L’Encyclopédie/1re édition/MOTIF

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MOTIF, s. m. (Gramm.) la raison qui détermine un homme à agir. Il y a peu d’hommes assez attentifs à ce qui se passe au-dedans d’eux mêmes, pour bien connoître les motifs secrets qui les font agir. Une action peut avoir plusieurs motifs : les uns louables, les autres honteux ; dans ces circonstances, il n’y a qu’une longue expérience qui puisse rassurer sur la bonté ou la malice de l’action. C’est elle qui fait que l’homme se dit à lui-même, & se dit sans s’en imposer : je me connois ; j’agirois de la même maniere, quand je n’aurois aucun intérêt qui pût m’y déterminer. Un homme de bien cherche toujours, aux actions équivoques des autres, des motifs qui les excusent. Un philosophe se méfie des bonnes actions qu’il fait, & examine s’il n’y a point à côté d’un motif honnête, quelque raison de haine, de vengeance, de passion, qui le trompe.

Si le goût de l’ordre, l’amour du bien sont les motifs de nos actions, la considération publique & la paix de la conscience en seront la récompense assurée. Il est bien doux d’être estimé des autres ; il l’est bien davantage de s’estimer soi-même. Il n’y a que celui qui n’appréhende point de se rendre compte de ses motifs, qui puisse habiter tranquillement en lui : les autres se haïssent malgré qu’ils en aient, & sont obligés de fuir devant eux-mêmes.

Motif, (Musique.) Les Italiens appellent motivo la principale pensée d’un air, celle qui constitue le caractere de son chant & de sa déclamation.

L’air (aria) est divisé en deux parties, dont la premiere se partage de nouveau en deux parts : l’une de ces deux parts commence le motif dans le ton que le musicien a choisi, & le conduit à la dominante de ce ton ; l’autre reprend le motif à cette dominante & le ramene à la tonique.

La seconde partie de l’air, s’il est dans un ton naturel, se fait ordinairement dans la sixieme de son ton tierce mineure, & finit quelquefois dans la dominante de cette sixieme. Quelquefois cette seconde partie se fait dans le mineur du ton de l’air en conservant son motif. Quelquefois aussi les paroles de la seconde partie exigent tout un autre caractere de chant & de déclamation ; ou bien le musicien juge nécessaire de changer de mesure & de caractere pour en interrompre l’uniformité : alors il quitte le motif de son air, & donne à sa seconde partie un nouveau motif qui n’a aucune analogie avec le premier.

Lorsque l’air est lui-même dans un ton tierce-mineure, le motif se conduit dans la premiere partie de la tonique à la médiante, tierce-majeure, & de la médiante il est ramené à la tonique ; ensuite dans la seconde partie le motif se transporte ordinairement dans la sixieme du ton, tierce-majeure ; & passe, si l’on veut, par toutes les modulations dont le ton mineur est susceptible.

En général, les secondes parties des airs sont plus particulierement consacrées aux effets de l’harmonie ; le musicien s’y montre grand artiste, après s’être montré dans la premiere partie homme de génie. Mais en tout ceci il n’y a aucune loi universelle. Comme la Musique est plus qu’aucun autre art l’ouvrage de l’enthousiasme, l’homme inspiré ne suit aucune regle certaine ; il n’obéit qu’à une impulsion supérieure qui le conduit souvent par des routes inconnues & nouvelles ; son exemple & ses succès deviennent bientôt des modeles & les principes d’une poétique musicale.

Les différens genres d’ailleurs varient les préceptes à l’infini. Ce qui convient à la musique tragique ne va guere à la musique comique ; celle de l’église a encore un caractere qui lui est propre ; & ces caracteres sont si différens chez les nations qui ont excellé dans la Musique, qu’une oreille un peu exercée n’a pas besoin du secours des paroles pour les distinguer & les reconnoître.

Le motif est ce qui constitue le plus particulierement le génie musical. L’étude & les instructions de l’école enseigneront au musicien la science de l’harmonie & de ses effets ; avec du goût il apprendra à en faire usage à propos ; mais en vain sera-t-il profond dans la science de son art ; si ses motifs sont communs ou vuides d’idées & de caracteres, ses productions resteront toujours médiocres. En vain voudra-t-il dérober le défaut de pensées & la pauvreté de génie sous les effets les plus imposans de l’harmonie, sous l’appareil des instrumens d’un nombreux & bruyant orchestre, il ne réussira pas à donner le change à celui qui entend le langage de la Musique. C’est ainsi que le rhéteur forme l’oreille de son éleve à l’harmonie, au nombre des périodes ; mais la noblesse, la chaleur, la force des pensées, les belles images, les grandes & sublimes idées ne se remplacent point par un bruit de paroles harmonieuses, & ne s’apprennent pas à l’école.

Le musicien commencera par choisir le mouvement propre aux paroles que le poëte lui a données. Lorsqu’il aura à exprimer les mortelles alarmes d’Andromaque ou de Mérope, son genre de mesure sera agité. Lorsqu’il aura à exprimer les regrets d’un amant, qu’un devoir cruel arrache aux embrassemens de sa maîtresse, le mouvement de son air sera languissant, doux, posé. Ainsi son air s’appellera largo, cantabile, andante, allegro, presto, aggitato, suivant les différens caracteres de la mesure ; mais si la beauté du motif ne répond point à la beauté du sujet ; si ce motif ne rend pas d’une maniere énergique & vraie la passion que le poëte n’a fait qu’indiquer, & dont toute l’expression appartient au musicien, celui-ci aura manqué son but.

Il n’y a point de musique sans mesure ; mais le motif donne seul la vie & le caractere à la passion. Il est naturel d’exprimer des passions douces par un mouvement doux & tranquille, & les passions violentes par des mouvemens rapides ; mais ceux qui connoissent les chef d’œuvres de l’art, savent que la passion la plus douce peut être rendue par un air d’un mouvement rapide, sans perdre son caractere de douceur & de tendresse, & que le génie a quelquefois rendu la vitesse & la gaieté du mouvement nécessaires à l’expression de la tristesse & de la langueur.

Le motif de l’air est ordinairement annoncé par un début de l’orchestre, que nous avons appellé la ritournelle. Quelquefois la chaleur de l’action, ou d’autres raisons de convenance, s’opposent à ce début ; alors le chant commence avec l’orchestre. Les différentes parties de l’air sont aussi entrecoupées de morceaux de ritournelle, tant pour laisser reposer le chanteur, que pour donner du relâche à l’oreille qui l’écoute. Quelquefois c’est l’orchestre seul qui chante une partie du motif, & le chanteur ne fait que déclamer sur ce chant, en tenues ou en notes principales, une partie de ses paroles. Mais toutes ces variétés ramenent toujours au motif, à l’idée principale, & tantôt le répetent en partie, tantôt le rappellent d’une maniere délicate & détournée.

Après la seconde partie, on est en usage, pour rentrer & finir dans son ton, de reprendre la premiere, en supprimant tout au plus une partie de la ritournelle de l’orchestre, parce que le motif étant connu, l’oreille n’a plus besoin de cette annonce. Lorsque l’air n’a point de seconde partie, il s’appelle cavata ou cavatina. Un chanteur qui a du goût, ne manquera guere de vous rappeller à la cadence le motif de l’air, dont il employera un endroit, un accent, un son principal.

Tout cette économie de l’air n’est point l’ouvrage du raisonnement & de la réflexion ; mais celui d’une conception rare, donnée par un instinct supérieur, dont la marche ne s’apperçoit qu’après l’invention, & dont le jugement est obligé de justifier & d’admirer l’ouvrage.

On voit que l’air est l’expression en chant d’une seule idée musicale, qu’on a nommé son motif, & qui se dessine & se répete dans les différentes modulations dont le ton est susceptible. L’ouvrage du génie est de trouver ce motif ; celui du goût, de l’étendre & de le conduire, ensorte que la répétition n’en soit ni assez rare pour manquer son effet, ni assez fréquente pour devenir fastidieuse.

Ce n’est point que cette idée principale ne puisse être embellie d’idées accessoires ; mais celles-ci sont ordinairement communes, & l’autre donne à l’air son caractere & son prix.

Quelquefois le motif est chanté par la voix & par le premier violon seuls, tandis que le second & les autres parties accompagnantes suivent un dessein particulier, lequel, quoique divers, ne sert ordinairement qu’à mieux faire sortir l’idée principale.

Quelquefois le musicien se permet des écarts : ce sont des traits de feu & d’enthousiasme qui l’éloignent subitement de son motif, & qui produisent ordinairement un instant d’étonnement ; mais après cet écart court & rapide, l’oreille revient à son motif avec plus d’amour & de complaisance.

Ce retour de la même pensée dessinée dans les différentes modulations du ton, est particulier à l’expression musicale. Dans le discours & dans la poésie, au lieu de faire de l’effet, il ne serviroit qu’à l’affoiblir ; & plus une pensée est grande & belle, plus la répétition en seroit déplacée & dangereuse. C’est que l’orateur & le poëte se servent de signes certains, dont l’effet est sûr & déterminé, au lieu que la pensée musicale plus délicate, plus vague, plus fugitive, passe avec trop de rapidité pour être fixée en un seul instant ; & ce n’est qu’en la conduisant par les différentes modulations de son ton, que le musicien communiquera à l’oreille attentive le sentiment qui le domine ; & c’est aussi peut-être que les signes de la musique étant, comme nous le disons, plus vagues que ceux des autres arts d’imitation, elle est obligée de copier la nature de plus près, & de choisir une nature plus forte, plus caractérisée, & que ses momens précieux d’imitation sont les momens de nature troublée ou passionée ; momens dans lesquels la nature revient cent fois sur la même idée, sur la même expression, sur la même plainte, sur le même reproche, &c. mais seulement avec des accens différens ; procédé qui tient à une persuasion profonde qu’on ne nous fait souffrir, qu’on ne nous refuse amour, justice ou commisération, que parce-qu’on n’a pas entendu nos faisons, qu’on n’a pas vu nos peines, qu’on ne connoit pas l’état de notre ame ; persuasion qui nous porte bien plutôt à répéter tans cesse l’expression que nous jugeons la plus juste & la plus frappante qu’à l’abandonner, pour en montrer une autre qui seroit nouvelle, mais plus foible. Aussi ceux qui prendroient la déclamation de l’acteur pour le vrai modele du musicien, se tromperoient grossierement. Il lui faut quelque chose de plus vrai : il lui faut l’homme même ; tans quoi son ouvrage ne seroit que la copie d’une copie.

Si vous ne savez conduire votre motif, il ne fera point d’effet, il echappera même au plus grand nombre de vos auditeurs, & vous ne ferez qu’une suite de modulations & de phrases musicales, sans liaison, sans ensemble & sans autre caractere que celui de la mesure.

D’après ces réflexions, on juge aisément que le poëte ne doit qu’indiquer les sentimens, & que c’est au musicien de leur donner toute l’expression ; l’un ébauche, l’autre perfectionne. Il ne faut donc pour un air que peu de paroles, dont l’idée soit une, & le résultat d’une seule situation ; de longs discours, une suite d’idées simultanées ne peuvent être que récités, c’est à-dire déclamés sans mesure, mais ne sauroient être chantés ; car le musicien ne peut avoir qu’un motif à la fois ; & s’il le quittoit pour en suivre un autre, ou s’il cherchoit à les accumuler, il ne produiroit la plûpart du tems aucun effet. Quatre vers pour la premiere, autant pour la seconde partie, c’est presque tout ce qu’un musicien peut exprimer dans un air, sans nuire à l’unité de son motif. Dans la comédie, la saillie permet par fois d’assembler un plus grand nombre de vers, & des discours très variés ; mais alors le compositeur est obligé de changer de motif, & même de mesure, aussi souvent que le poëte change d’idée & de situation ; ensorte que ce genre d’airs comiques est proprement un recueil de trois ou quatre airs différens. Dans la tragédie le goût étant plus sévere, les occasions de changer de mesure & de motif sont rares.

Le motif est comme une proposition partagée en deux membres. Losque, par exemple, le poëte dit : Per pietà, bell’idol mio, non mi dir ch’io sono ingrato ; infelice, sventurato abbastanza il ciel mi fà, le premier membre du motif est consacré aux deux premiers vers, & le second aux deux autres.

Ceux qui n’entendent pas le langage de la musique, regardent le retour du motif & des mêmes paroles comme une simple répétition ; mais avec des organes plus délicats & mieux exercés vous sentez bientôt que c’est à ces prétendues répétitions que vous devez les impressions les plus fortes & les plus délicieuses : sans elles, quelle que soit la variété des modulations & des effets de l’harmonie, ce n’est qu’un vain bruit dont vous vous sentez bientôt excédé, si le musicien ne sait vous fixer par des idées qui vous reviennent & vous restent.

D’ailleurs, comme l’air est réservé pour les momens passionnés, & qu’il est, pour ainsi dire, la récapitulation & la peroraison de la scene, la répétition des mêmes paroles y est ordinairement sublime par la variété de déclamation, par laquelle le compositeur cherche à imiter les différens accens de la même passion. En effet, lorsque Mérope, dans l’excès de sa douleur, déclare qu’elle mourra désespérée, en conservant le motif de son air, elle ne se contentera pas de le dire une fois ; elle le dira vingt fois ; elle le dira de toutes les manieres : tantôt en suppliant, elle cherchera à s’attirer la pitié ; tantôt elle le dira avec tous les cris du désespoir ; tantôt suffoquée par la douleur, la parole lui manquera ; & ne pouvant articuler, elle poussera des syllabes entrecoupées : ah… mo… ri… ra… jusqu’à ce qu’un accès de frénésie lui rende la force de crier. Dans toutes ces différentes déclamations, elle ne chantera jamais que les mots disperata morira ; mais celui qui n’y trouvera qu’une répétition des mêmes paroles, ne doit jamais entendre de la musique.

On a aussi attaqué l’usage de reprendre la premiere partie de l’air après la seconde. Lorsque cela ne se peut sans un contre-sens dans les paroles, cela ne peut être approuvé ; mais il faudroit prier les poëtes de ne point mettre le compositeur dans le cas de ne pouvoir reprendre son air sans blesser le sens commun. Car en y réfléchissant, on trouvera le dà capo très nécessaire à l’effet d’un air dont le motif & le caractere échapperoient sans cela à l’oreille avec trop de facilité.

Pour ne point ôter à l’air son effet, on ne sauroit employer trop de soins pour faire sortir son motif, ni trop de délicatesse pour le ménager. Deux ou trois airs faits avec le plus de goût & de génie, ne pourroient se succéder sans s’entre-nuire, & voilà une des raisons qui ont engagé de partager le drame en musique, en récitatif & en airs. Car indépendamment de la raison musicale qui veut que l’acteur ne chante qu’au moment le plus intéressant de chaque situation, il est certain qu’on ne pourroit chanter plusieurs airs de suite sans fatiguer & rebuter l’oreille la plus avide de musique.

Toute cette théorie du drame en Musique qui a reçu sa perfection dans ces derniers tems par l’illustre Metastasio, & par Vinci, Leo, Feo, par le divin Pergolesi, par l’immortel Hasse que l’Italie a nommé le saxon par excellence, par d’autres grands maîtres qui ont suivi ces hommes de génie, mériteroit d’être mieux approfondie ? Une musique dont le récitatif & le chant se confondroient & n’auroient pas un caractere distinct, ne pourroit manquer d’être fastidieuse & insupportable.

Le récitatif ne doit être qu’une déclamation notée ; ainsi il ne peut avoir ni motif, ni mesure, deux choses essentielles à l’air ; la maniere de le débiter ne peut donc être transmise que par tradition ; mais il imite par la variété des inflexions & des tons, toutes les variétés du discours & du dialogue : & pour bien faire le récitatif, il ne faut pas souvent moins de génie, que pour faire un bel air. Aussi tous les grands maîtres ont écrit le récitatif d’une maniere supérieure ; & Pergolesi & Hasse, si sublimes, si profonds dans leurs motifs, sont encore étonnans dans leur maniere d’écrire le récitatif.

La musique instrumentale suit les regles & les principes de la musique vocale. Il faut, à chaque morceau, outre le caractere du mouvement, son motif & son idée principale qu’il faut conduire & dessiner avec le même goût & la même intelligence. La nation qui chante le mieux, aura la plus belle musique instrumentale ; aussi lorsque la musique instrumentale d’une nation est reconnue supérieure, on peut parier pour l’excellence de sa musique vocale.

Le genie de la Musique demande peut-être plus de délicatesse & plus délévation qu’aucun autre art. Il a je ne sai quoi de divin ; mais ses effets disparoissent comme l’éclair du feu du ciel, & ses ouvrages ne résistent point au tems. Nous ne connoissons que par l’histoire les effets prodigieux de la musique ancienne ; dans cent ans, peut-être, on ne connoîtra que par oui dire, les chefs-d’œuvres de tant de grands maîtres de notre siecle. On retrouve par-tout également, & dans le marbre solide, & dans le son fugitif, la vanité des choses humaines, &c. (Article de M. Grimm.)