L’Encyclopédie/1re édition/PRÉVENTION

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PREVENTION, s. f. (Logiq.) la prévention est un acquiescement erroné de l’ame suscité par la force d’une ou de plusieurs sensations dominantes, sans les connoissances nécessaires pour nous déterminer régulierement.

La prévention differe du préjugé ; elle n’est qu’un acquiescement immédiat & purement passif de l’ame à l’impression que les sensations actuelles font sur elle : le préjugé est un faux jugement que l’ame porte après un exercice insuffisant des facultés intellectuelles.

Lorsque l’ame est tellement dominée par ses sensations, que les connoissances qui se présentent à elle de nouveau, ne peuvent la tirer de son erreur, la prévention dégénere en opiniâtreté.

Ses décisions vicieuses naissent d’une compréhension trop irréguliere, trop bornée, ou d’un défaut de connoissances qui seroient nécessaires pour éclairer l’ame.

La prévention se mêle souvent dans nos jugemens par l’autorité des maîtres, qui nous ont dit qu’il falloit croire telle chose ; par l’approbation des personnes estimées dans le monde ; par la coutume & l’éducation ; par manque d’examen ; enfin par quelque passion, ou par l’intérêt personnel qui nous prévient, & qui détermine nos sensations actuelles.

Un homme sujet à se laisser prévenir, dit la Bruyere, s’il ose remplir une dignité ecclésiastique ou séculiere, est un aveugle qui veut peindre, un muet qui s’est chargé d’une harangue, un sourd qui juge d’une symphonie. Foibles images. Il faut ajouter que la prévention est un mal incurable, qui fait déserter les égaux, les inférieurs, les amis, jusqu’au médecin : ils sont bien éloignés de le guérir, s’ils ne peuvent le faire convenir des remedes qui seroient d’écouter, de douter, de s’informer & de s’éclaircir. (D. J.)

Prévention, (Jurisprud.) est le droit qu’un juge a de connoître d’une affaire parce qu’il en a été saisi le premier, & qu’il a prévenu un autre juge à qui la connoissance de cette même affaire appartenoit naturellement, ou dont il pouvoit également prendre connoissance par prévention.

La prévention est ordinairement un droit qui est reservé au juge supérieur pour obliger celui qui lui est inférieur de remplir son ministere ; cependant elle est aussi accordée respectivement à certains juges égaux en pouvoir & indépendans les uns des autres, pour les exciter mutuellement à faire leur devoir, dans la crainte d’être dépouillés de l’affaire par un autre juge plus vigilant.

L’arrêt du 15 Novembre 1554, contenant la vérification de la déclaration du roi donnée à Laon le 17 Juin de la même année, donne aux baillifs & prevôts royaux la prévention sur les juges des seigneurs, quand ceux-ci ne revendiquent pas leurs justiciables ; à la charge que dans le cas de prévention, les baillifs & juges présidiaux ne connoîtront du différend que comme juges ordinaires, & non comme présidiaux ; ce qui a été confirmé par l’article 2. de la déclaration donnée sur l’édit de Crémieu.

Dans quelques coutumes la prévention du juge supérieur sur l’inférieur, a lieu tant au civil qu’au criminel, comme en Anjou, où la coutume, art. 65. dit que le roi, comme duc d’Anjou, a ressort & suzeraineté sur les sujets dudit pays, tant en cas d’appel, qu’autrement ; que les comtes, vicomtes, barons, châtelains & autres seigneurs de fief l’ont aussi chacun à leur égard ; qu’en outre ledit duc d’Anjou & lesdits comtes, vicomtes, barons, seigneurs, châtelains & autres de degré en degré, ont par prévention la connoissance de tous cas criminels & civils, en toutes actions civiles réelles & personnelles, sur leurs vassaux & les sujets de leurs vassaux, jusqu’à ce litiscontestation soit faite, pour laquelle les parties soient appointées en faits contraires & requêtes.

Il y a encore quelques autres coutumes qui ont des dispositions à-peu-près semblables.

Mais, suivant le droit commun, la prévention n’a lieu qu’en matiere criminelle ; elle a été établie pour exciter l’émulation & la vigilance des juges, & pour empêcher que les crimes ne demeurent impunis.

L’exercice de ce droit est fort ancien.

On voit dans les Etablissemens de S. Louis, chap. clxiv. que la prévention avoit dès lors lieu en certains endroits dans les matieres criminelles ; c’étoit celui qui avoit arrêté le criminel qui lui faisoit son procès. Dans les lieux où il n’y avoit pas de prévention, par l’ancien usage de la France, l’aveu emportoit l’homme, & l’homme étoit justiciable de corps & de châtel où il couchoit & levoit ; ce qui fut aboli par l’ordonnance de Moulins, art. 35. qui décida que les délits seroient punis où ils auroient été commis. La prévention avoit lieu par-tout, lorsque celui qui avoit arrêté le criminel l’avoit pris sur le fait.

L’ordonnance d’Orléans, art. 72. autorisoit les juges royaux ordinaires à prendre connoissance par prévention sur les malfaiteurs qui sont de la compétence des prevôts des maréchaux.

L’article 116. de la même ordonnance porte que comme plusieurs habitans des villes, fermiers & laboureurs se plaignoient souvent des torts & griefs des gens & serviteurs des princes, seigneurs & autres qui sont à la suite du roi, lesquels exigeoient d’eux des sommes de deniers pour les exempter du logement, & ne vouloient payer qu’à discrétion, il est enjoint aux prevôts de l’hôtel du roi, & aux juges ordinaires des lieux, de procéder sommairement par prévention & concurrence, à la punition desdites exactions & fautes, à peine de s’en prendre à eux.

Il y a une différence essentielle entre la prévention & la concurrence ; celle-ci est le droit que divers juges ont de connoître du même fait, de maniere que les parties peuvent s’adresser à l’un ou à l’autre indifféremment ; au lieu que la prévention est le droit qu’a un juge d’attirer à soi la connoissance du crime, parce qu’il a prévenu & qu’il en a été saisi le premier.

L’ordonnance de Moulins, art. 46. veut que les présidiaux connoissent par concurrence & prévention, des cas attribués aux prevôts des maréchaux, vice-baillifs & vice-sénéchaux, pour instruire les procès, & les juger en dernier ressort, au nombre de sept, & semblablement contre les vagabonds & gens sans aveu ; comme aussi que les prevôts des maréchaux, vice-baillifs, vice-sénéchaux pourront faire le semblable, &c.

Ce droit de concurrence & de prévention attribué aux présidiaux, pour les cas de la compétence des prevôts des maréchaux, vice-baillifs & vice-sénéchaux, leur a été confirmé par l’art. 201. de l’ordonnance de Blois, & par l’ordonnance criminelle, tit. de la compétence des juges, art. 15.

L’article 7. de la même ordonnance dit que les juges royaux n’auront aucune prévention entre eux ; & néanmoins qu’au cas que trois jours après le crime commis, les juges royaux ordinaires n’aient pas informé & decreté, que les juges supérieurs pourront en connoître.

L’article 8. ordonne que la même chose sera observée entre les juges des seigneurs.

Les baillifs & sénéchaux ne peuvent, suivant l’art. 9. prévenir les juges subalternes, s’ils ont informé & decreté dans les vingt-quatre heures après le crime commis ; sans déroger néanmoins aux coutumes contraires, ni à l’usage du châtelet.

L’ajournement fait la prévention en matiere civile ; en matiere criminelle, c’est le decret ; & lorsqu’il y a deux decrets de même date, c’est celui qui a été mis le premier à exécution qui donne la prévention.

Voyez Bacquet, des droits de justice, ch. ix. Carondas, liv. IV. de ses pandectes, part. I. ch. v. Chenu, tome II. de ses réglemens, tit. 12. ch. vij. & tit. 42. ch. j. & Filleau, tome I. part. II. tit. 5. ch. xxxiij. le Prêtre, cent. 4. (A)

Prévention, est le droit dont le pape jouit depuis plusieurs siecles, de conférer les bénéfices vacans, lorsque les provisions qu’il en accorde précedent la collation de l’ordinaire, ou la présentation du patron ecclésiastique au collateur.

Ce droit est fondé sur ce que la plûpart des canonistes ont établi pour principe que toute jurisdiction ecclésiastique est émanée du pape, & qu’étant l’ordinaire des ordinaires, lorsqu’il a concédé aux ordinaires quelque portion de cette jurisdiction, soit contentieuse ou volontaire, il est présumé s’en être reservé pour le moins autant qu’il leur en a accordé, suivant ce qui est dit dans le chap. dudum de præbendis in 6. d’où les canonistes ont aussi tiré cette conséquence, que quant à la jurisdiction volontaire, le pape a droit non-seulement de conférer par concurrence avec les collateurs ordinaires, mais même de les prévenir.

En France où ce texte n’est point reçu, l’on a toujours regardé le droit de prévention comme peu favorable ; car quoique l’on n’y ait jamais revoqué en doute le droit que le pape a de concourir avec tous autres collateurs ordinaires, & même de les prévenir, cependant comme le droit des collateurs ordinaires est fondé dans les anciens decrets des conciles, on a cru devoir favoriser la liberté de leurs collations.

Quelques-uns ont pensé que le droit de prévention avoit été rejetté par les conciles d’Antioche, de Tolede, d’Orléans & autres, rapportés en la compilation de Gratien, caus. X. quest. 1. & par la pragmatique de S. Louis en 1268.

Mais quoique ces anciens conciles & cette pragmatique défendent aux collateurs en général d’entreprendre sur le district des autres, il n’y est pas dit que le droit de prévention du pape soit aboli.

Il est vrai que par la pragmatique-sanction qui fut faite sous Charles VII. l’assemblée fut d’avis de charger les ambassadeurs du roi envoyés au concile de Basle, de demander au concile que les préventions de Rome contre le decret du concile de Latran, & le tems par lui fixé, ne seroient point admises, de maniere que le droit des collateurs & celui des patrons seroit conservé en son entier.

Il paroît aussi que par l’article 22. de l’ordonnance d’Orléans, il fut défendu à tous juges en jugeant la possession des bénéfices, d’avoir égard aux provisions obtenues par prévention en cour de Rome, & aux pourvus de s’en servir sans le congé & permission du roi ; mais Charles IX. à la requisition du cardinal de Ferrare, légat en France, donna sa déclaration à Chartres, le 10 Janvier 1562, par laquelle cet article, quant aux provisions de Rome par prévention, fut revoqué.

Le droit de prévention du pape a donc lieu en France, mais avec des restrictions & modifications notables que l’on a faites en faveur des collateurs ordinaires, pour maintenir autant qu’il est possible la liberté de leurs collations.

Les légats du saint siege jouissent aussi du droit de prévention, quand il est marqué expressément dans les bulles de leur légation, & qu’il a plu au roi d’en autoriser l’exécution par des lettres-patentes duement enregistrées en parlement ; mais ils ne peuvent conférer en vertu du droit de prévention, les dignités des églises cathédrales ou collégiales qui sont électives confirmatives.

Le vice-légat d’Avignon a pareillement le droit de prévenir les collateurs ordinaires & les patrons ecclésiastiques pour les bénéfices qui sont dans l’étendue de sa légation ; mais il ne peut user de ce pouvoir qu’il n’ait obtenu du roi des lettres-patentes, & qu’elles ne soient vérifiées aux parlemens d’Aix, de Toulouse & de Dauphiné.

Les bulles des papes pour la légation d’Avignon, comprennent dans la forme ordinaire les provinces ecclésiastiques d’Arles, Aix, Vienne & Embrun ; mais, suivant les maximes du royaume, la province narbonnoise ne peut être valablement comprise dans cette légation.

Les cardinaux ne sont pas sujets aux droits de prévention, soit qu’ils conferent seuls ou avec un chapitre ; ainsi ils peuvent conférer librement pendant six mois.

Un indult accordé par le pape à un collateur pour conférer, avec la clause, liberè & licitè conferre valeas, empêche la prévention ; l’indult de messieurs du parlement leur donne ce privilege.

Mais la prévention est contre tous les autres expectans, tels que les brevetaires de joyeux avénement & ceux de serment de fidélité, & contre les gradués.

Le pape peut conférer par prévention les doyennés & autres bénéfices électifs collatifs, ou qui sont électifs confirmatifs, à l’exception néanmoins des chefs d’ordre & des bénéfices de fondation laïcale qui sont électifs par le titre.

Pour les bénéfices électifs sujets à prévention, il faut que les choses soient entieres ; car si ceux qui ont droit d’élire ont commencé à traiter de l’élection, & à donner leurs voix avant la fin des trois mois qui sont donnés pour l’élection, la prévention ne peut avoir lieu.

En Bretagne le pape ne peut pas prévenir les collateurs ordinaires, attendu qu’ils n’ont que quatre mois de l’année pendant lesquels ils peuvent conférer. Le pape ne peut pas non plus y prévenir les patrons laïcs ; quant aux patrons ecclésiastiques, les collateur ordinaire confere sur leur présentation dans tous les mois de l’année ; mais le pape peut les prévenir en ajoutant cette clause, cum derogatione juris patronatûs. Il y a des canonistes qui tiennent que dans cette province les patrons ecclésiastiques ne sont sujets à prévention, que dans les mois reservés au pape.

Dans les autres provinces en général, le pape ne peut prévenir les patrons laïcs, mais seulement les patrons ou collateurs ecclésiastiques.

Mais si le pape exprime dans sa provision, qu’elle ne sera valable que du consentement exprès du patron laïc, & que celui-ci ratifie expressément la provision dans le tems qui lui est donné pour présenter, en ce cas elle peut valoir & non autrement.

Les bénéfices en patronage mixte, comme ceux de l’université, ne sont pas sujets à la prévention, parce que le patronage mixte est réputé laïcal.

Quand le droit de patronage est alternatif entre un laïc & un ecclésiastique, le pape peut prévenir dans le tour du patron ecclésiastique ; mais quand le droit de patronage est commun, & que l’exercice n’en a été rendu alternatif que pour prévenir des difficultés, il n’y a pas lieu à la prévention.

Il en est de même quand le droit de présenter n’appartient à un ecclésiastique qu’à cause d’un fief qui est uni à son bénéfice.

La provision donnée par le collateur ordinaire avant celle du pape, empêche l’effet de la prévention, quoique le patron ecclésiastique n’ait présenté que depuis la provision de l’ordinaire, pourvu que ce patron l’ait présenté dans le tems qui lui est accordé ; mais la présentation du patron n’a aucun effet, à moins qu’elle n’ait été notifiée au collateur ordinaire ; car le pape ne peut prévenir que rebus integris, & dès que la présentation du patron pulsavit aures ordinarii, la diligence du patron empêche la prévention.

Les provisions données par l’ordinaire à un absent, qui répudie la collation, empêchent la prévention ; il en seroit autrement si la collation étoit faite à un absent sans lui envoyer les provisions & les lui notifier.

Lorsque l’ordinaire a conféré le même jour que le pape ou le légat, le pourvu par l’ordinaire est préféré, quand même l’heure seroit marquée dans la collation du pape, & qu’elle ne le seroit pas dans celle de l’ordinaire ; parce que celui-ci étant favorable & étant sur les lieux, on présume qu’il a prévenu, & que le pape n’a pas la concurrence, mais seulement la prévention.

Une autre restriction notable que l’on a mis à ce droit de prévention, se tire de la regle de verisimili notitiâ obitus, par laquelle toutes provisions de cour de Rome sont de nul effet, si entre le décès & la date de la collation du pape, il n’y a pas assez de tems pour que le décès puisse être parvenu à sa connoissance.

La prévention n’a pas lieu au préjudice de la régale, à moins que le bénéfice ne se trouve rempli de droit & de fait lorsque la régale est ouverte ; la prise de possession par procureur ne seroit même pas suffisante pour exclure la régale.

Enfin la prébende théologale, la pénitencerie, les bénéfices affectés aux musiciens, & autres qui demandent des qualités personnelles, ne sont pas non plus sujets à la prévention.

Voyez la pragmat. sanct. de collat. §. neque, & le concord. tit. de mandat. Fevret, liv. II. ch. vj. d’Hericourt, Drapier. (A)