L’Encyclopédie/1re édition/ORATEUR

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ORATEUR, (Eloquence & Rhétorique.) Ce mot dans son étymologie s’étend fort loin, signifiant en général tout homme qui harangue. Ici il désigne un homme éloquent qui fait un discours public préparé avec art pour opérer la persuasion.

Quelque sujet que traite un tel orateur, il a nécessairement trois fonctions à remplir ; la premiere est de trouver les choses qu’il doit dire ; la seconde est de les mettre dans un ordre convenable ; la troisieme, de les exprimer avec éloquence : c’est ce qu’on appelle invention, disposition, expression. La seconde opération tient presque à la premiere, parce que le génie lorsqu’il enfante, étant mené par la nature, va d’une chose à celle qui doit la suivre. L’expression est l’effet de l’art & du goût. Voyez Invention, Disposition, Expression.

On distingue trois devoirs de l’orateur, ou, si l’on veut, trois objets qu’il ne doit jamais perdre de vûe, instruire, plaire & émouvoir. Le premier est indispensable, car à moins que les auditeurs ne soient instruits d’ailleurs, il faut nécessairement que l’orateur les instruise : cette instruction est quelquefois capable de plaire par elle-même ; il y a pourtant des agrémens qu’on y peut répandre, ainsi que dans les autres parties du discours ; c’est à quoi l’on oblige l’orateur par le second devoir qu’on lui prescrit, qui est de plaire. Il y en a un troisieme, qui est d’émouvoir ; c’est en y satisfaisant que l’orateur s’éleve au plus haut degré de gloire auquel il puisse parvenir ; c’est ce qui le fait triompher ; c’est ce qui brise les cœurs & les entraîne.

Le secret est d’abord de plaire & de toucher ;
Inventez des ressorts qui puissent m’attacher.

Ces ressorts sont d’employer les passions, instrument dangereux quand il n’est pas manié par la raison ; mais plus efficace que la raison même quand il l’accompagne & qu’il la sert. C’est par les passions que l’éloquence triomphe, qu’elle regne sur les cœurs ; quiconque fait exciter les passions à propos, maîtrise à son gré les esprits, il les fait passer de la tristesse à la joie, de la pitié à la colere. Aussi véhément que l’orage, aussi pénétrant que la foudre, aussi rapide que les torrens, il emporte, il renverse tout par les flots de sa vive éloquence : c’est par là que Démosthène a régné dans l’Aréopage & Cicéron dans les rostres.

Personne n’ignore que les orateurs chez les Grecs & les Romains étoient des hommes d’état, des ministres non moins considérables que les généraux, qui manioient les affaires publiques, & qui entroient dans presque toutes les révolutions. Leur histoire n’est point celle de particuliers, ni les matieres qu’ils traitoient un spectacle d’un art inutile. Les harangues de Démosthène & de Cicéron offrent des tableaux vivans du gouvernement, des intérêts, des mœurs & du génie des deux peuples. Il me paroît donc important de tracer avec quelque étendue le caractere des orateurs d’Athènes & de Rome : ce sera l’histoire de l’éloquence même. Ainsi, voyez Orateurs grecs, Orateurs romains.

Bossuet, Fléchier, Bourdalouë, ont été dans le dernier siecle de grands orateurs chrétiens. Les oraisons funebres des deux premiers les ont couduits à l’immortalité ; & Bourdalouë devint bien tôt le modele de la plûpart des prédicateurs. Mais rien parmi nous n’engage aujourd’hui personne à cultiver le talent d’orateur au barreau, ce tribunal que Virgile appelle si bien ferrea juga, insanumque forum. C’est ce qui a fait dire à un de nos auteurs modernes :

Egaré dans le noir dédale
Où le phantôme de Thémis
Couché sur la pourpre & les lis,
Penche la balance inégale,
Et tire d’une urne vénale
Des arrêts dictés par Cypris.
Irois-je, orateur mercénaire
Du faux & de la vérité,
Chargé d’une haine étrangere
Vendre aux querelles du vulgaire
Ma voix & ma tranquillité ? (D. J.)

Orateurs grecs, (Hist. de l’Éloquence.) pour mettre de la méthode dans ce discours, nous partagerons les orateurs grecs en trois âges, conformément aux trois âges de l’éloquence d’Athènes.

Premier age. Périclès fut proprement le premier orateur de la Grece, avant lui nul discours, nul ornement oratoire. Quelques sophistes sortis des colonies grecques, avec un style sententieux, des termes amphatiques, un ton empoulé, & un amas fastueux d’hyperboles, éblouirent quelque tems les Grecs. Les Athéniens frappés du style fleuri & métaphorique de Gorgias de Léontium, le respecterent comme un enfant des dieux ; ses hypallages, ses hyperbates, ses caracteres lui mériterent une statue d’or massive dans le temple de Delphes. Hyppias d’Elée, fameux par sa prodigieuse mémoire, étoit comme l’orateur commun de toutes les républiques grecques. Périclès, guidé par un génie supérieur, & formé par de plus habiles maîtres, vint tout à coup éclipser la réputation que ces vains harangueurs avoient usurpée, & détromper ses compatriotes : ses vertus, ses exploits, son savoir profond, & ses rares qualités donnerent de l’éclat à cette magnifique éloquence, qui pendant quarante ans le rendit le maître absolu de sa patrie, & l’arbitre de la Grece. Il n’a laissé aucun discours, mais les poëtes comiques de son tems rapportent que la déesse de la persuasion, avec toutes ses graces, résidoit sur ses levres ; qu’il foudroyoit, qu’il renversoit, qu’il mettoit en combustion toute la Grece.

Socrate, sans être orateur ni maître de rhétorique, continua cette brillante réforme, & soutint ces heureux commencemens. Jules-César dans le traité qu’il composa pour répondre à l’éloge historique que Cicéron avoit fait de Caton d’Utique, comparoit le discours & la vie de ce romain à la conduite de Périclès, & au discours de Théramene par Socrate, éloge accompli dans la bouche d’un si grand homme, qui, dit Plutarque, auroit effacé Cicéron même, si le barreau avoit pu être un théâtre assez vaste pour son ambition.

Lysias brilla dans le genre simple & tranquille ; il effaça par un style élégant & précis tous ses dévanciers, & laissa peu d’imitateurs. Athènes s’applaudit de sa diction pure & délicate, & toute la Grece lui adjugea plus d’une fois le prix d’éloquence à Olympie. Les graces de l’atticisme dont il orne ses discours, dit Denis d’Halicarnasse, sont prises dans la nature & dans le langage ordinaire. Il frappe agréablement l’oreille par la clarté, le choix & l’élégance de ses termes, & par l’arrangement harmonieux de ses périodes. Chez lui, chaque âge, chaque passion, chaque personnage a, pour ainsi dire, sa voix qui le distingue & le caractérise. Ses péroraisons sont exactes & mesurées, mais elles n’ont point ce pathétique qui ébranle & qui entraîne. Ce qu’on trouve de surprenant dans cet orateur, c’est une fécondité prodigieuse de génie. Dans environ deux cens plaidoyers qu’il débita ou composa pour d’autres, on ne remarquoit ni mêmes lieux, ni mêmes pensées, ni mêmes réflexions. Il trouva, ou au-moins perfectionna l’art de donner aux choses une énergie, une force, & un caractere qui se reconnoit dans les pensées, dans l’expression, & dans l’arrangement des parties.

Thucidyde vint frapper les Grecs par un nouvel éclat, & un nouveau genre d’éloquence. A un génie aussi élevé que sa naissance, à une fierté de républicain, à un caractere sombre & austere, à un tempérament chagrin & inquiet, son éducation & ses malheurs ajouterent cette noblesse de sentiment, ce choix de paroles, cette hardiesse d’imagination, cette vigueur de discours, cette profondeur de raisonnemens, ces traits, ces expressions qui le constituent le premier & le plus digne historien des républiques. Son style singulier ne participe que trop à une humeur violente & agitée par les revers de la fortune. Il emploie l’ancien dialecte attique. Il crée des mots nouveaux, & en affecte d’anciens pour donner un air mystérieux à certaines pensées qu’il ne fait que montrer. Il met le singulier pour le pluriel, le pluriel pour le singulier, l’infinitif des verbes pour les noms verbaux, le genre féminin pour le masculin : il change les cas, les tems, les personnes, les choses mêmes, suivant le mouvement de son imagination, le besoin des affaires & les circonstances de son récit. Une figure qui lui est propre & qui porte avec soi le caractere véritable d’une passion forte & violente, c’est l’hyperbate, qui n’est autre chose que la transposition des pensées & des paroles dans l’ordre & la suite d’un discours. La méthode de raisonner par de fréquens enthymêmes, le distingue de tous les écrivains précédens.

Ses idées, d’un ordre supérieur, n’ont rien que de noble, & présentent même une espece d’élévation aux choses les plus communes ; on ne sait pas si ce sont les pensées qui ornent les mots, ou les mots qui ornent les pensées ; ses termes sont, pour ainsi dire, au même niveau que les affaires : vif, serré, concis, on diroit qu’il court avec la même impétuosité que la foudre qu’il allume sous les pas des guerriers dont il décrit les exploits.

Cicéron & Denis d’Halicarnasse exigeoient un grand discernement dans la lecture de ses harangues, parce qu’ils n’y trouvoient pas un style ni assez harmonieux, ni assez lié, ni assez arrondi ; ils lui reprochoient d’avoir quelquefois des pensées obscures & enveloppées, des raisonnemens vicieux, & des caracteres forcés.

Second age. Isocrate ouvrit ce beau siecle, & parut à la tête des orateurs qui s’y distinguerent, comme un guide éclairé qui mene une troupe de sages par des chemins rians & fleuris. De son école, comme du cheval de Troïe, dit Cicéron, sortit une foule de grands maîtres. Le genre d’éloquence qu’il introduisit est agréable, doux, dégagé, coulant, plein de pensées fines, & d’expressions harmonieuses ; mais il est plus propre aux exercices de pur appareil qu’au tracas du barreau.

La multiplicité de ses antithèses, ses phrases de même étendue, de mêmes membres, fatiguent le lecteur par leur monotonie. Il sacrifie la solidité du raisonnement aux charmes du bel esprit. Par une sotte ambition de ne vouloir rien dire qu’avec emphase, il est tombé, dit Longin, dans une faute de petit écolier. Quand on lit ses écrits, on se sent aussi peu ému que si on assistoit à un simple concert. Ses réflexions n’ont rien de merveilleux qui enleve ; Philippe de Macédoine disoit qu’il ne s’escrimoit qu’avec le fleuret.

Isocrate naquit 436 ans avant Jesus-Christ, & mourut de douleur à l’âge de 90 ans, ayant appris que les Athéniens avoient perdu la bataille de Chéronée. Il nous reste de lui vingt-une harangues que Wolfius a traduit du grec en latin. Il y a deux de ces oraisons pour Nicoclès roi de Chypre, qui sont parvenues jusqu’à nous. La premiere traite des devoirs des princes envers leurs sujets, & la seconde de ceux des sujets envers leurs princes. Nicoclès pour lui en témoigner sa reconnoissance, lui fit présent de vingt talens, c’est-à-dire de trois mille sept cens cinquante livres sterling, suivant le calcul du docteur Brerewood, ce qui revient à plus de quatre-vingt-trois mille livres de notre monnoie.

Platon, comme un nouvel athlete, vint, les armes à la main, disputer à Homere le prix de l’éloquence. Le dialecte dont il se sert est l’ancien dialecte attique qu’il écrit dans sa plus grande pureté. Son style est exact, aisé, coulant, naturel, tel qu’un clair ruisseau qui promene sans bruit & sans fierté ses eaux argentines à-travers d’une prairie émaillée de fleurs. Speusippe son neveu fit placer les statues des Graces dans l’académie où ce philosophe avoit coutume de dicter ses leçons, voulant par-là fixer le jugement qu’on devoit prononcer sur ses écrits, & l’idée véritable qu’il en falloit concevoir. Son défaut est de se répandre trop en métaphores ; emporté par son imagination, il court après les figures, & surcharge ses écrits d’epithetes. Ses métaphores sont sans analogie, & ses allégories sans mesure, du-moins c’est ainsi qu’en juge Denis d’Halicarnasse après Démétrius de Phalere, & d’autres savans, dans sa lettre à Pompée.

Isée montra une diction pure, exacte, claire, forte, énergique, concise, propre au sujet, arrondie, & convenable au barreau. On apperçoit dans les dix plaidoyers qui nous restent des cinquante qu’il avoit écrits, les premiers coups de l’art, & cette source où Démosthène forgea ces foudres & ces éclairs qui le rendirent si terrible à Philippe & à Eschine.

Hypéride joignit dans ses discours les douceurs & les graces de Lysias. Il y a dans ses ouvrages, dit Longin, un nombre infini de choses plaisamment dites : sa maniere de railler est fine, & a quelque chose de noble.

Eschine, enfant de la fortune & de la politique, est un de ces hommes rares qui paroissent sur la scene comme par une espece d’enchantement. La poussiere de l’école & du greffe, le théâtre, la tribune, la Grece, la Macédoine, lui virent jouer tour-à-tour différens rôles. Maître d’école, greffier, acteur, ministre, sa vie fut un tissu d’aventures ; sa vieillesse ne fut pas moins singuliere : il se fit philosophe, mais philosophe souple, adroit, ingénieux, délicat, enjoué. Il charma plus d’une fois ses compatriotes, & fut admiré & estimé de Philippe. L’obscurité de sa naissance, l’amour des richesses & de la gloire piquerent son ambition, & ses malheurs n’altererent jamais les charmes & les graces de son esprit, il l’avoit extrèmement beau.

Une heureuse facilité que la nature seule peut donner, regne par-tout dans ses écrits ; l’art & le travail ne s’y font point sentir. Il est brillant & solide ; sa diction ornée des plus nobles & des plus magnifiques figures, est assaisonnée des traits les plus vifs & les plus piquans. La finesse de l’art ne se fait pas tant admirer en lui que la beauté du génie. Le sublime qui regne dans ses harangues n’altere point le naturel. Son style simple & net n’a rien de lâche ni de languissant, rien de resserré ni de contraint. Ses figures sortent du sujet sans être forcées par l’effort de la réflexion. Son langage châtié, pur, élégant, a toute la douceur du langage populaire. Il s’éleve sans se guinder ; il s’abaisse sans s’avilir ni se dégrader.

Une voix sonore & éclatante, une déclamation brillante, des manieres aimables & polies, un air libre & aisé, une capacité profonde, une étude réfléchie des lois, une pénétration étendue lui concilierent les suffrages des tribus assemblées, & l’admiration des connoisseurs. Par tous ces talens que la nature lui prodigua, que son génie sut merveilleusement cultiver, le fils d’Atromete devint le digne rival de Démosthène, & le compagnon des rois.

Démosthène, le premier des orateurs grecs, mérite bien de nous arrêter quelque tems. Il naquit à Athènes 381 ans avant Jesus-Christ. Il fut disciple d’Isocrate, de Platon, & d’Isée, & fit sous ce grand maître de tels progrès, qu’à l’âge de dix-sept ans il plaida contre ses tuteurs, & les fit condamner à lui payer trente talens qu’il leur remit.

Né pour fixer le vrai point de l’éloquence grecque, il eut à combattre en même tems les obstacles de la nature & de la fortune. L’étude & la vertu s’efforcerent comme à l’envi, de le placer à la tête des orateurs & de lui soumettre ses rivaux. Point d’homme qui ait été tant contredit, & point d’homme qui ait été tant admiré : point d’orateur plus mal partagé du côté de la nature, & plus aidé du côté de l’art : point de politique qui ait eu moins de loisir, & qui ait su mieux employer le tems ; son éloquence & sa vertu peuvent être regardées comme un prodige de la raison & le plus grand effort du génie.

C’est en effet un génie supérieur qui s’est ouvert une nouvelle carriere qu’il a franchie d’un pas audacieux, sans laisser aux autres que la seule consolation de l’admirer, & le desespoir de ne pouvoir l’atteindre. Lorsqu’il entra dans les affaires, & qu’il commença à parler en public, quatre orateurs célebres s’étoient déja emparés de l’admiration publique ; Lysias par un style simple & châtié ; Isocrate par une diction ornée & fleurie ; Platon par une élocution noble, pompeuse & sonore ; Thucydide par un style serré, brusque, impétueux. Démosthène réunit tous ces caracteres ; & prenant ce qu’il y avoit de plus louable en chaque genre, il s’en forma un style sublime & simple, étendu & serré, pompeux & naturel, fleuri & sans fard, austere & enjoué, véhément & diffus, délicat & brusque, propre à tracer un portrait & à enflammer une passion.

Tout ce que l’esprit a de plus subtil & de plus brillant, tout ce que l’art a de plus fin, &, pour ainsi dire, de plus rusé, il le trouve, & le manie d’une maniere admirable. Rien de plus délicat, de plus serré, de plus lumineux, de plus châtié que son style ; rien de plus sublime, ni de plus véhément que ses pensées, soit par la majesté qui les accompagne, soit par le tour vif & animé dont il les exprime. Nul autre n’a porté plus loin la perfection des trois styles ; nul n’a été plus élevé dans le genre sublime, ni plus délicat dans le simple, ni plus sage dans le tempéré.

Dans sa méthode de raisonner, il sait prendre des détours & marcher par des chemins couverts, pour arriver plus sûrement au but qu’il se propose : c’est ainsi que dans la harangue de la flotte qu’il falloit équipper contre le roi de Perse, il rend au peuple la difficulté de l’entreprise si grande, que voulant la persuader en apparence, il la dissuade en effet, comme il le prétendoit. Il supprime quelquefois adroitement des actions glorieuses à sa patrie, lorsqu’en les rapportant il pourroit choquer des alliés. Dans la quatrieme Philippique, il dit qu’Athènes sauva deux fois la Grece des plus grands dangers, à Marathon, à Salamine. Il étoit trop habile pour rappeller l’honneur qu’Athènes s’étoit acquise en affranchissant la Grece de l’empire de Sparte, parce qu’il avoit tout à ménager dans les conjonctures critiques où il parloit. Il aime mieux dérober quelque chose à la gloire de sa république, que de faire revivre un souvenir injurieux à Lacédémone, alors alliée d’Athènes.

Ce qu’on doit sur-tout admirer en lui, ce sont ces couleurs vives, ces traits touchés & perçans, ces terribles images qui abattent & effrayent, ce ton de majesté qui impose, ces mouvemens impétueux qui entraînent, ces figures véhémentes, ces fréquentes apostrophes, ces interrogations réitérées qui animent & élevent un discours ; ensorte que l’on peut dire que jamais orateur n’a donné tant de force à la colere, aux haines, à l’indignation, à tous ses mouvemens, ni à toutes ses passions.

Démosthene n’est point un déclamateur qui se joue librement sur des sujets de fantaisie, & qui, selon le reproche calomnieux de ses ennemis, s’inquiete bien plus de la cadence d’une période que de la chûte d’une république. C’est un orateur dont le zele infatigable ne cesse de réveiller les léthargiques, de rassûrer les timides, d’intimider les téméraires, de ranimer les voluptueux, qui ne vouloient ni servir la patrie, ni qu’il la servît : c’est enfin un ami du genre humain, qui ne s’occupe qu’à refondre des hommes accoutumés à n’user de la liberté & de la puissance, que pour se mettre au-dessus de la raison.

Un talent qu’il porta au souverain degré par des exercices continuels, c’est la déclamation. Le feu, l’action de son visage, le son de sa voix d’accord avec ses expressions & ses pensées, le ton de ses paroles, & l’air de son geste ébranloient quiconque venoit l’entendre. Démétrius de Phalere, qui avoit été son disciple, assûre qu’il haranguoit comme un sage, plein de l’esprit du dieu de Delphe.

Les effets de son éloquence tiennent du prodige. Philippe de Macédoine par menaces, par ruses, par intrigues, par tromperies pénetre jusqu’aux Thermophiles, & vient montrer à la Grece les fers qu’il avoit forgés pour elle. Athènes & ses voisins sans conseil, sans chefs, sans finances, sans vaisseaux, sans soldats, sans courage pâlissent & restent interdits. Démosthene monte à la tribune, il parle ; aussitôt les troupes marchent, les mers sont couvertes de vaisseaux ; Olynthe, Bysance, l’Eubée, Mégare, la Béotie, Rhodes, Chios, l’Hellespont sont secourus, ou rentrent dans l’ancienne alliance ; Philippe lui-même tremble au milieu de sa redoutable phalange.

La prise d’Elatée par le même Philippe réduisit une seconde fois les Athéniens au désespoir. Démosthene les rassûre, & se charge de faire rentrer les Thébains dans la ligue commune. Son éloquence, dit Théopompe, souffla dans leur cœur comme un vent impétueux, & y ralluma l’amour de la liberté avec tant d’ardeur, que transportés comme par une espece d’enthousiasme & de fureur, ils coururent aux armes, & marcherent avec audace contre le commun tyran de la Grece : crainte, réflexion, politique, prudence, tout est oublié pour ne plus se laisser enflammer que par le feu de la gloire.

Antipater, un des successeurs de Philippe, comptoit pour rien les galeres d’Athènes, le pirée & les ports. Sans Démosthene, disoit-il, nous aurions pris cette ville avec plus de facilité, que nous ne nous sommes emparé de Thèbes & de la Béotie ; lui seul fait la garde sur les remparts, tandis que ses citoyens dorment : comme un rocher immobile, il se rit de nos menaces, & repousse tous nos efforts. Il n’a pas tenu à lui qu’Amphipolis, Olynthe, Pyle, la Phocyde, la Chersonese, la côte de l’Hellespont, ne nous passent. Plus redoutable lui seul que toutes les flottes de sa république, il est aux Athéniens d’aujourd’hui ce qu’étoient aux anciens Thémistocle & Périclès. S’il avoit eu en sa disposition les troupes, les vaisseaux, les finances, les occasions ; que n’auroit pas eu à craindre notre Macédoine, puisque par une seule harangue il souleve tout l’univers contre nous, & fait sortir des armées de terre ?

Le roi de Perse donnoit ordre à ses satrapes de lui prodiguer l’or à pleines mains, afin de l’engager à susciter de nouveaux embarras à Philippe, & d’arrêter les progrès de cette cour qui sortie à peine de la poussiere, osoit déja menacer son trône. Alexandre trouva dans Sardes les réponses de Démosthene, & le bordereau des sommes qu’on lui envoyoit régulierement par distinction entre tous les Grecs.

Nous ne pouvons trouver une idée plus juste ni plus belle de la perfection de l’éloquence greque, que la replique de cet orateur au plaidoyer d’Eschine contre Ctésiphon : l’antiquité ne nous fournit point de discours plus parfait. Cicéron paroît enchanté de l’exorde d’Eschine, & Quintilien parle avec étonnement de celui de Démosthene.

Quelques sophistes ont cependant trouvé des taches essentielles dans ces deux harangues ; mais est-il à présumer que deux orateurs qui s’observoient mutuellement, qui connoissoient le génie de leurs compatriotes, formés tous deux par la nature, perfectionnés par l’art, distingués par leurs emplois, consommés par l’expérience, & de plus animés par une inimitié personnelle, ayent dit des choses nuisibles à leur cause ? Dans une affaire aussi critique, où il s’agissoit de leur fortune & de leur réputation, qui croira que ces deux grands hommes auroient posé des principes faux, suspects, plus dignes d’un déclamateur qui ne cherche qu’à donner des termes, que d’un politique à qui il est essentiel de ménager l’estime de sa république & sa propre gloire ? Avouons plutôt qu’ils n’ont jetté dans leurs discours que ce degré de chaleur qui lui convient ; c’est la moindre justice qu’on puisse rendre à leur mémoire.

Il est vrai qu’ils se chargent d’injures atroces, sans aucun ménagement. La politesse de nos mœurs & les lumieres de notre foi condamnent ces manieres féroces & barbares ; mais plaçons-nous dans le même point de vûe & dans la même situation, nous en jugerons différemment. Ce style étoit ordinaire au barreau d’Athènes, & passa même aux Romains ; il est familier à Ciceron, ce modele accompli de l’urbanité romaine, cet orateur si exact à observer les bienséances de son art & de sa nation : je ne vois pas qu’aucun ancien ait repris en lui ses invectives atroces contre Marc Antoine. En général un républicain se donne plus de liberté, & parle avec moins de ménagement qu’un courtisan de la monarchie.

Les envieux & les rhéteurs font encore d’autres reproches à Démosthene, mais qui ne sont que de légers défauts, & qui n’ont jamais pu nuire à sa réputation ; je m’arrêterois plus volontiers au parallele que les anciens & les modernes ont fait d’Eschine & de lui ; mais je dirai seulement que Démosthene ne pouvoit avoir un plus digne rival qu’Eschine, ni Eschine un plus digne vainqueur que Démosthene. Si l’un tient le premier rang entre les orateurs grecs, l’autre tient sans contredit le second. Trois des harangues d’Eschine furent nommés les trois graces, & neuf de ses lettres mériterent le surnom des neuf muses. Il nous en est resté quelques-unes qui sont fort supérieures à celles de son rival. Démosthene harangue dans ses lettres, Eschine parle, converse dans les siennes.

Ayant succombé dans son accusation contre Ctésiphon, il paya d’un exil involontaire une accusation témérairement intentée. Il alla s’établir à Rhodes, & ouvrit dans cette île une nouvelle école d’éloquence, dont la gloire se soutint pendant plusieurs siecles. Il commença ses leçons par lire à ses auditeurs les deux harangues qui avoient causé son bannissement : tout le monde lui donna de grands éloges ; mais quand il vint à lire celles de Démosthene, les battemens de mains & les acclamations redoublerent. Ce fut alors qu’il dit ce mot si louable dans la bouche d’un ennemi & d’un rival : « Eh ! que seroit-ce donc, messieurs, si vous l’aviez entendu lui-même » !

Il ne faut pas taire ici que le vainqueur usa noblement de la victoire ; car au moment qu’Eschine sortit d’Athènes pour aller à Rhodes, Démosthene la bourse à la main courut après lui, & l’obligea d’accepter une offre inespérée, & une consolation solide ; sur quoi Eschine s’écria : « Comment ne regretterai-je pas une patrie où je laisse un ennemi si généreux, que je desespere de rencontrer ailleurs des amis qui lui ressemblent » ? Il arriva cependant que les Asiatiques étonnés plaignirent ses disgraces, adoucirent ses malheurs, & rendirent justice à ses talens.

Pour ce qui regarde Démosthene, les Athéniens, après sa mort qui fut celle d’un héros, lui firent ériger une statue de bronze, & ordonnerent par un decret que d’âge en âge l’aîné de sa famille seroit nourri dans le prytanée. Au bas de sa statue étoit gravée cette inscription : « Démosthene, si la force avoit égalé en toi le génie & l’éloquence, jamais Mars le macédonien n’auroit triomphé de la Grece ». Antipater prononça en quelque sorte son éloge funebre en deux mots. Lorsqu’on lui raconta la maniere généreuse dont il quitta la vie, pour s’arracher aux fers des successeurs d’Alexandre, il dit que ce grand homme avoit quitté la vie pour se hâter d’habiter dans les îles des bienheureux parmi les héros, ou pour marcher au ciel à la suite de Jupiter, protecteur de la liberté.

Personne n’ignore le cas infini qu’Hermogene, Photius, Longin, Quintilien, Denis d’Halicarnasse, & Cicéron ont fait de ce grand homme. Wolfius a traduit en latin les harangues qui nous restent de lui ; M. de Tourreil en a donné une traduction françoise, avec une préface qui passe pour un chef d’œuvre.

Je ne parlerai pas ici de Dinarque, de Demade, & autres qui ont paru avec réputation, parce que ceux-ci ne nous ont laissé aucun écrit ; ceux-là n’ont inventé aucun genre de style particulier, & n’en ont perfectionné aucun. D’ailleurs je ne me suis proposé ici que de crayonner quelques traits des principaux orateurs grecs, pour pouvoir tracer en passant la suite des progrès, & finalement la chûte de l’éloquence dans ce beau pays du monde.

Troisieme age. La perte de plusieurs grands hommes qui se détruisirent respectivement par les intrigues des princes de Macédoine, entraîna la perte de l’éloquence avec la ruine de la république. Des orateurs d’esprit & de mérite occuperent encore le barreau avec éclat : mais ce n’étoit plus ni le même génie, ni la même liberté, ni la même grandeur : ils imposerent quelque tems à la multitude, & parurent avoir remplacé les Eschines & les Démosthenes ; mais les connoisseurs s’apperçurent bientôt du faux brillant qu’ils introduisoient, & du terrible déchet dont l’éloquence antique étoit menacée. Au lieu de cette éloquence noble & philosophique des anciens, on vit s’insinuer peu à-peu, depuis la mort d’Alexandre, une éloquence insolente, sans retenue, sans philosophie, sans sagesse, qui, détruisant jusqu’aux moindres trophées de la premiere, s’empara de toute la Grece : sortie des contrées délicieuses de l’Asie, elle travailla sourdement à supplanter l’ancienne, & y réussit en faisant illusion, & trompant l’imagination par des couleurs empruntées. Au lieu de ce vêtement majestueux, mais modeste, qui ornoit l’ancienne éloquence, elle prit une robe toute brillante & bigarrée de diverses couleurs, peu convenable à la poussiere du barreau. Ce ne fut plus que jeux d’esprit, que pointes, qu’antitheses, que figures, que métaphores, que termes sonores, mais vuides de sens.

Démétrius de Phalere, grand homme d’état, aussi versé dans les lettres & la philosophie que dans la politique, donna la premiere atteinte au goût solide qu’il avoit puisé dans l’école de Démosthene, dont il se faisoit honneur d’avoir été l’éleve. Cet orateur, soit par affectation, soit par choix, soit par nécessité, s’appliquoit plutôt à plaire au peuple & à l’amuser, qu’à l’abattre & qu’à exciter en lui une vive impression, comme faisoit Periclès, pour aiguillonner en quelque forte son courage, & le tirer de sa létargie. Ecrivain poli, il s’étudioit à charmer les esprits, & non à les enflammer ; à faire illusion, & non à convaincre. C’est plutôt un athlete de parade, formé pour figurer dans les jeux & les spectacles, qu’un guerrier terrible qui s’élance de sa tente pour frapper l’ennemi. Son style rempli de douceur & d’agrément, mais dénué de force & de vigueur, avec tout son brillant & son éclat, ne s’élevoit point au-dessus du médiocre : c’étoient des graces légeres & superficielles, qui disparoissoient à la vûe de l’éloquence sublime & magnifique de Démosthene. On le fait aussi auteur de la déclamation, genre d’exercice plus convenable à un sophiste qui cherche à faire parade d’esprit à l’ombre de l’école, qu’à un homme sensé, nourri & formé dans les affaires.

Cette nouveauté fut d’un exemple pernicieux, car ce style devint à la mode. Les sophistes qui succéderent à Démétrius, raffinerent encore cette invention, & ne s’occuperent plus qu’à subtiliser, qu’à terminer leurs périodes par des jeux de mots, des antithèses, des pointes d’esprit, des métaphores outrées, des subtilités puériles ; mais dévoilons plus particulierement les causes de la chûte de l’éloquence.

1°. La perte de la liberté dans Athènes fut celle de l’éloquence. Un homme né dans l’esclavage, dit Longin, est capable des autres sciences, mais il ne peut jamais devenir orateur ; car un esprit abattu & comme dompté par la servitude n’a pas le courage de s’élever à quelque chose de grand : tout ce qu’il pourroit avoir de vigueur, s’évapore de lui-même, & il demeure toujours comme enchaîné dans une prison. La servitude la plus légitime est une espece de prison, où l’ame décroît & se rapetisse en quelque sorte ; au lieu que la liberté éleve l’ame des grands hommes, anime, excite puissamment en eux l’émulation, & entretient cette noble ardeur qui les encourage à s’élever au dessus des autres ; joignez-y les motifs intéressans, dont les républiques piquent leurs orateurs. Par eux leur esprit acheve de se polir, & se prête à leur faire cultiver avec une merveilleuse facilité les talens qu’ils ont reçus de la nature, sans les écarter un moment de ce goût de la liberté qui se fait sentir dans leurs discours, & jusque dans leurs moindres actions.

2°. A cet amour desintéressé de la liberté dans les républicains succéda sous une domination étrangere un desir passionné des richesses : on oublia tout sentiment de gloire & d’honneur, pour mandier servilement les faveurs des nouveaux maîtres, & ramper à leurs piés. Or, dit Longin, comme il est impossible qu’un juge corrompu juge sans passion & sainement de tout ce qui est juste & honnête, parce qu’un esprit qui s’est laissé gagner aux présens, ne connoît de juste & d’honnête que ce qui lui est utile : comment pourrions-nous trouver de grandes actions dignes de la postérité dans ce malheureux siecle où nous ne nous occupons qu’à tromper celui-ci pour nous approprier sa succession, qu’à tendre des pieges à cet autre, pour nous faire écrire dans son testament, & qu’à faire un trafic infame de tout ce qui peut nous apporter du gain ?

3°. La corruption des mœurs engloutit, pour ainsi dire, tous les talens. Les esprits comme abatardis par le luxe, se jetterent dans un désordre affreux. Si on donnoit quelque tems à l’étude, ce n’étoit que par pur amusement ou pour faire une vaine parade de sa science, & non par une noble émulation, ni pour tirer quelque profit louable & solide. Les Grecs, sous l’empire des étrangers, furent comme une nouvelle nation vendue à la mollesse & à la volupté. Vils instrumens des passions de leurs maîtres, ils trafiquerent honteusement leurs vrais intérêts & leur réputation, pour goûter les fades douceurs d’un lâche repos : nulle émulation, nul desir de la vraie gloire, tout étoit sacrifié au plaisir. Or dès qu’un homme oublie le soin de la vertu, il n’est plus capable que d’admirer les choses frivoles ; il ne sauroit plus lever les yeux pour regarder au-dessus de soi, ou rien dire qui passe le commun ; tout ce qu’il a de noble & de grand se fanne, se séche, & n’attire plus que le mépris.

4°. La mauvaise éducation suivit de près la servitude & le luxe. Les études furent négligées & altérées, parce qu’elles ne conduisoient plus aux premieres portes de l’état. On vouloit qu’un précepteur coûtât moins qu’un esclave ; on sait à ce sujet le beau mot d’un philosophe : comme il demandoit mille drachmes pour instruire un jeune homme ; c’est trop, répondit le pere, il n’en coûte pas plus pour acheter un esclave. Hé bien, à ce prix vous en aurez deux, reprit le philosophe, votre fils & celui que vous acheterez.

Les rhéteurs avec un manteau de pourpre des mieux travaillés, avec des chaussures attiques, comme les dames les portoient, avec des sandales de Sicyone arrêtées par une courroie blanche, apprenoient aux enfans une centaine de mots attiques, & leur expliquoient les plus ridicules impertinences, qu’ils enveloppoient sous des termes mêlés de barbarismes & de solécismes, qu’ils autorisoient du nom d’un poëte & d’un écrivain inconnu. Ils n’avoient à la bouche, & ne donnoient pour sujet de composition, que le mont Athos percé par Xerxès, l’Hellespont couvert de vaisseaux, l’air obscurci par les fléches des Perses, les lettres d’Othriades ; les batailles de Salamine, d’Artémise & de Platée, la mort de Léonidas, & la fuite de Xerxès. Quelquefois ils déclamoient & chantoient la guerre de Troye, les nôces de Deucalion & de Pyrrha, & se démenoient comme des forcenés, pour se faire croire remplis de l’esprit des dieux : c’étoit à quoi aboutissoit toute leur rhétorique ; certes, je crois que celle de quelques-uns de nos colléges en est la copie.

5°. Les anciens orateurs grecs n’étoient point de ces spéculatifs qui repaissoient leur curiosité de connoissances stériles & singulieres ; ils travailloient pour le public, & se regardoient placés dans le monde par la providence, pour l’éclairer utilement. En vrais savans, ils appliquoient les préceptes de la philosophie au maniement des affaires. Mais depuis la mort de Démosthène, les orateurs & les savans n’écoutoient plus que leurs fantaisies & leurs idées. Chacun suivoit son intérêt particulier, & négligeoit le bien commun. On ne raisonnoit plus dans les écoles que sur des chimeres ; les matieres absurdes qu’on y traitoit jettoient nécessairement la confusion dans les idées & dans le langage.

6°. La nécessité du commerce avec les Barbares, sujets de Macédoine ou des Romains, introduisit les mauvaises mœurs & le mauvais goût : jusques-là les Grecs nourris au grand & à l’honnête, s’étoient défendus de la corruption qui régnoit dans les provinces de l’Asie mineure, dont ils avoient tant de fois triomphé ; mais bien-tôt le mélange avec les étrangers, corrompit tout. Un je ne sai quel mauvais air infecta l’éloquence comme les mœurs. Dès qu’elle sortit du Pirée, dit Cicéron, & qu’elle se répandit dans les îles & dans l’Asie, elle perdit cet air de santé & d’embonpoint qu’elle avoit conservé si long-tems dans son terroir naturel, & désapprit presque à parler : de-là ce style pesant & surchargé d’une abondance fastidieuse, qui fut en usage chez les Phrygiens, les Cariens, les Misiens, peuples grossiers & sans politesse.

7°. Les discussions & les jalousies éternelles des petites républiques, qui changerent la face des affaires, altérerent aussi étrangement l’éloquence. Les Grecs des petits états corrompus par l’or étranger, étoient autant d’espions qui observoient d’un œil malin, les citoyens des plus grandes villes. Une parole forte & libre, un terme noble & élevé échappé dans un discours & dans le feu de la déclamation, étoit un crime pour ceux qui n’en avoient pas. On n’osoit plus raisonner, ni proposer un avis salutaire, parce que tout étoit suspecté. Dans les lieux mêmes où les savans, chassés de leur patrie par la cabale, ouvrirent des écoles de belles lettres pour se ménager quelques ressources contre les rigueurs du sort, ce n’étoit que fureur & acharnement. Souvent un prince détruisoit les établissemens de son devancier dans les pays possédés par les successeurs d’Alexandre. Or, si les délices d’une trop longue paix, dit Longin, sont capables de corrompre les plus belles ames, à plus forte raison cette guerre sans fin qui trouble depuis si long-tems toute la terre, est-elle un puissant obstacle à nos desirs.

Il est vrai que Rome ouvrit une retraite honorable à ces illustres bannis, & que le palais des Césars leur fut souvent un asyle assuré ; mais ils n’y parurent qu’en qualité de philosophes & de grammairiens. Leurs occupations consistoient à expliquer les écrits des anciens, suivant les regles de la grammaire & de la rhétorique, mais non à composer des harangues grecques. Leur langue naturelle leur devenoit inutile dans une ville, où la seule langue latine étoit en usage dans les tribunaux, & ils n’avoient aucune part aux affaires. Les peuples d’Italie, encore au tems des enfans de Théodose, méprisoient souverainement le grec : en un mot, c’étoient des gens d’esprit, des savans, des philosophes ; mais ce n’étoient pas des orateurs.

8°. Les dissentions civiles avoient passé jusques dans les écoles. Les maîtres entr’eux, formoient des partis & des sectes ; chaque opinion avoit ses disciples & ses défenseurs ; on disputoit avec autant de fureur sur une question de rhétorique, que sur une affaire d’état. Tout avoit été converti en problème ; l’esprit de faction avoit comme saisi tous les Grecs, & ils étoient divisés entr’eux pour l’éloquence & les belles-lettres, encore plus qu’ils ne l’étoient pour le gouvernement de leurs républiques. Les maîtres s’applaudissoient puérilement de paroître à la tête d’une nouvelle troupe, & montroient avec une affectation ridicule leurs nouveaux éleves : ces disciples, comme des gens initiés à de nouveaux mysteres, ne parloient qu’avec insolence du parti opposé. Les plus célébres de ces maîtres furent Appollodore de Pergame & Théodore de Gadar ; le premier instruisit Auguste, & le second donna des leçons à Tibere. Peut-être que le génie différent de ces deux empereurs servit à étendre leur secte, & à lui donner du crédit ; quoi qu’il en soit, on distinguoit les Appollodoréens d’avec les Théodoréens, comme on distinguoit les philosophes du portique d’avec ceux de l’académie.

9°. L’arrangement des mots dans un discours, est à l’oreille ce que les couleurs sont à l’œil dans la peinture. Les écrivains des beaux siecles, convaincus de ce principe, s’appliquerent sur-tout à acquérir ce talent qui donne tant de graces à leurs compositions ; mais les derniers écrivains contens de raisonner, ont regardé le brillant de l’élocution, comme peu nécessaire. Les sophistes, moins habiles & moins solides qu’eux, ont au contraire quitté le raisonnement pour se répandre en paroles ; ils composerent des mots, refondirent de vieilles phrases, imaginerent de nouveaux tours. Incapables d’inventer par eux-mêmes, ce fut assez pour eux de coudre des lambeaux de Démosthène, de Lysias, d’Eschine, de fabriquer de nouvelles périodes, & d’emprunter des expressions & des couleurs poëtiques pour voiler plus artificieusement leur indigence. On y remarquoit bien le son & la voix des anciens Grecs, mais on n’y reconnoissoit plus leur esprit. Athènes elle-même, dit Cicéron, n’étoit plus respectée qu’à cause de ses premiers savans, dont la doctrine étoit entierement évanouie. Les Athéniens n’avoient plus conservé que la douceur de la prononciation qu’ils tenoient de la bonté de leur climat : c’étoit la seule chose qui les distinguoit des Asiatiques ; mais ils avoient laissé flétrir ces fleurs & ces graces du véritable atticisme que leurs peres avoient cultivés avec tant de soin.

10°. Les célébres orateurs de la Grece possédoient au souverain degré toutes les parties de l’éloquence, la subtilité de la dialectique, la majesté de la philosophie, le brillant de la poésie, la mémoire des jurisconsultes, la voix & les gestes des plus fameux acteurs ; ils en faisoient une étude particuliere. Les rhéteurs des derniers tems, au contraire, n’étoient que de purs dialecticiens, de frivoles grammairiens, occupés à éplucher des syllabes & à forger des termes sonores.

11°. Ces maîtres éloignés des grandes affaires, & exclus des grandes assemblées, se renfermoient dans des matieres aussi bornées que leurs écoles, & peu susceptibles de ces efforts qui font l’éloquence ; car on sait, dit Cicéron, que les grandes assemblées sont comme un vaste théâtre, où l’orateur déploie toutes les forces de son génie & toutes les regles de son art ; & que, comme un habile musicien ne peut rien sans instrument, l’orateur ne sauroit être éloquent, s’il ne parle devant un grand peuple.

12°. Cette contrainte les resserroit dans une seule espece de science ; ensorte que quand ils vouloient traiter de plus grands sujets, ils apportoient toujours le même esprit & la même méthode : ils ne savoient pas se diversifier, selon les différentes matieres qu’ils avoient à traiter ; ils parloient des actions d’un empereur, d’un traité de paix, comme d’une question scholastique ; ils s’obstinoient avec opiniâtreté à une opinion, comme des soldats liés par serment ; ou des gens entêtés de certaines cérémonies. Il ne faut pas, dit Quintilien, que l’orateur épouse jamais ces sortes de querelles philosophiques ; le rang où il aspire le met au-dessus de ces tracasseries de l’école. Auroit-on admiré une aussi grande abondance & une aussi grande étendue de génie dans Cicéron, s’il se fût renfermé dans les chicanes du barreau, & qu’il ne se fût pas donné le même essor que la nature même ?

Telle fut l’éloquence attique ; amie de la liberté, elle se forma sous la république dans les écoles des philosophes, & cessa de régner dès qu’elle cessa d’être libre. La philosophie lui inspira ces sentimens généreux, cette majesté qui sait imposer à la raison sans la contraindre ; & l’état républicain lui donna ces manieres fieres, cette confiance, cette hardiesse, qui la fit triompher des souverains. Elle régna tant que les hommes eurent la liberté de penser : dès que la servitude changea les sentimens & les mœurs, elle disparut & s’éclipsa sans retour. Dans les beaux siecles, elle parla en reine, parce qu’elle avoit des rois à combattre ; dans ce déclin, elle prit le ton affété & doucereux d’une courtisanne, parce qu’elle avoit à plaire à des tyrans. Les célebres orateurs d’Athènes étoient des philosophes nourris dans la liberté ; les sophistes n’étoient que des esclaves, prêts à adorer quiconque les achetoit. Démosthène & les savans magistrats qui partagerent les mêmes travaux & coururent la même carriere, pouvoient être appellés à juste titre, les enfans des héros. Les orateurs des derniers tems étoient moins que des hommes.

Dans Athènes un orateur étoit, pour ainsi dire, un ministre d’état, chargé de représenter à l’assemblée les intérêts de sa tribu, & de soutenir la majesté de la république devant les étrangers.

Les lois avoient séparé les orateurs du vulgaire, & on les regardoit comme une compagnie respectable, consacrée pour veiller à la garde de la liberté & au bon ordre de la république ; toutes les affaires importantes leur passoient par les mains, ou leur étoient renvoyées. Dans les délibérations intéressantes on recueilloit leurs avis, & on les appelloit par un héraut au nom de la patrie pour expliquer leurs sentimens, & répondre aux ministres étrangers. Presque toujours on leur confioit à eux-mêmes le plan d’une affaire qu’ils venoient de tracer, avec un ample pouvoir de traiter suivant leurs lumieres & les circonstances : c’étoient des especes de souverains qui maitrisoient les esprits avec un empire absolu, mais fondé sur leur vaste capacité & sur leur droiture.

Tel fut le fameux Périclès pendant un gouvernement de quarante années ; il sut se maintenir par les seules forces de son éloquence, contre tous les efforts d’une foule de rivaux, la plûpart d’un mérite & d’un rang distingué ; il sut captiver l’inconstance de la multitude, & rendre son nom respectable au peuple, & terrible aux étrangers. Il fut roi, sans en avoir le titre. Finances, places, alliés, îles, troupes, flotte, tout obéissoit à ses ordres ; ce pouvoir immense étoit le fruit de cette éloquence supérieure qui lui fit donner le surnom d’olympien Comme un autre Jupiter, au seul son de sa voix, il ébranloit la Grece, & foudroyoit toutes les puissances conjurées contre sa république.

Les orateurs qui lui succederent, quoique avec moins d’habileté & de vertu, se conserverent néanmoins la même autorité, & une grande partie de ce crédit étonnant jusques dans les colonies, & chez les peuples tributaires & alliés. Antiphon guérissant les malades dans Corinthe par sa seule éloquence, fut regardé comme le dieu de consolation. Isocrate réfugié dans l’île de Chio, pour se soustraire aux poursuites de ses envieux, devint le législateur de toute l’île ; sa plume, au défaut de sa voix, dictoit aux rois, aux généraux leurs devoirs, prescrivoit les regles de leurs dignités, & fixoit leur bonheur. Timothée, fils de Conon, Dioclès, roi de Chypre, & Philippe de Macédoine s’applaudirent de ses sages conseils. Hypéride fut chargé de plaider la cause des Athéniens contre les habitans de Délos, qui prétendoient avoir l’intendance du temple d’Apollon dans leur île, & celle de l’athlete Callipe contre les peuples de l’Elide. En un mot, quel crédit n’eurent pas les orateurs au tems de Philippe ! Une seule parole de ce prince en fait foi. « Je frissonne, dit-il à ses courtisans, quand je pense au péril auquel Démosthene nous a exposés par la ligue de Chéronée : cette seule journée mettoit à deux doigts de sa perte notre empire & notre couronne. Nous ne devons notre salut qu’aux faveurs de la fortune ».

Cet orateur avoit en effet toutes les qualités les plus belles pour persuader, indépendamment de son éloquence. A un fond admirable de philosophie & de vertus il joignoit un zele infatigable pour les intérêts de sa patrie, une haine irrévocable contre la tyrannie & les tyrans, un amour de la liberté à toute épreuve, une sagacité merveilleuse pour percer dans l’avenir, & dévoiler les mysteres de la politique ; une vaste érudition, une connoissance exacte de l’histoire & des droits de la nation ; les vues les plus étendues & les plus nobles ; une retenue, une sobriété qui brilloit jusques dans ses paroles ; une droiture, une justesse de raison que rien n’étoit capable d’altérer ; une dignité admirable quand il traitoit les affaires. Démosthene étoit ferme pour résister aux attraits de la cupidité ; intégre pour maintenir l’autorité des conseils & la liberté de l’état ; éclairé pour dissiper les préjugés d’une populace aveugle ; hardi pour écarter les factieux, & plein de courage pour affronter les périls. Il n’est donc pas étonnant qu’avec de tels talens, il ait enchaîné les volontés des citoyens, fixé leurs irrésolutions, & gagné la confiance de tout le corps.

Rien ne prouve mieux la dignité des orateurs grecs en général, que la maniere dont leur élection se faisoit à Athènes. Chaque année on en choisissoit dix, un dans chaque tribu, ou on continuoit les anciens. D’abord on commençoit par tirer au sort ceux qui se présentoient, & on les menoit devant des juges préposés pour informer juridiquement de leurs mœurs & de leur mérite, suivant les réglemens établis par Solon. Il falloit avoir environ trente ans pour traiter les affaires d’état. Il falloit de plus avoir servi avec distinction, s’être élevé aux grades de la milice par sa valeur, & n’avoir jamais jetté son bouclier. Eschine emploie fort adroitement ce motif dans sa harangue contre Ctésiphon, en reprochant à Démosthene sa fuite de Chéronée. Il devoit épouser une Athénienne, & avoir ses possessions dans l’Attique, & non ailleurs. Demosthene accuse Eschine de posséder des terres en Béotie. Enfin on examinoit rigidement le recipiendaire sur sa capacité, sur ses études & sur sa science. Il avoit encore besoin du témoignage des tribus assemblées, pour être élevé à la dignité d’orateur, & il confirmoit leur aveu public en jurant sur les autels.

Je finirai par dire un mot de leurs récompenses. Les orateurs tiroient leurs honoraires du trésor public ; chaque fois qu’ils parloient pour l’état ou pour les particuliers, ils recevoient une drachme, somme modique par rapport à notre tems, mais fort considérable pour lors. En les gageant sur l’état, on vouloit mettre des bornes à l’avarice des particuliers, & leur apprendre à traiter la parole avec une vraie grandeur d’ame.

Cet emploi ne devoit cependant pas être stérile, si l’on en croit Plutarque. Il rapporte que deux Athéniens s’exhortoient à devenir orateurs, en se disant mutuellement : « ami, efforçons-nous de parvenir à la moisson d’or qui nous attend au barreau ». Le besoin qu’on avoit de leurs lumieres & de leurs talens, piquoit la reconnoissance des particuliers. Isocrate prenoit mille drachmes, c’est-à-dire, 31 livres sterling pour quelques leçons de Rhétorique. L’éloquence étoit hors de prix. Gorgias de Léontium avoit fixé son cours de leçons à 100 mines pour chaque écolier, c’est-à-dire à environ 312 livres sterling. Protagore d’Abdere amassa dans cette profession plus d’argent que n’auroient jamais pû faire dix Phidias réunis. Lucien appelle plaisamment ces orateurs marchands, des Argonautes qui cherchoient la toison d’or. Mais j’aime la générosité d’Isée, qui charmé du génie de Démosthene, & curieux de laisser un digne successeur, lui donna toutes ses leçons gratuites.

Les honneurs qu’on leur prodiguoit pendant leur vie & après leur mort, chatouilloient encore plus l’ambition, que le salaire ne flattoit la cupidité. Au sortir de l’assemblée & du barreau, on les reconduisoit en cérémonie jusqu’en leur logis, & le peuple les suivoit au bruit des acclamations : les parties assembloient leurs amis pour faire un nombreux cortege, & montrer à toute la ville leur protecteur : on leur permettoit de porter la couronne dont ils étoient ornés, lorsqu’ils avoient prononcé des oracles salutaires à leur patrie : on les couronnoit publiquement en plein sénat, ou dans l’assemblée du peuple, ou sur le théâtre. L’agonothete, revêtu d’un habit de pourpre, & tenant en main un sceptre d’or, annonçoit à haute voix sur le bord du théâtre le motif pour lequel il décernoit la couronne, & présentoit en même-tems le citoyen qui devoit la recevoir : tout le parterre répondoit par des applaudissemens redoublés à cette proclamation, & les plus distingués des citoyens jettoient aux piés de l’orateur les plus riches présens. Démosthene, qui fut couronné plus d’une fois, nous apprend dans sa harangue pour Ctésiphon, que cet honneur ne s’accordoit qu’aux souverains & aux républiques.

Sous Marc-Aurele, Polémon, que toute la Grece assemblée à Olympie, appella un autre Demosthene, reçut, dès sa jeunesse, les couronnes que la ville de Smirne vint, comme à l’envi, mettre sur sa tête. On vit, d’après le même usage, des empereurs romains monter sur le théâtre pour y proclamer les savans dans les spectacles de la Grece. En un mot, Athènes ne croyoit rien faire de trop en égalant les orateurs aux souverains, & en prêtant à l’éloquence l’éclat du diadême ; tandis qu’elle refusoit à Miltiade une couronne d’olivier, elle prodiguoit des couronnes d’or à des citoyens puissans en paroles.

Non content de cette pompe extérieure, le peuple d’Athènes nourrissoit ses orateurs dans le prytanée, leur accordoit des privileges, des revenus & des fonds : les portes de leur logis étoient ornées de laurier ; privilege singulier, qui chez les Romains n’appartenoit qu’aux Flamines, aux Césars, & aux hommes les plus célebres, comme le droit de porter la couronne sur la tête.

Après leur trépas, le public, ou des particuliers consacroient dans les temples, à leur honneur, les couronnes qu’ils avoient portées, ou érigeoient quelque monument fameux dans les places, ou sur leurs tombeaux. Timothée fit placer à Eleusine, à l’entrée du portique, la statue d’Isocrate, sculptée de la main de Léocharès : on y lisoit cette inscription simple & noble : « Timothée a consacré cette statue d’Isocrate aux déesses, pour marque de sa reconnoissance & de son amitié ». Quelque tems avant Plutarque, on voyoit sur le tombeau de cet orateur une colonne de trente coudées, surmontée d’une sirene de sept coudées, pour désigner la douceur & les charmes de son éloquence. Tout auprès étoient ses maîtres. Gorgias entr’autres, tenant à ses côtés Isocrate, examinoit une sphere, & l’expliquoit à ce jeune éleve. Enfin, dans le Céramique, on avoit érigé une statue à la mémoire de l’orateur Lycurgue qui avant que d’entrer dans le tombeau, prit à témoin de son désintéressement le sénat, & toutes les tribus assemblées.

Je supprime à regret plusieurs autres détails sur les orateurs de la Grece ; mais j’ose croire qu’on ne désapprouvera pas cette esquisse tirée d’un des plus agréables tableaux qu’on ait fait du barreau d’Athènes ; c’est à M. l’abbé d’Orgival qu’il est dû. Passons à la peinture des orateurs romains : elle n’est pas moins intéressante ; je crains seulement de la trop affoiblir dans mon extrait. Le Chevalier de Jaucourt.

Orateurs romains, (Hist. de l’Eloq.) je revolterai bien des gens en établissant des orateurs à Rome dès le commencement de la république ; cependant plusieurs raisons me semblent assez plausibles pour ne point regarder cette idée comme chimérique, sous un gouvernement où rien ne se décidoit que par la raison, & par la parole ; car sans vouloir donner les premiers Romains pour un peuple de philosophes, on est forcé de convenir qu’ils agissoient avec plus de prudence, plus de circonspection, plus de solidité qu’aucun autre peuple, & que leur plan de gouvernement étoit plus suivi. A la tête des légions ils plaçoient des chefs hardis, intrépides, entendus : dans la tribune aux harangues, ils vouloient des hommes éloquens & versés dans le droit.

En effet, les historiens ne célébrent pas moins l’éloquence des magistrats romains, que l’habileté des généraux. Valerius Publicola prononça l’oraison funebre de Brutus son collegue. Valere Maxime dit que l’éloquence du dictateur Marcus Valerius sauva l’empire, que les discordes des patriciens & du peuple alloient étouffer dans son berceau. Tite-Live reconnoît des graces dans le vieux style de Menennius Agrippa. Tullus, général des Volsques, ne permit pas à Coriolan de parler dans l’assemblée de la nation, parce qu’il redoutoit son talent dans la parole. Caïus Flavius élevé dans la poussiere du greffe, fut créé édile curule, à cause de la beauté de son élocution. Enfin Cicéron range dans la classe des orateurs romains les premiers magistrats de cet âge, & prouve par-là la perpétuité de l’éloquence dans la république.

Mais Cicéron ne parle-t-il point sur ce ton pour faire honneur à sa patrie, ou pour exciter par des exemples la jeunesse romaine à s’appliquer à un art qui rend les hommes qui le possedent, si supérieurs aux autres ? Je le veux bien : cependant peut-on refuser le talent de la parole au tribun Marcus Genucius, le premier auteur de la loi agraire ; à Aulus Virginius, qui triomphe de tout l’ordre des patriciens dans l’affaire de Céson ; à Lucius Sextus qui transmet le consulat aux plébéiens, malgré les efforts & l’éloquence d’Appius Claudius ? L’opposition éternelle entre les patriciens & les tribuns exigeoit beaucoup de talens, de génie, de politique & d’art. Ces deux corps s’éclairoient mutuellement avec une jalousie sans exemple, & cherchoient à se supplanter auprès du peuple par la voie de l’éloquence.

D’ailleurs le savoir étoit estimé dans ces premiers siecles de la république ; on y remarque déja le goût & l’étude des langues étrangeres. Scævola savoit parler étrusque : c’étoit alors l’usage d’apprendre cette langue, comme l’observe Tite-Live. On ne mettoit auprés des enfans que des domestiques qui la sussent parler. L’insulte faite à un ambassadeur romain dans la Tarente, parce qu’il ne parloit pas purement le grec, montre qu’on l’étudioit au moins & qu’on parloit les langues des autres peuples pour traiter avec eux. Dans les écoles publiques, des littérateurs enseignoient les belles lettres. Du tems de nos aïeux, dit Suétone, lorsqu’on vendoit les esclaves de quelque citoyen, on annonçoit qu’ils étoient littérateurs, litteratores ; pour marquer qu’ils avoient quelque teinture des sciences.

Je conviens que les séditions & les jalousies réciproques des deux corps qui agiterent l’état, répandirent l’aigreur, le fiel & la violence dans les harangues des tribuns, un esprit farouche s’étoit emparé de ces harangueurs impétueux : mais sous les Scipions, avec un nouvel ordre d’affaires, les mœurs changerent, & les emportemens du premier âge disparurent. Annibal & Carthage humiliés, des rois traînés au capitole, des provinces ajoutées à l’empire, la pompe des triomphes, & des prospérités toujours plus éclatantes, inspirerent des sentimens plus généreux, & des manieres moins sauvages. L’air brusque des Iciliens céda à l’urbanité & à la sagesse de Lælius. La tribune admira des orateurs non moins fermes, ni moins hardis que dans les premiers tems, mais plus insinuans, plus ingénieux, plus polis ; l’âcreté d’humeur s’étant adoucie comme par enchantement, les reproches amers se convertirent en un sel fin & délicat ; aux emportemens farouches des tribuns succéderent des saillies heureuses & spirituelles. Les orateurs transportés d’un nouveau feu, & changés en d’autres hommes, traiterent les affaires avec magnificence en présence des rois & des peuples conquis, semerent de la variété & de l’agrément dans leurs discours, & les assaisonnerent de cette urbanité qui fit aimer les Romains, respecter leur puissance, & qui les rendent encore l’admiration de l’univers.

L’illustre famille des Scipions produisit les plus grands hommes de la république. Ces génies supérieurs, nés pour être les maîtres des autres, saisirent tout d’un coup l’idée de la véritable grandeur & du vrai mérite, ils surent adoucir les mœurs de leurs concitoyens par la politesse, & orner leur esprit par la délicatesse du goût. Instruits par l’expérience & par la connoissance du cœur humain, ils s’apperçurent aisément qu’on ne gagne un peuple libre que par des raisons solides, & qu’on ne s’attache des cœurs généreux que par des manieres douces & nobles ; ils joignirent donc à la fermeté des siecles précédens le charme de l’insinuation. Leur siecle fut l’aurore de la belle littérature, & le regne de la véritable vertu romaine. La probité & la noblesse des sentimens reglerent leurs discours comme leurs actions ; leurs termes répondirent en quelque sorte à leurs hauts faits ; ils ne furent pas moins grands, moins admirables dans la tribune, qu’ils furent terribles à la tête des légions : ils surent foudroyer l’ennemi armé, & toucher le soldat rébelle : les souverains & l’étranger furent frappés par l’éclat de leurs vertus, le citoyen ne put résister à la force de leurs raisons.

Les Romains qui approcherent le plus près ces grands hommes, leurs amis, leurs clients, prirent insensiblement leur esprit, & le communiquerent aux autres parties de la république. On accorda à Lælius un des premiers rangs entre les orateurs. Caïus Galba, gendre de Publius Crassus, & qui avoit pour maxime de ne marier ses filles qu’à des savans & à des orateurs, étoit si estimé du tems de Cicéron, qu’on donnoit aux jeunes gens, pour les former à l’éloquence, la peroraison d’un de ses discours. Les harangues de Fabius Maximus, graves, majestueuses, & remplies de solidité & de traits lumineux, marchoient de pair avec celles de Thucydide. L’éloquence harmonieuse de M. Corn. Cétégus fut chantée par le premier Homere latin.

Le génie de l’éloquence s’étoit emparé des tribunes, où il n’étoit plus permis de parler qu’avec élégance & avec dignité. Le sénat entraîné par l’éloquence du député d’Athènes, n’a pas la force de refuser la paix aux Ætoliens. Léon, fils de Scésias, comparoit dans sa harangue les communes d’Ætolie à une mer dont la puissance romaine avoit maintenu le calme, & dont le souffle impétueux de Thoas avoit poussé les flots vers Antiochus, comme contre un écueil dangereux. Cette comparaison flatteuse & brillante charma cette auguste compagnie : on n’admira pas avec moins d’étonnement les éloquens discours des trois philosophes grecs que les Athéniens avoient envoyés au sénat pour demander la remise d’une amende de cinq cens talens qui leur avoit été imposée pour avoir pillé les terres de la ville d’Orope. A peine pouvoit on en croire le sénateur Cœcilius, qui leur servoit d’interprete, & qui traduisit leur harangue. La conversation de ces grecs & la lecture de leurs écrits, alluma une ardeur violente pour l’étude d’un art aussi puissant sur les cœurs.

Les deux Gracches s’attirerent toute l’autorité par le talent de la parole ; & firent trembler le sénat par cette seule voie. Sans diademe & sans sceptre, ils furent les rois de leur patrie. Elevés par une mere qui leur tint lieu de maître, ils puiserent dans son cœur grand & élevé, une ambition sans bornes, & dans ses préceptes le gout de la saine éloquence & de la pureté du langage qu’elle possédoit au souverain degré. Ils ajouterent à cette éducation domestique leurs propres réflexions, & y mêlerent quelque chose de leur humeur & de leur tempérament.

Tiberius Gracchus avoit toutes les graces de la nature, qui sans être le mérite l’annoncent avec éclat. Des mœurs integres, de vastes connoissances, un génie brillant & son éloquence attiroient sur lui les yeux de tous ses concitoyens. Caïus voulant comme son frere abaisser les patriciens, parloit avec plus de fierté & de véhémence, redemandant au sénat un frere dont le sang couloit encore sur les degrés du capitole, & reprochant au peuple sa lâcheté & sa foiblesse, de laisser égorger à ses yeux le soutien de sa liberté.

Caton le censeur, non-moins véhément que le dernier des Gracches, montra tout le brillant de l’imagination, & tout le beau des sentimens ; il ne lui manquoit qu’une certaine fleur de style, & un coloris qu’on n’imaginoit pas encore de son tems. Toujours aux prises avec les deux Africains & les deux Gracches, avec le sénat & le peuple, huit fois accusé & huit fois absous, à l’âge de 90 ans il maîtrisoit encore le barreau ; & aussi respectable que Nestor par ses années & par le talent de la parole, il conserva jusque dans le tombeau l’estime & la vénération de tous ses concitoyens.

Les dames même profiterent de cette heureuse réforme, & parurent sur les rangs avec autant de distinction que les plus grands orateurs : on en vit plaider leurs causes avec tant d’énergie, de délicatesse & de grace, qu’elles mériterent un applaudissement universel. Amœsia Sentia accusée d’un crime, soutint son innocence avec toute la précision & la force du plus habile avocat, & se concilia tous les suffrages dès la premiere audience. Au tems de Quintilien les savans lisoient, comme un modele de la pureté & de l’éloquence romaine, les lettres de la célebre Cornélie qui forma les Gracches. La fille de Lœlius, & dans l’âge suivant celle d’Hortensius, ne furent pas moins héritieres du génie éloquent de leurs peres, que de leurs vertus & de leurs richesses.

L’esprit dominant de ce siecle étoit une noble fierté qui animoit tous les cœurs, & c’est ce qui fit que la plûpart des orateurs de ce tems-là n’eurent pas la même politesse ni la même délicatesse que les Scipions & les Loelius. Le style de Caton étoit sec & dur ; celui de Caïus Gracchus étoit marqué au coin de la violence de son caractere : enfin les orateurs de cet âge ébaucherent seulement les premiers traits de l’éloquence romaine ; elle attendoit sa perfection du siecle suivant, je veux dire, celui où regnerent les dictateurs perpétuels.

Jamais on ne vit les Romains plus grands ni plus magnifiques que dans ce troisieme âge : Arts, Sciences, Philosophie, Grammaire, Rhétorique, tout se ressentit de l’éclat de l’empire, & eut, pour ainsi dire, part à la même élévation ; tout ce qu’il y avoit de brillant au-delà des mers, se réfugioit comme à l’envi dans Rome à la suite des triomphes. A côté des rois enchaînés, & parmi les dépouilles des provinces conquises, on voyoit avec étonnement des philosophes, des rhéteurs, des savans couverts des mêmes lauriers que le vainqueur, monter en quelque sorte sur le même char, & triompher avec lui. Du sein de la Grece sortoient des essaims de savans, qui comme d’autres Carnéades venoient faire dans Rome des leçons de sagesse, & y transplanter, si j’ose ainsi parler, les talens des Isocrates & des Démosthènes. On ouvrit de nouvelles écoles : on expliqua les secrets de l’art : on développa les finesses de la Rhétorique : on étala avec pompe les beautés d’Homere : on ralluma ces foudres à demi-éteints, qui avoient causé tant d’allarmes à Philippe de Macédoine. Les Romains enchantés, entrerent dans la même carriere pour disputer le prix à leurs nouveaux maîtres, & les effacer dans l’ordre des esprits, comme ils les surpassoient dans le métier des armes.

Quatre orateurs commencerent cette espece de défi ; ce furent Antoine, Crassus, Sulpitius & Cotta, tous quatre rivaux, &, ce qui paroîtra surprenant, tous quatre amis.

Antoine, ayeul du célebre Marc-Antoine, fut comme le chef de cette illustre troupe, & leva pour ainsi dire la barriere. Une mémoire prodigieuse lui rappelloit sur-le-champ tout ce qu’il avoit à dire. On croyoit qu’il n’empruntoit de secours que de la nature, dans le tems même qu’il mettoit en usage toutes les finesses & les subtilités de l’art, pour séduire les juges les plus attentifs & les plus éclairés. Il affectoit une certaine négligence dans son style, pour ôter tout soupçon qu’il eût appris les préceptes des Grecs, ou qu’il en voulût à la religion de ses juges. Une déclamation brillante embellissoit tous ses discours, & le pathétique qu’il avoit le secret d’y répandre, attendrissoit tous les cœurs.

C’est principalement dans la cause de Caïus Norbanus, & dans celle de Marcus Aquilius, que son art & ses talens sont les plus développés : le plan de ces deux pieces est tracé dans l’orateur de Ciceron, liv. II. n. 195. Dans l’exorde de la premiere, Antoine paroît chancelant, timide, incertain ; mais lorsque l’on ne croit qu’excuser son embarras & la triste nécessité où il se trouve de défendre un méchant citoyen dont il est ami, on le voit tout-d’un-coup s’animer contre Cœpion, justifier la sédition de Norbanus, la rejetter sur le peuple romain, & forcer les juges à demi-séduits par le charme de son discours, à se rendre à la commisération qu’il excite dans leur cœur. Il avoue lui-même qu’il attacha le coupable à la sévérité de ses juges, moins par l’évidence des raisons, que par la force des passions qu’il sut employer à-propos.

Dans la péroraison de la seconde piece, il représente d’une maniere pathétique Marcus Aquilius consterné & fondant en larmes : il conjure Marius, présent à cette cause, de s’unir à lui pour défendre un ami, un collegue, & soutenir l’intérêt commun des généraux romains : il invoque les dieux & les hommes, les citoyens & les alliés ; au défaut de la bonté de sa cause, il excite les larmes du peuple romain, l’attendrit à la vûe des cicatrices que ce vieillard avoit reçues pour le salut de sa patrie. Les soupirs, les gémissemens, les pleurs de cet orateur, & les plaies d’un guerrier vainqueur des esclaves & des Cimbres, conserverent un homme que des crimes trop avérés bannissoient de la société de ses concitoyens & de tout l’empire.

Lucius Crassus n’avoit que vingt-un ans, ou, selon Tacite, dix neuf, quand il plaida sa premiere cause contre le plus célebre avocat de son tems. Son caractere propre étoit un air de gravité & de noblesse, tempéré par une douceur insinuante, une délicatesse aisée, & une fine raillerie. Son expression étoit pure, exacte, élégante, sans affectation : son discours étoit véhément, plein d’une juste douleur, de repliques ingénieuses, par-tout semé d’agrémens, & toujours fort court. Il ne paroissoit jamais sans s’être long-tems préparé ; on l’attendoit avec empressement, on l’écoutoit avec admiration. Après sa mort les orateurs venoient au barreau recueillir cet esprit libre & romain, à la place même où par les seules forces de son éloquence il avoit abattu la témérité du consul Philippe, & rétabli la puissance du sénat consterné. Il paroît qu’il ne se chargeoit que de causes justes, car toute sa vie il témoigna un regret sensible d’avoir parlé contre Caïus Carbon, & il se reprochoit à cette occasion sa témérité & sa trop grande ardeur de paroître. Antoine au contraire se chargeoit indifféremment de toutes les causes, & avoit toujours la foule. Crassus mourut pour ainsi dire les armes à la main ; il fut enseveli dans son propre triomphe, & honoré des larmes de tout le sénat, dont il avoit pris la défense.

Cotta brilloit par une élocution pure & coulante. Plein de sa cause, il déduisoit ses motifs avec clarté & par ordre ; il écartoit avec soin tout ce qui étoit étranger à son sujet, pour n’envisager que son affaire, & les moyens qui pouvoient persuader les juges ; mais il avoit peu de force & de véhémence, & en cela il s’étoit sagement réglé sur la foiblesse de sa poitrine, qui l’obligeoit d’éviter toute contention de voix.

Sulpicius étoit orateur, pour ainsi dire, avant que de savoir parler ; un heureux hasard contribua à sa perfection. Antoine s’amusant un jour à le voir plaider une petite cause parmi ses compagnons, fut étonné de trouver dans un âge si tendre un discours si vif & si rapide, des gestes si nobles, & des termes pathétiques qui dans une espece de jeu & de badinage, dénotoient un génie supérieur. Il l’exhorta de fréquenter le barreau, & de s’attacher à Crassus ou à quelqu’autre orateur ; il alla même jusqu’à s’offrir de lui servir de maître dans cet art. Sulpicius reconnoissant, sut tirer profit des instructions qu’il venoit de recevoir. Antoine fut bien étonné de le voir paroître quelque tems après contre lui dans l’affaire de Caïus Norbanus, dont j’ai déja parlé. Frappé de retrouver un autre Crassus, & non un novice dans la même carriere, il étoit sur le point d’abandonner son ami dans la questure, tant il désespéroit de pouvoir triompher de la force & du pathétique de son jeune rival. Sulpicius, à la grandeur du style, joignoit une voix douce & forte, le geste & le mouvement du corps, plein d’agrémens qui n’empruntoient rien du théâtre, & ressentoient toute la noblesse qui convient au barreau. Ses expressions graves & abondantes sembloient couler de source ; c’étoit un don de la nature qui ne devoit rien à l’art.

Les exemples & les succès de ces fameux orateurs attirerent sur leurs pas une foule de rivaux qui briguerent le même titre. Au défaut de la naissance & des richesses qui ne donnent jamais le mérite, on s’efforça de parvenir par les talens de l’esprit. Dans un gouvernement mixte où chacun veut être éclairé, & a intérêt de l’être, l’art de la parole devient un mystere d’état. Les vieillards consommés par l’expérience, se faisoient un devoir d’y former leurs enfans, & de leur frayer par ce moyen la route des honneurs. Ils admettoient même à leurs leçons leurs esclaves, comme fit Caton le censeur, afin que nourris dans des sentimens vertueux, leur mauvais exemple ne corrompît pas leur famille. Les dames, aussi attentives que leurs maris, se faisoient une occupation sérieuse de perpétuer le vrai goût de l’urbanité qui distingua toujours les Romains. Dans les Gracches, on reconnoissoit la fierté de Cornélie, & la magnificence des Scipions ; dans les filles de Laelius & les petites filles de Crassus, la politesse & la pureté de leurs peres. Vraies enfans de la sagesse, elles soutinrent par leurs paroles comme par leurs sentimens, l’éclat & la gloire de leurs maisons.

Comme on vit que l’art militaire ne suffisoit pas sans l’étude pour parvenir, ceux des plébéiens que leur naissance & leur pauvreté condamnoit à languir dans les honneurs obscurs d’une légion, se jetterent du côté du barreau pour percer la foule & paroître à la tête des affaires. D’un autre côté, les patriciens, par émulation, s’efforçoient de conserver parmi eux un art qui avoit toujours été un des plus puissans instrumens de leur ordre. C’étoit peu pour eux que de combattre des barbares, ils vouloient encore soumettre, par le secours de l’éloquence, des cœurs républicains jaloux de leur liberté. Enfin, jamais siecle ne fut si brillant que le dernier de la république romaine, par le nombre d’orateurs célebres qu’elle produisit. Cependant Callidius, César, Hortensius, mais sur-tout Cicéron, ont laissé bien loin derriere eux leurs dévanciers & leurs contemporains. Développons avec un peu de détail le caractere de leur éloquence.

Marcus Callidius brilla par des pensées nobles, qu’il savoit revêtir de toute la finesse de l’expression. Rien de plus pur ni de plus coulant que son langage. La métaphore étoit son trope favori, & il savoit l’employer si naturellement, qu’il sembloit que tout autre terme auroit été déplacé. Il possédoit au souverain degré l’art d’instruire & de plaire, & n’avoit négligé que l’art de toucher & d’émouvoir les esprits. Il eut tout lieu de reconnoître son erreur dans une cause qu’il plaida contre Cicéron ; je veux dire celle où il accusoit Quintus Gallius de l’avoir voulu empoisonner. Il développa bien toutes les circonstances de ce crime avec ses graces ordinaires, mais avec une froideur & une indolence qui lui fit perdre sa cause. Cicéron triompha de toute l’élégance de son rival par une réplique impétueuse, qui comme une grêle subite, abattit toutes ses fleurs.

Jules-César, né pour donner des lois aux maîtres du monde, puisa à l’école de Rhodes dans les préceptes du célebre Molon, l’art victorieux d’assujettir les cœurs & les esprits. S’il eut peu d’égaux en ce genre, il n’eut jamais de supérieur ; dans sa bouche les choses tragiques, tristes & séveres, se paroient d’enjouement ; & le sérieux du barreau s’embellissoit de tout l’agrément du théatre, sans cependant affoiblir la gravité de ses matieres, ni fatiguer par ses plaisanteries. Il possédoit au souverain degré toutes les parties de l’art oratoire. Comme il avoit hérité de ses peres la pureté du langage, qu’il avoit encore perfectionnée par une étude sérieuse, ses termes étoient choisis & beaux, sa voix éclatante & sonore, ses gestes nobles & grands. On sentoit dans ses discours le même feu qui l’animoit dans les combats : il joignoit à cette force, à cette vivacité, à cette véhémence, tous les ornemens de l’art, un talent merveilleux à peindre les objets & à les représenter au naturel. Il quitta bien-tôt une carriere où il ne trouvoit personne pour lui disputer le premier rang ; il courut à la tête des légions combattre les Barbares par émulation contre Pompée, qui par goût avoit choisi de moissonner les lauriers de Mars.

Déja un phantôme de gloire éblouissoit les jeunes patriciens, & leur faisoit négliger l’honneur tranquille qu’on acquiert au barreau, pour les entraîner sur les pas des Cyrus & des Alexandres. La fureur des conquêtes les avoit comme enivrés ; ils abandonnoient les affaires civiles pour se livrer aux travaux militaires. C’est ainsi que Publius Crassus, d’un esprit pénétrant soutenu par un grand fonds d’érudition, & lié d’un commerce de lettres avec Ciceron, renonça aux éloges qu’il avoit déja mérités par son éloquence, pour chercher des périls plus grands & plus conformes à son ambition.

A l’âge de dix-neuf ans, Hortensius plaida sa premiere cause en présence de l’orateur Crassus & des consulaires qui s’étoient distingués dans le même genre : il enleva leurs suffrages. Avec un génie vif & élevé, il avoit une ardeur infatigable pour le travail, ce qui lui procura une érudition peu commune qu’une mémoire prodigieuse savoit faire valoir. Les graces de sa déclamation attiroient au barreau les fameux acteurs Esope & Roscius, pour se former sur le modele de celui qu’ils regardoient comme leur maître dans les finesses de leur art. Il mit le premier en usage les divisions & les récapitulations. Ses preuves & ses réfutations étoient semées de fleurs, & plus conformes au goût asiatique qu’au style romain. Sa mémoire lui rappelloit sur le champ toutes ses idées en ordre, & les preuves de ses adversaires. De plus, son extérieur composé, sa voix sonore & agréable, la beauté de son geste, & une propreté-recherchée, prévenoit tout le monde en sa faveur. Il paroît cependant que la déclamation faisoit comme le fonds de son mérite & son principal talent ; car ses écrits ne soutenoient pas à la lecture la haute réputation qu’il s’étoit acquise.

Toutes les plus belles causes lui étoient confiées, & il amassa des richesses prodigieuses sans aucun scrupule. Insensible aux sentimens de la probité, il se glissoit dans les testamens & en soutenoit de faux, pour partager les dépouilles du mort. L’esprit de rapine & de somptuosité, vice dominant de ses contemporains, fut sa passion favorite. Ses maisons de plaisance renfermoient des viviers d’une immense étendue. Au goût de la bonne chere il joignit la passion pour les beaux Arts. Comme il acquéroit sans honneur, il dépensoit sans mesure. On trouva dix mille muids de vin dans ses caves après sa mort. Il est vrai que ses grands biens furent bien-tôt dissipés par les débauches de son fils, & ses petits neveux languirent dans une affreuse pauvreté. Auguste, touché du sort d’une famille dont le chef avoit tant fait d’honneur à l’éloquence romaine, fit donner à Marcus Hortensius Hortalus, neveu de cet orateur, dix mille sesterces pour s’établir, & perpétuer la postérité d’un homme si célebre. Tibere, montant sur le trone, oublia totalement les Hortenses ; seulement, pour ne pas déplaire au sénat, il leur distribua une seule fois deux cens sesterces, environ cinq mille gros écus.

Mais l’illustre Hortensia, fille d’Hortensius, fit admirer ses talens : héritiere de l’éloquence de son pere, elle en sut faire usage dans la fureur des guerres civiles. Les triumvirs, épuisés d’argent & pleins de nouveaux projets, avoient imposé une taxe exorbitante sur les dames romaines : elles implorerent en-vain la voix des avocats pour plaider leur cause, aucun ne voulut leur prêter son ministere : la seule Hortensia se chargea de leur défense, & obtint pour elles une remise considérable. Les triumvirs, touchés de son courage & enchantés de la beauté de sa harangue, oublierent leur férocité par admiration pour son éloquence. Hortensius plaida pendant quarante ans, & mourut un peu avant le commencement des guerres civiles entre Pompée & César. Jusqu’à Ciceron personne ne lui avoit disputé le premier rang au barreau ; & quand ce nouvel orateur parut, il mérita toûjours le second avec la réputation d’un des plus beaux déclamateurs de son tems.

La Grece, soumise à la fortune des Romains, se vantoit encore de forcer ses vainqueurs à la reconnoître pour maîtresse de l’éloquence : mais elle vit transporter à Rome ces précieux restes de son ancien lustre, & fut surprise de trouver réuni dans le seul Ciceron toutes les qualités qui avoient immortalisé ses plus fameux orateurs.

Ciceron apporta en naissant les talens les plus propres à prévenir le public, & trouva des hommes tout préparés à les admirer : un génie heureux, une imagination féconde & brillante, une raison solide & lumineuse ; des vûes nobles & magnifiques, un amour passionné pour les Sciences, & une ardeur incroyable pour la gloire. La fortune seconda ces heureuses dispositions & lui ouvrit tous les cœurs. L’orateur Crassus se chargea de ses études & cultiva avec soin un génie dont la grandeur devoit égaler celle de l’empire. Ses compagnons, comme par pressentiment de sa gloire future, le reconduisoient en pompe au sortir des écoles jusques chez ses parens, & rendoient un hommage public à sa capacité. Sans se laisser éblouir par ces applaudissemens qui chatouilloient déja son cœur si sensible à la gloire, il se prépara avec un soin infini à paroître sur un théatre plus éclatant & plus digne de son ambition.

Comme il étoit seulement d’une famille ancienne & de rang equestre, il passoit pour un homme nouveau, parce que ses ancêtres contens de leur fortune avoient négligé de venir à Rome y briguer des honneurs. Pour Ciceron il visa aux premieres charges de la république, & se flatta d’y parvenir par la voie de l’éloquence : mais il conçut qu’un parfait orateur ne devoit rien ignorer ; aussi s’appliqua t-il avec un travail assidu à l’étude du Droit, de la Philosophie & de l’Histoire. Toutes les Sciences étoient de son ressort, & il consultoit avec un soin infatigable tous les maîtres de qui il pouvoit apprendre quelque chose d’utile. Enfin, par une fréquente conversation avec les plus habiles orateurs de son siecle, & par la lecture assidue des ouvrages de ceux qui avoient fait honneur à Athènes, il se forma un style & un genre d’éloquence qui le placerent à la tête du barreau, & le rendirent l’oracle de ses citoyens. On admire en lui la force de Démosthene, l’abondance de Platon, & la douceur d’Isocrate : ce qu’il a recueilli de ces fameux originaux lui devient propre & comme naturel ; ou plutôt la fécondité de son divin génie crée des pensées nouvelles, & prête l’ame à celles des autres.

Le premier adversaire avec lequel il entra en lice fut Hortensius. A l’âge de vingt-sept ans, il plaida contre lui pour Roscius d’Améric, & ce plaidoyer plut infiniment par une foule de pensées brillantes, d’antitheses & d’oppositions. La multitude enchantée admira ce style asiatique, peigné, fardé, & peu digne de la gravité romaine. Ciceron connoissoit bien tout le défaut de ce mauvais goût ; il convient que si son plaidoyer avoit été applaudi, c’étoit moins par la beauté réelle de son discours que par l’espérance qu’il donnoit pour l’avenir. Ce qui est vrai, est qu’il craignit de fronder d’abord l’opinion publique : il lui falloit plus de crédit, plus d’autorité, & plus d’expérience. Desirant d’y parvenir, il quitta Rome pour aller puiser dans les vraies sources les trésors dont il vouloit enrichir sa patrie. Athènes, Rhodes & les plus fameuses villes de l’Asie, l’occuperent tour à tour. Il examina les regles de l’art avec les célebres orateurs de ces cantons, séjour de la véritable éloquence ; & à force de soins, il vint à bout de retrancher cette superfluité excessive de style qui, semblable à un fleuve qui se déborde, ne connoissoit ni bornes ni mesures. Après quelques années d’absence, devenu un nouvel homme, enrichi des précieuses dépouilles de la Grece, il reparut au barreau avec un nouvel éclat, réforma l’eloquence romaine & la porta au plus haut point de perfection où elle pût atteindre : il en embrassa toutes les parties & n’en négligea aucune ; l’élégance naturelle du style simple ; les graces du style tempéré ; la hardiesse & la magnificence du sublime. A ces rares qualités il joignit la pureté du langage, le choix des expressions, l’éclat des metaphores, l’harmonie des périodes, la finesse des pensées, la délicatesse des railleries, la force du raisonnement ; enfin, une véhémence de mouvemens & de figures étonnoit & flattoit également la raison de tous ses auditeurs. Il n’appartenoit qu’à lui de s’insinuer jusques au fond de l’ame, & d’y répandre des charmes imperceptibles.

La nature qui se plaît à partager les especes de mérite & de goût les avoit tous réunis en sa personne. Un air gracieux, une voix sonore, des manieres touchantes, une ame grande, une raison élevée, une imagination brillante, riche, féconde, un cœur tendre & noble, lui préparoient les suffrages. A cette solidité qui renfermoit tant de sens & de prudence, il joignoit, dit le pere Rapin, une fleur d’esprit qui lui donnoit l’art d’embellir tout ce qu’il disoit ; & il ne passoit rien par son imagination qui ne prît le tour le plus gracieux, & qui ne se parât des couleurs les plus brillantes. Tout ce qu’il traitoit, jusqu’aux matieres les plus sombres de la Dialectique, les questions les plus abstraites de la Physique, ce que la Jurisprudence a de plus épineux, & ce qu’il y avoit de plus embarrassé dans les affaires, se coloroit dans son discours de cet enjouement d’esprit & de ces graces qui lui étoient si naturelles. Jamais personne n’a eu l’art d’écrire si judicieusement, ni si agréablement en tout genre : il possédoit dans un degré éminent le talent singulier de remuer les passions & d’ébranler les cœurs. Dans les grandes affaires où plusieurs orateurs parloient, on lui laissoit toûjours les endroits pathétiques à traiter ; & il les manioit avec tant de succés, qu’il faisoit quelquefois retentir tout le barreau de larmes & de soupirs.

La fortune comme étonnée de tant de hautes qualités, s’empressa de lui applanir la route des honneurs ; toutes les dignités vinrent au-devant de lui. A-peine sa réputation commença-t-elle à naître, qu’il obtint la questure de Sicile par les suffrages unanimes du peuple. Cette province dévorée par une famine cruelle & par les vexations énormes du préteur, trouva en lui un pere, un ami, un protecteur. Sa vigilance remédia à la stérilité des récoltes, & son éloquence répara les rapines de Verrès. Ces discours où brillent d’un éclat immortel la force de son imagination, la magnificence de son élocution, la justesse de ses raisonnemens, la solidité de ses principes, l’enchaînement de ses preuves, l’étendue de ses connoissances, son savoir prodigieux, & son goût exquis pour les Arts, lui attirerent plus de visites que les richesses & les triomphes n’en procurerent à Crassus & à Pompée, les premiers des Romains. Les étrangers passoient les mers pour admirer un orateur si surprenant ; les Philosophes quittoient leurs écoles pour entendre sa sagesse ; les généraux mendioient ses talens pour maintenir leur autorité & fixer les suffrages de la multitude ; les tribunaux le redemandoient pour développer le cahos des lois, & partout, comme un astre bienfaisant, il portoit la lumiere & ramenoit l’ordre & la paix.

On admira dans sa préture sa fermeté romaine pour la défense des lois & de l’équité, & son humanité pour les malheureux. La patrie l’appella à son secours contre les subtilités de Rullus & les violences de Catilina ; & il mérita le premier d’en être appellé le pere. Le sénat, les rostres, les tribunaux, les académies, se laissoient gouverner par les douces influences de son beau génie. Il étoit l’ame des conseils, l’oracle du peuple, la voix de la république ; &, comme s’il eût eu seul l’intelligence & la raison en partage, on ne décidoit ordinairement que par ses lumieres.

Ses malheurs mêmes devenoient ceux de l’état, & son exil fut déploré comme une calamité publique. Les chevaliers, les sénateurs, les orateurs, les tribuns, le peuple prirent des habits de deuil, & regretterent sa perte comme celle d’un dieu tutélaire. Les rois, les villes, les républiques s’intéresserent à son rappel, & célébrerent avec pompe le jour de son retour. Telle fut sa gloire dans Rome & dans l’Italie, au delà des mers, & aux extrémités de l’empire. Les villes de son gouvernement enrichies par le commerce, les campagnes couvertes de moissons, les Arts rétablis, les Sciences cultivées, les forêts purgées des bêtes sauvages qui ravageoient les guérets ; les publicains reduits à l’ordre, les usures éteintes, les impôts diminués, la vertu & le mérite estimés, le vice proscrit, firent adorer son regne philosophique digne du tems de Rhée, & lui éleverent des trophées plus glorieux que les triomphes qu’on avoit décernés aux destructeurs du genre humain.

Mais dans le monde il n’est point de vertu que n’attaque l’envie : on a accusé Cicéron d’avoir trop de confiance dans la prospérité, trop d’abattement dans la disgrace. Il convient qu’il étoit timide ; mais il prétend que cette timidité servoit plutôt à lui faire prévoir le danger qu’à l’abattre, quand il étoit arrivé, ce qui nous est confirmé par le courage & la fermeté qu’il fit éclater aux yeux même de ses bourreaux. On ne lui fait pas grace de son amour desordonné pour la gloire ; il n’en disconvient pas, & il explique lui-même quelle sorte de gloire il recherchoit. La vraie gloire, selon lui, ne consiste pas dans la vaine fumée de la faveur populaire, ni dans les applaudissemens d’une aveugle multitude, pour laquelle on ne doit avoir que du mépris ; c’est une grande réputation fondée sur les services qu’on a rendus à ses amis, à sa patrie, au genre humain : l’abondance, les plaisirs & la tranquillité, ne sont pas les fruits qu’on doive s’en promettre, puisqu’on doit au-contraire sacrifier pour elles son repos & sa tranquillité ; mais l’estime & l’approbation de tous les honnêtes gens en est la récompense, & la dette que tous les honnêtes gens ont droit d’exiger.

Par rapport aux louanges qu’il se donnoit à lui-même, & auxquelles il étoit si sensible, c’étoit moins pour sa gloire, dit Quintilien, que pour sa défense : il n’avoit que ses grandes actions à opposer aux calomnies de ses ennemis ; il se servoit pour les faire taire du moyen qu’avoit autrefois employé le grand Scipion ; mais enfin la force fit périr celui qu’elle ne put déranger de ses principes. Une politique peut-être trop timide par la crainte de troubler la tranquilité publique ; un amour ardent pour la liberté qu’il avoit conservée à ses citoyens ; l’extrème ambition de maintenir son autorité, par laquelle il étoit l’ame & le soutien de la république ; une haine irréconciliable contre l’ennemi de sa patrie, creuserent à cet illustre citoyen de Rome, le précipice dans lequel Marc-Antoine méritoit d’être enseveli : Cicéron fut tué à l’âge de 64 ans, victime de ses projets salutaires & de ses services. Rome en proie à la fureur des triumvirs, vit attachées à la tribune aux harangues, des mains qui avoient tant de fois rompu les fers que lui forgeoient les séditieux ; perte d’autant plus déplorable, dit Valere-Maxime, qu’on ne trouve plus de Cicéron pour pleurer une pareille mort.

On dit cependant que le sénat, pendant le consulat de son fils, & par ses mains, brisa toutes les statues de Marc-Antoine, qu’il arracha ses portraits, & défendit qu’aucun de sa famille portât le nom de Marc. On ajoute encore qu’Auguste ayant surpris un traité de Cicéron dans les mains de son petit-fils qui le cachoit sous sa robe dans la crainte de lui déplaire, prit le livre, le parcourut, & le rendit à ce jeune homme, en lui disant ; « c’étoit un grand homme, mon fils, un amateur zélé de la patrie », λόγιος ἀνηρ ϰαὶ φιλοπατρις.

Quoi qu’il en soit du discours d’Auguste, c’est assez pour nous d’avoir établi que Cicéron mérite d’être regardé comme un des plus grands esprits de la république romaine, & en particulier comme le plus excellent de tous les maîtres d’éloquence, excepté le seul Démosthène ; on sait aussi qu’il en est l’éternel panégyriste & l’éternel imitateur. Je ne m’aviserai point, dit Plutarque, d’entreprendre la comparaison de ces deux grands hommes ; je dirai seulement, que s’il étoit possible que la nature & la fortune entrassent en dispute sur leur sujet, il seroit difficile de juger laquelle des deux les a rendus plus semblables, ou la nature dans leurs mœurs & dans leur génie, ou la fortune dans leurs aventures, & dans tous les accidens de leur vie.

Les écrits, les succès, & l’exemple de Cicéron, sembloient devoir promettre à l’éloquence romaine une durée éternelle ; il en arriva néanmoins tout autrement. En vain donna-t-il les plus excellens préceptes pour fixer le goût, il les donna dans un tems où le barreau ébranlé par l’anarchie du gouvernement, touchoit à sa décrépitude.

Les Romains avoient déja éprouvé les atteintes de l’esclavage ; la liberté en avoit été allarmée par la forge des fers de Sylla. Le corps de la république chanceloit comme un vaste colosse accablé sous le poids de sa grandeur. Les grands attachés à leur seul intérêt, trahissoient le sénat. Le sénat énervé par sa timidité, confioit à des particuliers redoutables, des droits qu’il n’osoit pas leur refuser. Les tribuns s’efforçoient vainement de rétablir leur puissance anéantie. Le peuple vendoit ses suffrages au plus hardi, au plus fort, ou au plus riche. Rome terrible aux barbares, n’avoit plus dans son sein que des citoyens corrompus, avides de la domination suprème, & ennemis de sa liberté. La flatterie, la dépravation des mœurs, la servitude avoient gagné tous les membres de l’état. Enfin la solidité & la magnificence de l’éloquence romaine descendirent dans le même tombeau que Cicéron. Après lui le barreau ne retentit plus que des clameurs des sophistes, qui desespérés de ne pouvoir atteindre un si grand maître, déchirerent une réputation qui ternissoit la leur, & firent tous leurs efforts pour en effacer le souvenir ; c’est ainsi que par leur odieuse critique ils vinrent à bout d’avilir l’éloquence, & de l’éteindre sans retour. Mais développons toutes les causes de ce changement.

1°. Les empereurs eux-mêmes, sans posséder le génie de l’éloquence, étoient jaloux d’obtenir le premier rang parmi les orateurs. Lorsque Tibere apportoit au sénat quelque discours préparé dans son cabinet, on n’y reconnoissoit que les ténebres & les replis tortueux de sa politique. Il découvroit dans ses lettres la même inquiétude que dans le maniement des affaires ; il vouloit que ses paroles fussent comme les mysteres de l’oracle, & que les hommes en devinassent le sens, comme on conjecture la volonté des dieux. Il craignoit de profaner sa dignité & de découvrir sa tyrannie, en se montrant trop à découvert. Il relegua Montanus aux îles Baléares, & fit brûler le discours de Scaurus & les écrits de Crémutius Cordus. Caligula pensa faire périr Séneque, parce qu’il avoit prononcé en sa présence un plaidoyer qui mérita les applaudissemens du sénat. Sans une de ses maîtresses, qui assura que cet orateur avoit une phthysie qui le meneroit bien-tôt au tombeau, il alloit le condamner à mort.

2°. Il falloit penser comme eux pour parvenir à la fortune, ou pour la conserver ; parce qu’ils s’étoient reservé de donner le titre d’éloquent à celui des orateurs qu’ils en jugeroient le plus digne, comme autrefois les censeurs nommoient le prince du sénat.

3°. La grandeur de l’éloquence romaine avoit pour fondement la liberté, & s’étoit formée avec l’esprit républicain ; une force de courage & une fermeté héroïque étoit le propre de ces beaux siecles. Tout étoit grand parce qu’on pensoit sans contrainte. Sous les Césars il fallut changer de ton, parce que tout leur étoit suspect & leur portoit ombrage. Crémutius Cordus fut accusé d’avoir loué Brutus dans ses histoires, & d’avoir appellé Cassius le dernier des Romains.

4°. Le mérite sans richesses étoit abandonné : un orateur pauvre n’avoit aucune considération, & restoit sans cause : un plaideur examinoit la magnificence de celui qu’il avoit dessein de choisir pour avocat, la richesse de ses habits, de son train, de ses équipages ; il comptoit le nombre de ses domestiques & de ses clients. Il falloit imposer par des dehors pompeux, & s’annoncer par un fastueux appareil, rara in tenui facundia panno ; c’est ce qui obligeoit les orateurs de surprendre des testamens, ou d’emprunter des habillemens, des bijoux, des équipages pour paroître avec plus d’éclat.

5°. Le bel esprit avoit pris la place d’une noble & solide érudition, & une fausse philosophie avoit succédé à la sage raison. Le style éclatant & sonore des vains déclamateurs, imposoit à une jeunesse oisive, & éblouissoit un peuple entierement livré au goût des spectacles. Il falloit du brillant, du pompeux pour réveiller des hommes affadis par le plaisir & par le luxe. Séneque plaisoit à ces esprits gâtés à cause de ses défauts, & chacun tâchoit de l’imiter dans la partie qui lui plaisoit davantage : on quittoit, on méprisoit même les anciens, pour ne lire & n’admirer que Séneque.

6°. Les juges ennuyés d’une profession qui devenoit pour eux un supplice depuis la monarchie, vouloient être divertis comme au théâtre : voilà pourquoi les orateurs romains ne cherchoient plus qu’à amuser, qu’à réjouir par des figures hyperboliques, par des termes empoulés, par des réparties ingénieuses, & par un déluge de bons mots. Junius Bafsus répondit à l’avocat de Domitia qui lui reprochoit d’avoir vendu de vieux souliers : « je ne m’en suis jamais vanté, mais j’ai dit que c’étoit votre coutume d’en acheter ».

7°. Le nom respectable d’orateur étoit perdu ; on les nommoit causidici, advocati, patroni, tant ils étoient tombés dans le mépris. L’éloquence étoit même regardée comme une partie de la servitude. Agricola pour humaniser les peuples de la Grande-Bretagne, leur communiqua les arts & les sciences des Romains, & instruisit leur noblesse dans l’éloquence romaine. Les gens peu habiles, dit Tacite, regardoient cet avilissement de l’éloquence comme des traits d’humanité, pendant que c’étoit une suite de leur esclavage.

8°. Les mêmes chaînes qui accabloient la république, opprimoient aussi le talent de la parole. Avant les dictateurs, l’orateur pouvoit occuper toute une séance, le tems n’étoit pas fixé ; il étoit le maître de sa matiere & parloit sans aucune contrainte. Pompée viola le premier cette liberté du barreau, & mit comme un frein à l’éloquence. Sous les empereurs la servitude devint encore plus dure ; on fixoit le jour, le nombre des avocats, & la maniere de parler. Il falloit attendre la commodité du juge pour plaider : souvent il imposoit silence au milieu d’un plaidoyer, & quelquefois il obligeoit l’orateur de laisser ses preuves par écrit. Enfin pour mieux marquer leur asservissement, on les dépouilla de la toge, & on les revétit de l’habit des esclaves.

9°. Ainsi l’éloquence abâtardie, privée de ses nobles exercices disparut sans retour. Les grands sujets qui firent triompher Antoine, Crassus, Cicéron, ne subsistoient plus. Le sénat étoit sans autorité, le peuple sans émulation. Le tribun n’osoit plus parler de sa liberté, ni le consul étaler son ambition. On ne louoit plus de héros ni de vainqueur, & on ne présentoit plus à la tribune aux harangues les enfans des grands capitaines ; on n’y discutoit plus ses prétentions ; on ne recommandoit plus des rois malheureux ni des républiques opprimées. Les altercations de quelques vils plaideurs, & la défense de quelques misérables, étoient les sujets que traitoient ordinairement les orateurs, ils ne plaidoient plus que sur des rapines des chevaliers, des droits de péagers, des testamens, des servitudes, & des gouttieres. Quelle ressource pour l’imagination & pour le génie, que de n’avoir à parler que de vol, d’usurpation, de succession, de partage, de formalités ? Mais de quel feu n’est-on pas animé quand on attaque des guerriers chargés des dépouilles des ennemis vaincus, quand on brigue la souveraine magistrature de son pays, quand on s’éleve contre l’ambition desordonnée d’un corps formidable, quand on souleve un peuple qui commande à l’univers, qu’on réforme les lois, qu’on soutient les alliés ? C’est alors qu’on déploie toutes ses forces, que l’esprit devient créateur, & que l’éloquence prend tout son essor. Un génie sublime ne peut s’étendre qu’à proportion de son objet. Les héros ne se forment pas à l’ombre, ni l’orateur dans la poussiere d’un greffe.

10°. Quels sentimens n’inspiroit point à un orateur, dans le tems que la république subsistoit, la vûe d’un peuple entier qui distribuoit les graces & les honneurs ; d’un sénat qui formoit les conseils, & dirigeoit le plan des conquêtes ; d’une foule de consulaires illustrés par vingt triomphes ; d’une multitude de cliens qui composoient son cortege ; d’une suite nombreuse d’ambassadeurs, de rois, de souverains, d’étrangers qui imploroient sa protection. L’homme le plus froid ne seroit-il point échauffé à la vûe d’un spectacle aussi auguste ? Sous les empereurs quelle solitude dans les tribunaux, & quels gens les composoient !

Cependant après l’extinction des premiers Césars, sous le regne de Vespasien & celui de Trajan, deux orateurs vinrent encore lutter contre le mauvais goût de leur siecle, & rappeller l’éloquence des anciens ; ce furent Quintilien, & Pline le jeune. Traçons leur caractere en deux mots, & cet article sera fini.

Le premier brilloit par une grande netteté, par un esprit d’ordre, & par l’art singulier d’émouvoir les passions : on le chargeoit pour l’ordinaire du soin d’exposer le fait, quand on distribuoit les différentes parties d’une cause à différens orateurs. On le voyoit souvent en plaidant verser des larmes, changer de visage, pâlir, & donner toutes les marques d’une vive & sincere douleur. Il avoue que c’est à ce talent qu’il doit toute sa réputation. Il étoit comme l’avocat né des souverains ; il eut l’honneur de parler devant la reine Bérénice pour les intérêts de cette princesse même. Non-content d’instruire par son exemple, & de marquer du doigt la route de l’éloquence, il voulut aussi en fixer les principes par ses leçons, & verser dans l’esprit des jeunes patriciens qui aspiroient à la gloire du barreau, & consultoient ses lumieres, le goût solide des anciens maîtres.

Ses institutions, monument éternel de la beauté de son génie, peuvent nous donner une idée de ses talens & de ses mœurs : c’est-là où au défaut de ses pieces que les injures du tems n’ont pas laissé parvenir jusqu’à nous, il nous trace avec une franchise & une modestie qui lui étoit naturelle, le plan de la méthode qu’il suivoit dans ses narrations & ses peroraisons. Cependant il y a tout lieu de soupçonner, que pour obéir à la coutume qu’il avoit trouvé établie, & pour donner quelque chose au goût de son siecle, il employoit des armes brillantes, & ne rejettoit pas toujours les pensées fleuries, les antithèses, & les pointes. Loin de réprouver totalement la déclamation, qui comme chez les Grecs, ruina l’éloquence latine ; il la juge très-utile. Il est vrai qu’il lui prescrit des bornes étroites. & qu’il ne s’y soumet que par condescendance : mais enfin, auroit-il été entendu, s’il eût tenu un langage différent ? Il faut parler la langue de ses auditeurs, & prendre en quelque sorte leur esprit, pour les persuader & les convaincre. Les hommes, soit que ce soit un don de la nature, soit que ce soit un préjugé de l’éducation, n’approuvent ordinairement que ce qu’ils trouvent dans eux-mêmes.

Pline le jeune s’étoit proposé pour modele Démosthènes & Calvus ; il chérissoit une éloquence impétueuse, abondante, étendue, mais égayée par des fleurs autant que la matiere le permettoit ; il vouloit être grave, & non pas chagrin ; il aimoit à frapper avec magnificence ; il n’aimoit pas moins à surprendre la raison par des agrémens étudiés, que de l’accabler par le poids de ses foudres. Les armes brillantes étoient autant de son goût, que celles qui ont de la force : poli, humain, tendre, enjoué, droit, grand, noble, brillant ; son esprit avoit le même caractere que son cœur. Sa composition tenoit comme le milieu entre le siecle de Cicéron, & celui de Séneque ; en sorte qu’il auroit plû dans le premier, comme il plaisoit dans le second. Son plaidoyer pour les peuples de la Bétique, & pour Accia Variola, montre toute la fermeté de son courage, & tout le beau de son génie. Ses conclusions furent modestes, & firent admirer par-là l’équité des premiers siecles.

Mais dans son panégyrique de Trajan, il prodigua trop toutes les fleurs de son esprit, affectant sans cesse des antithèses & des tours recherchés. Les richesses de l’imagination, la pompe des descriptions, y sont étalées sans mesure ; & cette abondance excessive répand sur le tribut de justes louanges, que la reconnoissance exigeoit, le dégoût qu’inspire la flaterie. Quelle beauté dans les éloges que Cicéron fait de Pompée & de César ! Tout le barreau retentit de bruyantes acclamations. Que de fadeur dans le panégyrique de Trajan ! Il choque par l’excès de ses louanges, & fatigue par sa prolixité.

Malgré ces défauts de Pline, qui étoient ceux de son siecle, plus d’une fois cet orateur admirable à plusieurs autres égards, eut la satisfaction de ne pouvoir parvenir qu’avec peine au barreau, tant étoit grande la foule des personnes qui venoient l’entendre plaider. Souvent même il étoit obligé de passer au-travers du tribunal des juges, pour arriver à sa place. A sa suite marchoit une troupe choisie de jeunes avocats de famille, en qui il avoit remarqué des talens ; il se faisoit un plaisir de les produire, & de les couvrir de ses propres lauriers. L’amour de la patrie, un noble désintéressement, une protection déclarée pour la vertu & pour les Sciences, un cœur généreux & magnanime ; ses vertus, ses bienfaits, sa fidélité à ses devoirs, sa bonté pour les peuples, son attachement aux gens de Lettres, le rendirent précieux & aimable à tout le monde. Il étoit l’admiration des Philosophes, & les délices de ses concitoyens. Goûté, estimé, & respecté, il régnoit au barreau en maître, & il commandoit en pere dans les provinces. Il fut le dernier orateur romain, & malgré ses soins & son attention, il n’eut point d’imitateurs. Plus Rome vieillissoit, plus la chûte de l’éloquence étoit sans remede.

Je sais bien qu’après le siecle heureux de Trajan, on vit encore quelques empereurs qui tâcherent de la ranimer par leur voix, & par leur générosité ; mais malheureusement le goût de ces princes étoit mauvais, & leur politique incertaine. Adrien, successeur immédiat de Trajan, n’aimoit que l’extraordinaire & le bisarre : esprit romancier, il couroit après le faux, & après l’hyperbole. Antonin le philosophe, transporté de l’enthousiasme du portique, n’avoit de considération que pour des philosophes & des jurisconsultes, & ne s’attachoit qu’aux Grecs. Enfin, leurs établissemens n’avoient aucune stabilité. Comme un empereur n’héritoit point du diadème, qu’il le tenoit de la fortune, de sa politique, de son argent, & de ses violences, il effaçoit jusqu’aux vestiges des graces de son devancier. Des savans placés à côté du trone sous un regne, se voyoient contrains sous un autre de mandier dans les places les moyens de subsister. Les Sciences chancelantes comme l’état, essuyoient les mêmes revers.

Ainsi dégénéra, & finit avant l’empire l’éloquence romaine : arrachée de son élément, c’est-à-dire, privée de la liberté, & asservie au caprice des grands, elle s’affoiblit tout-d’un-coup ; & après quelques efforts impuissans qui montroient plutôt un véritable épuisement qu’un fonds solide, elle s’ensevelit dans l’oubli ; semblable à un grand fleuve qui s’étend au loin dès sa source, s’avance d’un pas majestueux à l’approche des grandes villes, & va se perdre avec fracas dans l’immense abîme des mers. Le Chevalier de Jaucourt.

Orateur, (Hist. mod.) dans le parlement d’Angleterre, c’est dans la chambre des communes le président, le modérateur. Il est élu à la pluralité des voix ; c’est lui qui expose les affaires ; on porte devant lui une masse d’or couronnée.