L’Encyclopédie/1re édition/MILICE

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MILICE, (Art milit.) terme collectif, qui se dit des différens corps des gens de guerre, & de tout ce qui appartient à l’art militaire. Voyez Soldat.

Ce mot vient du latin miles, soldat, & miles vient de mille, qui s’écrivoit autrefois milæ ; dans les levées qui se faisoient à Rome, comme chaque tribu fournissoit mille hommes, quiconque étoit de ce nombre s’appelloit miles.

Milice se dit plus particulierement des habitans d’un pays, d’un ville qui s’arment soudainement pour leur propre défense, & en ce sens les milices sont opposées aux troupes réglées.

L’état de la milice d’Angleterre se monte maintenant à 200 mille hommes, tant infanterie que cavalerie ; mais il peut être augmenté au gré du roi.

Le roi en donne la direction ou le commandement à des lords lieutenans, qu’il nomme dans chaque province avec pouvoir de les armer, de les habiller & de les former en compagnies, troupe & régiment, pour les faire marcher en cas de rebellion & d’invasion, & les employer chacun dans leurs comtés ou dans tout autre lieu de l’obéissance du roi. Les lords lieutenans donnent des commissions aux colonels & à d’autres officiers, & ils ont pouvoir d’imposer un cheval, un cavalier, des armes, &c. selon le bien de chacun, &c.

On ne peut imposer un cheval qu’à ceux qui ont 500 liv. sterlings de revenus annuels ou 6000 liv. de fonds, & un fantasin qu’à ceux qui ont 50 liv. de revenus ou 600 liv. de fonds. Chambers.

Milice en France est un corps d’infanterie, qui se forme dans les différens provinces du royaume d’un nombre de garçons que fournissent chaque ville, village ou bourg relativement au nombre d’habitans qu’ils contiennent. Ces garçons sont choisis au sort. Ils doivent être au-moins âgés de seize ans, & n’en avoir pas plus de quarante. Leur taille doit être de 5 piés au-moins : il faut qu’ils soient en état de bien servir ; on les assemble ensuite dans les principales villes des provinces, & on en forme des bataillons. Par l’ordonnance du roi du 27 Février 1726, les milices de France formoient 100 bataillons de 12 compagnies, & chaque compagnie de 50 hommes.

Milice, (Gouvern. politiq.) ce nom se donne aux paysans, aux laboureurs, aux cultivateurs qu’on enrôle de force dans les troupes. Les lois du royaume, dans les tems de guerre, recrutent les armées des habitans de la campagne, qui sont obligés sans distinction de tirer à la milice. La crainte qu’inspire cette ordonnance porte également sur le pauvre, le médiocre & le laboureur aisé. Le fils unique d’un cultivateur médiocre, forcé de quitter la maison paternelle au moment où son travail pourroit soutenir & dédommager ses pauvres parens de la dépense de l’avoir élevé, est une perte irréparable ; & le fermier un peu aise préfere à son état toute profession qui peut éloigner de lui un pareil sacrifice.

Cet établissement a paru sans doute trop utile à la monarchie, pour que j’ose y donner atteinte ; mais du-moins l’exécution semble susceptible d’un tempérament qui sans l’énerver, corrigeroit en partie les inconvéniens actuels. Ne pourroit on pas, au lieu de faire tirer au sort les garçons d’une paroisse, permettre à chacune d’acheter les hommes qu’on lui demande ? Par-tout il s’en trouve de bonne volonté, dont le service sembleroit préférable en tout point ; & la dépense seroit imposée sur la totalité des habitans au marc la livre de l’imposition. On craindra sans doute une désertion plus facile, mais les paroisses obligées au remplacement auroient intérêt à chercher & à présenter des sujets dont elles seroient sûres ; & comme l’intérêt est le ressort le plus actif parmi les hommes, ne seroit-ce pas un bon moyen de faire payer par les paroisses une petite rente à leurs miliciens à la fin de chaque année ? La charge de la paroisse n’en seroit pas augmentée ; elle retiendroit le soldat qui ne peut guere espérer de trouver mieux : à la paix, elle suffiroit avec les petits privileges qu’on daigneroit lui accorder pour le fixer dans la paroisse qui l’auroit commis, & tous les six ans son engagement seroit renouvellé à des conditions fort modérées ; ou bien on le remplaceroit par quelque autre milicien de bonne volonté. Après tout, les avantages de la milice même doivent être murement combinés avec les maux qui en résultent ; car il faut peser si le bien des campagnes, sa culture des terres & la population ne sont pas préférables à la gloire de mettre sur pié de nombreuses armées, à l’exemple de Xerxès. (D. J.)

Milice des Romains, (Art milit.) nous considérerons, d’après Juste-Lipse ou plutôt d’après l’extrait qu’en a fait Nieupoort, cinq choses principales dans la milice des Romains ; savoir, la levée des soldats, leurs différens ordres, leurs armes, leur maniere de ranger une armée, & leur discipline militaire. Nous aurons sur-tout égard aux tems qui ont précédé Marius ; car sous lui & sous Jules César, la discipline des troupes fut entierement changée, comme Saumaise l’a prouvé dans son ouvrage posthume sur ce sujet, inséré dans le X. tome des antiquités de Grævius.

De la levée des soldats. Lorsque les consuls étoient désignés, on faisoit vingt-quatre tribuns de soldats pour quatre légions. Quatorze étoient tirés de l’ordre des chevaliers, & ils devoient avoir cinq ans de service ; on en tiroit dix d’entre le peuple, & ceux-ci devoient avoir servi dix ans. Les chevaliers n’étoient obligés qu’à dix ans de service, parce qu’il importoit à la république que les principaux citoyens parvinssent de bonne heure aux dignités. Les autres étoient obligés de servir vingt-neuf ans, à commencer depuis la dix-septieme année jusqu’à la quarante-sixieme ; & l’on pouvoit obliger à servir jusqu’à la cinquantieme année ceux dont le service avoit été interrompu par quelqu’accident. Mais à l’âge de cinquante ans, soit que le tems de service fût accompli, soit qu’il ne le fût pas, on étoit dispensé de porter les armes. Personne ne pouvoit posséder une charge de la ville, à-moins qu’il n’eût dix ans de service.

Dans les commencemens de Rome, on ne tiroit de soldats de la derniere classe des citoyens qu’au cas d’un besoin urgent. Les citoyens de la lie du peuple & les affranchis étoient réservés pour le service de mer. On vouloit que les plus riches allassent à la guerre, comme étant plus intéressés que les autres au bien commun de la patrie. Dans la suite & même du tems de Polybe, on commença à enrôler ceux qui avoient seulement la valeur de 4000 liv. de fonds, quatuor millia æris. Enfin du tems de Marius, on enrôla les affranchis & ceux même qui n’avoient aucun revenu, parce que c’étoit à ces gens-là qu’il devoit sa fortune & sa réputation. Les esclaves ne servoient jamais, à-moins que la république ne fût réduite à une grande extrémité, comme après la bataille de Cannes, &c. Bien plus, celui-à qui il n’étoit pas permis de s’enrôler & qui le faisoit, se rendoit coupable d’un crime dont il étoit sévérement puni.

Quand les consuls devoient lever des troupes, ils faisoient publier un édit par un héraut, & planter un étendart sur la citadelle. Alors tous ceux qui étoient en âge de porter les armes, avoient ordre de s’assembler dans le capitole ou dans le champ de Mars. Les tribuns militaires, suivant leur ancienneté, se partageoient en quatre bandes, de maniere que dans la premiere & dans la troisieme ils fussent quatre des plus jeunes, & deux des plus vieux, & dans la seconde & dans la quatrieme trois des plus jeunes & autant des anciens, car ordinairement on levoit quatre légions.

Après cette division, les tribuns s’asseyoient dans le rang que le sort leur avoit donné, afin de prévenir toute jalousie ; & ils appelloient les tribus dans lesquelles ils choisissoient quatre jeunes gens à-peu-près de même âge & de même taille, en mettoient un dans chaque légion, & continuoient de même jusqu’à ce que les légions fussent remplies. On agissoit ainsi pour rendre les légions à-peu-près égales en force ; ils choisissoient avec plaisir des soldats qui eussent un nom heureux, comme Valerius, Salvius, &c. quelquefois aussi on les levoit à la hâte & sans choix, sur-tout quand on avoit une longue guerre à soutenir ; on appelloit ces soldats subitarii ou tumultuarii ; ceux qui refusoient de s’enrôler, y étoient forcés par des peines & par la confiscation de leurs biens ; quelquefois même ils étoient réduits en esclavage ou notés d’infamie ; mais les tribuns du peuple s’y opposoient dans l’occasion, quoique ce fût aux consuls à en décider, puisque c’étoit eux qui dirigeoient les affaires de la guerre. Il y avoit quelquefois des citoyens qui de peur de porter les armes se coupoient le pouce, & peut-être est-ce là l’étymologie du mot de poltron dans la langue françoise, pollux, pouce.

Il y avoit néanmoins des raisons légitimes pour s’exemter de la guerre ; comme le congé qu’on avoit obtenu à cause de son âge, ou de la dignité dont on étoit revêtu, telle que celle de magistrat, de préteur, & comme une permission accordée par le sénat ou par le peuple. On étoit encore exemt d’aller à la guerre, lorsqu’on avoit servi le tems prescrit, qu’on étoit malade, ou qu’on avoit quelque défaut naturel, par exemple, d’être sourd, à ne pouvoir pas entendre le son de la trompette. On n’y avoit pas cependant beaucoup d’égard dans une guerre imprévûe & dangereuse.

Cette maniere de lever des soldats cessa sous les empereurs. Les levées dépendirent alors de l’avarice ou du caprice de ceux qui les faisoient ; à quoi on doit attribuer en partie la ruine de l’empire romain.

La levée de la cavalerie étoit plus facile, parce que tous les chevaliers étoient écrits sur les registres des censeurs ; on en prenoit trois cent pour chaque légion. Il ne paroît pas qu’avant Marius une partie de la cavalerie fût de l’ordre des chevaliers, & l’autre composée de citoyens particuliers qui servoient à cheval.

La levée des soldats étant faite, on en prenoit un de chaque légion qui prononçoit les paroles du serment avant tous les autres, qui les répétoient ensuite. Par ce serment, ils promettoient d’obéir au général, de suivre leur chef, & de ne jamais abandonner leur enseigne.

On ne les obligea à faire ce serment que l’année de la bataille de Cannes ; on leur demandoit seulement auparavant s’ils ne promettoient pas d’obéir, &c.

Les soldats alliés se levoient dans les villes d’Italie par les capitaines romains, & les consuls leur indiquoient le jour & le lieu où ils devoient se rendre. Ces alliés servoient à leurs dépens, les Romains ne leur donnoient que du blé ; c’est pourquoi ils avoient leurs questeurs particuliers. Il ne faut pas confondre avec les alliés les troupes auxiliaires qui étoient fournies par les étrangers. Ceux qu’on appelloit evocati étoient des soldats vétérans, qui, ayant accompli le tems de leur service, retournoient à la guerre par inclination pour les commandans. Ils étoient fort considérés dans l’armée, & exempts des travaux militaires ; ils portoient même la marque qui distinguoit les centurions ; c’étoit un sarment.

Des ordres différens qui composoient la milice. Les chefs & les soldats composoient deux différens ordres. D’abord il y avoit quatre ordres de fantassins ; savoir les vélites, qui étoient les plus pauvres & les plus jeunes citoyens : ce corps n’étoit pas fort considéré, & on comptoit peu sur lui. Après eux venoient les piquiers, hastati, suivis des principes, jeunes gens ainsi nommés, parce qu’ils commençoient le combat. Ensuite venoient ceux qu’on appelloit triarii ou pilani, parce qu’ils se servoient du javelot. Les derniers s’appelloient antepilani : c’étoient les plus âgés & les plus expérimentés. On les piaçoit au troisieme rang dans le corps de reserve, & on n’y en mettoit jamais plus de six cens. On subdivisoit ces corps en dix compagnies appellées manipules, manipuli.

Chaque compagnie de piquiers & d’enfans perdus étoit de deux centuries de soixante ou soixante-dix hommes ; car on ne doit pas entendre par centurie une compagnie précise de cent hommes, mais un certain nombre d’hommes. La compagnie des triariens étoit de soixante hommes seulement. On composoit une cohorte de trois compagnies de chaque ordre & d’une compagnie de frondeurs, ce qui faisoit quatre cens vingt hommes ; mais la cohorte ne fut pas ordinaire dans le tems de la république, on ne s’en servoit que quand l’occasion l’exigeoit : d’une compagnie de chaque ordre on composoit un corps, qui étoit à-peu-près ce que nous nommons aujourd’hui brigade.

La légion étoit composée de dix cohortes du tems de Romulus ; comme les cohortes étoient petites, la légion étoit de trois mille hommes, & elle ne fut que de quatre mille deux cens hommes tant que la république fut libre ; mais elle devint beaucoup plus grande dans la suite : elle ne passa cependant jamais six mille hommes. A chaque légion on joignoit toujours trois cens chevaux qu’on appelloit ailés, & cette aîle étoit divisée en dix troupes nommées turmæ : chaque turme étoit divisée en trois décuries ou dixaines.

Le nombre des fantassins alliés égaloit & quelquefois surpassoit celui des Romains, & la cavalerie étoit deux fois plus nombreuse. Tous les alliés étoient séparés en deux corps, que l’on mettoit aux deux côtés de l’armée : peut-être les plaça-t-on ainsi, afin que s’ils vouloient entreprendre quelque chose contre les Romains, leurs forces se trouvassent divisées. On choisissoit la troisieme partie de leurs cavaliers, qui faisoit le nombre de deux cens, pour être aux ordres des consuls, qui de ces deux cens, appellés extraordinaires, tiroient une troupe pour leur servir de garde. Les autres quatre cens étoient distribués en dix troupes. Les Romains se conduisoient ainsi en apparence pour faire honneur aux alliés ; mais la véritable raison étoit afin que les plus distingués, combattant sous les yeux du général, devinssent autant d’otages & de garants de la fidélité des peuples qui les avoient envoyés ; & qu’en cas qu’ils voulussent faire quelque entreprise contre les intérêts de la république, ils ne fussent pas en état d’en venir à bout.

La cinquieme partie de l’infanterie (ce qui faisoit 840 fantassins) étoit distribuée en huit cohortes de 336 hommes, avec une demi-cohorte de gens d’élite, ablecti, composée de 168 soldats ; le reste étoit divisé en dix cohortes de 336 hommes. Il est incertain si les alliés étoient divisés par compagnies, ce qui est pourtant assez vraissemblable : deux légions avec les troupes des alliés & la cavalerie, faisoient une armée consulaire, qui étoit en tout de 18600 hommes.

Il y avoit des officiers particuliers & des officiers généraux : les officiers particuliers étoient les centurions qui conduisoient les différens corps, ordinum ductores. Les tribuns, par ordre des consuls, les choisissoient dans tous les ordres des soldats, excepté dans celui des vélites, & on avoit sur-tout égard à la bravoure. Ces centurions, pour marque de leur charge, portoient une branche de sarment. Chaque centurion choisissoit deux sous-centurions, qui étoient à-peu-près comme nos lieutenans, & deux enseignes, gens distingués par leur courage.

Les officiers s’avançoient, en passant d’un ordre dans un autre ; de façon que le centurion de la dixieme compagnie des piquiers montoit à la dixieme compagnie de ceux qu’on appelloit principes : de celle-là il passoit à la dixieme de ceux qu’on appelloit triaires. Quand on étoit parvenu à la premiere compagnie, un centurion, après avoir été le dixieme, devenoit le neuvieme, le huitieme, &c. jusqu’au grade de premier centurion, ce qui ne pouvoit arriver que fort tard ; mais celui qui avoit ce beau grade étoit admis au conseil de guerre avec les tribuns : son emploi consistoit à défendre l’aigle, d’où vient que Pline & Juvénal se servent du terme d’aigle pour exprimer le premier centurion. Il recevoit les ordres du général ; il avoit des gratifications considérables, & étoit sur le pié de chevalier romain.

Les tribuns étoient au nombre de trois sous Romulus, mais dans la suite les légions ayant été composées d’un plus grand nombre de soldats, on fit six tribuns pour chaque légion. Ils furent choisis par les rois dans le tems de la monarchie, & puis par les consuls, jusqu’à ce que le peuple commença à en créer six l’an 345, & seize dans l’année 444. Après la guerre de Persée, roi de Macédoine, les consuls en nommerent la moitié & le peuple l’autre. Du tems de Ciceron ils furent choisis dans les camps mêmes par les consuls ou par les proconsuls. Quelquefois les tribuns militaires avoient été préteurs.

Les empereurs commencerent à faire des tribuns de soldats pour six mois seulement, afin qu’ils pussent gratifier un plus grand nombre de personnes ; il y en avoit même qu’on appelloit laticlavii, laticlaviens, parce qu’ils devenoient sénateurs, comme le disent Dion & Xiphilin : d’autres se nommoient angusticlavii, angusticlaviens ; parce qu’ils ne pouvoient aspirer qu’à l’ordre des chevaliers.

Les tribuns avoient pour marque distinctive une espece de poignard ou de couteau de chasse ; leur charge étoit de rendre la justice, de recevoir le mot du guet du général, de le donner aux autres, de veiller sur les munitions, de faire faire l’exercice aux troupes, de poser les sentinelles, &c. Deux des tribuns commandoient la légion chacun leur jour pendant deux mois ; ensorte que dans une armée consulaire il y en avoit au moins quatre pour faire exécuter les ordres du général. Ceux qui avoient passé par le tribunat militaire étoient censés chevaliers, comme nous l’avons dit des premiers centurions appellés primopili, & ils portoient un anneau d’or au doigt. Il y en avoit trois à la tête de chaque corps de cavalerie ; celui des trois qui avoit été nommé le premier, commandoit tout le corps, & dans son absence celui qui suivoit : ils se choisissoient autant de lieutenant. Les alliés avoient leurs commandans particuliers, qui étoient nommés par les consuls pour la sureté de la république.

Ceux qui avoient le commandement de toute l’armée étoient le général & ses lieutenans ; le général étoit celui à qui toute l’armée obéissoit, qui faisoit tout par lui même, ou qui le faisoit faire sous ses auspices. Cette coutume fut toujours observée dans les malheurs de la république, & c’étoit un usage fort ancien de ne rien entreprendre qu’après avoir pris les auspices. Ce qui distinguoit le général étoit le manteau, mais il est vraissemblable qu’ils ne portoient qu’une casaque ; sagum : ces mots du-moins se confondent souvent.

Les lieutenans étoient ordinairement choisis par les généraux ; il leur falloit cependant un decret du sénat pour cette élection. Ces lieutenans étoient pour l’ordinaire d’un courage & d’une prudence consommée : leur charge étoit aussi importante qu’honorable. Nous voyons dans l’histoire que l’illustre P. Cornelius Scipion l’africain, qui soumit les Carthaginois, avoit été lieutenant de Lucius son frere, dans la guerre contre Antiochus ; & l’an 556, P. Sulpicius & P. Velleius, deux hommes consulaires, furent lieutenans en Macédoine.

Le nombre des lieutenans varia plusieurs fois dans les occasions : Pompée en eut 25 dans la guerre contre les pirates, parce que cette guerre s’étendoit sur toute la mer Mediterranée. Ciceron étant proconsul de Cilicie, en avoit quatre ; cependant on régloit ordinairement le nombre des lieutenans sur celui des légions : leur devoir étoit d’aider en tout le général, ce qui leur fit donner dans la suite le nom de sous-consuls. Leur pouvoir étoit fort étendu, quoique cependant par commission. Auguste étant général, & ayant les auspices sous lui seul, fit tout par ses lieutenans, & donna à quelques-uns le titre de consulaires ; ceux-ci commandoient toute l’armée, & les autres qui conduisoient chaque légion, portoient le nom de prétoriens.

Des armes de la milice romaine. Les armes chez les Romains étoient défensives & offensives ; les offensives étoient principalement le trait. Il y en eut de bien des especes, selon les différens ordres des soldats.

Les soldats armés à la legere, s’appelloient en général ferentarii.

Les vélites qui furent créés l’an 542, cesserent quand on donna le droit de bourgeoisie à toute l’Italie ; on leur substitua les frondeurs, funditores, & les archers, jaculatores.

Les armes des vélites étoient premierement le sabre d’Espagne, commun à tous les soldats. Ce sabre avoit une excellente pointe, & coupoit des deux côtés ; ensorte que les soldats pouvoient se servir du bout & des deux tranchans. Du tems de Polybe, ils le portoient à la cuisse droite. Ils porterent en second lieu sept javelots ou demi-piques qui avoient un doigt d’épaisseur, trois pieds de longueur, avec une pointe de neuf doigts. Cette pointe étoit si fine, qu’on ne pouvoit renvoyer le javelot quand il avoit été lancé, parce que la pointe s’émoussoit en tombant. Ils portoient encore un petit bouclier de bois d’un demi-pié de large, couvert de cuir. Leur casque étoit une espece de chaperon de peau appellé galea ou galerus, qu’il faut bien distinguer des casques ordinaires qui étoient de métal, & qu’on appelloit cassis ; cette sorte de casque étoit assez commune chez les anciens.

Les armes des piquiers & des autres soldats étoient premierement un bouclier qu’ils appelloient scutum, différent de celui qu’ils nommoient clipeus. Celui-ci étoit rond, & l’autre étoit ovale ; la largeur du bouclier étoit de deux piés & demi, & sa longueur d’environ quatre piés ; de façon qu’un homme en se courbant un peu pouvoit facilement s’en couvrir, parce qu’il étoit fait en forme de tuile creuse, imbricatus. On faisoit ces boucliers de bois pliant & léger, qu’on couvroit de peau ou de toile peinte ; c’est, dit-on, de cette coutume de peindre les armes, que sont venues les armoiries. Les bout de ce bouclier étoit garni de fer, afin qu’il pût résister plus facilement, & que le bois ne se pourrît point quand on le posoit à terre. Au milieu du bouclier il y avoit une espece de bosse de fer pour le porter ; on y attachoit une courroie.

Outre le bouclier, ils avoient le javelot qu’ils nommoient pila : les uns étoient ronds & d’une grosseur à remplir la main ; les autres étoient quarrés, ayant quatre doigts de tour & quatre coudées de longueur. Au bout de ce bois étoit un fer à crochet qui faisoit qu’on ne retiroit le javelot que très-difficilement ; ce fer avoit à-peu-près trois coudées de long ; il étoit attaché de maniere que la moitié tenoit au bois, & que l’autre servoit de pointe : en sorte que ce javelot avoit en tout cinq coudées & demie de longueur. L’épaisseur du fer qui étoit attaché au bois, étoit d’un doigt & demi, ce qui prouve qu’il devoit être fort pesant, & propre à percer tour ce qu’il atteignoit. Ils se servoient encore d’autres traits plus legers qui ressembloient à-peu-près à des pieux.

Ils portoient un casque d’airain ou d’un autre métal, qui laissoit le visage nud ; d’où vient le mot de César à la bataille de Pharsale, soldats, frappez au visage. On voyoit flotter sur ce casque une aigrette de plumes rouges & blanches, ou de crin de cheval. Les citoyens d’un certain ordre étoient revêtus d’une cuirasse à petites mailles ou chaînons, & qu’on appelloit harmara ; on en faisoit aussi d’écailles ou de lames de fer : celles-ci étoient pour les citoyens les plus distingués, & pouvoient couvrir tout le corps. Héliodore en a fait une description fort exacte ; cependant la plûpart des soldats portoient des cuirasses de lames de cuivre de douze doigts de largeur, qui couvroient seulement la poitrine.

Le bouclier, le casque, la cuirasse, étoient enrichis d’or & d’argent, avec différentes figures qu’on gravoit dessus ; c’est pourquoi on les portoit toujours couvertes, excepté dans le combat ou dans quelque cérémonie. Les Romains avoient aussi des botines, mais quelquefois une seule à une des deux jambes. Les fantassins portoient de petites botines garnies de clous tout-autour, & qu’on appelloit caligæ, d’où est venu le nom de Caligula, qui fut donné à l’empereur Caïus, parce qu’il avoit été élevé parmi les simples soldats, dans le camp de Germanicus son pere.

Dans les premiers tems, les cavaliers chez les Romains n’avoient qu’une espece de veste, point de selle sur leur cheval, mais une simple couverture. Ils avoient des piques fort légeres, & un bouclier de cuir. Dans la suite, ils emprunterent leurs armes des Grecs, qui consistoient en une grande épée, une longue pique, un casque, un bouclier & une cuirasse ; ils portoient aussi quelquefois des javelots. Voilà à-peu-près les armes des soldats romains, tant à pié qu’à cheval : parlons maintenant de leurs machines de guerre.

Les machines que les Romains employoient pour assiéger les villes, étoient de différentes especes. On nomme d’abord la tortue dont ils se servoient dans les combats, en mettant leurs boucliers sur leurs têtes, pour avancer vers la muraille ; Tite-Live, liv. XLIV. ch. ix. nous en fait une très-belle description : ce qu’on entend ordinairement par tortue, étoit une machine de bois, qui couvroit ceux qui sappoient la muraille. Il y avoit outre cela, les claies, crates ; les mantelets, vineæ, avec d’autres claies couvertes de terre & de peaux de bœufs nouvellement écorchés, plutci. Toutes ces machines servoient à couvrir les travailleurs, à mesure qu’ils approchoient de la muraille. Ils employoient quelquefois des tours, montées sur des roues pour les faire avancer plus facilement, & ces tours avoient souvent plusieurs étages remplis de soldats.

Ils se servoient encore pour abattre les murailles, d’une machine qu’ils nommoient bélier : c’étoit une grosse poutre, au bout de laquelle étoit une masse de fer en forme de tête de bélier, & c’est ce qui lui fit donner ce nom. Cette machine étoit très forte ; aussi quand on assiégeoit une ville, on lui promettoit de la traiter favorablement, si on vouloit se rendre avant qu’on eût fait approcher le bélier, comme nous pouvons faire aujourd’hui par rapport au canon. Ils avoient encore des machines qu’ils appelloient catapultes & balistes, dont la force consistoit dans celle des hommes qui les faisoient agir. Les catapultes servoient à lancer de grands javelots, & les balistes à jetter des pierres, des torches allumées & autres matieres combustibles. On a souvent confondu le nom de ces deux machines, qui servoient à empêcher les ennemis d’approcher du camp ou des villes qu’ils vouloient assiéger. Il faut lire Folard sur ce sujet, que nous ne traitons ici qu’en passant.

De la maniere dont les Romains se rangeoient en bataille. Après avoir parlé des armes & des machines de guerre des Romains, il est à propos d’expliquer la maniere dont ils mettoient une armée en bataille. Elle étoit rangée de façon, que les vélites commençoient le combat : leur place étoit à la tête de toute l’armée, ou entre les deux aîles. Après eux combattoient les piquiers, hastati ; s’ils ne pouvoient enfoncer l’ennemi, ou s’ils étoient eux-mêmes enfoncés, ils se retiroient parmi ceux qu’on appelloit les principes, ou bien derriere eux s’ils étoient fatigués. Quelquefois ils se retiroient peu-à-peu, jusqu’aux triariens, auprès desquels il y avoit un corps de reserve composé des alliés. Alors ceux-ci se levant, car ils étoient assis par terre d’où on les appelloit subsidiarii, rétablissoient le combat. Les mouvemens se faisoient aisément, à cause des intervalles qui étoient entre les compagnies arrangées en forme d’échiquier : ces intervalles étoient ou entre les différens ordres des soldats, ou entre les compagnies de chaque ordre.

La cavalerie étoit quelquefois placée derriere l’infanterie, ce qui faisoit qu’on pouvoit l’avoir assez promptement à son secours ; mais le plus souvent on la rangeoit sur les aîles. Les alliés étoient d’un côté, & les citoyens de l’autre. L’infanterie alliée étoit ordinairement rangée aux côtés de celle des Romains. La place du géneral étoit entre ceux qu’on appelloit triariens, pour avoit plus de facilité à envoyer ses ordres partout, étant à-peu-près au centre de l’armée. Il avoit auprès de lui une partie des lieutenans, des tribuns, des préfets, & les principaux de ceux qu’ils appelloient evocati, qui étoient, à ce que je crois, une troupe d’élite. On les distribuoit aussi dans les compagnies, afin d’animer les troupes. Chacun connoissoit si bien le poste qu’il devoit occuper, que dans une nécessité, les soldats pouvoient se ranger sans commandant.

Voilà ce qui regarde la disposition ordinaire de l’armée ; mais elle se rangeoit différemment, selon les circonstances & la situation des lieux. Par exemple, on se mettoit quelquefois en forme de coin, quelquefois en forme de tenailles ou en forme d’une tour. Les centurions assignoient aux simples soldats, le poste qu’ils jugeoient à-propos ; celui qui s’en éloignoit seulement d’un pas, étoit puni très-séverement. Lorsque l’armée étoit en marche, celui qui s’éloignoit assez pour ne plus entendre le son de la trompette, étoit puni comme déserteur.

Les enseignes n’étoient d’abord qu’une botte de foin que portoit chaque compagnie, manipulus fœni : ce qui leur fit donner le nom de manipules. Ils se servirent dans la suite d’un morceau de bois mis en-travers au haut d’une pique, au-dessus de laquelle on voyoit une main, & au-dessous plusieurs petites planches rondes où étoient les portraits des dieux. On y ajouta finalement celui de l’empereur, ce qui se prouve par les médailles & autres monumens. La république étant devenue très-opulente, les enseignes furent d’argent, & les questeurs avoient soin de les garder dans le trésor public. Depuis Marius, chaque légion eut pour enseigne un aigle d’or placée sur le haut d’une pique, & c’étoit dans la premiere compagnie des triariens qu’on la portoit. Avant ce tems-là, on prenoit pour enseigne des figures de loup, de minautaure, de cheval, de sanglier. Les dragons & autres animaux servoient aussi d’enseigne sous les empereurs.

Les cavaliers avoient des étendards à-peu-près semblables à ceux de la cavalerie d’aujourd’hui, sur les quels le nom du général étoit écrit en lettres d’or. Toutes ces enseignes étoient sacrées pour les Romains ; les soldats qui les perdoient étoient mis à mort, & ceux qui les profanoient étoient punis très-sévérement ; c’est pourquoi nous lisons que dans un danger pressant, on jettoit les enseignes au milieu des ennemis, afin que les soldats excités par la honte & par la crainte de la punition, fissent des efforts incroyables pour les recouvrer. Le respect qu’on avoit pour les enseignes, engagea Constantin à faire inscrire les lettres initiales du nom de Jesus-Christ sur l’étendard impérial, appellé labarum.

Avant que de livrer la bataille, le géneral élevé sur un tribunal fait ordinairement de gazon, haranguoit l’armée. Les soldats, pour témoigner leur joie, poussoient de grands cris, levoient leur main droite, ou frappoient leurs boucliers avec leurs piques. Leur crainte & leur tristesse se manifestoient par un profond silence ; plusieurs faisoient leur testament, qui étoit seulement verbal. On appelloit ces testamens, testamenta in procinctu facta, non scripta, sed nuncupativa, testament de vive voix : après la harangue du géneral, tous les instrumens donnoient le signal pour le combat. Ces instrumens étoient des trompettes d’airain un peu recourbées, ou une espece de trompettes semblables à nos corps de chasse, & qu’on appelloit buccinæ lorsqu’elles étoient petites, les Romains n’avoient point de tambours, comme nous. Lorsqu’on étoit en présence de l’ennemi, les soldats faisoient retentir l’air de cris confus pour l’épouvanter & pour s’animer eux-mêmes. On jugeoit souvent de l’ardeur des troupes par la vivacité de ses cris, & on en tiroit un présage favorable pour le succès du combat : un autre signal qui annonçoit la bataille, étoit un drapeau rouge suspendu au-dessus de la tente du géneral.

Du camp des Romains. L’endroit où s’observoit le plus exactement la discipline militaire, étoit le camp. Les armées romaines ne passoient pas une seule nuit sans camper, & ils ne livroient presque jamais de combat, qu’ils n’eussent un camp bien fortifié pour servir de retraite en cas qu’ils fussent vaincus ; ce camp étoit presque toujours quarré, il y en avoit pour l’été & pour l’hiver. Celui d’été étoit quelquefois pour une seule nuit, & il s’appelloit logement, au moins dans les derniers tems lorsqu’ils étoient faits pour plusieurs nuits, on les appelloit stativa. Les camps d’hiver étoient beaucoup mieux munis que ceux d’été. Aussi Tite-Live, en parlant de leur construction, se sert de cette expression, adisicare hyberna, lib. XXVI. cap. j. Il y avoit un arsenal, des boutiques de toutes sortes de métiers, un hôpital pour les malades, outre l’endroit nommé procestrium, où étoient les goujats, les valets, les blanchisseuses & autres gens de cette espece. Il 7 régnoit un ordre & une police admirables.

La forme de ces camps d’hiver a été décrite par Juste-Lipse. Il nous apprend que le camp étoit séparé en deux parties, par un chemin fort large : dans la partie supérieure étoit la tente du géneral, au milieu d’une place large & quarrée. La tente du questeur étoit à la droite de celle du géneral, & à gauche étoient celles de ses lieutenans. Vis-à-vis étoit une place où les denrées se vendoient, où l’on s’assembloit & où l’on donnoit audience aux députés.

Les tribuns avoient leurs tentes prætovium, près de celle du géneral, & ils étoient six de chaque côté, ayant chacun un chemin qui conduisoit aux endroits où les légions étoient postées. Les officiers géneraux des alliés étoient aussi au nombre de six de chaque côté, & avoient pareillement un chemin qui les conduisoit vers leurs troupes.

La partie inférieure du camp étoit divisée en deux autres parties, par un chemin qui la traversoit, & qui des deux côtés aboutissoit au lieu où la cavalerie des légions étoit postée. Lorsqu’on avoit passé ce chemin, on trouvoit les triariens, ceux qu’on appelloit les princes, principes, & ensuite les piquiers dont la cavalerie & l’infanterie des alliés étoient séparées. Les velites avoient leurs postes près de la circonvallation.

Les tentes des soldats étoient le plus souvent faites de peaux ; sub pellibus hiemare, dans Flor. l. XI. eap. xij. c’est camper durant l’hiver. Elles étoient tendues avec des cordes, & c’est pour cela qu’on les appelloit tentes, tentoria. On employoit des planches pour les tentes d’hiver, afin qu’elles résistassent davantage. Il y avoit dans chaque tente dix soldats avec leur chef, & ces tentes s’appelloient contubernia.

Le camp étoit environné d’une palissade, vallum, qui de tous côtés étoit éloignée des tentes de deux cens pas. Cette palissade étoit formée d’une élévation de terre, & de pieux pointus par en-haut, Chaque soldat avoit coutume de porter trois ou quatre pieux, valli, & même davantage : Tite-Live, lib. XXXIII. cap. v. en a fait la description avec exactitude. Ces palissades avoient trois ou quatre piés de profondeur, à-moins que l’ennemi ne fût proche ; auquel cas on les faisoit plus hautes ; elles étoient défendues par un fossé de neuf piés de profondeur & de douze de largeur.

Le camp avoit quatre portes qui avoient chacune leur nom. La premiere s’appelloit prétorienne, & étoit ordinairement vis-à-vis l’ennemi. La porte décumane étoit à l’opposite. On l’appelloit ainsi parce qu’elle étoit la plus éloignée des dixiemes cohortes qui avoient leurs sorties par cette porte. Des deux côtés-étoient les portes appellées principales. De plus, il y avoit dans le camp trois rues de traverse & cinq grandes. La premiere rue de traverse passoit au-dessus de la tente du général, & la derniere coupoit les cohortes en deux parties égales. Celle du milieu s’appelloit principia : c’étoit là où les tribuns rendoient la justice, où étoient les autels, les portraits des empereurs, & les principales enseignes des légions. C’étoit-là encore qu’on prétoit serment, & qu’on exécutoit les coupables. Enfin, on y conservoit comme dans un lieu sacré, l’argent que les soldats y avoient déposé.

Voilà la description de Juste-Lipse dont on vante l’exactitude ; cependant je crois qu’au mot. Légion, le lecteur trouvera quelque chose de beaucoup meilleur qui vient de main de maître, & sans lequel on ne peut se fermer d’idée nette d’un camp des Romains. J’ajoute ici que les travaux s’y faisoient sous l’inspection des tribuns & autres officiers supérieurs, par tous les soldats de l’armée. Dans le tems de la république, le général n’exemptoit que quelques vétérans de cette besogne ; mais dès que cette exemption vint à s’acheter sous les empereurs, on y mit l’enchere, le camp ne se fortifia plus, le luxe & la mollesse s’y introduisirent, & les Barbares le forcerent sans peine & sans péril.

Pour compléter ce discours sur la milice des Romains, il me resteroit à parler de leur discipline militaire, en-tant qu’elle consiste dans le service, les exercices, les lois, les récompenses, les peines & le congé : mais ce vaste sujet demande un article à part. Voyez donc Militaire, discipline des Romains. (Le Chevalier de Jaucourt.)