L’Encyclopédie/1re édition/NORMANDS

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NORMANDS, (Hist. mod.) peuples de la Scandinavie & des bords de la mer Baltique, qui ravagerent la France & l’Angleterre pendant le neuvieme siecle. On les appelloit Normands, hommes du nord, sans distinction, comme nous disons encore en général les corsaires de Barbarie. Voici le récit de leurs incursions d’après l’illustre auteur moderne de l’histoire générale : il me procure sans cesse des tableaux intéressans pour embellir l’Encyclopédie.

Les Normands trop nombreux pour leur pays, n’ayant à cultiver que des terres ingrates, manquant de manufactures, & privés des arts, ne cherchoient qu’à se répandre loin de leur patrie. Le brigandage & la piraterie leur étoient nécessaires, comme le carnage aux bêtes féroces. Dès le quatrieme siecle, ils se mêlerent aux flots des autres barbares qui porterent la désolation jusqu’à Rome & en Afrique.

Charlemagne prévit avec douleur les descentes que ces peuples feroient un jour, & les ravages qu’ils exerceroient ; il songea à les prévenir. Il fit construire des vaisseaux qui resteroient toujours armés & équipés ; il forma à Boulogne un des principaux établissemens de sa marine, & il y releva l’ancien phare qui avoit été détruit par le tems : mais il mourut, & laissa dans la personne de Louis le Débonnaire un successeur qui n’hérita pas de son génie ; il s’occupa trop de la réforme de l’église, peu du gouvernement de son état, s’attira la haine des ecclésiastiques, & perdit l’estime de ses sujets. A peine fut-il monté sur le trône en 814, que les Normands commencerent leurs courses. Les forêts dont leur pays étoit hérissé, leur fournissoit assez de bois pour construire leurs barques à deux voiles & à rames. Environ cent hommes tenoient dans ces bâtimens, avec leurs provisions de biere, de biscuit de mer, de fromage & de viande salée. Ils côtoyoient les terres, descendoient où ils ne trouvoient point de résistance, & retournoient chez eux avec leur butin, qu’ils partageoient ensuite selon les lois du brigandage, ainsi qu’il se pratique en Barbarie.

Dès l’an 843, ils entrerent en France par l’embouchure de la riviere de Seine, & mirent la ville de Rouen au pillage. Une autre flotte entra par la Loire, & dévasta tout jusqu’en Touraine ; ils emmenoient en esclavage les hommes, ils partageoient entr’eux les femmes & les filles, prenant jusqu’aux enfans pour les élever dans leur métier de pirates. Les bestiaux, les meubles, tout étoit emporté. Ils vendoient quelquefois sur une côte ce qu’ils avoient pillé sur l’autre. Leurs premiers gains exciterent la cupidité de leurs compatriotes indigens. Les habitans des côtes germaniques & gauloises se joignirent à eux, ainsi que tant de renégats de Provence & de Sicile ont servi sur les vaisseaux d’Alger.

En 844, ils couvrirent la mer de navires ; on les vit descendre presqu’à-la-fois en Angleterre, en France & en Espagne. Il faut que le gouvernement des François & des Anglois fût moins bon que celui des Mahométans qui regnoient en Espagne ; car il n’y eut nulle mesure prise par les François ni par les Anglois pour empêcher ces irruptions ; mais en Espagne les Arabes garderent leurs côtes, & repousserent enfin les pirates.

En 845 les Normands pillerent Hambourg, & pénétrerent avant dans l’Allemagne. Ce n’étoit plus alors un ramas de corsaires sans ordre : c’étoit une flotte de 600 bateaux qui portoit une armée formidable. Un roi de Danemark, nommé Eric, étoit à leur tête. Il gagna deux batailles avant que de se rembarquer. Ce roi des pirates, après être retourné chez lui avec les dépouilles allemandes, envoie en France un des chefs des corsaires, à qui les historiens donnent le nom de Regnier. Il remonte la Seine avec 120 voiles, pille Rouen une seconde fois, & vient jusqu’à Paris. Dans de pareilles invasions quand la foiblesse du gouvernement n’a pourvu à rien, la terreur du peuple augmente le péril, & le plus grand nombre fuit devant le plus petit. Les parisiens qui se défendirent dans d’autres tems avec tant de courage, abandonnerent alors leur ville, & les Normands n’y trouverent que des maisons de bois qu’ils brûlerent. Le malheureux roi Charles le Chauve, retranché à Saint-Denis avec peu de troupes, au lieu de s’opposer à ces barbares, acheta de 10 mille 500 marcs d’argent (qui reviendroient à 525 mille livres de notre monnoie, à 50 livres le marc), la retraite qu’ils daignerent faire. On lit avec pitié dans nos auteurs, que plusieurs de ces barbares furent punis de mort subite pour avoir pillé l’église de S. Germain-des Prez ; ni les peuples, ni leurs saints ne se défendirent : mais les vaincus se donnent toujours la honteuse consolation de supposer des miracles opérés contre leurs vainqueurs. Mais il est vrai que les excès auxquels ils se livrerent, leur causerent la dissenterie & autres maladies contagieuses.

Charles le Chauve en achetant ainsi la paix ne faisoit que donner à ces pirates de nouveaux moyens de faire la guerre, & s’ôter celui de la soutenir. Les Normands se servirent de cet argent pour aller assiéger Bourdeaux, qu’ils pillerent ; pour comble d’humiliation & d’horreur, un descendant de Charlemagne, Pepin roi d’Aquitaine, n’ayant pû leur résister, s’unit avec eux, & alors la France vers l’an 858, fut entierement ravagée. En un mot, les Normands fortifiés de tout ce qui se joignit à eux, désolerent l’Allemagne, la Flandre & l’Angleterre. Nous avons vu dans ces derniers tems des armées de cent mille hommes pouvoir à peine prendre deux villes après des victoires signalées ; tant l’art de fortifier les places, & de préparer des ressources a été perfectionné. Mais alors des barbares combattant d’autres barbares désunis, ne trouvoient après le premier succès presque rien qui arrêtât leurs courses. Vaincus quelquefois, ils reparoissoient avec de nouvelles forces.

J’ai dit que les Normands désolerent l’Angleterre. On prétend qu’en 852, ils remonterent la Tamise avec trois cent voiles. Les Anglois ne se défendirent guere mieux que les Francs. Ils payerent, comme eux, leurs vainqueurs. Un roi nommé Ethelbert, suivit le malheureux exemple de Charles le Chauve. Il donna de l’argent ; la même faute eut la même punition. Les pirates se servirent de cet argent pour mieux subjuguer le pays. Ils conquirent la moitié de l’Angleterre. Il falloit que les Anglois, nés courageux, & défendus par leur situation, eussent dans leur gouvernement des vices bien essentiels, puisqu’ils furent toujours assujettis par des peuples qui ne devoient pas aborder impunément chez eux. Ce qu’on raconte des horribles dévastations qui désolerent cette île, surpasse encore ce qu’on vient de voir en France. Il y a des tems où la terre entiere n’est qu’un théâtre de carnage ; & ces tems sont trop fréquens. Enfin Alfred monta sur le trône en 872, battit les Danois, sut négocier comme combattre, & se fit reconnoître unanimement pour roi par les mêmes Danois qu’il avoit vaincus.

Godefroi, roi de Danemark, à qui Charles le Gros ceda enfin une partie de la Hollande en 882, pénetra de la Hollande en Flandre ; les Normands passerent de la Somme à la Loire sans résistance, & arriverent par eau & par terre devant Paris en 885.

Les parisiens qui pour lors s’attendoient à l’irruption des barbares, n’abandonnerent point la ville comme autrefois. Le comte de Paris, Odon ou Eudes, que sa valeur éleva depuis sur le trône de France, mit dans la ville un ordre qui anima les courages, & qui leur tint lieu de tours & de remparts. Sigefroy chef des Normands, pressa le siege avec une fureur opiniâtre, mais non destituée d’art. Les Normands se servirent du bélier pour battre les murs ; ils firent breche, & donnerent trois assauts. Les parisiens les soutinrent avec un courage inébranlable. Ils avoient à leur tête non-seulement le comte Eudes, mais encore leur évêque Goslin, qui chaque jour, après avoir donné la bénédiction à son peuple, se mettoit sur la breche, le casque en tête, un carquois sur le dos & une hache à la ceinture, & ayant planté la croix sur le rempart, combattoit à sa vue. Il paroît que cet évêque avoit dans la ville autant d’autorité pour le moins que le comte Eudes, puisque ce fut à lui que Sigefroy s’étoit d’abord adressé pour entrer par sa permission dans Paris. Ce prélat mourut de ses fatigues au milieu du siege, laissant une mémoire respectable & chere ; car s’il arma des mains que la religion réservoit seulement au ministere de l’autel, il les arma pour cet autel même & pour ses citoyens, dans la cause la plus juste & pour la défense la plus nécessaire, qui est toujours au dessus des lois. Ses confreres ne s’étoient armés que dans des guerres civiles, & contre des chrétiens. Peut-être, ajoute M. de Voltaire, si l’apothéose est dûe à quelques hommes, eût-il mieux valu mettre dans le ciel ce prélat qui combattit & mourut pour son pays, que tant d’hommes obscurs dont la vertu, s’ils en ont eu, a été pour le moins inutile au monde.

Les Normands tinrent la ville assiégée une année & demie ; les parisiens éprouverent toutes les horreurs qu’entraînent dans un long siege la famine & la contagion qui en sont les suites, & ne furent point ébranlés. Au bout de ce tems, l’empereur Charles le Gros, roi de France, parut enfin à leur secours sur le mont de Mars, qu’on appelle aujourd’hui Montmartre ; mais il n’osa point attaquer les Normands : il ne vint que pour acheter encore une treve honteuse. Ces barbares quitterent Paris pour aller assiéger Sens & piller la Bourgogne, tandis que Charles alla dans Mayence assembler ce parlement, qui lui ôta un trône dont il étoit si peu digne.

Les Normands dans leurs dévastations ne forcerent personne à renoncer au Christianisme. Ils étoient à-peu-près tels que les Francs, les Goths, les Alains, les Huns, les Hérules qui, en cherchant au jv. siecle de nouvelles terres, loin d’imposer une religion aux Romains, s’accommodoient aisément de la leur : ainsi les Turcs, en pillant l’empire des Califes, se sont soumis à la religion mahométane.

Enfin Rollon ou Raoul, le plus illustre de ces brigands du nord, après avoir été chassé du Danemark, ayant rassemblé en Scandinavie tous ceux qui voulurent s’attacher à sa fortune, tenta de nouvelles aventures, & fonda l’espérance de sa grandeur sur la foiblesse de l’Europe. Il aborda d’abord en Angleterre, où ses compatriotes étoient déja établis ; mais après deux victoires inutiles, il tourna du côté de la France, que d’autres Normands avoient ruinée, mais qu’ils ne savoient pas asservir.

Rollon fut le seul de ces barbares qui cessa d’en mériter le nom, en cherchant un établissement fixe. Maître de Rouen, au lieu de la détruire, il en fit relever les murailles & les tours. Rouen devint sa place d’armes ; de-là il voloit tantôt en Angleterre, tantôt en France, faisant la guerre avec politique comme avec fureur. La France étoit expirante sous le regne de Charles le Simple, roi de nom, & dont la monarchie étoit encore plus démembrée par les ducs, par les comtes & par les barons ses sujets, que par les Normands. Charles le Simple offrit en 912 à Rollon sa fille & des provinces.

Rollon demanda d’abord la Normandie : & on fut trop heureux de la lui céder. Il demanda ensuite la Bretagne : on disputa ; mais il fallut la ceder encore, avec des clauses que le plus fort explique toujours à son avantage. Ainsi la Bretagne, qui étoit tout-à-l’heure un royaume, devint un fief de Neustrie ; & la Neustrie, qu’on s’accoutuma bien-tôt à nommer Normandie, du nom de ses usurpateurs, fut un état séparé, dont les ducs rendoient un vain hommage à la couronne de France.

L’archevêque de Rouen n’eut pas de peine à persuader à Rollon de se faire chrétien : ce prince embrassa volontiers une religion qui affermissoit sa puissance.

Les véritables conquérans sont ceux qui savent faire des lois. Leur puissance est stable ; les autres sont des torrens qui passent. Rollon paisible, fut le seul législateur de son tems dans le continent chrétien. On sait avec quelle inflexibilité il rendit la justice. Il abolit le vol chez les Danois, qui n’avoient jusqu’alors vécu que de rapine. Long-tems après lui, son nom prononcé étoit un ordre aux officiers de justice d’accourir pour réprimer la violence : & delà, dit on, est venu cet usage de la clameur de haro si connue en Normandie. Le sang des Danois & des Francs mêlé ensemble, produisit ensuite dans ce pays ces héros qu’on vit conquérir l’Angleterre, Naples & Sicile.

Le lecteur curieux trouvera dans le recueil de l’académie des belles-Lettres, tome XV. & XVII. in-4°. de plus grands détails sur les incursions des Normands en France, & ce qui est plus important, sur les causes de la facilité qu’ils rencontrerent à la ravager. (D. J.)