L’Encyclopédie/1re édition/MILET

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MILET, Miletus, (Géog. anc.) capitale de l’Ionie, & l’une des plus anciennes villes de cette partie de la Grece. On la nommoit auparavant Pithyusa, Anactoria, & Lelegis.

C’étoit une ville maritime sur le Lycus, à 20 lieues au sud de Smirne, à 10 d’Ephese, & à 3 de l’embouchure du Méandre. On en voit encore les ruines à un village nommé Palatska : son territoire s’appelloit Milesia, & ses citoyens Milesii. Leurs laines & leurs teintures étoient singulierement estimées.

Milet, du tems de sa grandeur & de sa force, osa résister à toute la puissance d’Alexandre ; & ce prince ne put la réduire qu’avec beaucoup de peine.

Il ne faut pas s’en étonner, quand on considere les avantages que retirerent les Milésiens de leurs alliances avec les Egyptiens. Psamméticus & Amasis, rois d’Egypte, leur permirent de bâtir sur les bords du Nil, non-seulement le mur qui prit leur nom, mais encore Naucratie, qui devint le port le plus fréquenté de toute l’Egypte. C’est par des liaisons si étroites avec les Egyptiens, qu’ils se rendirent familiere la religion de ce peuple, & principalement le culte d’Isis, la grande divinité du royaume. De-là vient qu’Hérode remarque, que les Milésiens établis en Egypte, se distinguoient sur toutes les nations à la fête d’Isis, par les cicatrices qu’ils se faisoient au visage à coups d’épées.

Milet, mere de plus de 70 çolonies, comme le dit Pline, devint maîtresse de la Méditeranée & du Pont-Euxin, & jetta sur les côtes, des peuplades grecques de toutes parts, depuis la muraille dont nous avons parlé sur les bords d’un des bras du Nil, jusqu’à Panticapté, à l’entrée du Bosphore Cimmérien. En un mot, Pomponius fait noblement l’éloge de Milet, quand il l’appelle urbem quondam totius Joninoe, belli pacisque artibus principem.

Mais elle est sur-tout recommandable à nos yeux pour avoir été la partie de Thalés, d’Anaximandre, d’Anaximene, d’Hécatée, de Cadmus, & de Timothée.

Thalés florissoit environ six cent vingt ans avant J. C. Ce fameux philosophe est le premier des sept sages de le Grece. Il cultiva son esprit par l’étude, & par les voyages. Il disoit quelquefois avoir observé, que la chose la plus facile étoit de conseiller autrui, & que la plus forte étoit la nécessité. Il ne voulut jamais se marier, & éluda toujours les sollicitations de sa mere, en lui répondant lorsqu’il était jeune, il n’est pas encore temps ; & lorsqu’il eut atteint un certain âge, il n’est plus tems. Il fit de très belles découvertes en Astronomie, & prédit le premier dans la Grece, les éclipses de lune & de soleil. Enfin, il fonda la secte ionique. Voyez Ionique.

Anaximandre fut son disciple. Il inventa la sphere, selon Pline, & les horloges, selon Diogene Laerce. Il décrivit l’obliquité de l’écliptique, & dressa le premier des cartes géographiques. Il mourut vers la fin de la 52 olympiade, 550 ans avant J. C.

Anaximene lui succéda, inventa le cadran solaire, & en fit voir l’expérience à Sparte, au rapport de Pline.

Hécatée vivoit sous Darius Hystaspes. Il étoit fils d’Agésandre, qui rapportoit son origine à un dieu, & ce fils étoit le seizieme descendant ; il y a eu peu de princes d’une noblesse plus ancienne. Hécatée ne dédaigna point d’enrichir le public de plusieurs ouvrages, entr’autres d’Itinéraires d’Asie, d’Europe, & d’Egypte, & d’une histoire des événemens les plus mémorables de la Grece.

Cadmus florissoit 450 ans avant J. C. & se distingua par une histoire élégante de l’Ionie. Comme c’étoit la plus ancienne histoire écrite en prose chez les Grecs avec art, & avec méthode, les Milésiens qui cherchoient à faire honneur à leur ville déja célebre, pour avoir été le berceau de la Philosophie & de l’Astronomie, attribuerent à Cadmus l’invention de l’art historique en prose harmonieuse. Ils se trompoient néanmoins à quelques égards ; car avant Cadmus, Phérécyde de Scyros avoit déja publié un livre philosophique en excellente prose.

Timothée, contemporain d’Euripide, est connu pour avoir été le plus habile joueur de lyre de son siecle, & pour avoir introduit dans la musique le genre chromatique. Il ajouta quatre nouvelles chordes à la lyre, & la sévere Sparte craignit tellement les effets de cette nouvelle musique, pour les mœurs de ses citoyens, qu’elle se crut obligée de condamner Timothée par un decret public, que Boëce nous a conservé.

Aux personnages illustres dont nous venons de parler, il faut joindre deux milesiennes encore plus célebres ; je veux dire Thargélie & Aspasie, qui attirerent sur elles les regards de toute la Grece.

L’extrème beauté de Thargélie, l’éleva au faîte de la grandeur, tandis que ses talens & son génie lui mériterent le titre de sophiste. Elle étoit contemporaine de Xercès ; & dans le tems que ce puissant monarque méditoit la conquête de toute la Grece, il l’avoit engagée à faire usage de ses charmes & de son esprit, pour lui gagner tout ce qu’elle pourroit de partisans. Elle le servit selon ses vœux, vint à bout de séduire par ses graces, par ses discours, & par ses démarches, quatorze à quinze d’entre ceux qui avoient la principale autorité dans le gouvernement de la Grece. Elle fixa finalement ses courses en Thessalie, dont le souverain l’épousa, & elle vécut sur le trône pendant trente ans.

Aspasie suivit son exemple dans sa conduite, dans ses manieres, & dans ses études. Elle n’étoit pas moins belle que Thargélie, & l’emportoit encore par son savoir & par son éloquence. Comblée de tous les dons de la nature, elle se rendit à Athènes, où elle fit à la fois deux métiers bien différens, celui de courtisane, & celui de sophiste. Sa maison étoit tour-à-tour un lieu de débauche, & une école d’éloquence, qui devint le rendez-vous des plus graves personnages. Nous n’avons point d’idées de pareils assortimens. Aspasie entretenoit chez elle une troupe de jeunes courtisanes, & vivoit en partie de ce honteux trafic. Mais, d’un autre côté, elle donnoit généreusement des leçons de politique, & de l’art oratoire avec tant de décence & de modestie, que les maris ne craignoient point d’y mener leurs femmes, & qu’elles pouvoient y assister sans honte & sans danger.

A l’art de manier la parole, à tous les talens, à toutes les graces de l’esprit, elle joignoit la plus profonde connoissance de la Rhétorique & de la politique. Socrate se glorifioit de devoir toutes ses lumieres à ses instructions, & lui attribuoit l’honneur d’avoir formé les premiers orateurs de son tems.

Entre ceux qui vinrent l’écouter, ses soins se porterent en particulier sur Périclès ; ce grand homme lui parut une conquête digne de flatter son cœur & sa vanité. L’entreprise & le succès ne furent qu’une seule & même chose. Périclès comblé de joie, fut son disciple le plus assidu, & son amant le plus passionné. Elle eut la meilleure part à cette oraison funebre qu’il prononça après la guerre de Samos, & qui parut si belle à tout le monde, que les femmes coururent l’embrasser, & le couronner comme dans les jeux olympiques.

Périclès gouvernoit Athènes par les mains d’Aspasie. Elle avoit fait décider la guerre de Samos, elle fit entreprendre celle de Mégare, & de Scycione. Partout Périclès recueillit des lauriers, & devint fou d’une créature si merveilleuse. Il résolut de l’épouser, exécuta son dessein, & vécut avec elle jusqu’à sa mort, dans la plus parfaite union.

Je ne déciderai point, si c’étoit avant ou après son mariage qu’Aspasie fut accusée en justice du crime d’impiété ; je sai seulement, que Périclès eut beaucoup de peine à la sauver. Il employa pour la justifier tout ce qu’il avoit de biens, de crédit, & d’éloquence. Il fit pour sa défense le discours le plus pathétique & le plus touchant qu’il eût fait de sa vie ; & il répandit plus de larmes en le prononçant, qu’il n’en avoit jamais versé en parlant pour lui-même. Enfin, il eut le plaisir inexprimable de réussir, & d’en porter le premier la nouvelle à sa chere Aspasie.

Quel bonheur de sauver les jours de ce qu’on aime !
Quand on sait, par ce bonheur même,
Se l’attacher plus fortement !

(D. J.)