L’Encyclopédie/1re édition/MAITRISES

MAITRISES, (Arts, Commerce, Politique.) Les maitrises & acceptions sont censées établies pour constater la capacité requise dans ceux qui exercent le négoce & les arts, & encore plus pour entretenir parmi eux l’émulation, l’ordre & l’équité ; mais au vrai, ce ne sont que des rafinemens de monopole vraiment nuisibles à l’intérêt national, & qui n’ont du reste aucun rapport nécessaire avec les sages dispositions qui doivent diriger le commerce d’un grand peuple. Nous montrerons même que rien ne contribue davantage à fomenter l’ignorance, la mauvaise foi, la paresse dans les différentes professions.

Les Egyptiens, les Grecs, les Romains, les Gaulois, conservoient beaucoup d’ordre dans toutes les parties de leur gouvernement ; cependant on ne voit pas qu’ils ayent adopté comme nous les maitrises, ou la profession exclusive des arts & du commerce. Il étoit permis chez eux à tous les citoyens d’exercer un art ou négoce ; & à peine dans toute l’histoire ancienne trouve-t-on quelque trace de ces droits privatifs qui font aujourd’hui le principal réglement des corps & communautés mercantilles.

Il est encore de nos jours bien des peuples qui n’assujettissent point les ouvriers & les négocians aux maitrises & réceptions. Car sans parler des orientaux, chez qui elles sont inconnues, on assure qu’il n’y en a presque point en Angleterre, en Hollande, en Portugal, en Espagne. Il n’y en a point du tout dans nos colonies, non plus que dans quelques-unes de nos villes modernes, telles que Lorient, S. Germain, Versailles & autres. Nous avons même des lieux privilégiés à Paris où bien des gens travaillent & trafiquent sans qualité légale, le tout à la satisfaction du public. D’ailleurs combien de professions qui sont encore tout-à-fait libres, & que l’on voit subsister néanmoins à l’avantage de tous les sujets ? D’où je conclus que les maitrises ne sont point nécessaires, puisqu’on s’en est passé long-tems, & qu’on s’en passe tous les jours sans inconvénient.

Personne n’ignore que les maitrises n’ayent bien dégénéré de leur premiere institution. Elles consistoient plus dans les commencemens à maintenir le bon ordre parmi les ouvriers & les marchands, qu’à leur tirer des sommes considérables ; mais depuis qu’on les a tournées en tribut, ce n’est plus, comme dit Furetiere, que cabale, ivrognerie & monopole, les plus riches ou les plus forts viennent communément à bout d’exclure les plus foibles, & d’attirer ainsi tout à eux ; abus constans que l’on ne pourra jamais déraciner qu’en introduisant la concurrence & la libeté dans chaque profession : Has perniciosas pestes ejicite, refrenate coemptiones istas divitum, ac velut monopolii exercendi licentiam. Lib. I. Eutopiæ Mori.

Je crois pouvoir ajouter là-dessus ce que Colbert disoit à Louis XIV. « La rigueur qu’on tient dans la plûpart des grandes villes de votre royaume pour recevoir un marchand, est un abus que votre majesté a intérêt de corriger ; car il empêche que beaucoup de gens ne se jettent dans le commerce, où ils réussiroient mieux bien souvent que ceux qui y sont. Quelle nécessité y a-t-il qu’un homme fasse apprentissage ? cela ne sauroit être bon tout au plus que pour les ouvriers, afin qu’ils n’entreprennent pas un métier qu’ils ne savent point ; mais les autres, pourquoi leur faire perdre le tems ? Pourquoi empêcher que des gens qui en ont quelquefois plus appris dans les pays étrangers qu’il n’en faut pour s’établir, ne le fassent pas, parce qu’il leur manque un brevet d’apprentissage ? Est-il juste, s’ils ont l’industrie de gagner leur vie, qu’on les en empêche sous le nom de votre majesté, elle qui est le pere commun de ses sujets, & qui est obligée de les prendre en sa protection ? Je crois donc que quand elle feroit une ordonnance par laquelle elle supprimeroit tous les réglemens faits jusqu’ici à cet égard, elle n’en feroit pas plus mal ». Testam. polit. ch. xv.

Personne ne se plaint des foires franches établies en plusieurs endroits du royaume, & qui sont en quelque sorte des dérogeances aux maîtrises. On ne se plaint pas non plus à Paris de ce qu’il est permis d’y apporter des vivres deux fois la semaine. Enfin ce n’est pas aux maîtrises ni aux droits privatifs qu’on a dû tant d’heureux génies qui ont excellé parmi nous en tous genres de littérature & de science.

Il ne faut donc pas confondre ce qu’on appelle maîtrise & police : ces idées sont bien différentes, & l’une n’amene peut être jamais l’autre. Aussi ne doit-on pas rapporter l’origine des maîtrises ni à un perfectionnement de police, ni même aux besoins de l’état, mais uniquement à l’esprit de monopole qui regne d’ordinaire parmi les ouvriers & les marchands. On sait en effet que les maîtrises étoient inconnues il y a quatre à cinq siecles. J’ai vu des reglemens de police de ces tems-là qui commencent par annoncer une franchise parfaite en ce qui concerne les Arts & le Commerce : Il est permis à cil qui voudra, &c.

L’esprit de monopole aveugla dans la suite les ouvriers & les négocians ; ils crurent mal-à-propos que la liberté générale du négoce & des arts leur étoit préjudiciable : dans cette persuasion ils comploterent ensemble pour se faire donner certains réglemens qui leur fussent favorables à l’avenir, & qui fussent un obstacle aux nouveaux venus. Ils obtinrent donc premierement une entiere franchise pour tous ceux qui étoient actuellement établis dans telle & telle profession ; en même tems ils prirent des mesures pour assujettir les aspirans à des examens & à des droits de réception qui n’étoient pas considérables d’abord, mais qui sous divers prétextes se sont accrus prodigieusement. Sur quoi je dois faire ici une observation qui me paroît importante, c’est que les premiers auteurs de ces établissemens ruineux pour le public, travaillerent sans y penser contre leur postérité même. Ils devoient concevoir en effet, pour peu qu’ils eussent réfléchi sur les vicissitudes des familles, que leurs descendans ne pouvant pas embrasser tous la même profession, alloient être asservis durant les siecles à toute la gêne des maîtrises ; & c’est une réflexion que devroient faire encore aujourd’hui ceux qui en sont les plus entêtés & qui les croient utiles à leur négoce, tandis qu’elles sont vraiment dommageables à la nation. J’en appelle à l’expérience de nos voisins, qui s’enrichissent par de meilleures voies, en ouvrant à tout le monde la carriere des Arts & du Commerce.

Les corps & communautés ne voient qu’avec jalousie le grand nombre des aspirans, & ils font en conséquence tout leur possible pour le diminuer ; c’est pour cela qu’ils enflent perpétuellement les droits de réception, du-moins pour ceux qui ne sont pas fils de maîtres. D’un autre côté, lorsque le ministere en certains cas annonce des maîtrises de nouvelle création & d’un prix modique, ces corps, toujours conduits par l’esprit de monopole, aiment mieux les acquérir pour eux-mêmes sous des noms empruntés, & par ce moyen les éteindre à leur avantage, que de les voir passer à de bons sujets qui travailleroient en concurrence avec eux.

Mais ce que je trouve de plus étrange & de plus inique, c’est l’usage où sont plusieurs communautés à Paris de priver une veuve de tout son droit, & de lui faire quitter sa fabrique & son commerce lorsqu’elle épouse un homme qui n’est pas dans le cas de la maîtrise : car enfin sur quoi fondé lui causer à elle & à ses enfans un dommage si considérable, & qui ne doit être que la peine de quelque grand délit. Tout le crime qu’on lui reproche & pour lequel on la punit avec tant de rigueur, c’est qu’elle prend, comme on dit, un mari sans qualité. Mais quelle police ou quelle loi, quelle puissance même sur la terre peut gêner ainsi les inclinations des personnes libres, & empêcher des mariages d’ailleurs honnêtes & légitimes ? De plus, où est la justice de punir les enfans d’un premier lit & qui sont fils de maître, où est, dis-je, la justice de les punir pour les secondes nôces de leur mere ?

Si l’on prétendoit simplement qu’en épousant une veuve de maître l’homme sans qualité n’acquiert aucun droit pour lui-même, & qu’avenant la mort de sa femme il doit cesser un négoce auquel il n’est pas admis par la communauté, à la bonne heure, j’y trouverois moins à redire ; mais qu’une veuve qui a par elle même la liberté du commerce tant qu’elle reste en viduité, que cette veuve remariée vienne à perdre son droit & en quelque sorte celui de ses enfans, par la raison seule que les statuts donnent l’exclusion à son mari, c’est, je le dis hautement, l’injustice la plus criante. Rien de plus opposé à ce que Dieu prescrit dans l’Exode xxij. 22. viduæ & pupillo non nocebitis. Il est visible en effet qu’un usage si déraisonnable, si contraire au droit naturel, tend à l’oppression de la veuve & de l’orphelin ; & l’on sentira, si l’on y refléchit, qu’il n’a pu s’établir qu’à la sourdine, sans avoir jamais été bien discuté ni bien approfondi.

Voilà donc sur les maîtrises une législature arbitraire, d’où il émane de prétendus réglemens favorables à quelques-uns & nuisibles au grand nombre ; mais convient-il à des particuliers sans autorité, sans lumieres & sans lettres, d’imposer un joug à leurs concitoyens, d’établir pour leur utilité propre des lois onéreuses à la société ? Et notre magistrature enfin peut-elle approuver de tels attentats contre la liberté publique ?

On parle beaucoup depuis quelques années de favoriser la population, & sans doute que c’est l’intention du ministere ; mais sur cela malheureusement nous sommes en contradiction avec nous-mêmes, puisqu’il n’est rien en général de plus contraire au mariage que d’assujettir les citoyens aux embarras des maîtrises, & de gêner les veuves sur cet article au point de leur ôter en certains cas toutes les ressources de leur négoce. Cette mauvaise politique réduit bien des gens au célibat ; elle occasionne le vice & le désordre, & elle diminue nos véritables richesses.

En effet, comme il est difficile de passer maître & qu’il n’est guere possible sans cela de soutenir une femme & des enfans, bien des gens qui sentent & qui craignent cet embarras, renoncent pour toujours au mariage, & s’abandonnent ensuite à la paresse & à la débauche : d’autres effrayés des mêmes difficultés, pensent à chercher au loin de meilleures positions ; & persuadés sur le bruit commun que les pays étrangers sont plus favorables, ils y portent comme à l’envi leur courage & leurs talens. Du reste, ce ne sont pas les disgraciés de la nature, les foibles ni les imbécilles qui songent à s’expatrier ; ce sont toujours les plus vigoureux & les plus entreprenans qui vont tenter fortune chez l’étranger, & qui vont quelquefois dans la même vûe jusqu’aux extrémités de la terre. Ces émigrations si deshonorantes pour notre police, & que différentes causes occasionnent tous les jours, ne peuvent qu’affoiblir sensiblement la puissance nationale ; & c’est pourquoi il est important de travailler à les prévenir. Un moyen pour cela des plus efficaces, ce seroit d’attribuer des avantages solides à la société conjugale, de rendre, en un mot, les maîtrises gratuites ou peu coûteuses aux gens mariés, tandis qu’on les vendroit fort cher aux célibataires, si l’on n’aimoit encore mieux leur donner l’entiere exclusion.

Quoi qu’il en soit, les maîtrises, je le répete, ne sont point une suite nécessaire d’une police exacte ; elles ne servent proprement qu’à fomenter parmi nous la division & le monopole ; & il est aisé sans ces pratiques d’établir l’ordre & l’équité dans le commerce.

On peut former dans nos bonnes villes une chambre municipale composée de cinq ou six échevins ayant un magistrat à leur tête, pour régler gratuitement tout ce qui concerne la police des arts & du négoce, de maniere que ceux qui voudront fabriquer ou vendre quelque marchandise ou quelqu’ouvrage, n’auront qu’à se présenter à cette chambre, déclarant à quoi ils veulent s’attacher, & donnant leur nom & leur demeure pour que l’on puisse veiller sur eux par des visites juridiques dont on fixera le nombre & la rétribution à l’avantage des surveillans.

A l’égard de la capacité requise pour exercer chaque profession en qualité de maître, il me semble qu’on devroit l’estimer en bloc sans chicane & sans partialité, par le nombre des années d’exercice ; je veux dire que quiconque prouveroit, par exemple, huit ou dix ans de travail chez les maîtres, seroit censé pour lors ipso facto, sans brevet d’apprentissage, sans chef d’œuvre & sans examen, raisonnablement au fait de son art ou négoce, & digne enfin de parvenir à la maîtrise aux conditions prescrites par sa majesté.

Qu’est-il nécessaire en effet d’assujettir les simples compagnons à de prétendus chefs-d’œuvre, & à mille autres formalités gênantes auxquelles on n’assujettit point les fils de maître ? On s’imagine sans doute que ceux-ci sont plus habiles, & cela devroit être naturellement ; cependant l’expérience fait assez voir le contraire.

Un simple compagnon a toujours de grandes difficultés à vaincre pour s’établir dans une profession ; il est communément moins riche & moins protégé, moins à portée de s’arranger & de se faire connoître ; cependant il est autant qu’un autre membre de la république, & il doit ressentir également la protection des lois. Il n’est donc pas juste d’aggraver le malheur de sa condition, ni de rendre son établissement plus difficile & plus coûteux, en un mot d’assujettir un sujet foible & sans défense à des cérémonies ruineuses dont on exempte ceux qui ont plus de facultés & de protection.

D’ailleurs est-il bien constant que les chefs-d’œuvre soient nécessaires pour la perfection des Arts ? pour moi je ne le crois en aucune sorte ; il ne faut communément que de l’exactitude & de la probité pour bien faire, & heureusement ces bonnes qualités sont à la portée des plus médiocres sujets. J’ajoute qu’un homme passablement au fait de sa profession peut travailler avec fruit pour le public & pour sa famille, sans être en état de faire des prodiges de l’art. Vaut-il mieux dans ce cas-là qu’il demeure sans occupation ? A Dieu ne plaise ! il travaillera utilement pour les petits & les médiocres, & pour lors son ouvrage ne sera payé que sa juste valeur ; au lieu que ce même ouvrage devient souvent fort cher entre les mains des maîtres. Le grand ouvrier, l’homme de goût & de génie sera bientôt connu par ses talens, & il les employera pour les riches, les curieux & les délicats. Ainsi, quelque facilité qu’on ait à recevoir des maîtres d’une capacité médiocre, on ne doit pas appréhender de manquer au besoin d’excellens artistes. Ce n’est point la gêne des maîtrises qui les forme, c’est le goût de la nation & le prix qu’on peut mettre aux beaux ouvrages.

On peut inférer de ces réflexions que tous les sujets étant également chers, également soumis au roi, sa majesté pourroit avec justice établir un réglement uniforme pour la réception des ouvriers & des commerçans. Et qu’on ne dise pas que les maîtrises sont nécessaires pour asseoir & pour faire payer la capitation, puisqu’enfin tout cela se fait également bien dans les villes où il n’y a que peu ou point de maîtrises : d’ailleurs on conserveroit toujours les corps & communautés, tant pour y maintenir l’ordre & la police, que pour asseoir les impositions publiques.

Mais je soutiens d’un autre côté que les maîtrises, & réceptions sur le pié qu’elles sont aujourd’hui, font éluder la capitation à bien des sujets qui la payeroient en tout autre cas. En effet, la difficulté de devenir maître forçant bien des gens dans le Commerce & dans les Arts à vieillir garçons de boutique, courtiers, compagnons, &c. ces gens-là presque toujours isolés, errans & peu connus, esquivent assez facilement les impositions personnelles : au lieu que si les maîtrises étoient plus accessibles, il y auroit en conséquence beaucoup plus de maîtres, gens établis pour les Arts & pour le Commerce, qui tous payeroient la capitation à l’avantage du public & du roi.

Un autre avantage qu’on pourroit trouver dans les corps que le lien des maîtrises réunit de nos jours, c’est qu’au lieu d’imposer aux aspirans des taxes considérables qui fondent presque toujours entre les mains des chefs & qui sont infructueuses au général, on pourroit, par des dispositions plus sages, procurer des ressources à tous les membres contre le desastre des faillites ; je m’explique.

Un jeune marchand dépense communément pour sa réception, circonstances & dépendances, environ 2000 francs, & cela, comme nous l’avons dit, en pure perte. Je voudrois qu’à la place, après l’examen de capacité que nous avons marqué ou autre qu’on croiroit préférable, on fît compter aux candidats la somme de 10000 livres, pour lui conférer le droit & le crédit de négociant ; somme dont on lui payeroit l’intérêt à quatre pour cent tant qu’il voudroit faire le commerce. Cet argent seroit aussi-tôt placé à cinq ou six pour cent chez des gens solvables & bien cautionnés d’ailleurs. Au moyen des 10000 liv, avancées par tous marchands, chacun auroit dans son corps un crédit de 40000 francs à la caisse ou au bureau général : ensorte que ceux qui lui fourniroient des marchandises ou de l’argent pourroient toujours assurer leur créance jusqu’à ladite somme de 40000 livres.

Au lieu qu’on marche aujourd’hui à tâtons & en tremblant dans les crédits du commerce, le nouveau réglement augmenteroit la confiance & par conséquent la circulation ; il préviendroit encore la plûpart des faillites, par la raison principale qu’on verroit beaucoup moins d’avanturiers s’introduire en des négoces pour lesquels il faudroit alors du comptant, ce qui seroit au reste un exclusif plus efficace, plus favorable aux anciennes familles & aux anciens installés, que l’exigence actuelle des maîtrises, qui n’operent d’autre effet dans le commerce que d’en arrêter les progrès.

Avec le surplus d’intérêt qu’auroit la caisse, quand elle ne placeroit qu’à cinq pour cent, elle remplaceroit les vuides & les pertes qu’elle essuyeroit encore quelquefois, mais qui seroient pourtant assez rares, parce que le commerce, comme on l’a vu, ne se feroit plus guère que par des gens qui auroient un fonds & des ressources connues. Si cependant la caisse faisoit quelque perte au-delà de ses produits, ce qui est difficile à croire, cette perte seroit supportée alors par le corps entier, suivant la taxe de capitation imposée à chacun des membres. Cette contribution, qui n’auroit peut-être pas lieu en vingt ans, deviendroit presqu’imperceptible aux particuliers, & elle empêcheroit la ruine de tant d’honnêtes gens qu’une seule banqueroute écrase souvent aujourd’hui. Quand un homme voudroit quitter le commerce, on lui rendroit ses 10000 liv. pourvu qu’il eût satisfait les créanciers qui auroient assuré à la caisse.

Au surplus, ce qu’on dit ici sommairement en faveur, des marchands se pourroit pratiquer à proportion pour les ouvriers ; on pourroit employer à-peu-près les mêmes dispositions pour augmenter le crédit des notaires & la sécurité du public à leur égard.

Quoi qu’il en soit, comme il est naturel d’employer les recompenses & les punitions pour intéresser chacun dans son état à se rendre utile au public, ceux qui se seront distingués pendant quelques années par leur vigilance, leur droiture & leur habileté, pourront être gratifiés d’une sorte d’enseigne, que la police leur accordera comme un témoignage authentique de leur exactitude & de leur probité. Au contraire, si quelqu’un commet des malversations ou des friponneries avérées, il sera condamné à l’amende, & obligé de souffrir pendant quelque tems à sa porte une enseigne de répréhension & d’infamie ; pratique beaucoup plus sage que de murer sa boutique.

En un mot, on peut prendre toute sorte de précautions, pour que chacun remplisse les devoirs de son état ; mais il faut laisser à tous la liberté de bien faire : & loin de fixer le nombre des sujets qu’il doit y avoir dans les professions utiles, ce qui est absolument déraisonnable, à moins qu’on ne fixe en même tems le nombre des enfans qui doivent naître ; il faut procurer des ressources à tous les citoyens, pour employer à propos leurs facultés & leurs talens.

Il est à présumer qu’avec de tels réglemens chacun voudra se piquer d’honneur, & que la police sera mieux observée que jamais, sans qu’il faille recourir à des moyens embarrassans, & qui sont une source de divisions & de procès entre les différens corps des arts & du commerce. Il résulte encore une autre utilité des précautions qu’on a marquées, c’est que l’on connoîtroit aisément les gens sûrs & capables à qui l’on pourroit s’adresser ; connoissance qui ne s’acquiert aujourd’hui qu’après bien des épreuves que l’on fait d’ordinaire à ses dépens.

Pour répondre à ce que l’on dit souvent contre la liberté des arts & du commerce ; savoir qu’il y auroit trop de monde en chaque profession ; il est visible que l’on ne raisonneroit pas de la sorte, si l’on vouloit examiner la chose de près : car enfin la liberté du commerce feroit-elle quitter à chacun son premier état pour en prendre un nouveau ? Non, sans doute : chacun demeureroit à sa place, & aucune profession ne seroit surchargée, parce que toutes seroient également libres. A la vérité, bien des gens à présent trop misérables pour aspirer aux maîtrises, se verroient tout-à-coup tirés de servitude, & pourroient travailler pour leur compte, en quoi il y auroit à gagner pour le public.

Mais, dit-on, ne sentez-vous pas qu’une infinité de sujets qui n’ont aucun état fixe, voyant la porte des arts & du négoce ouverte à tout le monde, s’y jetteroient bientôt en foule, & troubleroient ainsi l’harmonie qu’on y voit regner ?

Plaisante objection ! si l’entrée des arts & du commerce devenoit plus facile & plus libre, trop de gens, dit-on, profiteroient de la franchise. Hé, ne seroit-ce pas le plus grand bien que l’on pût desirer ? Si ce n’est qu’on croie peut-être qu’il vaut mieux subsister par quelque industrie vicieuse, ou croupir dans l’oisiveté, que de s’appliquer à quelque honnête travail. En un mot, je ne comprens pas qu’on puisse hésiter pour ouvrir à tous les sujets la carriere du négoce & des arts ; puisqu’enfin il n’y a pas à délibérer, & qu’il est plus avantageux d’avoir bien des travailleurs & des commerçans, dût-il s’en trouver quelques-uns de mal-habiles, que de rendre l’oisiveté presque inévitable, & de former ainsi des fainéans, des voleurs & des filous.

Que le sort des hommes est à plaindre ! Ils n’ont pas la plûpart en naissant un point où reposer la tête, pas le moindre espace dans l’immensité qui appartienne à leurs parens, & dont il ne faille payer la location. Mais c’étoit trop peu que les riches & les grands eussent envahi les fonds, les terres, les maisons ; il falloit encore établir les maîtrises, il falloit interdire aux foibles, aux indéfendus l’usage si naturel de leur industrie & de leurs bras.

L’arrangement que j’indique ici produiroit bientôt dans le royaume un commerce plus vif & plus étendu ; les manufacturiers & les autres négocians s’y multiplieroient de toutes parts, & seroient plus en état qu’aujourd’hui de donner leurs marchandises à un prix favorable, sur-tout si, pour complément de réforme, on supprimoit au-moins les trois quarts de nos fêtes, & qu’on rejettât sur la capitation générale le produit des entrées & des sorties qu’on fait payer aux marchandises & denrées, au moins celles qui se perçoivent dans l’intérieur du royaume, & de province à province.

On est quelquefois surpris que certaines nations donnent presque tout à meilleur marché que les François ; mais ce n’est point un secret qu’elles ayent privativement à nous. La véritable raison de ce phénomene moral & politique, c’est que le commerce est regardé chez elle comme la principale affaire de l’état, & qu’il y est plus protégé que parmi nous. Une autre raison qui fait beaucoup ici, c’est que leurs douanes sont moins embarrassantes & moins ruineuses pour le commerce, au moins pour tout ce qui est de leur fabrique & de leur cru. D’ailleurs ces peuples commerçans ne connoissent presque point l’exclusif des maîtrises ou des compagnies ; ils connoissent encore moins nos fêtes, & c’est en quoi ils ont bien de l’avantage sur nous. Tout cela joint au bas intérêt de leur argent, à beaucoup d’économie & de simplicité dans leur maniere de vivre & de s’habiller, les met en état de vendre à un prix modique, & de conserver chez eux la supériorité du commerce. Rien n’empêche que nous ne profitions de leur exemple, & que nous ne travaillions à les imiter, pour-lors nous irons bientôt de pair avec eux. Rentrons dans notre sujet.

On soutient que la franchise générale des arts & du négoce nuiroit à ceux qui sont déja maîtres, puisque tout homme pourroit alors travailler, fabriquer & vendre.

Sur cela il faut considérer sans prévention, qu’il n’y auroit pas tant de nouveaux maîtres qu’on s’imagine. En effet, il y a mille difficultés pour commencer ; on n’a pas d’abord des connoissances & des pratiques, & sur-tout on n’a pas, à point nommé, des fonds suffisans pour se loger commodément, pour s’arranger, risquer, faire des avances, &c. Cependant tout cela est nécessaire, & c’est ce qui rendra ces établissemens toujours trop difficiles ; ainsi les anciens maîtres profiteroient encore long-tems de l’avantage qu’ils ont sur tous les nouveaux-venus. Et au pis aller, la nation jouissant dans la suite, & jouissant également de la liberté du commerce, elle se verroit à-peu-près, à cet égard, au point qu’elle étoit il y a quelques siecles, au point que sont encore nos colonies, & la plûpart même des étrangers, à qui la franchise des arts & du négoce procure, comme on sait, l’abondance & les richesses.

Au surplus, on peut concilier les intérêts des anciens & des nouveaux maîtres, sans que personne ait sujet de se plaindre. Voici donc le tempérament que l’on pourroit prendre ; c’est que pour laisser aux anciens maîtres le tems de faire valoir leurs droits privatifs, on n’accorderoit la franchise des arts & du commerce qu’à condition de payer pour les maîtrises & réceptions la moitié de ce que l’on débourse aujourd’hui, ce qui continueroit ainsi pendant le cours de vingt ans ; après quoi, on ne payeroit plus à perpétuité que le quart de ce qu’il en coûte, c’est-à-dire qu’une maîtrise ou réception qui revient à 1200 liv. seroit modifiée d’abord à 600 liv. & au bout de vingt ans, fixée pour toujours à 300 liv. le tout sans repas & sans autres cérémonies. Les sommes payables par les nouveaux maîtres, pendant l’espace de vingt ans, seroient employées au profit des anciens, tant pour acquitter les dettes de leur communauté, que pour leur capitation particuliere, & cela pour les dédommager d’autant ; mais dans la suite, les sommes qui viendroient des nouvelles receptions, & qui seroient payées également par tous les sujets, fils de maîtres & autres, seroient converties en octrois à l’avantage des habitans, & non-dissipées, comme aujourd’hui, en Te Deum, en pains benis, en repas, en frairies, &c.

Au reste, je crois qu’en attendant la franchise dont il s’agit, on pourroit établir dès-à-présent un marché franc dans les grandes villes, marché qui se tiendroit quatre ou cinq fois par an, avec une entiere liberté d’y apporter toutes marchandises non-prohibées ; mais avec cette précaution essentielle, de ne point assujettir les marchands à se mettre dans certains bâtimens, certains enclos, où l’étalage & les loyers sont trop chers.

Outre l’inconvénient qu’ont les maîtrises de nuire à la population, comme on l’a montré ci-devant, elles en ont un autre qui n’est guere moins considérable, elles font que le public est beaucoup plus mal servi. Les maîtrises, en effet, pouvant s’obtenir par faveur & par argent, & ne supposant essentiellement ni capacité, ni droiture dans ceux qui les obtiennent ; elles sont moins propres à distinguer le mérite, ou à établir la justice & l’ordre parmi les ouvriers & les négocians, qu’à perpétuer dans le commerce l’ignorance & le monopole : en ce qu’elles autorisent de mauvais sujets qui nous font payer ensuite, je ne dis pas seulement les frais de leur réception, mais encore leurs négligences & leurs fautes.

D’ailleurs la plûpart des maîtres employant nombre d’ouvriers, & n’ayant sur eux qu’une inspection générale & vague, leurs ouvrages sont rarement aussi parfaits qu’ils devroient l’être ; suite d’autant plus nécessaire que ces ouvriers subalternes sont payés maigrement, & qu’ils ne sont pas fort intéressés à ménager des pratiques pour les maîtres ; ne visant communément qu’a passer la journée, ou bien à expédier beaucoup d’ouvrages, s’ils sont, comme l’on dit, à leurs pieces ; au lieu que s’il étoit permis de bien faire à quiconque en a le vouloir, plusieurs de ceux qui travaillent chez les maîtres, travailleroient bientôt pour leur compte ; & comme chaque artisan pour lors seroit moins chargé d’ouvrage, & qu’il voudroit s’assûrer des pratiques, il arriveroit infailliblement que tel qui se néglige aujourd’hui en travaillant pour les autres, deviendroit plus soigneux & plus attaché dès qu’il travailleroit pour lui-même.

Enfin le plus terrible inconvénient des maîtrises, c’est qu’elles sont la cause ordinaire du grand nombre de fainéans, de bandits, de voleurs, que l’on voit de toutes parts ; en ce qu’elles rendent l’entrée des arts & du négoce si difficile & si pénible, que bien des gens, rebutés par ces premieres obstacles, s’éloignent pour toujours des professions utiles, & ne subsistent ordinairement dans la suite que par la mendicité, la fausse monnoie, la contrebande, par les filouteries, les vols & les autres crimes. En effet, la plûpart des malfaiteurs que l’on condamne aux galeres, ou que l’on punit du dernier supplice, sont originairement de pauvres orphelins, des soldats licenciés, des domestiques hors de place, ou sels autres sujets isolés, qui n’ayant pas été mis à des métiers solides, & qui trouvant des obstacles perpétuels à tout le bien qu’ils pourroient faire, se voient par-là comme entraînés dans une suite affreuse de crimes & de malheurs.

Combien d’autres gens d’especes différentes, hermites, soufleurs, charlatans, &c. combien d’aspirans à des professions inutiles ou nuisibles, qui n’ont d’autre vocation que la difficulté des arts & du commerce, & dont plusieurs sans bien & sans emploi ne sont que trop souvent réduits à chercher, dans leur désespoir, des ressources qu’ils ne trouvent point par-tout ailleurs ?

Qu’on favorise le commerce, l’agriculture & tous les arts nécessaires, qu’on permette à tous les sujets de faire valoir leurs biens & leurs talens, qu’on apprenne des métiers à tous les soldats, qu’on occupe & qu’on instruise les enfans des pauvres, qu’on fasse regner dans les hôpitaux l’ordre, le travail & l’aisance, qu’on reçoive tous ceux qui s’y présenteront, enfin qu’on renferme & qu’on corrige tous les mendians valides, bientôt au lieu de vagabonds & de voleurs si communs de nos jours, on ne verra plus que des hommes laborieux ; parce que les peuples trouvant à gagner leur vie, & pouvant éviter la misere par le travail, ne seront jamais réduits à des extrémités fâcheuses ou funestes.

Pauciores alantur otio, reddatur agricolatio, lanificium instauretur, ut sit honestum negotium quo se utiliter exerceat otiosa ista turba, vel quos hactenùs inopia fures facit, vel qui nunc errones aut otiosi sunt ministri, fures nimirum utrique futuri. Lib. I. Eutopiæ. Article de M. Faiguet de Villeneuve.