M. d’Hericourt, lois ecclésiastiques, part. I. c. vj. en voulant porter au-delà des bornes une puissance légitime, on en affoiblit l’autorité dans l’esprit des personnes qui ne savent point distinguer ce qui est de droit d’avec ce que les hommes ont imaginé par complaisance.

D’autres sont tombés dans un excès tout opposé ; &, sous prétexte de combattre ces droits chimériques, ils ont donné atteinte aux prérogatives les mieux établies. Richer entr’autres, dans son livre de la puissance ecclésiastique & politique, semble prétendre que Jesus-Christ a confié le pouvoir des clés plus essentiellement & plus immédiatement à tout le corps des fideles qu’à saint Pierre & aux autres apôtres ; que par conséquent toute la jurisdiction n’appartient au pape & aux évêques que ministériellement & instrumentalement comme exécuteurs du pouvoir de l’Église ; & enfin que le pape n’en est que le chef ministériel, accidentel & symbolique : propositions qui furent condamnées dans le concile de Sens en 1612, & que Richer rétracta lui-même en 1629 par contrainte & par violence.

Entre ces deux excès dont l’un accorde trop & l’autre trop peu au souverain pontife, un troisieme sentiment fait consister la primauté du pape à avoir comme chef la sollicitude de toutes les églises, à veiller à l’observation & à l’exécution des canons dans tout le monde chrétien, à y obliger même les rebelles & les contumaces par les peines canoniques : privilege qui ne convient point à chaque évêque particulier dont la jurisdiction est restreinte & bornée à son diocèse. 2°. En ce que les decrets & les lois des pontifes romains regardent toutes les églises en général & chacune en particulier, & que les fideles doivent s’y soumettre provisionellement tant que l’Église ne contredit ou ne réclame point. 3°. En ce qu’il doit avoir la principale part dans tout ce qui concerne la religion, & qu’on ne doit rien décider d’important sans lui. 4°. Qu’il peut dispenser des lois faites par les conciles généraux eux-mêmes, dans les cas où le concile lui-même en dispenseroit, & selon les regles de dispenses prescrites par les conciles. 5°. Qu’il a droit de convoquer les conciles généraux, & d’y présider ou par lui-même ou par ses légats. 6°. Qu’il est vraiment & réellement le chef de l’Église, & que son siege est le centre de l’unité catholique.

Ces notions établies, il s’agit d’examiner si les papes ont réellement joui de tout tems de ces prérogatives. La doctrine des conciles & celle des Peres, l’exercice fréquent que les papes ont fait de ce pouvoir, & le consentement des princes se réunissent en faveur de cette primauté.

1°. Les conciles : celui de Nicée, canon VI. s’exprime ainsi ; romana Ecclesia semper primatum habuit. Or, comme le remarque Nicolas I. ce concile n’a rien accordé à l’Église romaine, il n’a fait que reconnoître le droit dont elle étoit déja en possession, & dont l’origine étoit aussi ancienne que le Christianisme. Le premier de Constantinople n’accorde l’honneur de la primatie à l’évêque de Constantinople qu’après l’évêque de Rome ; constantinopolitanus episcopus habeat primatûs honorem post romanum episcopum. Celui d’Ephèse reconnoît en plusieurs endroits que l’Eglise romaine est le chef des autres églises. Celui de Chalcedoine, action ou session XVI. s’explique de la sorte ; ex his quæ gesta sunt & ab unoquoque deposita, perpendimus omnem quidem primatum & honorem proecipuum secundùm canones antiquæ Romæ Dei amantissimo archiepiscopo conservari. Celui de Constance, en condamnant diverses propositions de Wiclef & celle de Jean Hus que nous avons rapportée ci-dessus, déclara suffisamment quelle étoit sa doctrine sur la primauté du pape. Dans le concile de Florence, les Grecs qui se réunirent aux Latins reconnurent la même vérité : definimus, disent-ils, sanctam apostolicam sedem & romanum pontificem in universum orbem tenere primatum, &c.

2°. Les Peres ne sont pas moins formels sur cet article. Les bornes de cet ouvrage ne nous permettent pas de rapporter tous leurs textes. Qu’il nous suffise de remarquer qu’ils reconnoissent expressement que l’évêque de Rome est le fondement de l’Eglise ; que sa chaire est la chaire principale à laquelle il faut que toutes les autres s’unissent à cause de la supériorité de la puissance qu’elle possede ; qu’il a la suprème puissance pour avoir soin des agneaux du Fils de Dieu ; qu’il a reçu la primauté afin que l’Eglise fût une ; qu’il est le premier & le chef des pasteurs ; que son Eglise a la principale autorité sur les églises qui sont dans tout le monde ; qu’il a droit d’adresser des lettres aux autres évêques, & de statuer sur les matieres de religion, d’appeller les évêques au concile, & par l’autorité de sa place de s’opposer avec plus de vigueur que les autres évêques aux erreurs & aux nouveautés. Iren. lib. III. c. iij. Athanas. apolog. II. Cypr. de Vint. & epist. XLII. & XLV. Theodoret. epist. CXVI. Optat. lib. II. contr. Parmen. S. August. epist. XLIII. & CXC. Vincent. Lyrin. in commonitor. I. c. v. &c.

3°. L’exercice constant de ce pouvoir le justifie encore plus clairement ; il ne faut qu’ouvrir l’histoire ecclésiastique pour en trouver des preuves éclatantes dans tous les siecles. Nous ne ferons qu’indiquer ici les principaux faits. Dès le premier siecle, saint Clément écrivit aux Corinthiens pour appaiser le schisme qui s’étoit élevé parmi eux, ainsi que le rapporte saint Irénée, liv. III. c. iij. Dans le second, le pape Victor écrivit fortement aux évêques d’Asie sur la question de la pâque, & les menaça même de l’excommunication, comme on voit dans Eusebe, liv. V. c. xxiv. Dans le troisieme, le pape Etienne se comporta de même dans la question des Rebaptisans. Dans le quatrieme, le pape Jules rétablit saint Athanase & les autres évêques qui avoient été déposés & chassés par les Ariens. Voyez Sozomene, hist. liv. III. c. viij. Dans le cinquieme, les papes Innocent I. & Zozime connurent des erreurs des Pélagiens & des décisions que divers conciles particuliers avoient faites contre ces hérétiques ; le dernier adressa à toutes les églises la célebre lettre par laquelle il condamnoit leurs erreurs. Voyez Marius Mercator, in commonitor. c. j. & iij. Dans le quatrieme, Eustathe, évêque de Sebaste, fut rétabli dans son siege par le pape Libere, comme nous l’apprend saint Basil. epist. LXXIV. adoccidental. Dans le cinquieme, Eutychès en appella au pape saint Léon de la sentence de Flavien, patriarche de Constantinople ; saint Chrysostome en appella également au pape Innocent de celle de Théophile d’Alexandrie. Dans le sixieme, saint Grégoire s’éleva avec force contre le titre d’évêque écuménique ou universel que prenoit Jean le Jeûneur. Dans le septieme, Sophrone & Etienne s’adressent aux papes pour implorer leur autorité contre les ravages que le Monothélisme faisoit alors en orient ; & l’on sait avec quelle vigueur ils le condamnerent sans excepter même les lois des princes qui le favorisoient, & que les hérétiques avoient extorquées ou surprises. Dans le huitieme, les papes eurent la principale part à la condamnation de l’hérésie des Iconoclastes, comme on voit par les actes du septieme concile général. Il est vrai que dans le neuvieme Photius commença à se soustraire à la jurisdiction du saint-siege ; mais outre que l’autorité en étoit reconnue par les autres patriarches d’orient, Photius fut excommunié par Nicolas I. condamné par Adrien II. & par Jean VIII. & reconnut en diverses occasions la supériorité du pape. Voyez les conciles du pere Labbe, tom. VIII. pag. 1395. On convient que depuis cette époque les Grecs s’écarterent notablement de la doctrine de leurs ancêtres sur la primauté du pape, jusqu’à ce qu’enfin le schisme fut entierement consommé par Michel Cerularius ; mais même en cette occasion le pape donna une marque de sa jurisdiction, car les légats de Léon IX. qui tenoit alors le siege de Rome excommunierent le patriarche de Constantinople dans la basilique même de sainte Sophie. Enfin, dans les différentes tentatives qu’on a faites depuis les conciles, soit de Lyon, soit de Florence, pour réunir les deux églises, les Orientaux n’ont jamais contesté la primauté du successeur de saint Pierre.

Nous avons cité tous ces exemples de l’église d’orient, car pour celle d’occident on n’a jamais douté qu’elle n’ait reconnu cette prérogative. Bingham prétend qu’elle n’étoit pas connue en Angleterre quand le moine saint Augustin y fut envoyé par saint Grégoire ; que dès le quatrieme siecle il y avoit des évêques dans la grande-Bretagne, comme il paroît par le concile d’Arles tenu en 314, auquel assisterent Eborius, évêque d’Yorck ; Restitutus, évêque de Londres ; & Adelphius, évêque de civitate coloniâ Londinensium, que quelques-uns croient être Lincoln & d’autres Colchester ; que ces évêques reconnoissoient pour métropolitain l’archevêque de Caërleon, Caërlegio, ville ancienne alors détruite, & dont le siege avoit été transféré à Saint-David ; que dans la conférence qu’ils eurent avec le moine saint Augustin, ils refuserent de reconnoître la primauté du pape, d’où il conclut que l’église d’Angleterre étoit indépendante de l’Eglise romaine. Quoi qu’aient pû penser ces évêques saxons du tems de saint Grégoire, il s’agit de savoir si leurs prédécesseurs avoient reconnu la primauté du pape. Or c’est ce qu’avoient fait les évêques qui assisterent au concile d’Arles ; car dans la lettre synodique que les peres de ce concile adresserent au pape Sylvestre, on lit : placuit etiam, antequam à te qui majores diœceses tenes, per te potissimùm omnibus insinuari. Ils reconnoissent donc dans le pape une surintendance générale sur les grands diocèses, c’est-à-dire, les grands gouvernemens de l’empire, tels que l’Italie, l’Espagne, les Gaules, l’Afrique, &c. car il est constant que les prélats d’Afrique & ceux des Gaules, d’Italie, &c. ont toujours reconnu la prééminence du pape. Que Bingham oppose tant qu’il voudra l’exemple de l’église d’Afrique, il ne persuadera jamais qu’elle se soit soustraite à l’obéissance dûe au saint-siege ; puisqu’il est constant par tout ce qui se passa dans l’affaire des Pélagiens, que les évêques d’Afrique envoyerent les actes de leurs conciles particuliers à Rome, & qu’ils ne regarderent la cause comme jugée & décidée en dernier ressort, que quand le siege de Rome eut prononcé ; & puisque Bingham prend pour arbitres les évêques d’Afrique, & sur-tout saint Augustin, sur le sens de ces mots, qui majores sedes tenes, il faut conclure de la conduite de ces derniers, que dans le cinquieme siecle on reconnoissoit en Afrique la primauté du pape, comme les évêques d’Afrique l’avoient reconnue au concile d’Arles, & par une derniere conséquence, qu’Eborius, Restitutus & Adelphius, ces évêques de la grande-Bretagne qui avoient assisté à ce dernier concile, l’avoient également reconnue, c’est-à-dire, une primauté & une supériorité non pas arbitraire ni illimitée, mais réglée par les saints canons.

Mais ajoute Bingham, il faudroit donc supposer que ces évêques de la grande-Bretagne, du tems du moine saint Augustin, étoient tombés dans le schisme. C’est en effet ce qu’a prétendu Schelstrate. Pour nous, nous pensons que l’irruption des Saxons ayant tout bouleversé dans la grande-Bretagne, & sur-tout interrompu le commerce des Iles britanniques avec l’empire & le siege de Rome, l’ignorance se glissa dans le clergé, & qu’à la faveur des troubles les évêques s’arrogerent une indépendance qu’ils n’avoient pas ; la barbarie des Saxons & leur attachement au paganisme étoient tout-à-fait contraires au progrès des Lettres & de la Religion, aussi étoit-elle dans un état déplorable dans cette partie de l’Europe, lorsque le missionnaire saint Augustin y arriva ; ces évêques dont Bingham fait sonner si haut la prétendue indépendance, croupissoient dans l’ignorance & dans la corruption des mœurs. Est-il étonnant après cela qu’ils eussent oublié ou qu’ils affectassent de méconnoître ce qu’avoient si bien su leurs prédécesseurs ? Ce qu’il y a de certain, c’est que saint Augustin remit les choses dans l’ordre, & que l’Angleterre a reconnu la primauté des papes jusqu’au schisme d’Henri VIII. C’est aux théologiens anglois à nous expliquer par quel enchantement tant d’hommes illustres, de saints évêques & de grands rois, pendant neuf siecles, ont pû subir un joug que leurs ancêtres ont, dit-on, rejetté, & qu’ont brisé leurs descendans. Voyez Bingham, orig. ecclesiastic. tom. III. lib. IX. c. j. §. 12. &c. vj. §. 20.

4°. Aux preuves que nous avons déja rapportées de la primauté du pape, se joint la reconnoissance formelle qu’en ont faite les empereurs, les rois & autres souverains. Théodose & Valentinien parlent ainsi de la prééminence de l’Eglise romaine : cum igitur sedis apostolicæ primatum sancti Petri meritum qui princeps est episcopalis coronæ & romanae dignitas civitatis, sacræ etiam synodi firmavit autoritas. Valentinien, dans sa lettre à Théodose, que l’évêque de Rome a la prééminence sur tous les autres : quatenùs beatissimus romanae civitatis episcopus, cui principatum sacerdotis super omnes antiquitas contulit ; & Justinien, novell. CXXXI. tit. XIV. cap. 2. sancimus secundum earum synodorum definitiones sanctissimum senioris Romæ papam primum esse omnium sacerdotum. On peut voir dans les preuves des libertés de l’Eglise gallicane comment nos rois très-chrétiens se sont plusieurs fois exprimés sur le même sujet, en restreignant toutefois la puissance des papes dans ses véritables limites.

Les Protestans avancent que toutes ces prérogatives ne sont que des concessions de l’Eglise ou des princes, dont on a décoré les papes en certains tems, & dont il a été permis en d’autres de les dépouiller.

Les Catholiques au contraire prouvent qu’il ne la tient ni de l’Eglise, ni d’aucune autorité humaine, mais immédiatement de Jesus-Christ qui l’a promise & conférée à saint Pierre, comme il est rapporté en saint Matthieu, c. xvj. v. 10 & 19. & suivant l’explication qu’en donnent saint Cyprien, lib. de unit. eccles. saint Jérome, lib. I. contrà Jovinian. saint Augustin, tract. CXXIV. in Joann. saint Léon, serm. III. in annivers. suæ election. & plusieurs autres. Or le pape, en succédant à saint Pierre dans sa chaire. succede à tous les droits conférés à cet apôtre, & par conséquent à la primauté d’honneur & de jurisdiction. Voyez Tournely, trait. de l’Eglise, & les autres théologiens, Bellarmin, le card. du Perron, réplique à la réponse du roi de la grande-Bretagne.