L’Encyclopédie/1re édition/ORPHÉE

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ORPHÉE, (Mythol. Hist. Litt.) nom des plus fameux & des plus anciens dans la musique & dans la poésie des Grecs. C’est peu de dire que les bêtes les plus féroces se rendoient sensibles à sa mélodie, les vents se tournoient de ce côté-là, & les arbres dansoient aux doux accords de sa lyre : les vers suivans en font la brillante peinture.

Orphée au bord de l’Hebre en suspendit le cours ;
Ses chants apprivoisoient les tigres & les ours ;
Les zéphirs retenoient leur souffle pour l’entendre,
Et les chênes des monts s’empressoient de descendre.

Ainsi la Fable nous figure
Les rochers émus de ses sons,
Et jusqu’en sa caverne obscure
L’ours attendri par ses chansons :
Ainsi du chantre de la Grece
Jadis la lyre enchanteresse
Eleva les murs des Thébains ;
Toutes symboliques images,
Qui nous peignent les avantages
D’un art le maître des humains !
Cet art aux plus sages maximes
Joint les accens mélodieux ;
Ses accords sont touchans, sublimes,
C’est ainsi que parlent les dieux.
Sa douceur enchante l’oreille,
Chatouille le cœur, le réveille,
Répand par-tout l’aménité ;
Tandis que ses doctes mysteres
Sous des fictions salutaires,
Nous font briller la vérité.

Je ne m’amuserai point à rassembler tout ce que les Poëtes & les Mythologistes ont débité de fabuleux au sujet de ce musicien : ce sont des faits trop connus de tout le monde pour les répéter ici. Je me bornerai à rapporter seulement ce que quelques auteurs grecs, tels que Diodore, Pausanias, & Plutarque nous en ont conservé d’historique.

Orphée étoit fils d’Œagre, roi de Thrace, & de la muse Calliope, & on le fait pere de Musée. Il excella dans la Poésie, & sur-tout dans la Musique ; ayant cultivé la cithare par préférence à tous les autres instrumens. Aussi ceux qui vinrent après lui prirent-ils à tâche de l’imiter en cette partie, au-lieu qu’il ne se proposa personne pour modele, dit Plutarque, puisqu’avant lui on ne trouve que des compositeurs d’airs pour la flûte. On dit qu’il reçut de Mercure ou d’Apollon même la lyre ou la cithare à sept cordes, auxquelles il en ajouta deux nouvelles ; & qu’il fut l’inventeur du vers hexametre. La grande liaison de la Poésie dans ces premiers tems avec les sciences les plus sublimes, fit d’Orphée non seulement un philosophe, mais un théologien.

Il s’abstenoit de manger de la chair, & il avoit en horreur les œufs en qualité d’alimens, étant persuadé que l’œuf étoit plus ancien que la poule, & le principe de tous les êtres. A l’égard de la théologie, son pere Œagre lui en donna les premieres leçons, en l’instruisant des mysteres de Bacchus, tels qu’on les pratiquoit alors dans la Thrace. Il devint ensuite le dirciple des dactyles du mont Ida en Crête, & il puisa dans leur commerce de nouvelles idées sur les cérémonies de la religion ; mais rien ne contribua davantage à le perfectionner en ce genre que son voyage en Egypte. Ce fut là que s’étant fait initier dans les mysteres d’Isis ou Cérès, & d’Osiris ou Bacchus, il acquit sur les initiations, sur les expiations, sur les funérailles, & sur d’autres points du culte religieux, des lumieres fort supérieures à celles qu’il avoit eues jusqu’alors.

De retour chez les Grecs il les leur communiqua en les accommodant à leurs notions ; & il se rendit respectable parmi eux, en leur persuadant qu’il avoit découvert le secret d’expier les crimes, de purifier les criminels, de guérir les malades, & de fléchir les dieux irrités. Sur les cérémonies funebres des Egyptiens il imagina un enfer dont l’idée se répandit dans toute la Grece. Il institua les mysteres & le culte d’Hécate chez les Eginetes, & celui de Cérès à Sparte. Sa femme étant morte il alla dans un lieu de la Thesprotie nommé Aornos, où un ancien oracle rendoit ses réponses en évoquant les morts. Il y revit sa chere Euridice, & croyant l’avoir enfin retrouvée, il se flatta qu’elle le suivoit ; mais ayant regardé derriere lui & ne la voyant plus, il en fut si affligé qu’il se tua lui-même de désespoir.

Quelques auteurs le font périr d’un coup de foudre, en punition d’avoir révélé à des profanes les mysteres les plus secrets : suivant une autre tradition, les femmes de Thrace fâchées de ce que leurs maris les abandonnoient pour le suivre, lui dresserent des embuches ; & malgré la crainte qui les retint pendant quelque tems, elles s’enivrerent pour s’encourager, & le tuerent. Plutarque assure que jusqu’à son tems les Thraces stigmatisoient leurs femmes pour venger cette mort.

D’autres le font tuer encore par des femmes, mais en Macédoine prés de la ville de Dion où l’on voyoit son sépulchre, qui consistoit en une urne de marbre posée sur une colonne. On dit pourtant que cette sépulture étoit d’abord près de Libêthre, où naquit Orphée, sur le mont Olympe, d’où elle fut transférée à Dion par les Macédoniens, après la ruine de Libêthre ensevelie sous les eaux dans un débordement subit, causé par un orage effroyable : Pausanias raconte au long cet événement.

Quant aux poésies d’Orphée, ses hymnes, dit le même historien, étoient fort courtes & en petit nombre. Les Lycomides, famille athénienne, les savoient par cœur, & les chantoient en célébrant leurs mysteres. Du côté de l’élégance, continue Pausanias, ces hymnes le cedent à celles d’Homere ; cependant la religion ayant adopté les premieres, n’a pas fait le même honneur aux dernieres.

Il faut consulter M. Fabricius dans sa Bibliotheque grecque, sur le jugement qu’on doit faire des hymnes qui nous restent aujourd’hui sous le nom d’Orphée, ainsi que de plusieurs autres poésies attribuées à lui, ou à Onomacrite, contemporain de Pisistrate, telles que les Argonautiques, le Poëme sur les pierres, & divers fragmens qui ne se trouvent nulle part en si grand nombre que dans le recueil publié par Henri Etienne, sous le nom de Poesis philosophica. Il faut lire aussi au sujet d’Orphée la Dissertation d’André-Christien Eschenbach, intitulée Epignesis de poesi, ac philosophiâ orphicâ, & imprimée à Nuremberg en 1702, in-4°.

Le célebre Cudworth dans son ouvrage anglois du système intellectuel, a de son côté traité assez au long & fort bien tout ce qui regarde Orphée ; voyez enfin le Recueil de l’acad. des Inscript. tom. X. & XVI. in-4°.

Je n’ignore pas que quelques littérateurs ont révoqué en doute, si Orphée a jamais existé. Pour moi je n’imagine pas comment Pindare, Euripide, Aristophane, Platon, tous écrivains d’une autorité respectable, auxquels je puis ajouter Isocrate, Pausanias, & plusieurs autres s’accordent à citer un poëte, un auteur de religion, un fondateur de secte ; & que ce poëte, cet auteur de religion, ce fondateur de secte, soit un personnage imaginaire. Hérodote après Homere & Hésiode, nous parle d’Orphée comme d’un personnage très-réel. Diodore nous apprend qu’il voyagea en Egypte, qu’il en apporta dans la Grece tout ce qui l’y rendit si fameux dans la suite, la théologie, la poësie, la musique ; & que sur le plan des mysteres égyptiens d’Isis & d’Osiris, il institua à Athenes les orgies de Bacchus & de Cérès, connues sous le nom de dyonysiaques & d’éléusiennes. Pythagore fait mention des ouvrages d’Orphée. Epigenes que Pline cite avec éloge, Epigenes entre autres les avoit lus ; tous les anciens enfin attestent d’une voix unanime qu’Orphée a existé.

Aristote seroit peut-être le seul qui en eût fait un personnage imaginaire, s’il falloit prendre au sens littéral ce passage de Cicéron : Orpheum poetam docet Aristoteles nunquam fuisse. Mais outre que l’autorité d’Aristote ne peut rien ici contre une foule de témoins dont la plûpart lui sont antérieurs ; le même Aristote, dans un de ses ouvrages qui s’est perdu, reconnoissoit qu’il avoit existé un Orphée. Ainsi, lorsqu’il l’a nié quelque part (car Cicéron ne cite point l’ouvrage), il faut l’entendre, non dans un sens absolu, mais en ce sens qu’il n’y eut jamais d’Orphée, tel que les Poëtes l’ont représenté, traînant après lui les arbres & les rochers, & pénétrant jusqu’aux enfers, à la faveur de ses chants harmonieux. Le chevalier de Jaucourt.