L’Encyclopédie/1re édition/MAHOMÉTISME

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MAHOMÉTISME, s. m. (Hist. des religions du monde.) religion de Mahomet. L’historien philosophe de nos jours en a peint le tableau si parfaitement, que ce seroit s’y mal connoître que d’en présenter un autre aux lecteurs.

Pour se faire, dit-il, une idée du Mahométisme, qui a donné une nouvelle forme à tant d’empires, il faut d’abord se rappeller que ce fut sur la fin du sixieme siecle, en 570, que naquit Mahomet à la Mecque dans l’Arabie Pétrée. Son pays défendoit alors sa liberté contre les Perses, & contre ces princes de Constantinople qui retenoient toujours le nom d’empereurs romains.

Les enfans du grand Noushirvan, indignes d’un tel pere, désoloient la Perse par des guerres civiles & par des parricides. Les successeurs de Justinien avilissoient le nom de l’empire ; Maurice venoit d’être détrôné par les armes de Phocas & par les intrigues du patriarche syriaque & de quelques évêques, que Phocas punit ensuite de l’avoir servi. Le sang de Maurice & de ses cinq fils avoit coulé sous la main du bourreau, & le pape Grégoire le grand, ennemi des patriarches de Constantinople, tâchoit d’attirer le tyran Phocas dans son parti, en lui prodiguant des louanges & en condamnant la mémoire de Maurice qu’il avoit loué pendant sa vie.

L’empire de Rome en occident étoit anéanti ; un déluge de barbares, Goths, Hérules, Huns, Vandales, inondoient l’Europe, quand Mahomet jettoit dans les déserts de l’Arabie les fondemens de la religion & de la puissance musulmane.

On sait que Mahomet étoit le cadet d’une famille pauvre ; qu’il fut long-tems au service d’une femme de la Mecque, nommée Cadischée, laquelle exerçoit le négoce ; qu’il l’épousa & qu’il vécut obscur jusqu’à l’âge de quarante ans. Il ne déploya qu’à cet âge les talens qui le rendoient supérieur à ses compatriotes. Il avoit une éloquence vive & forte, dépouillée d’art & de méthode, telle qu’il la falloit à des Arabes ; un air d’autorité & d’insinuation, animé par des yeux perçans & par une heureuse physionomie ; l’intrépidité d’Alexandre, la libéralité, & la sobriété dont Alexandre auroit eu besoin pour être grand homme en tout.

L’amour qu’un tempérament ardent lui rendoit nécessaire, & qui lui donna tant de femmes & de concubines, n’affoiblit ni son courage, ni son application, ni sa santé. C’est ainsi qu’en parlent les Arabes contemporains, & ce portrait est justifié par ses actions.

Après avoir connu le caractere de ses concitoyens, leur ignorance, leur crédulité, & leur disposition à l’enthousiasme, il vit qu’il pouvoit s’ériger en prophete, il feignit des révélations, il parla : il se fit croire d’abord dans sa maison, ce qui étoit probablement le plus difficile. En trois ans, il eut quarante-deux disciples persuadés ; Omar, son persécuteur, devint son apôtre ; au bout de cinq ans, il en eut cent quatorze.

Il enseignoit aux Arabes, adorateurs des étoiles, qu’il ne falloit adorer que le Dieu qui les a faites, que les livres des Juifs & des Chrétiens s’étant corrompus & falsifiés, on devoit les avoir en horreur : qu’on étoit obligé sous peine de châtiment éternel de prier cinq fois le jour, de donner l’aumône, & sur-tout, en ne reconnoissant qu’un seul Dieu, de croire en Mahomet son dernier prophete ; enfin de hasarder sa vie pour sa foi.

Il défendit l’usage du vin parce que l’abus en est dangereux. Il conserva la circoncision pratiquée par les Arabes, ainsi que par les anciens Egyptiens, instituée probablement pour prévenir ces abus de la premiere puberté, qui énervent souvent la jeunesse. Il permit aux hommes la pluralité des femmes, usage immémorial de tout l’orient. Il n’altéra en rien la morale qui a toujours été la même dans le fond chez tous les hommes, & qu’aucun législateur n’a jamais corrompue. Sa religion étoit d’ailleurs plus assujettissante qu’aucune autre, par les cérémonies légales, par le nombre & la forme des prieres & des ablutions, rien n’étant plus gênant pour la nature humaine, que des pratiques qu’elle ne demande pas & qu’il faut renouveller tous les jours.

Il proposoit pour récompense une vie éternelle, où l’ame seroit enivrée de tous les plaisirs spirituels, & où le corps ressuscité avec ses sens, goûteroit par ses sens mêmes toutes les voluptés qui lui sont propres.

Cette religion s’appella l’islamisme, qui signifie résignation à la volonté de Dieu. Le livre qui la contient s’appella coran, c’est-à-dire, le livre, ou l’écriture, ou la lecture par excellence.

Tous les interpretes de ce livre conviennent que sa morale est contenue dans ces paroles : « recherchez qui vous chasse, donnez à qui vous ôte, pardonnez à qui vous offense, faites du bien à tous, ne contestez point avec les ignorans ». Il auroit dû également recommander de ne point disputer avec les savans. Mais, dans cette partie du monde, on ne se doutoit pas qu’il y eût ailleurs de la science & des lumieres.

Parmi les déclamations incohérentes dont ce livre est rempli, selon le goût oriental, on ne laisse pas de trouver des morceaux qui peuvent paroître sublimes. Mahomet, par exemple, en parlant de la cessation du déluge, s’exprime ainsi : « Dieu dit : terre, engloutis tes eaux : ciel, puise les eaux que tu as versées : le ciel & la terre obéirent ».

Sa définition de Dieu est d’un genre plus véritablement sublime. On lui demandoit quel étoit cet Alla qu’il annonçoit : « c’est celui, répondit-il, qui tient l’être de soi-même & de qui les autres le tiennent, qui n’engendre point & qui n’est point engendré, & à qui rien n’est semblable dans toute l’étendue des êtres ».

Il est vrai que les contradictions, les absurdités, les anachronismes, sont répandus en foule dans ce livre. On y voit sur-tout une ignorance profonde de la Physique la plus simple & la plus connue. C’est-là la pierre de touche des livres que les fausses religions prétendent écrits par la Divinité ; car Dieu n’est ni absurde, ni ignorant : mais le vulgaire qui ne voit point ces fautes, les adore, & les Imans emploient un déluge de paroles pour les pallier.

Mahomet ayant été persécuté à la Mecque, sa fuite, qu’on nomme égire, fut l’époque de sa gloire & de la fondation de son empire. De fugitif il devint conquérant. Réfugié à Médine, il y persuada le peuple & l’asservit. Il battit d’abord avec cent treize hommes les Mecquois qui étoient venus fondre sur lui au nombre de mille. Cette victoire qui fut un miracle aux yeux de ses sectateurs, les persuada que Dieu combattoit pour eux comme eux pour lui. Dès-lors ils espérerent la conquête du monde. Mahomet prit la Mecque, vit ses persécuteurs à ses piés, conquit en neuf ans, par la parole & par les armes, toute l’Arabie, pays aussi grand que la Perse, & que les Perses ni les Romains n’avoient pû soumettre.

Dans ces premiers succès, il avoit écrit au roi de Perse Cosroès II, à l’empereur Héraclius, au prince des Coptes gouverneur d’Egypte, au roi des Abissins, & à un roi nommé Mandar, qui régnoit dans une province près du golfe persique.

Il osa leur proposer d’embrasser sa religion ; & ce qui est étrange, c’est que de ces princes il y en eut deux qui se firent mahométans. Ce furent le roi d’Abissinie & ce Mandar. Cosroès déchira la lettre de Mahomet avec indignation. Héraclius répondit par des présens. Le prince des Coptes lui envoya une fille qui passoit pour un chef-d’œuvre de la nature, & qu’on appelloit la belle Marie.

Mahomet au bout de neuf ans se croyant assez fort pour étendre ses conquêtes & sa religion chez les Grecs & chez les Perses, commença par attaquer la Syrie, soumise alors à Héraclius, & lui prit quelques villes. Cet empereur entêté de disputes métaphysiques de religion, & qui avoit embrassé le parti des Monothélites, essuya en peu de tems deux propositions bien singulieres ; l’une de la part de Cosroès II. qu’il avoit long-tems vaincu, & l’autre de la part de Mahomet. Cosroès vouloit qu’Héraclius embrassât la religion des Mages, & Mahomet qu’il se fît musulman.

Le nouveau prophete donnoit le choix à ceux qu’il vouloit subjuguer, d’embrasser sa secte ou de payer un tribut. Ce tribut étoit réglé par l’alcoran à treize dragmes d’argent par an pour chaque chef de famille. Une taxe si modique est une preuve que les peuples qu’il soumit étoient très-pauvres. Le tribut a augmenté depuis. De tous les législateurs qui ont fondé des religions, il est le seul qui ait étendu la sienne par les conquêtes. D’autres peuples ont porté leur culte avec le fer & le feu chez des nations étrangeres ; mais nul fondateur de secte n’avoit été conquérant. Ce privilege unique est aux yeux des Musulmans l’argument le plus fort, que la Divinité prit soin elle-même de seconder leur prophete.

Enfin Mahomet, maître de l’Arabie & redoutable à tous ses voisins, attaqué d’une maladie mortelle à Médine, à l’âge de soixante-trois ans & demi, voulut que ses derniers momens parussent ceux d’un héros & d’un juste : « que celui à qui j’ai fait violence & injustice paroisse, s’écria-t-il, & je suis prêt de lui faire réparation ». Un homme se leva qui lui redemanda quelque argent ; Mahomet le lui fit donner, & expira peu de tems après, regardé comme un grand homme par ceux même qui savoient qu’il étoit un imposteur, & révéré comme un prophete par tout le reste.

Les Arabes contemporains écrivirent sa vie dans le plus grand détail. Tout y ressent la simplicité barbare des tems qu’on nomme héroïques. Son contrat de mariage avec sa premiere femme Cadischée, est exprimé en ces mots : « attendu que Cadischée est amoureuse de Mahomet, & Mahomet pareillement amoureux d’elle ». On voit quels repas apprêtoient ses femmes, & on apprend le nom de ses épées & de ses chevaux. On peut remarquer surtout dans son peuple des mœurs conformes à celles des anciens Hébreux (je ne parle que des mœurs), la même ardeur à courir au combat au nom de la Divinité, la même soif du butin, le même partage des dépouilles, & tout se rapportant à cet objet.

Mais en ne considérant ici que les choses humaines, & en faisant toujours abstraction des jugemens de Dieu & de ses voies inconnues, pourquoi Mahomet & ses successeurs, qui commencerent leurs conquêtes précisément comme les Juifs, firent-ils de si grandes choses, & les Juifs de si petites ? Ne seroit-ce point parce que les Musulmans eurent le plus grand soin de soumettre les vaincus à leur religion, tantôt par la force, tantôt par la persuasion ? Les Hébreux au contraire n’associerent guere les étrangers à leur culte ; les Musulmans arabes incorporerent à eux les autres nations ; les Hébreux s’en tinrent toujours séparés. Il paroît enfin que les Arabes eurent un enthousiasme plus courageux, une politique plus généreuse & plus hardie. Le peuple hébreux avoit en horreur les autres nations, & craignoit toujours d’être asservi. Le peuple arabe au contraire voulut attirer tout à lui, & se crut fait pour dominer.

La derniere volonté de Mahomet ne fut point exécutée. Il avoit nommé Aly son gendre & Fatime sa fille pour les héritiers de son empire : mais l’ambition qui l’emporte sur le fanatisme même, engagea les chefs de son armée à déclarer calife, c’est-à-dire, vicaire du prophete, le vieux Abubéker son beau-pere, dans l’espérance qu’ils pourroient bien-tôt eux-mêmes partager la succession : Aly resta dans l’Arabie, attendant le tems de se signaler.

Abubéker rassembla d’abord en un corps les feuilles éparses de l’alcoran. On lut en présence de tous les chefs les chapitres de ce livre, & on établit son authenticité invariable.

Bien-tôt Abubéker mena ses Musulmans en Palestine, & y défit le frere d’Héraclius. Il mourut peu-après avec la réputation du plus généreux de tous les hommes, n’ayant jamais pris pour lui qu’environ quarante sols de notre monnoie par jour de tout le butin qu’on partageoit, & ayant fait voir combien le mépris des petits intérêts peut s’accorder avec l’ambition que les grands intérêts inspirent.

Abubéker passe chez les Mahométans pour un grand homme & pour un Musulman fidele. C’est un des saints de l’alcoran. Les Arabes rapportent son testament conçu en ces termes : « au nom de Dieu très-miséricordieux, voici le testament d’Abubéker fait dans le tems qu’il alloit passer de ce monde à l’autre, dans le tems où les infideles croient, où les impies cessent de douter, & où les menteurs disent la vérité ». Ce début semble être d’un homme persuadé ; cependant Abubéker, beau-pere de Mahomet, avoit vû ce prophete de bien près. Il faut qu’il ait été trompé lui-même par le prophete, ou qu’il ait été le complice d’une imposture illustre qu’il regardoit comme nécessaire. Sa place lui ordonnoit d’en imposer aux hommes pendant sa vie & à sa mort.

Omar, élu après lui, fut un des plus rapides conquérans qui ait désolé la terre. Il prend d’abord Damas, célebre par la fertilité de son territoire, par les ouvrages d’acier les meilleurs de l’Univers, par ces étoffes de soie qui portent encore son nom. Il chasse de la Syrie & de la Phénicie les Grecs qu’on appelloit Romains. Il reçoit à composition, après un long siége, la ville de Jérusalem, presque toute occupée par des étrangers qui se succéderent les uns aux autres, depuis que David l’eut enlevée à ses anciens citoyens.

Dans le même tems, les lieutenans d’Omar s’avançoient en Perse. Le dernier des rois persans, que nous appellons Hormidas IV. livre bataille aux Arabes à quelques lieues de Madain, devenue la capitale de cet empire ; il perd la bataille & la vie. Les Perses passent sous la domination d’Omar plus facilement qu’ils n’avoient subi le joug d’Alexandre. Alors tomba cette ancienne religion des Mages, que le vainqueur de Darius avoit respectée ; car il ne toucha jamais au culte des peuples vaincus.

Tandis qu’un lieutenant d’Omar subjugue la Perse, un autre enleve l’Egypte entiere aux Romains, & une grande partie de la Lybie. C’est dans cette conquête qu’est brûlée la fameuse bibliotheque d’Alexandrie, monument des connoissances & des erreurs des hommes, commencée par Ptolomée Philadelphe, & augmentée par tant de rois. Alors les Sarrasins ne vouloient de science que l’alcoran ; mais ils faisoient déjà voir que leur génie pouvoit s’étendre à tout. L’entreprise de renouveller en Egypte l’ancien canal creusé par les rois, & rétabli ensuite par Trajan, & de rejoindre ainsi le Nil à la mer Rouge, est digne des siecles les plus éclairés. Un gouverneur d’Egypte entreprend ce grand travail sous le califat d’Omar, & en vint à bout. Quelle différence entre le génie des Arabes & celui des Turcs ! ceux-ci ont laissé périr un ouvrage, dont la conservation valoit mieux que la possession d’une grande province.

Les succès de ce peuple conquérant semblent dûs plûtôt à l’enthousiasme qui les animoit & à l’esprit de la nation, qu’à ses conducteurs : car Omar est assassiné par un esclave perse en 603. Otman, son successeur, l’est en 655 dans une émeute. Aly, ce fameux gendre de Mahomet, n’est élu & ne gouverne qu’au milieu des troubles ; il meurt assassiné au bout de cinq ans comme ses prédécesseurs, & cependant les armes musulmanes sont toujours victorieuses. Cet Aly que les Persans réverent aujourd’hui, & dont ils suivent les principes en opposition de ceux d’Omar, obtint enfin le califat, & transféra le siége des califes de la ville de Médine où Mahomet est enseveli, dans la ville de Couffa, sur les bords de l’Euphrate : à peine en reste-t-il aujourd’hui des ruines ! C’est le sort de Babylone, de Séleucie, & de toutes les anciennes villes de la Chaldée, qui n’étoient bâties que de briques.

Il est évident que le génie du peuple arabe, mis en mouvement par Mahomet, fit tout de lui-même pendant près de trois siecles, & ressembla en cela au génie des anciens Romains. C’est en effet sous Valid, le moins guerrier des califes, que se font les plus grandes conquêtes. Un de ses généraux étend son empire jusqu’à Samarkande en 707. Un autre attaque en même tems l’empire des Grecs vers la mer Noire. Un autre, en 711, passe d’Egypte en Espagne, soumise aisément tour à tour par les Carthaginois, par les Romains, par les Goths & Vandales, & enfin par ces Arabes qu’on nomme Maures. Ils y établirent d’abord le royaume de Cordoue. Le sultan d’Egypte secoue à la vérité le joug du grand calife de Bagdat, & Abdérame, gouverneur de l’Espagne conquise, ne reconnoît plus le sultan d’Egypte : cependant tout plie encore sous les armes musulmanes.

Cet Abdérame, petit-fils du calife Hésham, prend les royaumes de Castille, de Navarre, de Portugal, d’Arragon. Il s’établit en Languedoc ; il s’empare de la Guienne & du Poitou ; & sans Charles Martel qui lui ôta la victoire & la vie, la France étoit une province mahométane.

Après le regne de dix-neuf califes de la maison des Ommiades, commence la dynastie des califes abassides vers l’an.752 de notre ere. Abougiafar Almanzor, second calife abasside, fixa le siége de ce grand empire à Bagdat, au-delà de l’Euphrate, dans la Chaldée. Les Turcs disent qu’il en jetta les fondemens. Les Persans assurent qu’elle étoit très-ancienne, & qu’il ne fit que la réparer. C’est cette ville qu’on appelle quelquefois Babylone, & qui a été le sujet de tant de guerres entre la Perse & la Turquie.

La domination des califes dura 655 ans : despotiques dans la religion, comme dans le gouvernement, ils n’étoient point adorés ainsi que le grand-lama, mais ils avoient une autorité plus réelle ; & dans les tems même de leur décadence, ils furent respectés des princes qui les persécutoient. Tous ces sultans turcs, arabes, tartares, reçurent l’investiture des califes, avec bien moins de contestation que plusieurs princes chrétiens n’en ont reçu des papes. On ne baisoit point les piés du calife, mais on se prosternoit sur le seuil de son palais.

Si jamais puissance a menacé toute la terre, c’est celle de ces califes ; car ils avoient le droit du trône & de l’autel, du glaive & de l’enthousiasme. Leurs ordres étoient autant d’oracles, & leurs soldats autant de fanatiques.

Dès l’an 671, ils assiégerent Constantinople qui devoit un jour devenir mahométane ; les divisions, presque inévitables parmi tant de chefs féroces, n’arrêterent pas leurs conquêtes. Ils ressemblerent en ce point aux anciens Romains qui, parmi leurs guerres civiles, avoient subjugué l’Asie mineure.

A mesure que les Mahométans devinrent puissans, ils se polirent. Ces califes, toujours reconnus pour souverains de la religion, & en apparence de l’Empire, par ceux qui ne reçoivent plus leurs ordres de si loin, tranquilles dans leur nouvelle Babylone, y font bien-tôt renaître les arts. Aaron Rachild, contemporain de Charlemagne, plus respecté que ses prédécesseurs, & qui sut se faire obéir jusqu’en Espagne & aux Indes, ranima les sciences, fit fleurir les arts agréables & utiles, attira les gens de lettres, composa des vers, & fit succéder dans ses états la politesse à la barbarie. Sous lui les Arabes, qui adoptoient déjà les chiffres indiens, les apporterent en Europe. Nous ne connumes en Allemagne & en France le cours des astres, que par le moyen de ces mêmes Arabes. Le seul mot d’almanach en est encore un témoignage.

L’almageste de Ptolomée fut alors traduit du grec en arabe par l’astronome Benhonaïn. Le calife Almamon fit mesurer géométriquement un degré du méridien pour déterminer la grandeur de la terre : opération qui n’a été faite en France que plus de 900 ans après sous Louis XIV. Ce même astronome Benhonaïn poussa ses observations assez loin, reconnut, ou que Ptolomée avoit fixé la plus grande déclinaison du soleil trop au septentrion, ou que l’obliquité de l’écliptique avoit changé. Il vit même que la période de trente-six mille ans, qu’on avoit assignée au mouvement prétendu des étoiles fixes d’occident en orient, devoit être beaucoup raccourcie.

La Chimie & la Medecine étoient cultivées par les Arabes. La Chimie, perfectionnée aujourd’hui par nous, ne nous fut connue que par eux. Nous leur devons de nouveaux remedes, qu’on nomme les minoratifs, plus doux & plus salutaires que ceux qui étoient auparavant en usage dans l’école d’Hippocrate & de Galien. Enfin, dès le second siecle de Mahomet, il fallut que les Chrétiens d’occident s’instruisissent chez les Musulmans.

Une preuve infaillible de la supériorité d’une nation dans les arts de l’esprit, c’est la culture perfectionnée de la Poésie. Il ne s’agit pas de cette poésie enflée & gigantesque, de ce ramas de lieux communs insipides sur le soleil, la lune & les étoiles, les montagnes & les mers : mais de cette poésie sage & hardie, telle qu’elle fleurit du tems d’Auguste, telle qu’on l’a vûe renaître sous Louis XIV. Cette poésie d’image & de sentiment fut connue du tems d’Aaron Rachild. En voici un exemple, entre plusieurs autres, qui a frappé M. de Voltaire, & qu’il rapporte parce qu’il est court. Il s’agit de la célebre disgrace de Giafar le Barmécide :

Mortel, foible mortel, à qui le sort prospere
Fait goûter de ses dons les charmes dangereux,
Connois quelle est des rois la faveur passagere ;
Contemple Barmécide, & tremble d’être heureux.

Ce dernier vers est d’une grande beauté. La langue arabe avoit l’avantage d’être perfectionnée depuis long-tems ; elle étoit fixée avant Mahomet, & ne s’est point altérée depuis. Aucun des jargons qu’on parloit alors en Europe, n’a pas seulement laissé la moindre trace. De quelque côté que nous nous tournions, il faut avouer que nous n’existons que d’hier. Nous allons plus loin que les autres peuples en plus d’un genre, & c’est peut-être parce que nous sommes venus les derniers.

Si l’on envisage à présent la religion musulmane, on la voit embrassée par toutes les Indes, & par les côtes orientales de l’Afrique où ils trafiquoient. Si on regarde leurs conquêtes, d’abord le calife Aaron Rachild impose un tribut de soixante-dix mille écus d’or par an à l’impératrice Irene. L’empereur Nicéphore ayant ensuite refusé de payer le tribut, Aaron prend l’île de Chypre, & vient ravager la Grèce. Almamon son petit-fils, prince d’ailleurs si recommandable pour son amour pour les sciences & par son savoir, s’empare par ses lieutenans de l’île de Crete en 826. Les Musulmans bâtirent Candie, qu’ils ont reprise de nos jours.

En 828, les mêmes Africains qui avoient subjugué l’Espagne, & fait des incursions en Sicile, reviennent encore désoler cette île fertile, encouragés par un sicilien nommé Ephémius, qui ayant, à l’exemple de son empereur Michel, épousé une religieuse, poursuivi par les lois que l’empereur s’étoit rendues favorables, fit à peu-près en Sicile ce que le comte Julien avoit fait en Espagne.

Ni les empereurs grecs, ni ceux d’occident, ne purent alors chasser de Sicile les Musulmans, tant l’orient & l’occcident étoient mal-gouvernés ! Ces conquérans alloient se rendre maîtres de l’Italie, s’ils avoient été unis ; mais leurs fautes sauverent Rome, comme celles des Carthaginois la sauverent autrefois. Ils partent de Sicile en 846 avec une flotte nombreuse. Ils entrent par l’embouchure du Tibre ; & ne trouvant qu’un pays presque desert, ils vont assiéger Rome. Ils prirent les dehors ; & ayant pillé la riche église de S. Pierre hors les murs, ils leverent le siege pour aller combattre une armée de François, qui venoit secourir Rome, sous un général de l’empereur Lothaire. L’armée françoise fut battue ; mais la ville rafraîchie fut manquée, & cette expédition, qui devoit être une conquête, ne devint par leur mésintelligence qu’une incursion de barbares.

Ils revinrent bien-tôt avec une armée formidable, qui sembloit devoir détruire l’Italie, & faire une bourgade mahométane de la capitale du Christianisme. Le pape Leon IV. prenant dans ce danger une autorité que les généraux de l’empereur Lothaire sembloient abandonner, se montra digne, en défendant Rome, d’y commander en souverain.

Il avoit employé les richesses de l’Eglise à réparer les murailles, à élever des tours, à tendre des chaînes sur le Tibre. Il arma les milices à ses dépens, engagea les habitans de Naples & de Gayette à venir défendre les côtes & le port d’Ostie, sans manquer à la sage précaution de prendre d’eux des ôtages, sachant bien que ceux qui sont assez puissans pour nous secourir, le sont assez pour nous nuire. Il visita lui-même tous les postes, & reçut les Sarrasins à leur descente, non pas en équipage de guerrier, ainsi qu’en avoit usé Goslin évêque de Paris, dans une occasion encore plus pressante, mais comme un pontife qui exhortoit un peuple chrétien, & comme un roi qui veilloit à la sureté de ses sujets.

Il étoit né romain ; le courage des premiers âges de la république revivoit en lui dans un tems de lâcheté & de corruption, tel qu’un des beaux monumens de l’anciene Rome, qu’on trouve quelquefois dans les ruines de la nouvelle. Son courage & ses soins furent secondés. On reçut vaillamment les Sarrasins à leur descente ; & la tempête ayant dissipé la moitié de leurs vaisseaux, une partie de ces conquérans, échapés au naufrage, fut mise à la chaîne.

Le pape rendit sa victoire utile, en faisant travailler aux fortifications de Rome, & à ses embellissemens, les mêmes mains qui devoient les détruire. Les Mahométans resterent cependant maîtres du Garillan, entre Capoue & Gayette ; mais plutôt comme une colonie de corsaires indépendans, que comme des conquérans disciplinés.

Voilà donc au neuvieme siecle, les Musulmans à la fois à Rome & à Constantinople, maîtres de la Perse, de la Syrie, de l’Arabie, de toutes les côtes d’Afrique jusqu’au Mont-Atlas, & des trois quarts de l’Espagne : mais ces conquerans ne formerent pas une nation comme les Romains, qui étendus presque autant qu’eux, n’avoient fait qu’un seul peuple.

Sous le fameux calife Almamon vers l’an 815, un peu après la mort de Charlemagne, l’Egypte étoit indépendante, & le grand Caire fut la résidence d’un autre calife. Le prince de la Mauritanie Tangitane, sous le titre de miramolin, étoit maître absolu de l’empire de Maroc. La Nubie & la Lybie obéissoient à un autre calife. Les Abdérames qui avoient fondé le royaume de Cordoue, ne purent empêcher d’autres Mahométans de fonder celui de Toléde. Toutes ces nouvelles dynasties révéroient dans le calife, le successeur de leur prophete. Ainsi que les chrétiens, alloient en foule en pélerinage à Rome, les Mahométans de toutes les parties du monde, alloient à la Mecque, gouvernée par un chérif que nommoit le calife ; & c’étoit principalement par ce pélerinage, que le calife, maître de la Mecque, étoit vénérable à tous les princes de sa croyance ; mais ces princes distinguant la religion de leurs intérêts, dépouilloient le calife en lui rendant hommage.

Cependant les arts fleurissoient à Cordoue ; les plaisirs recherchés, la magnificence, la galanterie régnoient à la cour des rois Maures. Les tournois, les combats à la barriere, sont peut-être de l’invention de ces Arabes. Ils avoient des spectacles, des théatres, qui tout grossiers qu’ils étoient, montroient encore que les autres peuples étoient moins polis que ces Mahométans : Cordoue étoit le seul pays de l’occident, où la Géométrie, l’Astronomie, la Chimie, la Médecine, fussent cultivées. Sanche le gros, roi de Léon, fut obligé de s’aller mettre à Cordoue en 956, entre les mains d’un médecin arabe, qui, invité par le roi, voulut que le roi vînt à lui.

Cordoue est un pays de délices, arrosé par le Guadalquivir, où des forêts de citronniers, d’orangers, de grenadiers, parfument l’air, & où tout invite à la mollesse. Le luxe & le plaisir corrompirent enfin les rois musulmans ; leur domination fut au dixieme siecle comme celle de presque tous les princes chrétiens, partagée en petits états. Toléde, Murcie, Valence, Huesca même eurent leurs rois ; c’étoit le tems d’accabler cette puissance divisée, mais ce tems n’arriva qu’au bout d’un siecle ; d’abord en 1085 les Maures perdirent Toléde, & toute la Castille neuve se rendit au Cid. Alphonse, dit le batailleur, prit sur eux Sarragoce en 1114 ; Alphonse de Portugal leur ravit Lisbonne en 1147 ; Ferdinand III. leur enleva la ville délicieuse de Cordoue en 1236, & les chassa de Murcie & de Séville : Jacques, roi d’Arragon, les expulsa de Valence en 1238 ; Ferdinand IV. leur ôta Gibraltar en 1303 ; Ferdinand V. surnommé le catholique, conquit finalement sur eux le royaume de Grenade, & les chassa d’Espagne en 1492.

Revenons aux Arabes d’orient ; le Mahometisme florissoit, & cependant l’empire des califes étoit détruit par la nation des Turcomans. On se fatigue à rechercher l’origine de ces Turcs : ils ont tous été d’abord des sauvages, vivant de rapines, habitant autrefois au-delà du Taurus & de l’Immaüs ; ils se répandirent vers le onzieme siecle du côté de la Moscovie ; ils inonderent les bords de la mer Noire, & ceux de la mer Caspienne.

Les Arabes sous les premiers successeurs de Mahomet, avoient soumis presque toute l’Asie mineure, la Syrie & la Perse : Les Turcomans à leur tour soumirent les Arabes, & dépouillerent tout ensemble les califes fatimites & les califes abassides.

Togrul-Beg de qui on fait descendre la race des Ottomans, entra dans Bagdat, à peu-près comme tant d’empereurs sont entrés dans Rome. Il se rendit maître de la ville & du calife, en se prosternant à ses piés. Il conduisit le calife à son palais en tenant la bride de sa mule ; mais plus habile & plus heureux que les empereurs allemands ne l’ont été à Rome, il établit sa puissance, ne laissa au calife que le soin de commencer le vendredi les prieres à la mosquée, & l’honneur d’investir de leurs états tous les tyrans mahométans qui se feroient souverains.

Il faut se souvenir, que comme ces Turcomans imitoient les Francs, les Normands & les Goths, dans leurs irruptions, ils les imiterent aussi en se soumettant aux lois, aux mœurs & à la religion des vaincus ; c’est ainsi que d’autres tartares en ont usé avec les Chinois, & c’est l’avantage que tout peuple policé, quoique le plus foible, doit avoir sur le barbare, quoique le plus fort.

Au milieu des croisades entreprises si follement par les chrétiens, s’éleva le grand Saladin, qu’il faut mettre au rang des capitaines qui s’emparerent des terres des califes, & aucun ne fut aussi puissant que lui. Il conquit en peu de tems l’Egypte, la Syrie, l’Arabie, la Perse, la Mésopotamie & Jérusalem, où après avoir établi des écoles musulmanes, il mourut à Damas en 1195, admiré des chrétiens même.

Il est vrai que dans la suite des tems, Tamerlan conquit sur les Turcs, la Syrie & l’Asie mineure ; mais les successeurs de Bajazet rétablirent bien-tôt leur empire, reprirent l’Asie mineure, & conserverent tout ce qu’ils avoient en Europe sous Amurath. Mahomet II. son fils, prit Constantinople, Trébizonde, Caffa, Scutari, Céphalonie, & pour le dire en un mot, marcha pendant trente-un ans de regne, de conquêtes en conquêtes, se flattant de prendre Rome comme Constantinople. Une colique en délivra le monde en 1481, à l’âge de cinquante-un ans ; mais les Ottomans n’ont pas moins conservé en Europe, un pays plus beau & plus grand que l’Italie.

Jusqu’à présent leur empire n’a pas redouté d’invasions étrangeres. Les Persans ont rarement entamé les frontieres des Turcs ; on a vû au contraire le sultan Amurath IV. prendre Bagdat d’assaut sur les Persans en 1638, demeurer toujours le maître de la Mésopotamie, envoyer d’un côté des troupes au grand Mogol contre la Perse, & de l’autre menacer Venise. Les Allemands ne se sont jamais présentés aux portes de Constantinople, comme les Turcs à celles de Vienne. Les Russes ne sont devenus redoutables à la Turquie, que depuis Pierre le grand. Enfin, la force a établi l’empire Ottoman, & les divisions des chrétiens l’ont maintenu. Cet empire en augmentant sa puissance, s’est conservé long-tems dans ses usages féroces, qui commencent à s’adoucir.

Voilà l’histoire de Mahomet, du mahométisme, des Maures d’Occident, & finalement des Arabes, vaincus par les Turcs, qui devenus musulmans dès l’an 1055, ont persévéré dans la même religion jusqu’à ce jour. C’est en cinq pages sur cet objet, l’histoire de onze siecles. Le chevalier de Jaucourt.