L’Encyclopédie/1re édition/MEGARIQUE

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MEGARIQUE, secte, (Hist. de la Philosophie.) Euclide de Mégare fut le fondateur de cette secte, qui s’appella aussi l’eristique ; megarique, de la part de celui qui présidoit dans l’école ; eristique, de la maniere contentieuse & sophistique dont on y disputoit. Ces philosophes avoient pris de Socrate l’art d’interroger & de répondre ; mais ils l’avoient corrompu par la subtilité du sophisme & la frivolité des sujets. Ils se proposoient moins d’instruire que d’embarrasser ; de montrer la vérité, que de réduire au silence. Ils se jouoient du bon sens & de la raison. On compte parmi ceux qui excellerent particulierement dans cet abus du tems & des talens Euclide, ce n’est pas le géometre, Eubulide, Alexinus, Euphante, Apollonius Cronus, Diodore Cronus, Ichtias, Clinomaque, & Stilpon : nous allons dire un mot de chacun d’eux.

Euclide de Mégare reçut de la nature un esprit prompt & subtil. Il s’appliqua de bonne heure à l’étude. Il avoit lû les ouvrages de Parmenide, avant que d’entendre Socrate. La réputation de celui ci l’attira dans Athènes. Alors les Athéniens irrités contre les habitans de Mégare, avoient décerné la mort, contre tout mégarien qui oseroit entrer dans leur ville. Euclide, pour satisfaire sa curiosité, sans exposer trop indiscrettement sa vie, sortoit à la chûte du jour, prenoit une longue tunique de femme, s’enveloppoit la tête d’un voile, & venoit passer la nuit chez Socrate. Il étoit difficile que la maniere facile & paisible de philosopher de ce maître plût beaucoup à un jeune homme aussi bouillant. Aussi Euclide n’eut guère moins d’empressement à le quitter, qu’il en avoit montré à le chercher. Il se jetta du côté du barreau. Il se livra aux sectateurs de l’eléatisme ; & Socrate qui le regrettoit sans doute, lui disoit : « ô Euclide, tu sais tirer parti des Sophistes, mais tu ne sais pas user des hommes ».

Euclide de retour à Mégare, y ouvrit une école brillante, où les Grecs, amis de la dispute, accoururent en foule. Socrate lui avoit laissé toute la pétulence de son esprit, mais il avoit adouci son caractere. On reconnoît les leçons de Socrate dans la réponse que fit Euclide à quelqu’un qui lui disoit dans un transport de colere : je veux mourir si je ne me venge. Je veux mourir, reprit Euclide, si je ne t’appaise, & si tu ne m’aimes comme auparavant.

Après la mort de Socrate, Platon & les autres disciples de Socrate, effrayés, chercherent à Mégare un asile contre les suites de la tyrannie. Euclide les reçut avec humanité, & leur continua ses bons offices jusqu’à ce que le péril fût passé, & qu’il leur fût permis de reparoître dans Athènes.

On nous a transmis peu de chose des principes philosophiques d’Euclide. Il disoit dans une argumentation : l’on procede d’un objet à son semblable ou à son dissemblable. Dans le premier cas il faut s’assurer de la similitude ; dans le second, la comparaison est nulle.

Il n’est pas nécessaire dans la réfutation d’une erreur de poser des principes contraires ; il suffit de suivre les conséquences de celui que l’adversaire admet ; s’il est faux, on aboutit nécessairement a une absurdité.

Le bien est un, on lui donne seulement différens noms.

Il s’exprimoit sur les dieux & sur la religion avec beaucoup de circonspection. Cela n’étoit guère dans son caractere ; mais le sort malheureux de Socrate l’avoit apparemment rendu sage. Interrogé par quelqu’un sur ce que c’étoient que les dieux, & sur ce qui leur plaisoit le plus. Je ne sais là dessus qu’une chose, répondit-il, c’est qu’ils haïssent les curieux.

Eubulide le milésien succéda à Euclide. Cet homme avoit pris Aristote en aversion, & il n’échappoit aucune occasion de le décrier : on compte Démosthene parmi ses disciples. On prétend que l’orateur d’Athènes en apprit entre autres choses à corriger le vice de sa prononciation. Il se distingua par l’invention de différens sophismes dont les noms nous sont parvenus. Tels sont le menteur, le caché, l’electre, le voilé, le sorite, le cornu, le chauve : nous en donnerions des exemples s’ils en valoient la peine. Je ne sais qui je méprise le plus, ou du philosophe qui perdit son tems à imaginer ces inepties, ou de ce Philetas de Cos, qui se fatigua tellement à les resoudre qu’il en mourut.

Clinomaque parut après Eubulide. Il est le premier qui fit des axiomes, qui en disputa, qui imagina des catégories, & autres questions de dialectique.

Clinomaque partagea la chaire d’Eubulide avec Alexinus, le plus redoutable sophiste de cette école. Zénon, Aristote, Menedeme, Stilpon, & d’autres, en furent souvent impatientés. Il se retira à Olympie, où il se proposoit de fonder une secte, qu’on appelleroit du nom pompeux de cette ville, l’olimpique. Mais le besoin des choses de la vie, l’intempérie de l’air, l’insalubrité du lieu dégoûterent ses auditeurs ; ils se retirerent tous, & le laisserent là seul avec un valet. Quelque tems après, se baignant dans l’Alphée, il fut blessé par un roseau, & il mourut de cet accident. Il avoit écrit plusieurs livres que nous n’avons pas, & qui ne méritent guère nos regrets.

Alexinus, ou si l’on aime mieux, Eubulide, eut encore pour disciple Euphante. Celui-ci fut précepteur du roi Antigone. Il ne se livra pas tellement aux difficiles minuties de l’école eristique, qu’il ne se reservât des momens pour une étude plus utile & plus sérieuse. Il composa un ouvrage de l’art de regner qui fut approuvé des bons esprits. Il disputa dans un âge avancé le prix de la tragédie, & ses compositions lui firent honneur. Il écrivit aussi l’histoire de son tems. Il eut pour condisciple Apollopius Cronus, qu’on connoit peu. Il forma Diodore, qui porta le même surnom & qui lui succéda. On dit de celui-ci, qu’embarrassé par Stilpon en présence de Ptolomée Soter, il se retira confus, se renferma pour chercher la solution des difficultés que son adversaire lui avoit proposées, & qui lui avoit attiré de l’empereur le surnom de Cronus, & qu’il mourut de travail & de chagrin. Ceuton & Sextus Empyricus le nomment cependant parmi les plus fiers logitiens. Il eut cinq filles, qui toutes se firent de la réputation par leur sagesse & leur habileté dans la dialectique. Philon, maître de Carnéade, n’a pas dédaigné d’écrire leur histoire. Il y a eu un grand nombre de Diodore & d’Euclide, qu’il ne faut pas confondre avec les philosophes de la secte megarique. Diodore s’occupa beaucoup des propositions conditionnelles. Je doute que ses regles valussent mieux que celles d’Aristote & les nôtres. Il fut encore un des sectateurs de la physique atomique. Il regardoit les corps comme composés de particules indivisibles, & les plus petites possibles, finies en grandeur, infinies en nombre ; mais leur accordoit-il d’autres qualités que la figure & la position, c’est ce qu’on ignore, & par conséquent si ces atomes étoient ou non les mêmes que ceux de Démocrite.

Il ne nous reste d’Ichtias que le nom ; aucun philoophe de la secte ne fut plus célebre que Stilpon.

Stilpon fut instruit par les premiers hommes de son tems. Il fut auditeur d’Euclide, & contemporain le Thrasimaque, de Diogene le cinique, de Pasiclès le thébain, de Dioclès, & d’autres qui ont laissé une grande réputation après eux. Il ne se distingua pas moins par la réforme des penchans vicieux qu’il avoit reçus de la nature, que par ses talens. Il aima dans sa jeunesse les femmes & le vin. On l’accuse d’avoir eu du goût pour la courtisane Nicarete, femme aimable & instruite. Mais on sait que de son tems les courtisannes fréquentoient assez souvent les écoles des Philosophes. Lais assistoit aux leçons d’Aristipe, & Aspasie fait autant d’honneur à Socrate qu’aucun autre de ses disciples. Il eut une fille qui n’imita pas la sévérité des mœurs de son pere, & il disoit à ceux qui lui parloient de sa mauvaise conduite : « je ne suis pas plus deshonoré par ses vices qu’elle n’est honorée par mes vertus ». Quelle apparence qu’il eût osé s’exprimer ainsi, s’il eût donné à sa fille l’exemple de l’incontinence qu’on lui reprochoit ! Le refus qu’il fit des richesses que Ptolomée Soter lui offroit, après la prise de Mégare, montre qu’il fut au-dessus de toutes les grandes tentations de la vie. « Je n’ai rien perdu, disoit-il à ceux qui lui demandoient l’état de ses biens, pour qu’ils lui fussent restitués, après le pillage de sa patrie par Démétrius, fils d’Antigone ; il me reste mes connoissances & mon éloquence ». Le vainqueur fit épargner sa maison & se plut à l’entendre. Il avoit de la simplicité dans l’esprit, un beau naturel, une érudition très-étendue. Il jouissoit d’une si grande célébrité, que s’il lui arrivoit de paroître dans les rues d’Athenes, on sortoit des maisons pour le voir. Il fit un grand nombre de sectateurs à la philosophie qu’il avoit embrassée. Il dépeupla les autres écoles. Metrodore abandonna Théophraste pour l’entendre ; Clitarque & Simmias, Arissote ; & Peonius, Arist de. Il entraîna Phrasidenus le péripatéticien, A cinus, Zénon, Cratès, & d’autres. Les dialogues qu’on lui attribue ne sont pas dignes d’un homme tel que lui. Il eut un fils appellé Dryson ou Brison qui cultiva aussi la philosophie, & qu’on compte parmi les maîtrès de Pirrhon. Les subtilités de la secte eristique conduisent naturellement au scepticisme. Dans la recherche de la vérité, on part d’un fil qui se perd dans les tenebres, & qui ne manque guere d’y ramener, si on le suit sans discussion. Il est un point intermédiaire où il faut savoir s’arrêter ; & il semble que l’ignorance de ce point ait été le vice principal de l’école de Mégare & de la secte de Pirrhon.

Il nous reste peu de chose de la philosophie de Stilpon, & ce peu encore est-il fort au-dessous des talens & de la réputation de ce philosophe.

Il prétendoit qu’il n’y a point d’universaux, & que ce mot, homme, par exemple, ne signifioit rien d’existant. Il ajoûtoit qu’une chose ne pouvoit être le prédicat d’une autre, &c.

Le souverain bien, selon lui, c’étoit de n’avoir l’ame troublée d’aucune passion.

On le soupçonnoit dans Athènes d’être peu religieux. Il fut traduit devant l’aréopage, & condamné à l’exil pour avoir répondu à quelqu’un qui lui parloit de Minerve, « qu’elle n’étoit point fille de Jupiter, mais bien du statuaire Phidias ». Il dit une autre fois à Cratès qui l’interrogeoit sur les présens qu’on adresse aux dieux, & sur les honneurs qu’on leur rend : « étourdi, quand tu auras de ces questions à me faire, que ce ne soit pas dans les rues ». On raconte encore de lui un entretien en songe avec Neptune, où le dieu ne pouvoit être traité aussi familierement que par un homme libre de préjugés. Mais de ce que Silpon faisoit assez peu de cas des dieux de son pays, s’en suit-il qu’il fût athée ? Je ne le crois pas.